L exégèse de la Parabole de «L intendant infidèle», du IIe au xiie siècle

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Transcription:

Revue des Études Augustiniennes, 38 (1992), 89-123 L exégèse de la Parabole de «L intendant infidèle», du IIe au xiie siècle La parabole dite «de l intendant infidèle» est peut-être l une des plus embarrassantes de celles que nous ont léguées les Évangiles. Alors qu il est toujours aisé d inviter les gens à imiter le Bon Samaritain ou à se montrer plus prudents que les Vierges folles, on ne sait jamais très bien quelle leçon tirer de cette anecdote : le protagoniste agit contre la loi, son attitude est louée par son maître et semble même proposée en exemple par le Christ. Cette gêne apparaît déjà dans le titre qu on lui donne. La tradition s est longtemps accordée sur intendant d'iniquité : mais l intendant est aussi qualifié de malhonnête, d'infidèle, de trompeur12. Ailleurs, l intendant n est plus qu astucieux3. Dans le titre choisi par le chanoine Osty, il n a même plus de défaut, puisqu il est devenu un gérant prudent : or la prudence n est-elle pas une vertu cardinale? Déjà au temps de la rédaction des Évangiles, cette parabole devait soulever un certain nombre de difficultés. Le simple fait que Luc soit le seul à nous la transmettre en constituerait une première preuve. L analyse même du texte et de la façon dont il est inséré dans son contexte le montre encore plus nettement4. 1. Le 16, 1-8 : au verset 8 (ch. 16), la Vulgate, calquant fidèlement le grec, écrit laudauit dominus uilicum iniquitatis quia prudenter fecisset, et on fait de iniquitatis un complément déterminatif de uilicum : l intendant d iniquité. On admet qu il y ait là un hébraïsme, le complément de nom jouant le rôle dévolu à l adjectif dans les langues classiques. Mais pourquoi ne pas interpréter à l aide de la grammaire grecque ce qui est écrit en grec? dans ènrivectev ó Kupioç tôv oìkovójuov rfjç ocôudaç on... le mot àôik iaç peut fort bien être un complément de cause (le dictionnaire de Bailly signale plusieurs emplois de ètraweïv avec ce genre de génitif) qui sera développé par o n : il loua l intendant de son acte contraire au droit, en disant qu il avait agi selon la sagesse. Par ailleurs, en latin, on trouve parfois, au iv* siècle, le verbe laudare construit avec un génitif : Ivl.Val. 1, 10 : laudatum studii filium ; Inst. Ivst. 3, 2, 36 : laudabamus praetores suae humanitatis. 2. Malhonnête dans la traduction Osty et dans la BJ; trompeur dans la TOB. 3. Missel Communautaire, publié sous la direction de G. Michonneau et A. G eslot, Paris 1976. 4. On trouvera cette analyse dans l ouvrage de C. Paliard, La parabole de l intendant infidèle (= Lire la Bible, 53) Seuil, 1980.

90 PIERRE MONAT Mais la gêne apparaît encore de manière plus sensible quand on examine l histoire de l exégèse de ce texte. On y trouve beaucoup de silences surprenants. Tertullien se contente, par deux fois, d une vague allusion à la parabole en commentant les versets qui lui font suite, dont on peut d ailleurs fort bien faire usage sans se référer au récit5. Origène n en souffle mot. Et l on ne peut guère, dans ce cas, prétendre qu un éventuel commentaire se serait perdu ou alors U se serait très vite perdu puisque saint Jérôme déclare qu il n a trouvé aucun commentaire de ce texte chez le docteur alexandrin6. Un certain nombre de commentaires suivis consacrés à Y Évangile de Luc, comme par exemple celui de S. Ambroise, sautent à pieds joints par-dessus ces huit versets encombrants7. Parmi les Pères qui tentent l aventure, certains, comme Jérôme ou Gaudence de Brescia, précisent bien qu ils le font sur la demande explicite de correspondants ou d amis8. D autres, comme Pierre Chrysologue, ont besoin de deux sermons pour venir à bout de leurs explications9. D autres enfin manifestent leur prudence en faisant remarquer, dans une sorte de prémunition, que tout n est pas à imiter dans cette parabole, et qu il ne faut pas trop, comme on dit de nos jours, vouloir en «presser le texte»10. 5. Tert. Marc. 4, 33, 1 ; fug. 13, 2. 6. Hier. Epist. 121, 6 : «D Origène et de Didyme, je n ai pu découvrir d exégèse de cette parabole...» 7. Ambroise, après avoir expliqué le chapitre 15, passe directement à 16, 9 (7, 244 = SC 52, p. 98-99). Lorsque les tables de la PL (t. 219) renvoient à un commentaire de Luc 16, celui-ci commence en réalité au verset 9 ; lorsque Paul Diacre compose son Homéliaire, il emprunte généralement aux différents Pères les homélies qu il propose, par des renvois à leurs oeuvres : sans doute, pour cette parabole, n a-t-il pas trouvé de modèle, car il propose une homélie qui semble bien être de son cru. Jean Chrysostome cite souvent Luc 16, 9 (réf. dans l éd. Montfaucon, 1839, t. 13, 2 p. 93) ; il commente Luc 16, 6 dans In epist. ad Rom. Hom. 18, 6, t. 9, 2, 708 E), mais il n explique pas l épisode de façon suivie. 8. Hier. Epist. 121, 6 : «Tu m as posé une autre question sur l Évangile de Luc : qui est l intendant d iniquité?» ; Gaud. Brix. hom. 18 : «Parmi tous les enseignements de la Loi divine dont tu nous demandes l explication, tu as fait une place particulière à la parabole de l intendant d iniquité : personne, en effet, parmi nous, ne l a expliquée de façon satisfaisante à tes yeux, et tu voudrais que je lui consacre un commentaire spécial...» 9. S'ermons 125 et 126. Le premier s achève ainsi : «L attitude du gérant de l Évangile soulève une question qui ne manque pas de difficulté, étant donné qu après avoir été accusé de nombreuses fautes, il s en est sorti grâce à une unique supercherie : pourquoi s en est-il sorti ainsi et que représente-t-il, voilà ce que, grâce à Dieu, nous ferons apparaître plus en détail dans notre prochain sermon» {PL 52, 546). 10. Cyrille D Alexandrie, Commentaire sur Luc XVI {PG 12, 810 C) : «Il ne faut pas scruter avec attention et scrupule toutes les parties de la parabole, pour éviter que le discours ne se prolonge au-delà de la mesure... Toutes les parties de la parabole ne se prêtent donc pas à une explication détaillée, mais on doit retenir celles qui peuvent servir d exemple pour donner un enseignement nécessaire grâce auquel on pourra exposer ce qui sera utile aux auditeurs.» Avg. Quaest. in Luc. 34 (PL 35, 1 3 4 8 ):«Dans l intendant que son maître voulait décharger de son intendance et que ce même maître a loué d avoir su assurer son avenir, n allons pas croire que tout doit être imité».

