L ART DE TRADUIRE : UNE PRATIQUE CRITIQUE



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Transcription:

L ART DE TRADUIRE : UNE PRATIQUE CRITIQUE Par Olivier Kachler Collège Universitaire Français de Moscou Université de Picardie - Jules Verne L intitulé du séminaire dans lequel vous m avez invité à prendre la parole («Théorie, pratique, critique») me semble tout particulièrement pertinent, dans la mesure où la traduction se trouve au croisement de plusieurs disciplines supposant des points de vues théoriques à chaque fois différent, et qu elle est peut- être la seule pratique littéraire qui se situe à un tel point médian. Traduire implique, qu on en soit conscient ou non, une théorie du langage tout autant que de la littérature ou de l art en général, mais cela engage aussi des points de vue sur la pluralité des langues autant que des cultures, et sur leurs rapports, mis en jeu dans leur transfert. En ce sens, la théorie est incluse dans la pratique traductive, que cette inclusion soit explicite ou implicite pour le traducteur. «L acte de traduire [ ] montre [ ] chez qui traduit, avant tout l état de sa pensée du langage et de la littérature. C est ce qui se plaque sur la chose à traduire [ ]» a écrit Henri Meschonnic 1. Mais la question découlant directement d un tel intitulé tient à la façon dont on conçoit la relation entre ces trois termes. De ce point de vue, j aimerais ici exposer la façon dont la traduction, quand elle s élabore comme une activité critique, associe nécessairement la pratique et la théorie. Pour le montrer, je m appuierai sur le travail théorique d Henri Meschonnic, et sur une expérience personnelle qui m a conduit à proposer une nouvelle traduction du poème d Alexandre Blok connu en français sous le titre Les Douze, et que j ai retraduit par Douze 2. Pourtant, ce lien ne va pas de soi. Les points de vue traditionnels dominants sur la traduction empêchent plutôt de penser l interaction du théorique et du pratique. Habituellement on considère la traduction comme un domaine à part, et plutôt mineur, dans la mesure où il est présenté comme technique, linguistique. A ce point de vue, est associé l idée, qui semble évidente, de secondarité de la traduction, auxquels on 1 Ethique et politique du traduire, Verdier, Paris, 2007, p. 70-71. Abrégé désormais EPT. 2 Alexandre Blok, Douze, traduction, notes et postface par Olivier Kachler, éditions Allia, Paris, 2008. 1

oppose l idée d origine de l œuvre (elle est première) et d originalité (elles est singulière). L écriture serait ainsi vectorisée par l inconnu qu elle invente et découvre, la traduction par le connu, ou l advenu, qu elle se contente de reproduire, plus ou moins exactement ou fidèlement. Ainsi, le modèle épistémologique de l équivalence et de la fidélité en a découlé, avec ses paradoxes : pour Roman Jackobson, par exemple, il s agit de trouver «une équivalence dans la différence» 3. De ce type de paradoxe découle un modèle défectif et déceptif : il correspond à l idée de perte inévitable de la valeur artistique par le passage à une autre langue, voire de l intraduisibilité, souvent associée à la poésie ou de son corollaire inverse qui conçoit la traduction comme une trahison, selon un jeu de mot célèbre (traduttore, traditor). La traduction devrait alors choisir le moindre de deux maux : soit faire une seconde œuvre, originalité trahissant l original, soit se contenter d une œuvre seconde, pis aller qui n est ni l œuvre ni originale. Ces points de vues se manifestent souvent des les discours des traducteurs eux- mêmes, revendiquant une modestie de praticiens, opposée aux spéculations des théoriciens. Pierre Leyris affirmait par exemple, en recourant à une notion morale, que «traduire, c est avoir l honnêteté de s en tenir à une imperfection allusive» 4. Mais les valeurs moraltes (modestie, honnêteté) ne garantissent nullement la valeur littéraire, au