DEUXIÈME SECTION DÉCISION

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Transcription:

DEUXIÈME SECTION DÉCISION Requête n o 59061/16 Akif ZİHNİ contre la Turquie La Cour européenne des droits de l homme (deuxième section), siégeant le 29 novembre 2016 en une chambre composée de : Julia Laffranque, présidente, Işıl Karakaş, Paul Lemmens, Valeriu Griţco, Ksenija Turković, Jon Fridrik Kjølbro, Georges Ravarani, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section, Vu la requête susmentionnée introduite le 26 septembre 2016, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante : EN FAIT 1. Le requérant, M. Akif Zihni, est un ressortissant turc né en 1976 et résidant à Trabzon. A. Les circonstances de l espèce 2. Les faits de la cause, tels qu ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. 3. Le requérant était professeur de lycée depuis 2000. À l époque des faits, il était directeur adjoint du lycée Anatolie Gazi à Ortahisar (Trabzon). 4. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, accusé d être lié au FETÖ/PDY (Fetullahçı Terör Örgütü / Paralel Devlet Yapılanması «Organisation

2 DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE terroriste guleniste / structure d État parallèle»), fit une tentative de coup d État qui échoua. Au cours de la nuit, plus de 200 personnes, majoritairement des civils, perdirent la vie en s opposant aux putschistes. Les jours suivants, les autorités procédèrent à de nombreux arrestations et limogeages au sein de l armée et de la justice. 5. Le 21 juillet 2016, l état d urgence fut décrété pour une période initiale de 90 jours, puis prorogé, à partir du 19 octobre 2016, pour une seconde période de 90 jours. Pendant l état d urgence, douze décrets-lois (n os 667 à 678) furent édictés par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, en application de l article 121 de la Constitution. 6. Le 25 juillet 2016, le requérant fut suspendu de ses fonctions. 7. Par le décret-loi n o 672, promulgué le 1 er septembre 2016, 50 875 fonctionnaires furent révoqués, tous ayant été considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l État (article 2). Parmi les fonctionnaires révoqués figuraient entre autres 28 163 fonctionnaires du ministère de l Éducation nationale (majoritairement des enseignants), dont le requérant, qui apparaissait au 26 897 e rang de la liste annexée à ce décret-loi. En application de l article 2 2) et 3) du même décret-loi, les fonctionnaires révoqués ne pouvaient plus réintégrer la fonction publique. En outre, leurs passeports étaient annulés. B. Le droit et la pratique internes pertinents 1. La Constitution 8. L article 90 5 de la Constitution est ainsi libellé : «Les conventions internationales dûment entrées en vigueur ont force de loi. Elles ne peuvent pas faire l objet d un recours en inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle. En cas de conflit entre les conventions internationales relatives aux droits et libertés fondamentaux dûment entrées en vigueur et les lois, les dispositions pertinentes des conventions internationales prévalent.» 9. L article 121 de la Constitution énonce ce qui suit : «Lorsque la décision de proclamer l état d urgence est adoptée conformément aux articles 119 et 120 de la Constitution, elle est publiée au Journal officiel et soumise à l approbation de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Si la Grande Assemblée nationale de Turquie n est pas en session, elle est convoquée immédiatement. L Assemblée peut modifier la durée de l état d urgence, la prolonger à la demande du Conseil des ministres pour des périodes ne dépassant pas quatre mois, et elle peut lever l état d urgence. La loi relative à l état d urgence réglemente les obligations financières, matérielles ou professionnelles qui peuvent être imposées aux citoyens du fait de la proclamation

DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE 3 de l état d urgence en application de l article 119, et elle réglemente séparément, pour chacun des deux types d état d urgence, les modalités de restriction ou de suspension des droits et libertés fondamentaux, conformément aux principes énoncés à l article 15 de la Constitution, le mode et les moyens de mise en place des mesures requises par la situation, la nature des attributions conférées aux agents des services publics, la nature des changements à apporter au statut [de ces agents] et les procédures d administration extraordinaire. Pendant toute la durée de l état d urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, peut édicter des décrets-lois dans les domaines qui rendent l état d urgence nécessaire. Ces décrets-lois sont publiés au Journal officiel et soumis le jour même à l approbation de la Grande Assemblée nationale de Turquie ; les délais et procédures d approbation par l Assemblée sont déterminés par son règlement intérieur.» 10. L article 148 de la Constitution, tel que modifié par la loi n o 5982, se lit ainsi : «1. La Cour constitutionnelle contrôle la conformité à la Constitution, quant à la forme et quant au fond, des lois, des décrets-lois et du règlement intérieur de la Grande Assemblée nationale de Turquie, et elle statue sur les recours individuels. (...) les décrets-lois édictés en période d état d urgence, d état de siège ou de guerre ne peuvent pas faire l objet d un recours en inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle, ni quant à la forme, ni quant au fond. 3. Toute personne estimant avoir été lésée par la puissance publique dans l une de ses libertés fondamentales ou dans l un de ses droits garantis par la Constitution et protégés par la Convention européenne des droits de l homme peut former un recours devant la Cour constitutionnelle. Ce recours ne peut être introduit qu après l épuisement des voies de recours ordinaires (...) 5. Les moyens de cassation ne peuvent être examinés par la Cour constitutionnelle dans le cadre d un recours individuel (...)» 11. Il ressort de l article 148 de la Constitution précité que la Cour constitutionnelle exerce le contrôle de conformité à la Constitution des normes soit par voie d action (recours en inconstitutionnalité), soit par voie d exception. En outre, à la suite de l entrée en vigueur d amendements constitutionnels le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle a été introduit dans le système juridique turc. Le nouvel article 148 3 de la Constitution donne compétence à cette juridiction pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, les recours formés par des individus s estimant lésés dans leurs droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention et ses Protocoles. 12. Par ailleurs, la circonstance que la Cour constitutionnelle s est prononcée sur la constitutionnalité d une loi dans le cadre d un recours en inconstitutionnalité ne fait pas obstacle à ce que les justiciables introduisent un recours individuel devant cette juridiction contre les actes individuels pris en application des dispositions de cette loi. Ainsi, dans une affaire relative à un refus des autorités nationales d accorder à une femme l autorisation de porter uniquement son nom de jeune fille après le mariage,

4 DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE la Cour constitutionnelle a conclu à la violation des droits individuels (Sevim Akat Eksi, n o 2013/2187, 19 décembre 2013), nonobstant le fait qu elle avait déjà jugé la disposition en cause conforme à la Constitution par un arrêt adopté le 10 mars 2011 (E. 2009/85, K. 2011/49, publié au Journal officiel le 21 octobre 2011). 2. Loi n o 6216 établissant la Cour constitutionnelle et ses règles de procédure 13. L article 45 3 de la loi n o 6216, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé : «(...) les actes qui ne sont pas soumis à un contrôle judiciaire en vertu de la Constitution ne peuvent fait l objet d un recours individuel.» 3. Contrôle juridictionnel des décrets-lois édictés en période d état d urgence 14. Le contrôle juridictionnel des décrets-lois édictés en période d état d urgence a toujours été controversé dans la doctrine et dans la jurisprudence des juridictions turques. Par le passé, la Cour constitutionnelle avait décidé de contrôler la constitutionnalité de ces décrets-lois, en considérant que, maîtresse de la qualification juridique des actes soumis à son examen, il lui appartenait de dire si un décret adopté selon la procédure instaurée par l article 121 de la Constitution pouvait réellement être admis comme un décret-loi édicté en période d état d urgence au sens de la disposition précitée. À cet égard, elle avait notamment annulé certaines dispositions de ces décrets qui autorisaient les autorités à prendre des mesures concernant une région non soumise à l état d urgence. En outre, elle avait précisé que de tels décrets ne pouvaient amender une loi, en raison du caractère provisoire des actes adoptés pendant l état d urgence (E.1990/25, K.1991/1 ; E.1991/6, K.1991/20 ; E.1992/30, K.1992/36 et E.2003/28, K.2003/42). 15. Par la suite, par quatre arrêts de principe rendus les 12 octobre (n os 668 et 669) et 2 novembre 2016 (n os 670 et 671) à l occasion de l introduction de recours en inconstitutionnalité par des députés turcs, la Cour constitutionnelle a procédé à un revirement jurisprudentiel et a décidé qu elle n était pas compétente pour examiner la constitutionnalité des décrets-lois édictés en période d état d urgence. Dans son arrêt de principe du 12 octobre 2016 relatif au décret-loi n o 668, elle a notamment considéré que, en vertu de l article 148 de la Constitution, les décrets-lois édictés en période d état d urgence ne pouvaient faire l objet d un recours en inconstitutionnalité devant elle, ni quant à la forme, ni quant au fond. En outre, elle a souligné que, en vertu de l article 121 de la Constitution, il incombait au pouvoir législatif de contrôler lesdits décrets-lois.

DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE 5 16. À la suite des événements du 15 juillet 2016, plus de 45 000 requêtes individuelles ont été introduites devant la Cour constitutionnelle. À ce jour, cette dernière ne s est pas encore prononcée sur la question de savoir si elle est compétente pour examiner les mesures prises par les décrets-lois affectant des justiciables. 17. De l autre côté, par un arrêt du 4 novembre 2016, le Conseil d État s est déclarée incompétent pour connaître du fond d un recours en annulation introduit par un magistrat révoqué suite à une décision du Conseil supérieur de la magistrature, en vertu du décret-loi d état d urgence n o 667. Dans ses attendus, le Conseil d État considéra notamment que l acte dénoncé ne pouvait être admis comme une sanction disciplinaire soumise au contrôle juridictionnel ; mais qu il constituait une «mesure exceptionnelle» et permanente. Il estima en outre qu il incombait au premier chef aux tribunaux administratifs d examiner de tels recours et renvoya l affaire devant le tribunal de première instance. Ce recours est à ce jour pendant devant les instances nationales. GRIEFS 18. Le requérant allègue une violation des articles 6 1, 2 et 3 a), 7, 8, 13, 14 et 15 de la Convention. Invoquant les articles 6, 13 et 15 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir accès à un tribunal pour faire valoir ses droits relativement à la mesure de révocation prise à son encontre. Sur le terrain de l article 6 2 de la Convention, il dénonce une violation du principe de présomption d innocence. Il indique avoir été révoqué pour appartenance ou affiliation à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l État, et ce, à ses dires, sans avoir fait l objet d une quelconque procédure pénale. Sous l angle de l article 6 3 a) de la Convention, il se plaint de ne pas avoir été informé de la nature et de la cause de l accusation portée contre lui. Sur le fondement de l article 7 de la Convention, le requérant allègue également avoir été révoqué de ses fonctions pour des actes non constitutifs d une infraction au moment de leur commission. En outre, il dénonce sa révocation pour appartenance ou affiliation aux organisations, structures ou groupes précités en ce qu elle emporterait violation de son droit au respect de sa vie privée, tel que protégé par l article 8 de la Convention.

6 DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE Enfin, sur le terrain de l article 14 de la Convention, il se plaint d avoir subi une discrimination en raison de la mesure de révocation litigieuse prise à son encontre. EN DROIT 19. Le requérant dénonce une violation des articles 6 1, 2 et 3 a), 7, 8, 13, 14 et 15 de la Convention. 20. En l espèce, la Cour relève d emblée que le requérant a introduit sa requête devant elle sans avoir préalablement saisi les juridictions nationales. Pour justifier ce manquement, l intéressé soutient qu il ne dispose pas d un recours effectif susceptible de lui permettre de contester la mesure de révocation, puisque les mesures prises par décret-loi dans le cadre de l état d urgence ne seraient pas susceptibles de faire l objet d un recours. Il indique également que deux membres de la Cour constitutionnelle ainsi que des rapporteurs travaillant au sein de cette juridiction ont été arrêtés et placés en détention provisoire. Selon le requérant, dans un tel contexte, la Cour constitutionnelle n est pas en mesure de prendre une décision de manière impartiale. 21. La Cour rappelle que, aux termes de l article 35 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu après l épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à compter de la décision interne définitive, étant entendu que l intéressé doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement effectifs et suffisants (Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), n o 65681/01, CEDH 2004 V (extraits)). 22. La Cour rappelle également que la règle de l épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d autres, Selmouni c. France [GC], n o 25803/94, 74, CEDH 1999-V). Cette règle se fonde sur l hypothèse, objet de l article 13 de la Convention et avec lequel elle présente d étroites affinités, que l ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l homme (Vučković et autres c. Serbie [GC], n o 17153/11, 69-70, 25 mars 2014 ; voir également Brusco c. Italie (déc.), n o 69789/01, CEDH 2001-IX, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], n os 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, 69, CEDH 2010). 23. Cela dit, la Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle les dispositions de l article 35 de la Convention ne prescrivent l épuisement

DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE 7 que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l effectivité et l accessibilité voulues (voir, notamment, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, 66, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, et Dalia c. France, 19 février 1998, 38, Recueil 1998-I). De plus, la Cour rappelle que, selon les «principes de droit international généralement reconnus», certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l obligation d épuiser les voies de recours internes qui s offrent à lui (Selmouni, précité, 75). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d un recours donné qui n est pas de toute évidence voué à l échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes (Brusco, décision précitée, et Koçintar c. Turquie (déc.), n o 77429/12, 1 er juillet 2014). 24. La Cour observe d emblée qu en droit turc, le contrôle juridictionnel des décrets-lois édictés en période d état d urgence a toujours été controversé dans la doctrine et dans la jurisprudence des juridictions nationales (paragraphe 14 ci-dessus). À cet égard, elle souligne que, dans son arrêt du 4 novembre 2016, le Conseil d État s est penché sur un recours en annulation introduit par un magistrat révoqué suite à une décision du Conseil supérieur de la magistrature, en vertu du décret-loi d état d urgence n o 667. Même s il s était déclaré incompétent pour connaître du fond de ce recours, il convient d observer que celui-ci a renvoyé l affaire devant le tribunal de première instance, en estimant qu il incombait au premier chef aux tribunaux administratifs d examiner de tels recours (paragraphe 17 cidessus). La Cour ne saurait spéculer sur l issue de ce recours qui est à ce jour pendant devant les instances nationales. Elle relève cependant qu il n a pas été démontré que, à l époque concernée, la voie de recours de contentieux administratif n était pas effectivement accessible au requérant pour qu il pût faire valoir ses prétentions. 25. La Cour note en second lieu que, à la suite de l entrée en vigueur d amendements constitutionnels le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle a été introduit dans le système juridique turc. Le nouvel article 148 3 de la Constitution donne compétence à cette juridiction pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, les recours formés par des individus s estimant lésés dans leurs droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention et ses Protocoles. 26. La Cour a déjà examiné cette nouvelle voie de recours dans le cadre de l affaire Hasan Uzun c. Turquie ((déc.), n o 10755/13, 25-27, 30 avril 2013), qui concernait le défaut allégué d équité d une procédure civile. Lors de son examen de cette affaire, elle s est d abord penchée sur les aspects pratiques de cette voie, tels que l accessibilité à celle-ci et les modalités du recours individuel. Elle a examiné ensuite la volonté du législateur