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 91 Malgré ces difficultés, la parabole a tout de même fait l objet d un certain nombre de commentaires que nous allons présenter ici11 12. Notre intention n est pas d en tirer une exégèse de la parabole. Il en existe une, récente, à laquelle nous renverrons et à laquelle nous laisserons le dernier motl/. Nous ne chercherons pas non plus à démontrer qu à un moment donné tel ou tel aurait trouvé, détenu, la solution. Nous voulons simplement montrer combien, des origines jusqu au xue siècle, la lecture en a été diverse, souvent ingénieuse, aboutissement d un véritable dialogue entre le lecteur et le texte, avant de se figer dans l interprétation qui en a été longtemps retenue. Au premier abord, certaines de ces lectures sembleront étranges, d aucuns diront fantaisistes, ou farfelues. Mais si elles ont été proposées, c est qu en leur temps elles ont été considérées comme recevables, et en tout cas comme profitables ; et l on s apercevra bien vite qu aucune ne peut laisser indifférent ; que, d une manière ou d une autre, chacune provoque à la réflexion, peut alimenter la méditation et contraint à regarder sans cesse le texte avec un esprit nouveau. Si les interprétations proposées sont souvent différentes, la méthode, en revanche, est presque toujours la même. On ne s interroge pratiquement jamais sur la place occupée par le texte dans le récit de Luc, ni sur la manière dont il y est inséré, ni sur sa structure13. Mais, de même qu on a expliqué qui est le Bon Pasteur, qui est le Semeur, qui est le Fils Prodigue, on se demande immédiatement «Qui est l intendant d iniquité?» Une fois qu en répondant à cette question on a proposé une sorte de clé générale, l explication consiste à montrer comment tous les détails du texte, y compris la capacité des barils, trouvent leur justification dans cette perspective. Bien entendu, s ensuit une leçon morale, plus longuement développée dans les sermons que dans les traités, et qui, à l aide de variations sur les versets qui font suite à la parabole, porte, le plus souvent, sur «le bon usage des richesses». Notre intention première était de présenter dans l ordre chronologique les diverses explications de la parabole. En effet, en entreprenant cette enquête, nous espérions reconstituer une histoire et faire apparaître en quelque sorte les progrès de l exégèse. Mais l examen du dossier nous a conduit à changer de disposition. On ne voyait pas qu il y eût progression, mais bien souvent répétition, parfois même régression. L ingéniosité était parfois plus grande, proposait à l esprit des visées plus subtiles et plus séduisantes, mais on n éprouvait pas toujours le sentiment d être entré plus avant dans le texte évangélique. Pour orienter le lecteur dans ce foisonnement, l exposé chronologique ne nous a pas paru constituer la meilleure voie. 11. On trouvera, à la fin de cette étude, p. 122-123, une liste alphabétique dans laquelle sont présentés les auteurs qui ont expliqué la parabole. 12. Cf. note 4. 13. Jérôme est pratiquement le seul à attirer l attention sur le fait que le discours, à la différence de ceux qui l entourent, s adresse exclusivement aux disciples.

92 PIERRE MONAT C est pourquoi nous avons classé les exégèses en fonction de la réponse que leurs auteurs proposent pour la question-clé : «Qui est l intendant?» Un groupe important de commentateurs pose en principe que l intendant est l image de l homme en action dans le monde, donc du chrétien. Ce sont leurs explications que nous examinerons d abord. D autres, et ce ne sont pas nécessairement les plus récents, proposent à la question des réponses moins attendues : on ne s étonnera pas que nous les ayons réservées pour la fin. I - S o y ez d e b o n s g e st io n n a ir e s : L INTENDANT, IMAGE D HOMMES DANS LE MONDE Ombres de la vérité, similitudes, comme le dit Jérôme14, les paraboles permettent à notre foi d apercevoir les mystères du Royaume, de déchiffrer l histoire du Salut. Pour un grand nombre des Pères, l intendant ici mis en scène est l image de l homme soucieux d assurer son salut, donc l image du chrétien à qui ils s adressent. Une fois posée cette identification, on s applique à faire apparaître la cohérence de la similitude en montrant comment chaque détail signifie une partie du mystère du Royaume : puis, si on le peut, on en tire quelques leçons morales particulières qui viendront s ajouter à l enseignement tiré de l ensemble, soyez de bons gestionnaires du monde dïci-bas. Dans cette famille d interprétations, nous distinguerons deux groupes : celles qui voient, derrière l intendant, l image du chrétien de base, et celles qui considèrent qu il représente les membres de la hiérarchie ecclésiastique. A. L'intendant, image du chrétien dans le monde Le sens du mot Les Pères grecs fondent leurs premières explications sur l étymologie d oikonomos, régisseur d une maison. L oikonomos est figure de l homme qui, dépositaire de la volonté divine, gère à titre transitoire un monde qui ne lui appartient pas : «Nous ne sommes pas dans notre propre maison : nous sommes des émigrés, des étrangers, des exilés, susceptibles d être chassés quand nous ne le voulons pas, quand nous ne nous y attendons pas. Nous serons dépouillés de nos biens quand il plaira au Seigneur15.» On voit s esquisser, dans ces lignes d Astérios, l explica 14. H ier. Epist. 121, 6 ; voir aussi 48, 13 ; 151,6. 15. Astérios d Amasée, PG 40, 179. Cette homélie est reprise, avec quelques modifications, dans les Sermons de Jean Chrysostome (PG 61, 785-788).