sens de la justesse ou la force d une traduction. Ce point de vue est du reste confirmé par une tendance de certains théoriciens, comme Jean- René Ladmiral, qui a tenté de fonder une «traductologie», où il faut entendre, sur le modèle de l épistémologie ou de la philologie, une science de la traduction. Indépendante, donc, de la pratique. Le travail d Henri Meschonnic est à ce titre précieux : entamé dans les années 1970, il s appuie sur des traduction pour mener une réflexion globale globale sur la littérature, le langage, la société, le sujet, impliquant un point de vue critique sur le modèle épistémologique alors dominant, celui du structuralisme et de la théorie du Signe. Mais surtout, la question de la traduction inaugure et même fonde le travail théorique d Henri Meschonnic, dont ce dernier s est ensuite nourri. C est en ce sens qu il a pu écrire que «la traduction est [ ] l enjeu d une véritable révolution culturelle» 5. A l origine de cette révolution théorique se trouve le travail sur Bible et, nœud du problème, la question du rythme. 3 Roman Jakobson, «Aspects linguistiques de la traduction», dans Essais de linguistique générale, Les Éditions de Minuit, Paris, 1963, pp. 78-86. 4 Pierre Leyris, entretien, dans Le Monde, 12 juillet 1974. 5 EPT, op. cit., p. 37. 2

1. Le poème de la Bible et la théorie du rythme A partir de 1970 Henri Meschonnic a retraduit la Bible. Cette pratique lui fait découvrir des phénomènes rythmiques inédits dans le texte hébreu. A partir de là, il engage un travail théorique global, centré sur la notion de rythme. Pour comprendre la portée de ce travail, on peut s appuyer sur le passage bien connu de la Genèse, tel qu Henri Meschonnic l a retraduit. Je donne ici trois traductions, pour mieux faire comprendre le travail d Henri Meschonnic : 1. Au commencement où Dieu créait Le ciel et la terre 2. Et la terre était boue et trouble et l ombre à la surface du remous Et le souffle de Dieu recouvre la surface de l eau 3. Et Dieu dit qu il y ait la lumière Et il y eut la lumière 4. Et Dieu vit que la lumière est bonne Et Dieu sépara la lumière Et l ombre 5. Et Dieu appela la lumière jour l ombre il l appela nuit Et il y eut un soir et il y eut un matin jour un 6 Traduction de Louis Segond 1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. 2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au- dessus des eaux. 3 Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. 4 Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. 5 Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le premier jour 7. Traduction d André Chouraki EN TÊTE Elohîms créait les ciels et la terre, 2 la terre était tohu- et- bohu, une ténèbre sur les faces de l'abîme, mais le souffle d'elohîms planait sur les faces des eaux. 3 Elohîms dit : "Une lumière sera". Et c'est une lumière. 4 Elohîms voit la lumière : quel bien! Elohîms sépare la lumière de la ténèbre 8. 5 Elohîms crie à la lumière : "Jour". À la ténèbre il avait crié : "Nuit". Et c'est un soir et c'est un matin : jour un. 6 Le texte figure dans Pour la Poétique II, Gallimard, 1973, pp. 450-451. Désormais abrégé PPII. 7 La Sainte Bible, traduction Louis Segond, 1978 (1 ère édition 1910), Alliance biblique universelle. 8 La Bible, traduction André Chouraqui, Déclée de Brouwer, 2007. 3

Deux traits font immédiatement trancher la traduction d Henri Meschonnic avec celle de ses prédécesseurs : le choix du lexique, guidé par une attention à la prosodie du texte hébreu, et l usage typographique des blancs. Une chaîne prosodique relie en effet en série boue trouble l ombre remous souffle et recouvre, série qui tente de recomposer la suite des phonèmes [h] et [u] en hébreu. Les blancs répondent aux accents disjonctifs propres au texte biblique. Tohu / vavohu, (le fameux tohu bohu, de sens obscur, mais renvoyant au chaos) par exemple, forme une unité syntaxique (et prosodique). Mais l