8 DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE concernant ce nouveau recours relativement au champ de compétence de la Cour constitutionnelle turque, aux moyens qui lui sont accordés, ainsi qu à l étendue et aux effets des décisions de cette juridiction (idem, 53). À l issue de son examen des principaux aspects de la nouvelle voie du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, la Cour a estimé qu elle ne disposait d aucun élément qui lui eût permis de dire que le recours en question ne présentait pas, en principe, des perspectives de redressement approprié des griefs tirés de la Convention. Elle a conclu que c était à l individu s estimant victime qu il incombait de tester les limites de cette protection (idem, 69). 27. Par la suite, la Cour a déclaré de nombreuses requêtes irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes, au motif que les requérants n avaient pas fait usage de cette nouvelle voie de recours (voir, parmi beaucoup d autres, Özkan c. Turquie (déc.), n o 28745/11, 1 er octobre 2013, Leyla Zana c. Turquie (déc.), n o 58756/09, 1 er octobre 2013, Schmick c. Turquie (déc.), n o 25963/14, 7 avril 2015, X c. Turquie (déc.), n o 61042/14, 19 mai 2015, Duran c. Turquie (déc.), n o 79599/13, 19 mai 2015, et Berker et autres c. Turquie (déc.), n o 54769/13, 20 octobre 2015, affaires concernant des griefs tirés des articles 3, 6, 10 et 11 de la Convention). 28. Quant à la question de savoir si un recours individuel devant la Cour constitutionnelle présentait une chance de succès, la Cour observe tout d abord que de nombreux justiciables se trouvant dans la même situation que le requérant ont introduit des recours individuels contre les mesures dénoncées par eux devant cette juridiction (paragraphe 16 ci-dessus). Même si cette dernière, dans ses quatre arrêts de principe susmentionnés, a procédé à un revirement jurisprudentiel et a décidé qu elle n était pas compétente pour examiner la constitutionnalité des décrets-lois n os 668, 669, 670 et 671 (paragraphe 14 ci-dessus), il n en reste pas moins que ces arrêts s inscrivent dans le cadre d un contrôle de conformité à la Constitution des normes par voie d action. À cet égard, la Cour relève que la circonstance que la Cour constitutionnelle s est prononcée sur la constitutionnalité d une loi dans le cadre d un recours en inconstitutionnalité ne fait pas obstacle à ce que les justiciables introduisent un recours individuel devant cette juridiction contre les actes individuels pris en application des dispositions de cette loi (paragraphe 12 ci-dessus). Elle observe également que la haute juridiction, saisie de milliers de recours individuels, ne s est pas encore prononcée sur la question de savoir si elle est compétente pour examiner ces recours introduits contre les mesures prises par les décrets-lois (paragraphe 16 cidessus). Certes, la Cour ne saurait non plus spéculer sur l issue des recours individuels introduits par les justiciables qui sont à ce jour pendants devant la Cour constitutionnelle. Elle note cependant qu il n a pas été démontré que, à l époque concernée, la voie du recours individuel, comme celle du

DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE 9 recours de contentieux administratif, n était pas effectivement accessible au requérant. 29. Pour ce qui est de la question de savoir s il existait en l espèce des circonstances particulières qui auraient pu dispenser le requérant de son obligation d exercer les recours susmentionnés, la Cour estime que les arguments avancés par l intéressé sur ce point ne permettent pas de mettre en doute, prima facie, l effectivité de ces recours, en particulier du recours individuel devant la Cour constitutionnelle. À cet égard, elle observe que les simples craintes éprouvées par le requérant quant à l impartialité des juges de la Cour constitutionnelle ne le dispensaient pas de l obligation d engager un recours devant cette juridiction pour se conformer aux exigences de l article 35 1 de la Convention. À ce sujet, la Cour rappelle que, dans sa décision Mercan c. Turquie ((déc.), n o 56511/16, 8 novembre 2016), elle a déclaré irrecevable une requête concernant le placement en détention provisoire d une magistrate, révoquée de ses fonctions à la suite de la tentative du coup d État du 15 juillet 2016 : elle a notamment jugé que la requérante était tenue de saisir la Cour constitutionnelle d un recours individuel concernant son grief portant sur la régularité et la durée de sa détention provisoire, ce qu elle n avait pas fait. 30. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu il n est pas établi que les recours examinés ci-dessus n étaient pas accessibles au requérant et susceptibles de lui offrir une perspective raisonnable de succès quant à ses griefs. Elle rappelle que, dans un ordre juridique où les droits fondamentaux sont protégés par la loi, il incombe à l individu lésé d éprouver l ampleur de cette protection, l intéressé devant donner aux juridictions nationales la possibilité de faire évoluer ces droits (voir, mutatis mutandis, Vučković et autres, précité, 84). La Cour réaffirme que le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d un recours donné qui n est pas de toute évidence voué à l échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation du recours en question. Partant, en l espèce, elle n aperçoit aucune circonstance particulière qui aurait pu dispenser le requérant de l obligation d exercer les recours internes mis à sa disposition par le droit turc. Dans ces conditions, elle considère que l intéressé n a pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, celui de la Cour revêtant un caractère subsidiaire par rapport au leur (Vučković et autres, précité, 90). 31. Il s ensuit que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l article 35 1 et 4 de la Convention.

10 DÉCISION ZİHNİ c. TURQUIE Par ces motifs, la Cour, à l unanimité, Déclare la requête irrecevable. Fait en français puis communiqué par écrit le 8 décembre 2016. Stanley Naismith Greffier Julia Laffranque Présidente