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 93 tion qui fondera toutes les prédications ultérieures sur le thème : soyez de bons gestionnaires du monde, faites profiter les autres des biens dont vous disposez. Mais on sait combien les anciens se piquaient de subtilité en matière d étymologie. Dans la première partie du mot oikonomos, Cyrille d Alexandrie lit non plus oikos, la maison, mais oikeia, les biens personnels, et retient pour némein le sens de partager. Sur cette analyse originale du mot s appuie son interprétation de la figure de l intendant, qui représente dès lors les chrétiens riches : «Dans l esprit de Dieu, ils ont tout simplement été nommés les économes des pauvres : en effet, oikonomos vient de distribuer les biens de sa maison16». La parabole ne présente plus alors un conseil, mais un devoir pour les riches : cela au grand dam de la science étymologique, mais dans une perspective plus humanitaire. Dans les traductions latines en usage après Jérôme, les commentateurs rencontrent, en général, pour rendre oikonomos, le terme uillicus11. Celui-ci implique une compétence plus restreinte qvj oikonomos : un uillicus gère une uilla, une des fermes de son maître. Il s agit d un esclave, du moins d un serviteur subalterne, attaché à la terre. C est alors au début de la Genèse qu on se référera, plus ou moins explicitement, pour montrer que le uillicus de la parabole représente l homme, fermier du monde. Ainsi, Pierre Chrysologue : «Il y avait un homme riche qui avait un fermier : qui est-ce, sinon l homme à qui avait été confié le monde pour qu il le cultivât18?» Il arrive toutefois que les latins se reportent au texte grec. Villicus leur paraît alors un peu terne pour traduire oikonomos et ils proposent dispensator, l intendant, celui qui gère l ensemble des biens. Dans ce cas, c est dans la nature même de l homme qu on va discerner la délégation de puissance qui lui a été accordée : la raison le rend supérieur aux autres créatures et fait donc de lui le gérant du monde. Ce raisonnement, qui semble apparaître au ixe siècle dans un sermon attribué à Haymon d Alberstadt, est repris et élargi par Odon de Cambrai, puis, au xne siècle, par Godefroid d Admont19. 16171819 16. Cyrille d Alexandrie, PG 12, 811. 17. On verra plus bas (p. 117) que Jérôme rejetait ce terme au profit de dispensator, et que cela n est pas sans influence sur son commentaire. 18. Chrys. Petr. Serm. 125 (PL 52, 543). 19. L attribution à Haymon d Halberstadt des divers sermons publiés sous son nom étant contestée et les problèmes étant loin d être résolus, nous parlerons de Ps-Haymon. Voici le raisonnement qu on trouve dans Y Homélie 121 ( PL 118, 647) : «Le uillicus tire son nom de uilla, car on sait qu il a la responsabilité de la ferme d autrui ; nous pouvons l appeler oikonomos, ce que, dans le langage courant, nous appelons intendant. Et, en vérité, le Dieu tout-puissant nous a confié ses immenses richesses lorsqu il nous a donné une raison et une intelligence communes avec celles des anges, bien supérieures à celles des autres créatures». Godefroy d Admont précise {PL 174, 525) : «C est parce qu il est doué de raison que l homme a reçu la charge de gérer, comme une maisonnée, la substance de son corps et de son âme. On se rend compte qu il commande dignement et fidèlement à cette maisonnée si, par un soin assidu, il prépare les facultés de son âme et les membres de son corps à n obéir qu à Dieu».

94 PIERRE MONAT Si on veut toucher plus spécialement encore le chrétien, c est sa responsabilité de baptisé que l on découvre derrière l image des responsabilités de l intendant : «Le gérant, c est chaque chrétien qui, lors de son baptême, a reçu la gérance de lui-même et de son prochain. En effet, chaque chrétien vit non pas pour lui-même, mais pour son prochain ; il n aura pas à rendre compte seulement pour son âme, mais aussi pour l âme de celui avec qui il vit en cette vie...20» On raffinera encore dans cette voie, un peu plus tard dans le Moyen Age, quand se sera développé le goût de l allégorie et de la subtilité : le villicus ne représente même plus l homme tout entier, mais sa seule raison exerçant un pouvoir modérateur sur un ensemble de vices et de vertus que Bernard de Cluny, par exemple, décrit longuement, et qui sont même prétexte, chez Hugues de Saint- Victor, à des évocations qui relèvent de la fantasmagorie21. Une fois fixée cette ligne directrice, on entre dans les détails, parfois les plus infimes, chacun choisissant ceux qui s accordent le mieux avec la leçon qu il a en vue. Le maître de maison : aux yeux du plus grand nombre, il va de soi que celui-ci représente Dieu. Toutefois, certains pensent que le Christ se désigne ainsi luimême, car, au milieu de la pauvreté humaine, il incarne la véritable richesse22. A ce raisonnement de Pierre Chrysologue, Odon de Cambrai substitue plus tard un semblant de preuve scripturaire, en constituant un catalogue de textes dans 20. P. Diacr. Hom. 168 {PL 95, 1370). Une grande partie de son H oméliairetst constituée d emprunts avoués, mais l homélie qui porte sur cette parabole semble être de son cru, ou emprunte à des sources que nous ne connaissons pas. 21. Le sermon mis sous le nom de Bernard, et auquel nous renvoyons {In parabolam de uillico iniquitatis) est vraisemblablement l œuvre d un moine de Cluny, mais pas de saint Bernard {PL 184, 1020-1032). 11 explique longuement que la villa sur laquelle l intendant exerce son pouvoir modérateur a des murs, c est la prudence, un défenseur, c est la force, une intendance, c est la tempérance, une organisation juridique, c est la justice. Elle a reçu sept biens physiques (beauté, force, vélocité, liberté, santé, volupté, longueur de vie) et sept biens spirituels (sagesse, amitié, concorde, honneur, piété, puissance, charme) {PL 184, 1023). Pour Hugues de Saint-Victor, les dons que Dieu a déposés dans la villa sont des animaux, chargés également chacun d une signification : «Les petits veaux, pour que commence le bien ; les bœufs pour la consommation ; les taureaux pour la procréation de la vertu ; les vaches pour la fécondité de la bonne volonté ; les génisses pour la pureté de l honnêteté intellectuelle ; les brebis pour la douceur de l innocence ; les agneaux pour la candeur de la pureté...» {PL 175, 821). 22. Chrys. Petr. PL 52, 543 : «// y avait un homme riche : et qui était cet homme riche, sinon le Christ? Qui est riche, en effet, sinon celui qui, au milieu de notre pauvreté, possédait toutes les richesses de la création! Il y avait un homme riche : il essayait bien souvent de faire comprendre aux juifs qu il possédait la richesse de la divinité, même s il connaissait la pauvreté humaine. Il était riche. Dans sa majesté, il était riche, lui qui, aux yeux des juifs, était pauvre. Et comment pouvait-il n être pas riche, lui que servaient les Anges, à qui obéissaient les Vertus, à qui les éléments étaient soumis, dont les ordres faisaient apparaître ce qu on ne voyait pas?»