accent disjonctif, noté par la barre oblique après «tohu» installe une pause rythmique en son centre 9. Henri Meschonnic remarque ainsi que «le conflit entre groupe syntaxique, groupe prosodique et groupe rythmique fait la modulation sémantique» 10. La traduction révèle ainsi, tout en les portant au premier plan, des marques linguistiques qui paraissaient secondaires dans l organisation du texte. C est ce qui relie la retraduction de la Bible à la modernité poétique. Henri Meschonnic a en effet emprunté cet usage poétique des blancs aux poètes symbolistes, Claudel et Mallarmé, qui l ont inventé dans la poésie à partir d une crise et d une critique de la métrique traditionnelle. C est même à partir des symbolistes que ce qui était «la structure interne facultative» du vers, à savoir l accentuation, se retourne en «canonicité variable, multiple» 11. Cet expérience constitue un bel exemple de contre- pied à l idée de secondarité de la traduction, au moins en deux sens : d une part, la modernité du langage poétique a rendu possible une traduction qui, en réécrivant la Bible, constitue aussi une relecture et une véritable redécouverte d un autre texte, derrière celui qu on croyait connaître. Pour Henri Meschonnic, il s agissait à l opposé de la lecture idéologique traditionnelle, en l occurrence religieuse, de «donner à entendre le poème de la Bible». Mais réciproquement, le travail sur la bible et la langue hébraïque ont mis au jour des catégories transformant le regard sur le langage et la littérature modernes. Comme blanc, la diction participe à la signification du texte, et elle en devient même le principe essentiel. Il devient alors possible de concevoir une oralité propre à l écriture, produite par elle, alors que la tradition les oppose, en confondant l oral et le parlé. Henri 9 Le texte hébreu translittéré que Meschonnic donne est : «2. Veha arets / hayta tohu / vavohu [ ]» 10 Poétique du traduire, Verdier, 1999, p. 451. Désormais abrégé PT. 11 «Pour une poétique de la traduction», préface aux Cinq rouleaux, traduit de l hébreu par Henri Meschonnic, Gallimard, 1970, p. 10. 4

Meschonnic définit cette oralité comme «une unité à dialectique interne de l écrire et du dire» 12. Mais du coup, la conception du rythme elle aussi se transforme, et avec elle celle de la littérarité. Le rythme ne se conçoit plus comme un principe esthétique, ornemental, qui s ajouterait à un sens déjà constitué ailleurs, dans la sphère de la logique, du lexique ou de la syntaxe, mais comme un principe sémantique, découlant du mode même d énonciation de chaque texte. «Dans un texte, la production du sens déborde le sens lui- même» 13 écrit Henri Meschonnic. Ce concept nouveau, Henri Meschonnic le construit pour la littérature, en s appuyant sur les travaux de Benveniste. Le linguiste français a en effet a montré que la conception courante du rythme comme retour régulier d une même séquence (le battement, la cadence) reposait sur une erreur étymologique venant de Platon, et qu il fallait revenir à Héraclite, qui le définit rigoureusement comme une «configuration du mouvant». Henri Meschonnic en a déduit un concept critique pour la littérature et la traduction. Par le jeu combiné des accents (syntaxiques, rythmiques) et de la prosodie, le rythme s entend alors comme «l organisation du mouvement de la parole dans l écrit». En d autres termes, la signification ne procède plus tant du sens des mots et de leurs rapports logiques, mais de leurs situations et relations rythmiques entre eux, autrement dit de leur valeur (terme emprunté à Saussure), qui est spécifique à chaque discours, et donc imprévisible. En conséquence, le rythme se dissocie aussi d une compréhension rhétorique ou stylistique. Le point de vue stylistique repose sur l identification de marques positives et locales les figures en supposant que les unes seraient porteuses de sens et les autres non, alors