JEFFERY DEAVER. Lignes de feu. Une enquête de Lincoln Rhyme

JEFFERY DEAVER Lignes de feu Une enquête de Lincoln Rhyme roman Traduit de l anglais (États- Unis) par Pierre Girard Éditions des deux terres

Trente- sept heures avant la Journée de la Terre I LE DONNEUR D ALERTE De son cou à ses pieds, un homme vaut deux dollars par jour ; au- dessus du cou il vaut tout ce que son cerveau peut produire. Thomas Alva Edison

Chapitre 1 Dans le centre de contrôle du vaste complexe d Algonquin Consolidated Power and Light qui s étendait sur l East River dans le quartier du Queens, le surveillant chargé de la tranche matinale fronça les sourcils en lisant les mots qui clignotaient en rouge sur l écran de son ordinateur. Incident critique. On lisait dessous l heure précise : 11:20:20:003 du matin. Il posa son gobelet de café et s assit dans le fauteuil pivotant qui grinçait à chacun de ses mouvements. Les employés de la compagnie travaillaient devant des écrans individuels, à la manière des contrôleurs aériens. La vaste salle était brillamment éclairée et dominée par un grand écran plat qui indiquait le flux du courant électrique à travers le réseau par lequel Algonquin alimentait en électricité l État de New York, la Pennsylvanie, le New Jersey et le Connec- 13

ticut. L architecture et le décor du centre de contrôle étaient assez modernes pour l année 1960. Le surveillant scruta l écran, qui montrait les flux provenant de différents lieux de production d électricité répartis à travers le pays : turbines à vapeur, réacteurs nucléaires, et usines hydroélectriques au pied du barrage des chutes du Niagara. Dans une toute petite section du lacis en forme de spaghetti figurant les lignes électriques, quelque chose clochait. Un voyant rouge clignotait. Qu est- ce qu il se passe? demanda le surveillant. Avec ses cheveux blancs, son ventre protubérant sous la chemise blanche à manches courtes et ses trente années d expérience dans le métier de l électricité, il était surtout intrigué. Les indicateurs d incidents critiques s allumaient souvent, mais les incidents réellement critiques étaient très rares. Un jeune technicien lui répondit : Tout MH a disjoncté. «MH» (pour Manhattan) était une importante sous- station de la zone. Elle recevait 138 000 volts et acheminait le courant dans les transformateurs qui le ramenaient à 10 % de ce niveau, le divisaient et le faisaient circuler. Un message apparut sur l écran. MH- 12 hors service. Dérouter de MH- 17, MH- 10, MH- 13, MH- 18 vers zone affectée. Il va falloir en dérouter une sacrée quantité, dit quelqu un, ce qui allait de soi. La sous- station MH- 12 s étant arrêtée, l ordinateur 14

répondait automatiquement à la demande des clients en déroutant le courant à partir d autres installations. Pas de rupture, pas de panne! lança un autre technicien. L électricité dans le réseau est comparable à de l eau qui arrive dans une maison par une seule conduite avant de couler par les robinets ouverts. Quand on ferme un robinet, la pression augmente. Idem pour l électricité, à la différence qu elle circule beaucoup plus vite que l eau à un million de kilomètres à l heure. Et comme New York exige beaucoup d énergie, les voltages équivalent électrique de la pression d eau dans les sous- stations qui assuraient la tâche supplémentaire augmentaient. Mais le système était conçu pour le supporter et les indicateurs de voltage étaient encore au vert. Le surveillant, toutefois, était intrigué. Il se demandait pourquoi les disjoncteurs de MH- 12 avaient sauté. Envoyez un donneur d alerte sur MH-12. Ça pourrait être un câble qui a pété. Ou un À cet instant, un deuxième voyant rouge se mit à clignoter. Incident critique. NJ- 18 hors service. Une autre sous- station de la zone, près de Paramus dans le New Jersey, venait de s arrêter. C était l une de celles qui prenaient le relais en cas de défaillance de Manhattan-12. Le surveillant émit un son à mi- chemin entre le 15