EXÉGÈSE DE «U INTEN DANT INFIDÈLE» 95 lesquels le Christ est qualifié de riche23 : c est en quelque sorte le qualificatif qui a été considéré comme porteur du sens substantif, et la quantité de fausses analogies est prise pour une preuve. Les attaques contre l intendant : la parabole ne dit rien sur le ou les accusateurs, ni sur le fondement des accusations. Ce silence, qui paraît assez normal, puisqu il porte sur un point secondaire du récit, donne cependant lieu à diverses réflexions. D abord, si l on admet que le maître représente Dieu, comment se fait-il qu il n ait rien su immédiatement des malversations de son intendant, et ne les ait apprises que sur dénonciation? Son silence était volontaire, explique Pierre Chrysologue : Dieu sait tout, mais n intervient pas avant que ne soit montée jusqu à lui la clameur des opprimés24. Ainsi la toute-puissance de Dieu n est pas atteinte, et sa bonté est proclamée. Pour d autres, comme Paul Diacre, l accusation est portée devant Dieu par les anges : l infinie clairvoyance divine est alors combinée avec l idée que les anges font un rapport, pour enseigner au chrétien que toute sa vie est surveillée25 26. La parabole ne dit rien sur le degré de véracité des accusations. Celle-ci ne peut d ailleurs guère être discutée, dès lors qu on admet que c est l homme qui fait figure d accusé. Seul Odon de Cambrai, pour qui l intendant représente la raison de l homme, soulève le problème : «Que signifie le fait qu il ait dit quasi, comme s il avait détruit, en utilisant une formule de supposition, et non pas quod, parce qu il avait détruit, sans aucune ambiguïté... Par l emploi de ce quasi, le Seigneur montre que la raison, parce qu elle ne se sert pas des biens que Dieu lui a confiés et ne commande pas convenablement aux forces susdites, mérite une condamna- 23. Odon de Cambrai, PL 160, 1121 : «Qui est cet homme riche, sinon le Christ, riche dans le ciel, riche sur la terre, riche en tous lieux, rempli de grâce et de vérité {Jean, 1, 14). Et nous avons tous reçu sa plénitude {Jean 1, 16). Riche en qui se trouvent cachés tous les trésors de la sagesse et de la science {Col. 2, 3), riche envers tous et envers tous ceux qui l invoquent {Rom. 10, 13).» 24. Chrys. Petr. Serm. 125 {PL 52, 544) : «Or celui-ci fut accusé auprès de lui : comme s il n avait pas pu savoir, comme s il n avait pas pu deviner, lui qui connaît tout ce qui est caché, lui aux yeux de qui sont dévoilées toutes les choses cachées. Il fut accusé auprès de lui : il a donc cru à la rumeur publique? Est-ce par la rumeur publique qu il l a appris? Non ; mais parce qu il savait déjà ce qu il dissimulait par pure bonté, il a commencé à s en inquiéter quand la terre s est mise à accuser : la voix de ton frère crie depuis la terre ( Gen. 4, 10) : la terre criait, le ciel criait, les anges se lamentaient au moment où la voix de toute une génération accusait.» 25. PL 95, 1370 : «C est chaque jour que nous sommes accusés devant Dieu, parce que nos anges voient sans arrêt la face de Dieu et lui rapportent toutes nos actions». Même développement chez Ps.-Haym. Horn. 121 {PL 118, 647) : «En effet, non seulement il voit nos cœurs, lui aux yeux de qui toutes choses sont nues et découvertes... mais encore nos œuvres lui sont rapportées jour et nuit par des anges qui en sont chargés, comme cela a été dit à un juste par un ange : quand vous priiez, c est moi qui portais votre prière devant Dieu { Tobie, 12, 12)». 26. La version évangélique citée par Odon dit bien détruire, et c est ce choix qui fonde l argumentation : il est impensable que la raison de l homme détruise ce que Dieu a fait.

96 PIERRE MONAT tion aussi grande que celle qu on lui infligerait si elle avait réellement détruit les biens qui lui avaient été confiés...27». La négligence est aussi coupable que la destruction volontaire, telle est, en définitive, la leçon donnée par ces mots. Le contenu des accusations : ce point n appelle généralement que des commentaires rapides. Si l intendant est la figure de l homme, la dissipation des biens représente le beau gâchis que fait celui-ci dans le monde. Il perd le sens de sa fonction dans le monde, dit Haymon, et le chrétien coupable doit se sentir responsable du mépris que les nations manifestent à son Dieu28. Toutefois, pour Raoul l Ardent, cette brève indication est l occasion de proposer un véritable examen de conscience dirigé sur l usage de trois sortes de biens, les biens extérieurs, ceux du corps et ceux de l esprit29. Rends compte de la gestion : cet appel, adressé par Dieu à l homme, est senti le plus souvent comme représentant le moment de la mort et celui du jugement, et ouvre la voie à des développements quelque peu oratoires, dont Astérios ou Paul Diacre peuvent fournir d excellents exemples30. Laissant de côté cette rhétorique parfois facile, Odon de Cambrai, plus soucieux d une conversion immédiate, invite 27. PL 160, 1135. 28. Ps.-Haym. Hom. 121 (PL 121, 647) : «Nous gérons mal les richesses de notre Seigneur lorsque nous détournons vers un usage mauvais le discernement que nous avons reçu pour le bien... Nous sommes mis en accusation devant notre Seigneur lorsque nous donnons mauvaise opinion de nous, au point que nous sommes de ceux qui font dire à l Apôtre : le nom de Dieu a été blasphémé à cause de vous parmi les nations (Rom. 2, 24).» 29. Hom. 21 (PL 155, 2018) : «L homme dissipe les biens extérieurs quand il ne partage pas avec les pauvres et les malades... ne construit pas d églises ou de maisons pour les pauvres, ne se rend pas utile à sa patrie... ; il dissipe les biens corporels quand il met son corps au service de la fornication et non au service de Dieu ; lorsque, avec la langue que Dieu lui a donnée pour bénir, il maudit, ment, parjure, trahit ; lorsque, avec les yeux que Dieu lui a donnés pour qu il en fasse bon usage, il regarde la femme avec concupiscence ou contemple de vains spectacles... ; il dissipe enfin les biens spirituels lorsqu il se sert de son libre arbitre pour choisir le mal et non le bien, pour se mettre au service du monde et non de Dieu, de la chair et non de l esprit ; quand il se sert de son intelligence pour chercher comment il pourra faire du mal et non du bien ; quand il se sert de sa mémoire pour se rappeler le mal et non le bien... C est l abus et l usage pervers de tous ces biens, mes frères, qui accuse devant Dieu l homme-intendant.» 30. Voici, par exemple, celui d Astérios (PG 40, 189) : «Voici les paroles qui résonnent quand il arrivera à destination : rends compte de ta gestion : montre alors comment tu as obéi aux commandements, comment tu t es conduit avec tes compagnons d esclavage : as-tu été bienveillant et humain? as-tu, au contraire, été cruel et tyrannique, frappant, cognant et détournant les aumônes à ton profit? Et si tu peux te rendre le Seigneur propice et montrer que tu as été un bon serviteur, tant mieux ; sinon, ce qui t attend, ce n est pas seulement les verges, le feu, la meule qu on fait tourner dans l obscurité du moulin, ni même des entraves de fer : mais un feu éternel, des ténèbres perpétuelles, qu aucune lueur ne viendra éclairer, et, en plus, les grincements de dents clairement annoncés dans l Évangile» ; cf. aussi Paul Diacre, PL 95, 1370.