qu une poétique du rythme implique l organisation globale du discours en reconsidérant la signification du point de vue d une activité signifiante. Henri Meschonnic oppose de ce point de vue l idée d activité textuelle au texte comme produit, distinction qu il reprend à l opposition entre energeia et ergon chez Humbolt. Toute activité se référant à un sujet, l organisation rythmique coïncide alors avec une organisation du sujet : elle l invente et la manifeste. Penser un sujet du rythme engage ainsi tout autre chose que le sujet de la psychologie, ou encore de la philosophie (le sujet transcendantal). Parce qu il s agit d un sujet spécifique à chaque fois, sujet du poème, ou de l art en général. 12 PPII, op. cit., p. 259. 13 PPII, op. cit., p. 301. 5

On voit donc bien dans ce premier exemple de traduction de la Bible avec quelle intensité la théorie et la pratique sont intrinsèquement liées. C est parce que la pratique de la traduction est une pratique critique qu elle engendre une activité théorique globale, mais qui ne serait pas possible sans elle. «Je prends le rythme comme le levier théorique qui peut déplacer toute la théorie du langage» écrit Henri Meschonnic 14. Mais cette conception nouvelle du rythme et par elle de la valeur artistique reflue vers la pratique de traduction, pour en constituer un objectif nouveau : «l objectif de la traduction n est plus le sens, mais bien plus que le sens, et qui l inclut : le mode de signifier» 15. L enjeu pour la traduction consiste alors à réactiver l activité que représente un texte, à partir du produit déposé dans l histoire de la littérature. J aimerais maintenant montrer par un exemple la différence que peut représenter traduire ou ne pas traduire le rythme, à partir d un exemple : le poème d Alexandre Blok, Двенадцать. Poème que tout le monde connaît en Russie, tant il a fondé la modernité poétique, et que tout le monde connaît, ou croyait connaître en France, par les traductions multiples qui en ont été données, et que j ai été amené à retraduire, dans une perspective critique. 2. Douze d Alexandre Blok : le rythme à l œuvre Dans la mesure où Douze est un poème et une poétique de la rupture, lié à une situation historique précise, la transformation et l invention d un rythme nouveau constitue l événement majeur du texte, et donc son principe organisateur. Par un système énonciatif inédit. Ce poème met en œuvre une voix impersonnelle, sans aucune mention du sujet de l énonciation : on ne sait pas qui parle. Mais cette impersonnalité, rapidement, s avère une polyphonie : une voix apparemment narrative, des voix de personnages, la voix de chansons populaires (la Varsovienne, les Chastuchkis) s entremêlent dans le texte, sans qu on puisse déterminer où l une s arrête et où l autre commence. A cela, il faut encore ajouter les bruits, onomatopées des tirs, et les diverses interjections dans le cours du poème. Autrement dit, la discontinuité énonciative est prise dans un continu rythmique, qui se construit comme une poétique de l écho. Ce système engage une écoute de l inconnu dans l histoire, qui se réalise par l invention, 14 EPT, op. cit., p. 98. 15 PT, op. cit., p. 100. 6

comme poème, de ce qu on ne sait, c est- à- dire de l à venir de l histoire. Le poème est en effet aussi scandé par un leitmotiv : l avancée de douze soldats. Or il comprend lui- même douze sections. Le mouvement même de la parole poétique constitue ainsi l interprétant du mouvement des douze figures anonymes. L exploration de l inconnu forme leur enjeu commun. Autant dire que le psychologique ou le réalisme descriptif est repensé dans l élément du rythme. Mais la question, en matière de traduction, est le comment de ce système poétique. Dans le poème, il passe par un travail complexe : sur la ponctuation (absence de tiret là où on les attend, et présence ailleurs, avec des valeurs rythmiques, linguistiques ou