rire et la toux. Des rides de perplexité se creusèrent sur son front. Qu est- ce qu il se passe, bon Dieu? La charge est dans les normes de tolérance! Les détecteurs et les indicateurs fonctionnent, dit l un des techniciens. Un problème avec le SCADA? demanda le surveillant. L empire énergétique d Algonquin était placé sous la surveillance d un système hypersophistiqué appelé Supervisory Control and Data Acquisition, géré par de puissants ordinateurs Unix. La légendaire panne de courant de 2003, qui avait plongé dans l obscurité toute la moitié nord du pays, avait été provoquée, en partie, par le dysfonctionnement d une série de logiciels informatiques. Depuis, on avait mis en place des systèmes destinés à éviter qu une telle catastrophe ne se reproduise, mais on ne pouvait pas exclure pour autant une autre défaillance de l informatique Je n en sais rien, dit lentement un autre technicien. Je ne pense pas que ce soit ça. D après les diagnostics, il n y a pas de problème physique sur les lignes ni sur le dispositif de commutation. Le surveillant ne quittait plus l écran des yeux, dans l attente de la suite : l annonce de la ou des sousstations qui entreraient en jeu pour pallier le manque provoqué par la défaillance de NJ- 18. Mais le message attendu n apparut pas. Les trois sous- stations de Manhattan, 17, 10 et 13, continuaient à alimenter toutes seules les parties de la ville qui, sans cela, auraient été plongées dans l obscurité. Le programme SCADA ne faisait pas ce qu il 16

aurait dû faire : amener de l énergie en provenance d autres stations pour rétablir la situation. Si bien que la quantité d électricité qui arrivait à ces trois stations et en repartait augmentait dans des proportions dramatiques. Le surveillant se frotta la barbe et, après avoir attendu en vain qu une autre sous- station vienne à la rescousse, ordonna à son premier assistant : Passe en manuel et envoie du jus de Q-14 sur la zone de service est de MH-12. Ouichef. Après un instant, il dit sèchement : Tout de suite! Hum. J essaie. Comment, tu essaies? Il s agissait simplement de frapper sur des touches. La commande de commutation ne répond pas. C est impossible! Le surveillant n avait que quelques pas à faire pour s approcher de l ordinateur du technicien. Il tapa à son tour sur les touches pour composer les quelques commandes qu il connaissait par cœur. Rien. Les indicateurs de voltage ne resteraient plus longtemps au vert ils commençaient à jaunir. Ça ne va pas du tout, dit quelqu un à voix basse. Il y a un problème. Le surveillant repartit vers son bureau et se laissa choir dans le fauteuil. Sa barre de Granola et son gobelet roulèrent à terre. Puis un autre domino tomba. Un troisième voyant rouge, semblable à un cœur de cible, se mit à cligno- 17

ter, tandis que l ordinateur du SCADA, imperturbable, annonçait : Incident critique. MH- 17 hors service. Encore? Ça suffit, bordel!! cria un technicien. Et comme précédemment, aucune des autres sousstations ne se mit en position d aider MH- 17 à répondre au besoin pressant d énergie des New- Yorkais. Elles étaient maintenant deux à faire le travail de cinq. La température des câbles électriques à l intérieur et à l extérieur de ces sous- stations continuait à augmenter, et sur l écran géant, les barres des indicateurs de voltage étaient carrément dans le jaune. MH- 12 hors service. NJ- 18 hors service. MH- 17 hors service. Dérouter de MH- 10, MH- 13 vers zones affectées. Balancez plus de jus sur ces zones! aboya le surveillant. Faites comme vous pourrez, je m en fous, allez-y! Une femme, qui se trouvait non loin de là face à un écran de contrôle, se leva brusquement. J envoie quarante mille volts sur le réseau à partir du Bronx. Quelqu un parvint à amener du courant du Connecticut. Les barres des indicateurs de voltage grimpaient toujours, mais moins vite. Ils allaient peut- être s en sortir. 18

Il en faut plus! Mais la femme qui volait du courant dans le Bronx dit soudain, d une voix étranglée : Attendez, le débit est tombé à vingt mille. Je ne comprends pas pourquoi. C était la même chose dans toute la région. Dès qu un technicien parvenait à ramener un peu plus de courant pour faire baisser la pression, l apport d une autre sous- station diminuait. Et tout cela se passait à une vitesse à couper le souffle. Mille millions de kilomètres à l heure Un autre voyant rouge se mit à clignoter. Incident critique. MH- 13 hors service. C était l équivalent d un énorme réservoir d eau cherchant à se vider par un unique robinet pas plus gros que ceux qui fournissent de l eau glacée sur la porte des réfrigérateurs. Le voltage arrivant à MH- 10 dans un vieux bâtiment de la Cinquante- Cinquième Rue Est de Manhattan était quatre ou cinq fois supérieur à la normale, et il augmentait. Les disjoncteurs allaient sauter d un instant à l autre, ce qui éviterait une explosion et un incendie mais ramènerait une bonne partie du centre- ville à l époque coloniale. Oh, Seigneur! cria quelqu un. Le surveillant ne vit pas qui avait crié ; ils scrutaient tous leurs écrans, têtes baissées, cloués sur place. Quoi? hurla- t il. Je ne veux pas entendre ça! Dites- moi ce qu il y a! 19