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 91 les chrétiens à voir dans cette phrase un appel que Dieu leur adresse quotidiennement : «Il l appela : c est chaque jour que le Seigneur nous appelle : Venez, fils, écoutez-moi... (Ps. 34, 12) ; Venez à moi, vous qui souffrez... {Matth. 11, 28). Chaque jour il nous parle. Il parle par les prophètes, il parle par les apôtres, il parle lui-même dans l Évangile, il parle par les docteurs, il parle à notre conscience. Qu est-ce que j entends dire de toil II s en prend à ceux qui pensent mal, à ceux qui agissent mal, à ceux qui vivent mal31». Et cet appel prend de multiples formes, qu Odon de Cambrai énumère complaisamment, invitant les fidèles, comme le fait à la même époque Raoul l Ardent, à discerner la voix du Maître dans les épreuves de la vie quotidienne32. Au lieu d un simple appel à l examen de conscience, Hugues de Saint-Victor découvre même ici une invitation au sacrement de Pénitence33. Tout cela semble un peu banal, si on le compare à la belle méditation de Pierre Chrysologue qui, supposant que le maître de maison représente le Christ, fait de cette convocation non plus un appel à la pénitence avant le jugement, mais une offre de réconciliation34, proposée «parce qu il brûle d envie de prévenir le jugement par son pardon». La réflexion de l intendant : elle est présentée par une formule tout à fait banale («alors l intendant se dit en lui-même») qui a parfois engendré un commentaire, parce qu elle était considérée comme une invitation adressée au chrétien pour qu il mette en œuvre «toutes ses ressources intérieures afin de faire sortir de lui une 31. PL 160, 1123. 32. Cf. Raoul l Ardent, PL 155, 2019; voici le développement, plus détaillé encore, d Odon de Cambrai {PL 160, 137) : «Aux uns, il parle par une voix dont ils ne savent d où elle vient : c est le cas de Samuel ; à d autres, par des songes, comme à Joseph, Pharaon, Nabuchodonosor, Daniel ; à d autres par l intermédiaire des anges, comme à Moyse, Abraham, Jacob et beaucoup d autres encore ; à d autres par des inscriptions, comme à Balthazar, pour qui un doigt écrit sur un mur. Mais, à la plupart, il parle par l intermédiaire d hommes fidèles, les prophètes pour les anciens, les docteurs de l Église pour nous ; à quelques-uns, par la lecture des divines Écritures ; à un grand nombre par des épreuves physiques.» 33. PL 175, 647. 34. C hrys. Petr. Serm. 125 {PL 52, 544) : «Rends compte: cela signifie fais ton compte, recueille ce qui est à toi, pour ne pas rendre ce qui est à moi : tu recueilleras, si tu t arrêtes maintenant de dissiper. Les premières dettes, c est moi qui m en suis chargé, quand je me suis chargé de toi ; je les ai remises quand je t ai absous ; moi, ton défenseur, je me suis levé à ta place, toi qui étais un défenseur ; moi, le juge, je suis venu en jugement ; je suis devenu l accusé de mon accusation, j ai été condamné par les coupables, je n ai pas cherché à échapper à la sentence rendue par les condamnés ; maître de la mort, je me suis soumis à la mort ; je suis entré aux enfers, moi le destructeur de la mort ; je voulais, grâce à tout cela, non seulement te soustraire à ton châtiment, mais te faire participer à ma dignité. Alors, toi, fais en sorte que toi, qui n as pas été chassé pendant le temps de ta gestion, tu ne sois pas prisonnier de l éternité de ma condamnation.»

98 PIERRE MONAT offrande pénitentielle qu il puisse proposer en échange de son salut35». Mais les formules imagées qui suivent ont bien davantage piqué l ingéniosité. En se déclarant incapable de bêcher dorénavant, l intendant montre qu après la mort, il ne sera plus temps pour l homme de travailler aux œuvres qui pourraient faciliter son salut. Cette interprétation, bien souvent indiquée au passage, est expliquée plus longuement par Astérios qui précise que «c est la vie présente qui est consacrée à la pratique des commandements : la vie future, c est pour récolter36» ; c est pour se reposer, ajoute Raoul l Ardent à la suite d une explication analogue37. Pour Paul Diacre, si l intendant ne peut pas bêcher, ce n est pas une question de temps, mais c est qu après la mort il n y a plus de matière sur laquelle il puisse exercer son activité : «... car alors il n y a plus de pauvres à réconforter, de malades à visiter, plus aucune raison de se consacrer aux veilles et à la prière38». Le terme bêcher donne même naissance à des développements où il est commenté pour lui-même, sans aucun souci d un contexte qui indique que le locuteur ne se sent pas la force de bêcher. Ainsi se trouve posée par le Ps.-Haymon l équivalence bêcher = se confesser, qui entraîne, sur la nécessité de la confession, un long passage qui n a plus rien à voir avec la parabole39. Godefroid d Admont, qui nous a laissé deux homélies sur ce texte, reprend une fois cette interprétation. Mais il en propose une seconde... L intendant prend conscience de la misère où l ont plongé ses fautes : «Je ne suis plus capable de bêcher, dit-il, c est-à-dire je ne suis plus capable de découvrir ou de retrouver comme d habitude dans les Écritures le sens spirituel qui doit m édifier ou être utile au prochain40». A cette misère intellectuelle s ajoute celle de l âme tout entière, «je ne puis plus, comme d habitude, amollir la terre de mon cœur par la force de mon repentir41». 35. Ibid. 544. 36. PG 40, 191. 37. PL 155, 2019. 38. PL 95, 1371. 39. PL 118, 648 : «En bêchant, on fait en sorte que l intérieur de la terre, qui est caché, apparaisse à l extérieur. Alors, que représente l action de bêcher, si ce n est la confession des péchés? Tout comme en bêchant nous changeons l aspect de la terre, de même, par le soc du repentir, nous labourons nos cœurs et, par la confession, nous amenons au grand jour les péchés cachés à l intérieur... C est pourquoi il est ordonné dans la Loi, de façon figurée, que les Israélites, en campagne, aient une piochette avec leur équipement militaire ( Deut. 23, 14) et que, quand ils sortent du camp pour satisfaire aux besoins de la nature, ils creusent le sol et recouvrent de terre leurs excréments. La piochette représente le repentir, et les excréments le péché, comme le dit le prophète : les bêtes de somme ont macéré dans leur fumier {Joël, 1, 17). Il nous est donc ordonné d avoir une piochette pour recouvrir nos péchés quotidiens par une pénitence quotidienne et un repentir quotidien.» 40. PL 174, 532. 41. Ibid