dialogiques) ; un travail sur les diminutifs combiné aux répétitions, qui fait passer la chanson dans l énonciation poétique et vice versa ; un travail d échos prosodiques liant toutes les instances énonciatives entre elles. Un tel dispositif rythmique invente une forme où l opposition narration /dialogue, autant que parlé /écrit ne tiennent plus. Or c est précisément tout cette rythmique spécifique à Douze, travail d une activité signifiante d où procèdent les enjeux mêmes du poème, que les traductions françaises ont effacé. En traduisant pour le sens, et pour le sens seul, les traducteurs ont rétabli des guillemets, ajouté deux points ou des tirets absents dans le texte, pour discriminer ce qui est continu dans le texte. Problématiquement continu. La volonté descriptive constitue le corollaire de ce parti pris, rétablissant le poème dans les catégories littéraires et sémantiques traditionnelles, à l encontre de ses inventions propres. Ce point de vue est bien visible chez Gabriel Arout, qui ajoute des vers, comme dans l exemple suivant : Он головку вскидавает, Он опять повеселел Il arrange sa casquette Il a redressé la tête Il enroule son foulard Il a un air goguenard 16 Brice Parain, philosophe, lui aussi rationalise en traduisant. Comme dans les vers qui précèdent, il interprète une notation rythmique en rétablissant des liaisons narratives : И Петруха замедляет / Торопливые шаги, traduit par : «Pierrot vient 16 Dans Les Douze, traduit par Gabriel Arout, dans Sophie Laffitte, Alexandre Blok, Seghers, coll. «Poètes d'aujourd'hui», Paris, 1958, p. 167. 7

s aligner /Auprès de ses camarades» 17. Plus généralement, toute la rythmique du texte de Blok est effacée par Brice Parain. Comme dans «Свобода, свобода,/ Эх, эх, без креста!», qui devient : «La liberté/ sans la croix, s il vous plaît!» 18. Simultanément, il démétaphorise, puisque seul le message est en cause : Dans «Мировой пожар раздуем / Мировой пожар в крови», il ne retient qu un réalisme historique : «Nous mettrons le feu au monde / Du feu et du sang partout» 19. Dans le texte russe, le parallélisme faisait basculer la formule dans le registre analogique, l embrasement des sujets expliquant celui du monde, et inversement. Parti pris inverse, Armand Robin a essayé de traduire le rythme, mais sans le sens, comme un simple principe formel, ce qui en fait une forme vide de sens : le principe de répétition organise son texte, de la syntaxe au phonème. Le procédé passe par le calembour : «Le cab s est carapaté» (dans la sixième section) ou encore «c est le tour au tournourou», dans la cinquième section. Une répétition («полосну, полосну», en parlant d un coup de couteau) devient ainsi un néologisme : «étripétripailler» 20. Le problème, c est que la répétition n organise plus un rythme sémantique, mais relève de la gratuité du procédé : elle reproduit une forme sans sa valeur. Armand Robin, du reste, affirmait dans sa préface : «je me sèvre de ces quelques poèmes russes où je me suis traduit» 21. On ne peut programmer plus clairement l effacement de la poétique de Blok. D un côté donc, une pensée sans poétique, comme un simple message, de l autre une poétique sans pensée, comme forme qui est sa propre fin. Oui, mais, dira- t- on, ces valeurs d écriture, n est- ce pas là ce qui est précisément indissociable de la langue et de la culture russe, et donc intraduisible? Pouchkine lui- même, n avait- t- il pas déjà signalé que le russe abonde en tournures elliptiques et impersonnelles? Un «texte est toujours poésie de sa grammaire» 22 a aussi écrit Henri Meschonnic. Pour reprendre la remarque de Pouchkine, les tournures elliptiques, impersonnelles, sont certes propres au russe d un côté, mais d un autre Blok en a fait des valeurs d écriture, dans un poème spécifique. L hétérogénéité de langues- cultures, 17 Voir Alexandre Blok, Les Douze, traduit par Brice Parain, Le Nouveau Commerce, Cahier 2, Paris, [rééd. 1978] 1963, 2 ème section du poème. 18 Idem. 19 Ibid., 3 ème section du poème. 20 Voir Armand Robin, Quatre poètes russes, Le Temps qu il fait, Paris, 1985, p. 16-53 21 Ibid., préface, p. 7. 22 PPII, op. cit., p. 345. 8