Les disjoncteurs de Manhattan-10! Regardez! Les disjoncteurs! Oh, non, non Les disjoncteurs de MH- 10 n opéraient plus. Ils laissaient désormais passer dix fois la quantité d énergie autorisée. Si le centre de contrôle d Algonquin ne pouvait pas soulager la pression du voltage qui assaillait la sousstation, les câbles et les dispositifs de commutation, à l intérieur, laisseraient passer un flux mortel d électricité. Et la sous- station exploserait. Mais avant que cela se produise, le courant se précipiterait à travers le circuit de distribution dans les transformateurs enterrés sous les rues au sud du Lincoln Center et dans les réseaux qui alimentaient les immeubles de bureaux et les gratte- ciel. Certains sauteraient, mais les vieux transformateurs et les tableaux de service fondraient pour former des masses de métal conductrices d électricité, et le courant circulerait, provoquant des incendies et explosant en arcs électriques capables de tuer tous ceux qui se trouveraient à proximité d un appareil ou d une prise murale. Pour la première fois, le surveillant pensa : Des terroristes. C est un attentat terroriste. Il cria : Appelez la Sécurité du territoire et la police de New York! Et réparez ces trucs, bon sang! Remettez les disjoncteurs en service! Ils ne répondent plus. Je ne peux pas entrer dans MH-10. Comment ça, tu ne peux pas entrer, merde? Je ne peux pas 20

Il y a des gens à l intérieur? Bon Dieu, si c est ça, faites- les sortir immédiatement! Les sous- stations étaient automatisées, mais des ouvriers y pénétraient de temps en temps pour assurer la maintenance et effectuer des réparations. Oui. D accord. Chef, on ne devrait pas couper le jus pour de bon? Le surveillant réfléchit en grinçant des dents. Ce qu on lui suggérait était une mesure extrême consistant en fait à opérer une interruption manuelle et contrôlée de certaines parties du réseau de distribution afin d éviter une défaillance générale du système. C était la dernière cartouche d une compagnie pour sauver le réseau mais on pouvait prévoir des conséquences catastrophiques pour la population de Manhattan, très dense. Les dégâts, pour les seuls ordinateurs, se chiffreraient en millions de dollars, et il se pouvait que des gens soient blessés, voire perdent la vie. La police ne recevrait plus les appels, les feux de circulation ne fonctionneraient plus, les véhicules de police et les ambulances seraient coincés dans les embouteillages, les ascenseurs seraient bloqués. Ce serait la panique, il y aurait des agressions, des viols Les pillages se multiplient immanquablement lors des grandes pannes d électricité, même en pleine journée. L électricité est un facteur d ordre et d honnêteté. Chef? appela un technicien, désespéré. Le surveillant regarda monter les barres des indicateurs de voltage. Saisissant son téléphone il appela son supérieur, l un des vice- présidents d Algonquin. Herb, on a un sérieux problème. 21

Il lui résuma la situation. Comment est- ce arrivé? Je n en sais rien. J ai pensé à des terroristes. Bon. Vous avez prévenu la Sécurité du territoire? Oui, à l instant. On essaie d envoyer plus de courant vers les zones affectées. Et ça ne marche pas très bien. Son patron réfléchit un instant. Il y a un deuxième circuit de distribution à travers Manhattan, n est- ce pas? Le surveillant leva les yeux vers l écran. Un câble à haute tension passait par la sous- station pour alimenter certaines zones du New Jersey. Oui, mais il n est pas relié. Il passe simplement par une conduite. Mais on ne pourrait pas le diviser pour avoir deux lignes? En faisant un repiquage? Manuellement? Il faudrait que des gens entrent à l intérieur de MH-10. Et si on ne peut pas bloquer l arrivée du courant jusqu à ce qu ils aient fini, ils risquent la mort, ou des brûlures au troisième degré sur tout le corps. Un silence. Ne raccrochez pas. J appelle Jessen. Andi Jessen, PDG d Algonquin. Également connue, en privé, sous le nom de «Haute Tension». Tout en attendant, le surveillant regarda les techniciens autour de lui. Et l écran géant. Les clignotants rouges. Incident critique 22

Puis le patron reprit la ligne. Il s éclaircit la voix et annonça, après un silence : Vous êtes censé envoyer des hommes là- bas. Pour faire un repiquage. À la main. C est Jessen qui l a dit? Un autre silence. Oui. Je ne peux pas envoyer des gens là- dedans, murmura le surveillant. Ce serait criminel. Dans ce cas, trouvez des volontaires. Jessen dit que vous ne devez pas, comprenez- moi, provoquer une coupure générale, quelles que soient les circonstances.