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 99 La formule j ai honte de mendier est le plus souvent commentée sans souci du contexte. Que ce soit l intendant remercié qui la prononce ne semble guère avoir d importance. Elle est l occasion de réflexions sur la honte qu il y a à mendier. En effet, mendier, c est proclamer qu on est pauvre... donc qu on a été paresseux, comme l explique Bède en s appuyant sur un des Proverbes de Salomon : «Il est bien misérable et malheureux celui qui, une fois refermée la main de la miséricorde divine, en est réduit à demander. Cette mendicité est tout à fait méprisable, comme le dit Salomon : A cause du froid' le paresseux n 'a pas voulu labourer ; il mendiera donc en été, et on ne lui donnera pas ( Prov. 20, 4)42.» A cette explication fondée sur l Ancien Testament vient s ajouter, de Bède à Théophylacte, le souvenir de la parabole des vierges folles, qui en mendiant de l huile, proclament leur imprévoyance43. L expression donne cependant l occasion à Paul Diacre d inciter ses lecteurs à la prière. Il reconnaît, certes, que mendier comme le font les vierges folles est une honte. Mais il poursuit : «Il y a une bonne mendicité et il y en a une mauvaise. La bonne se passe ici-bas : ici-bas, en effet, nous avons raison de mendier auprès des docteurs la sagesse et la science ; de mendier auprès des saints, dans des prières litaniques, pour qu ils intercèdent en notre faveur. C est dans l autre monde qu il sera honteux de mendier... 44». Telle est l explication que reprend encore Odon dans la première de ses homélies. Dans la seconde, toutefois, il se montre plus attentif au contexte : «L intendant proclame qu il a honte de mendier, parce qu il se demande sérieusement quel bien il peut faire pour ne pas se retrouver dans l autre vie, les mains complètement vides de bonnes œuvres, désirant celles des autres, et couvert de confûsion45». La stratégie de l intendant : la phrase dans laquelle elle s exprime fait rarement l objet d un commentaire séparé. On la réunit le plus souvent aux sentences sur le bon usage de l argent qui suivent la parabole, et aux explications que l on propose sur l ensemble. L enseignement sur ce point ne varie guère. C est un appel à la générosité envers autrui. Ainsi, dit Astérios, qui développe le plus longuement ce thème, les bénéficiaires seront-ils pour nous des témoins devant le juge suprême et nous assureront l accès au lieu de repos46. Car les maisons où l intendant 42. Bed. in Luc. 5 ( PL 92, 530 = CC 120, 296). Ce commentaire de Luc est, le plus souvent, un montage de textes empruntés à Augustin et à Pierre Chrysologue. 43. Ibid. 44. PL 95, 1371. 45. PL 160, 1139. 46. PG 40, 193 : «Lorsque donc quelqu un, sentant qu il va mourir et quitter ce monde, désire, par ses bonnes oeuvres, alléger le poids de ses fautes et remet leurs dettes à ses débiteurs ou fait de larges donations aux pauvres, en donnant ce qui appartient en fait au Seigneur, il se fait de nombreux amis qui, devant le Juge, témoigneront de sa bonté, et, par leur témoignage, lui assureront l accès au lieu de repos. Et on appelle témoins (juaprupeç) ceux qui ont bénéficié de cette générosité : ce n est pas par leurs paroles qu ils témoignent devant le Juge, comme s il ignorait tout, mais parce que la bonne action qui a été faite en leur faveur arrache ses auteurs aux châtiments de leurs crimes. De même que, disait-on, le sang d Abel avait crié vers Dieu, de même cette bonne oeuvre, dit-on, porte témoignage en faveur de celui qui fait le bien dans le Christ Jésus, Notre Seigneur ; à lui la gloire dans les siècle des siècles».

100 PIERRE MONAT souhaite être recueilli ne peuvent être qu un lieu d abri étemel, puisque, précise Odon, on ne donne le nom de maison qu à une habitation capable de protéger de la pluie et de toutes les intempéries47». Les débiteurs : une des premières sources d étonnement de nos commentateurs est que la parabole ne présente que deux débiteurs, alors qu un homme riche en comptait certainement plus que cela. Mais poser la question, c est vouloir y répondre. Ainsi Odon de Cambrai, pour qui le villicus représente la raison de l homme, peut-il expliquer que «les débiteurs du maître, ce sont les forces qui donnent mouvement à l âme et au corps48». Cette phrase de la parabole est donc à ses yeux une invitation à l examen de conscience. En revanche, dans une autre homélie, ce même Odon a posé en principe que le uillicus est l image du chrétien, et, dès lors, tous les chrétiens sont des intendants... et tous sont également des débiteurs : «En effet, il nous est commandé d aimer non seulement Dieu, mais aussi notre prochain. Nous sommes débiteurs de Dieu, mais aussi de notre prochain49.» En fait, la conclusion pratique reste la même, mais deux pistes précieuses sont suggérées pour orienter l examen de conscience. Le débiteur des cent mesures d huile : ce personnage est l occasion d une triple interrogation : que représente-t-il? que signifie l huile? que signifient les chiffres 100 et 50, et le passage de l un à l autre? Pour Pierre Chrysologue, ce débiteur représente le peuple juif. C est essentiellement la nature de la dette qui fonde son interprétation : si le peuple juif doit de l huile à Dieu, c est parce que, tout au long de son histoire, Dieu a voulu que l huile fut le signe des biens spirituels dont il le comblait50. Ce raisonnement est élargi par Paul Diacre à toute l humanité : l huile est considérée comme l image des biens spirituels non plus parce qu elle est le moyen de l onction, mais parce qu elle est l aliment de la lumière, tandis que cent désigne la plénitude : «Il doit donc cent mesures d huile, l homme qui doit à Dieu la totalité de ses biens spirituels51». Godefroid d Admont procède à une démarche analogue, mais en voyant dans l huile l image de l amour divin, accordé en plénitude52. Le terme mesure donne lieu à une spéculation assez inattendue chez Odon de 47. PL 160, 1139. 48. PL 160, 1140. 49. PL 160, 1124. 50. PL 52, 548 : «C est un juif, ce débiteur à qui l intendant demande combien il doit à son maitre, comme s il ne savait pas le montant de la dette. Le débiteur précise la nature et le montant de la dette quand il dit : cent mesures d huile. Pourquoi pas de l argent ou de l or? pourquoi pas 110 ou 90, mais 100? Parce que la nature de la dette ainsi que son montant mettent en lumière un céleste mystère. Le juif devait de l huile qu il avait reçue, dans la reconnaissance de dette que constitue la Loi, pour oindre les rois, les prophètes et les prêtres, en figure de fonction du Christ, jusqu à ce que vienne le prince des rois, des prophètes et des prêtres, à qui devait être restituée la plénitude centenaire de fonction.» 51. PL 95, 1732. 52. PL 174, 526.