comme telles, constitue l intraduisible. Sinon à effacer leurs différences. Mais ce qui est à traduire, par une réinvention, ce sont les valeurs signifiantes qui en procèdent, au sens d un rythme global. En d autres termes, en traduisant Blok, on ne traduit pas du russe, mais il s agit de refaire en français, et de refaire au français, ce que Blok a fait au russe et en russe. Pour le dire plus simplement, on ne traduit ni une langue, ni un sens dans une langue, ni des valeurs propres à une culture plutôt, ni même une forme littéraire, données entre lesquelles il faudrait choisir un pis aller, mais le rapport qu une écriture établit entre toutes ces données et constituant ainsi la valeur artistique spécifique d un texte. Henri Meschonnic le dit simplement : «Il y a à produire ce qu il n est pas question de reproduire» 23. La valeur linguistique du tiret, par exemple, est propre au russe. Mais c est une poétique du tiret qui est à réinventer, qui n est pas la même chez Blok, Maïakovski ou Tsvetaïeva. J aimerais le montrer par un dernier exemple, tiré de ma propre traduction. Quoi de plus hétérogène, quoi de plus linguistiquement intraduisible que les systèmes sémiotiques des langues? Et donc la prosodie d une écriture qui se constitue à travers eux. Comme le montre par exemple le phénomène banal des rimes. Le mot «soir» ne fera jamais entendre вечер, on n entend pas plus свете dans «monde» et à peine «vent» de ветер. Et encore moins le continu prosodique qui traverse et relie en une série, au tout début du poème de Blok, вечер- ветер- свете : Черный вечер. Белый снег. Ветер, ветер! На ногах не стоит человек. Ветер, ветер - На всем божьем свете! Soir noir. Neige blanche. Ce vent, ce vent! Sur leurs jambes, tous flanchent. Ce vent, ce vent Sur toute cette sacrée terre! 24 Pour peu que l on déplace l écoute de l échelle du lexique à celle du discours et de sa réinvention, il est possible, et même nécessaire, pour traduire l exclamation en russe («Ветер») d'ajouter un déterminant à «vent» : «quel vent!» ou «ce vent!». Or, le choix du démonstratif («ce») permet d accentuer par la répétition le déterminant (inaccentué en langue) et ce faisant de générer un paradigme sémantique en [S] à 23 Henri Meschonnic, «Traduire situer aujourd hui Trakl», dans Pour la poétique V, Gallimard, Paris, 1978, p. 262. 24 Alexandre Blok, Douze, traduction, notes et préface par Olivier Kachler, op. cit., p. 11. 9

l échelle de la strophe, liant ensemble les trois termes que le changement de langue rendait hétérogènes. On recrée ainsi, en le déplaçant, le continu prosodique qui caractérisait la signifiance du poème de Blok. Et il ne s agit pas d un phénomène local et isolé, mais d une cellule rythmique fondamentale pour le poème. Surdéterminant toute la première section, le vent constitue une force qui dans le poème de Blok, est l interprétant de la situation historique. Force de destruction, faisant table rase du présent, et de ses lectures politiques (il «arrache» la «grande banderole : pleins pouvoirs à la Constituante»), il confond les paroles et les niveaux énonciatifs et incarne ainsi le mouvement révolutionnaire lui- même, par une énergie dont la poétique de Blok se fait l écoute et l invention. Raison pour laquelle, notamment, la racine prosodique du vent (ветер), traverse en russe les douze soldats eux- mêmes, qui forment aussi le titredu poème et en consitituent le leitmotiv : Двенадцать. 