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 101 Cambrai : celui-ci, s appuyant sur la version latine où bathos a été rendu par cados, qui désigne une amphore dont la contenance était de trois urnes53, déclare que cette mesure désigne «la foi en la Sainte Trinité, par laquelle est mesuré tout le bien spirituel qui est donné aux chrétiens54»! Quant au passage de 100 à 50, il est toujours présenté comme une invitation à la pénitence, puisque telle est la signification du nombre 5055. Pour Pierre Chrysologue, celle-ci s adresse principalement aux juifs, alors que les prédicateurs plus tardifs, comme Paul Diacre et Godefroid, pensent que tous les hommes c est-à-dire toute la chrétienté d alors sont appelés à se repentir56. Qui est curieux de symbolique des nombres lira enfin avec délectation le commentaire d Odon, qui consacre de longues pages à ce sujet57. Nous ne pouvons abandonner ce passage sans signaler que tous les mots en ont été scrutés et «exploités» pour compléter cette invitation à la pénitence : sede appelle à présenter à Dieu un cœur et un corps humiliés, cito souligne l urgence de la conversion, voire la ferveur qu elle requiert58... Le débiteur de cent mesures de blé : le schéma est le même que pour le débiteur précédent : qui représente-t-il? que signifie le blé? comment interpréter les nombres 100 et 80, ainsi que le passage de l un à l autre? Le débiteur de blé représente toujours des hommes qui ont besoin de miséricorde. Pour Pierre Chrysologue, ce ne sont plus seulement les juifs, mais l humanité entière, pour qui le Christ, comme le blé, a été semé dans la terre de notre chair59. Quant à Paul Diacre, qui avait discerné dans les cent mesures d huile les dettes de l homme envers Dieu, il voit dans ce blé l image des dettes envers le prochain, à qui nous devons les biens matériels qui nous font vivre60. Cette interprétation est reprise, mot pour mot, dans une des homélies d Odon de Cambrai61. Mais ce dernier, dans sa seconde homélie, propose de voir, dans le blé, 53. Cf. Isid. Etym. 16, 26, 13. 54. PL 160, 1140. 55. La signification du cinquante jubilaire est bien connue. Pierre Chrysologue ajoute l argument suivant {PL 52, 548) : «David montre clairement que le nombre 50 se rapporte à la miséricorde, quand il proclame, dans le Psaume 50 : dans ta miséricorde, Seigneur, aies pitié de moi.» 56. PL 95, 1372; 174, 526-527. 57. PL 160, 1142. Voici la conclusion de ce long développement : «Ceux qui expliquent la nature du nombre 100 disent que la représentation de ce nombre se fait à l aide de la main droite, qui met alors ses doigts dans la même position que la main gauche quand celle-ci indique 30 et 60. Comme 30 montre la sainteté du mariage et 60 la pureté de l état de veuve, ils disent que 100, qui fait passer à droite toutes ces qualités, représente la félicité éternelle ; par ailleurs, puisqu il est représenté sur la droite par les mêmes doigts que sur la gauche, il est réputé représenter la virginité». Sur le système de comput digital auquel il est fait allusion ici, et qu on retrouvera à plusieurs reprises, cf. infra n. 103. 58. Cf. notes 56 et 57. 59. PL 52, 548. 60. PL 95, 1373. 61. PL 160, 1125.

102 PIERRE MONAT «l image des préceptes divins et de la grâce du Christ, dont nous faisons notre nourriture62». Pour Godefroid qui, comme d habitude, semble s inspirer de Paul Diacre pour le dépasser, ce blé doit nous rappeler la charité que nous devons à notre prochain63. La forme de la question posée par l intendant apporte même un curieux renfort à sa démonstration : «Que les mesures d huile se rapportent à l amour de Dieu et les mesures de blé à l amour du prochain, cela ressort du fait qu il dit au premier débiteur : Combien dois-tu à mon maître, alors qu il dit au second : Combien dois-tu, sans ajouter à mon maître. Car, dans l énigme de l huile, nous recevons le conseil de rendre à Dieu le parfait amour ; dans l évocation du blé, nous recevons l ordre de tendre à notre prochain une main secourable64». Telle est l interprétation que Bernard de Cluny reprend presque littéralement65. Comme dans le cas du premier débiteur, Odon de Cambrai s est inquiété du sens caché derrière le choix de la mesure. Du terme hébreu latinisé sous la forme corus, il propose une définition, assurément inexacte, et qu il a peut-être forgée en s inspirant de celle qu il avait trouvée chez Isidore de Séville pour le bathos : elle lui permet, en effet, de retrouver encore ici l empreinte de la Trinité66. Dans la symbolique traditionnelle des nombres, sur laquelle nous reviendrons plus loin67, l ogdoade est généralement figure du salut apporté par le Christ, ressuscité le lendemain du sabbat, donc, en quelque sorte, le huitième jour. Dès lors donc que les débiteurs sont censés représenter l humanité, ou simplement le peuple juif, le passage de 100 à 80 est considéré comme une invitation à embrasser la foi dans sa totalité, à unir, comme le disent Pierre Chrysologue aussi bien qu Odon, le décalogue de la foi et l ogdoade de la grâce, dont la multiplication donne bien 8068. Paul Diacre recourt également à cette explication, mais il 62. PL 160, 1143. 63. PL 174, 527 : «Puisque c est par le blé que la vie de l homme est entretenue et nourrie, les cent mesures de blé représentent parfaitement l amour plein et parfait du prochain. En effet, notre charité doit se manifester non seulement par la parole et la langue, mais par les œuvres en faveur de tout besoin de notre frère. C est pourquoi Jean a dit : Celui qui possède les biens de ce monde et ne fait que regarder son frère qui est dans le besoin et lui ferme ses entrailles, comment l amour de Dieu peut-il demeurer en lui? (I Jn 3, 17)». 64. Ibid 65. PL 184, 1020. 66. PL 160, 1143 : «Le corus est une mesure qui contient trente modii : or, comme 30 contient 3 fois 10, c est manifestement la foi en la Trinité, telle que la garantissent les Écritures, qui est représentée par le chiffre 10». Mais le Kors mesure 380 litres, alors que 30 modii correspondent à 264 litres. 67. Cf. n. 103. 68. Chrys. Petr. Serm. 126, PL 52, 549: «Tout comme le nombre 50, écrit Pierre Chrysologue, apporte la miséricorde, le chiffre 80 préfigure la foi totale ainsi que la grâce. Ce nombre contient le décdoguz de la Loi et Yogdoàdt de la grâce, comme le comprend fort bien un lecteur suffisamment assidu de la Loi, un lecteur suffisamment appliqué de l Évangile. C est pourquoi, lorsque l intendant dit écris 80, il le fait pour que la grâce rachète ce qui ne pouvait être racheté par la nature.» Chez Odon de Cambrai (PL 174, 527), l explication est beaucoup