3. Annexion et décentrement Ce que ces exemples de traductions de Douze montrent, c est l opposition entre deux grands principes, qu ils soient conscients ou non. En reprenant une terminologie à Massignon (par rapport à la Bible), Henri Meschonnic en a fait la théorie, par un couple de deux termes : l annexion et le décentrement. L annexion, écrit Henri Meschonnic, «est l effacement du rapport, l illusion du naturel, le comme- si, comme si un texte de départ était écrit en langue d arrivée» 25. Ce qui revient, comme dans le commerce, à exporter ou à importer. Exporter : on mime le texte et la langue de départ, en oubliant les valeurs signifiantes. Comme le fait Armand Robin. Ou, pour reprendre mon dernier exemple, cela reviendrait à écrire «noir est le soir, blanche est la neige», en mimant le russe, et en oubliant que l antéposition est le cas non marqué en russe, mais le cas marqué en français. Importation : démarche inverse, elle efface l étrangèreté de l œuvre, au profit des idées reçues, et rassurantes, sur le bon usage du français, et ce qu on considère socialement comme poétique, ou littéraire. Pratique qui consiste à «français- courantiser» comme l écrit Henri Meschonnic. Dans notre exemple, cela reviendrait à ajouter le verbe d état, «le soir est noir, la neige est blanche», transformant en énonciation descriptive ce qui relevait d une poétique elliptique, d une syntaxe nominale du côté de la notation, et qui construit un 25 Henri Meschonnic, Pour la poétique V, op. cit., p. 308. 10

décor imaginaire pour une action 26. Ce second point de vue correspond plutôt à la pratique de Brice Parain, ou encore celle de Marc Chapiro, qui en son temps se croyait obligé de corriger les phrases de Dostoïevski qualifiées de «torrent bourbeux, complètement dépourvu d harmonie» 27. Le décentrement, au contraire, altère une langue et une culture d arrivée en fonction de l étrangeté maintenue du texte, et de son propre travail dans sa langue- culture. Il formule ainsi à la fois son rapport au texte, et reformule ce texte comme rapport. Il consiste alors en un point de tension, une contradiction non résolue, mais qui se donne aussi la chance de renouveler la langue et les formes littéraires la traduction des romantiques allemands a engendré le poème en prose, par exemple ce dont la traduction héritera à son tour comme un possible nouveau d écriture. On voit par là que toutes les notions traditionnelles sont mises à mal, tant celles qui ont cours sur la langue, la littérature ce qui est poétique ou non que sur la traduction elle- même. Les notions de source et de cible n ont guère plus de pertinence dans cette perspective, pas plus que l idée de secondarité de la traduction. La notion de fidélité elle- même se trouve prise dans un paradoxe, puisque, comme rapport, plus une traduction est originale, dans sa langue et sa culture, plus elle a de chances d être fidèle au travail d une œuvre, que définit justement l originalité. Et que dire de l opposition courante entre la forme et le fond, le son et le sens, reposant sur le dualisme du signe, qui a fait long feu dans les études sur la traduction, et qui apparaît comme un faux problème, c est- à- dire comme un problème de conception du langage, vu du point de vue global du rythme, au sens du système signifiant du texte. L intraduisible finalement, se comprend alors bien plus comme l historicité du traduisible. Ce qui hier était intraduisible sera traduit demain. Comme l a bien montré Bakhtine, en faisant soudain passer la parole de Rabelais dans le russe. C est en ce sens que la traduction peut être envisagée comme une pratique théorique et critique, qui inclut un regard sur le langage et la littérature. Henri Meschonnic le rappelle aussi : «traduire est une mise à l épreuve de la théorie du langage et de la théorie de la littérature» 28. 26 La question de la théâtralité, au sens d une théâtralité du poème et donc du langage est fondamentale pour le texte de Blok. Je ne peux pas l aborder ici. 27 Dans F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, traduit par Marc Chapiro, «préface», La Guilde Du Livre, 1956. 28 EPT, op. cit., p. 40. 11