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 103 s interroge en outre sur la valeur de la remise ainsi consentie, qui est d un cinquième. D où une étrange justification : «C est que la quantité des biens matériels qui est due au prochain est ce qu exigent les cinq sens du corps69». Quelques commentateurs ne s arrêtent pas aux figures de l huile et du blé, et expliquent en un seul temps les deux remises de dettes, se montrant plus attentifs à la signification des rapports entre les chiffres : la remise gracieuse de 50 % doit être comprise comme une invitation à donner la moitié de ses biens, comme le fit Zachée. Cette exhortation du Ps.-Haymon a peu de chances d entraîner beaucoup d adhésions70. La remise de 20 %, en revanche, sera un modèle plus facile à imiter, et donnera excellente conscience au chrétien qui la pratiquera, car il se montrera ainsi deux fois plus généreux que le juif qui s acquitte de la dîme... Tel est l enseignement d Augustin, repris littéralement par Bède, puis par Raban Maur71. Et le maître loua l intendant... c est le moment difficile. Ces félicitations sont rarement commentées en elles-mêmes. Le plus souvent, leur explication est intégrée à celle des maximes sur le bon usage de l argent qui font suite à la parabole. Très vite, les Pères ont recommandé de ne pas prendre à la lettre la phrase où il est dit que le maître loua l intendant. Ils ont mis l accent sur la deuxième partie, parce qu il avait agi avec prudence. C est prudenter; adverbe de la proposition explicative, qui a été préféré au complément de cause de la principale, relégué le plus souvent au rang secondaire de complément de nom déterminatif72. Augustin est le premier à manifester pareille prudence, en introduisant son explication par une formule promise à un bel avenir : «N allons pas croire que tout doit être imité... : si celui qui commettait un vol était loué par le Seigneur, ceux-là plaisent encore beaucoup plus au Seigneur qui accomplissent ces bonnes oeuvres en son nom73». Ainsi s ouvre une longue tradition d invitation aux bonnes oeuvres, qui sera réitérée à l envi. Si parfois l on rencontre, au détour de ces commentaires, l idée que la pratique de l aumône pourrait «blanchir» l argent gagné de manière douteuse, on trouve heureusement, comme chez Paul Diacre, des mises en garde très nettes sur la façon de s enrichir : «Que nul n aille croire qu il achètera des auxiliaires pour son salut avec ce qu il a gagné par un commerce d iniquité. En effet, il était écrit : ce sont des victimes d abomination, celles qui sont prises sur le fruit du crime ( Prov. 21, 27)... Lorsque donc il nous est recommandé de nous faire des amis avec le mamon plus longue, pour conduire le lecteur à l idée qu'écrire 80, c est garder constamment dans la tète la pensée de la résurrection et surtout du jugement. Le nombre qui indique ailleurs la confiance dans le rachat, annonce chez lui une résurrection plus redoutable qu espérée. 69. PL 95, 1373. 70. PL 118, 649. 71. Avg. Quaest. in Eu. Luc., PL 35, 1349 ; Bed. Exp. in Luc. 5, PL 92, 530 = CC 120, 297 ; Rab. Maur. Hom. 131, PL 110, 397. 72. Cf. supra n. 1. 73. Quaest. in Eu. Luc., PL 35, 1348.

104 PIERRE MONAT d'iniquité, il faut comprendre qu il s agit des richesses acquises grâce à un juste labeur74». On saisit mal la logique de cette dernière phrase, où le mamon d'iniquité est assimilé, pour les besoins de la cause, à l argent justement gagné. Mais, dans son effort pour parvenir à une moralité acceptable, le prédicateur oubliait qu il tentait ici la gageure d expliquer ensemble deux éléments d origine différente et rapprochés un peu brutalement dans le texte de Luc. Fils de ce siècle, flls de lumière : les variations des commentateurs sur ce verset sont dues, certes, en premier lieu, à leur ingéniosité propre, mais aussi au fait que le texte latin n est pas parfaitement clair. En effet, si le grec dit nettement que les enfants du siècle sont plus habiles à T égard de ceux de leur génération ( eis tên génean), le latin a utilisé l expression in generatione, où in suivi de l ablatif n invite pas nécessairement à lire une destination. C est Bruno de Ségni qui, s inspirant d Augustin, développe le plus clairement ce qui deviendra l explication courante : «L intendant est félicité non pas pour une espèce de bonté, mais pour sa ruse et son habileté à tromper : ne pouvant prendre pour lui les biens de son maître en les volant, il les subtilisait en cachant et en dissimulant. A cette habileté, le maître n est pas seul à applaudir, car le Maître de toutes choses le fait aussi quand il dit : Les fils de ce siècle... Ils sont, de fait, plus avisés quand il s agit de faire le mal que ceux-ci quand il s agit de faire le bien. Il est difficile de trouver des saints qui fassent preuve, pour l acquisition des biens étemels, d autant d habileté que n en déploient les fils du siècle pour acquérir des biens temporaires et fugitifs... Que les fils de lumière écoutent donc ces paroles, et qu ils rougissent d être surpassés par les fils de ce siècle. Car cela a été écrit pour qu ils deviennent plus avisés, et non pour qu ils imitent cet intendant d iniquité en pratiquant la fraude ou l injustice75.» Cette distinction entre fils du siècle et fils de lumière donne lieu à de nombreux développements dans lesquels la parabole est quelque peu oubliée. Tellement oubliée même parfois, que la prudentia des fils du siècle n est plus proposée en exemple si difficile soit-il à admettre mais fait l objet d une critique soustendue par le paradoxe paulinien sur la sagesse de ce monde, folie aux yeux de Dieu76 7. Et il faut une bien grande souplesse dialectique pour rattacher des considérations de ce genre à notre parabole, comme tente de le faire à deux reprises, Odon de Cambrai, en jouant habilement sur le sens de in generation^1. Plus inattendus encore sont les deux renversements proposés par Godefroid d Admont. Il suggère d abord que les fils de lumière sont les hommes de l Ancien Testament : dans ce cas, les chrétiens sont les fils de ce siècle, «... fils de la grâce nouvelle, qui, selon la loi du Nouveau Testament, aiment, à cause de Dieu, 74. PL 95, 1374. 75. Homélie 96, introduite dans son Commentaire sur Luc, PL 165, 421. 76. Esquissée chez Bède ( PL 92, 530) et chez Raban Maur ( PL 110, 397), l explication est pleinement développée par le Ps-Haymon, PL 118, 650. 77. PL 160, 1126, qui reprend presque textuellement Paul Diacre ( PL 95, 1373) ; puis PL 1148-1149.

EXÉGÈSE DE «U INTEN DANT INFIDÈLE» 105 également leurs ennemis, et sont vraiment plus avisés que les fils de lumière, dans leur génération qui est la génération de l Église sainte ; laquelle, par le baptême et la pénitence, ne cesse d'engendrer pour Dieu des fils spirituels78». Un peu plus loin, ce même Godefroid présente une autre explication : «les fils de lumière sont les esprits malins qui auraient dû être éternellement des fils de lumière, s ils étaient demeurés humblement dans l obéissance et l amour de leur créateur. Mais dès lors que, par leur orgueil et leur méchanceté, ils ont été déchus de cette clarté d étemelle lumière et qu ils ne peuvent retrouver l amour original de Dieu et de l homme, on a raison de dire que les fils de ce siècle, c est-à-dire les fils de la Sainte Église, sont plus avisés qu eux : en effet, après leur chute et leurs prévarications, ils peuvent retrouver l amour de Dieu et celui de leur prochain79.» Nous venons de voir se mettre en place, entre le IVe et le x n e siècle, ce qu on pourrait appeler l interprétation traditionnelle de la parabole. L intendant y est considéré comme une image de l homme dans le monde. C est l occasion de rappeler au chrétien qu il est chargé de responsabilités et qu il devra rendre compte de sa gestion. Par des cheminements plus détournés, les Pères ont trouvé aussi l occasion d inviter leurs lecteurs à la pénitence, à la prière, et de leur rappeler la puissance d intercession des saints. Ils ont su lire, ce qui était essentiel, que cette parabole était image du salut par la conversion, puis par les œuvres. Petit à petit, c est sur ce dernier point qu ils ont le plus souvent mis l accent, en appelant à l aumône et à un juste usage des biens du monde. Mais nous les sentons bien gênés de devoir proposer en modèle un intendant qui vole son maître. Ce n est d ailleurs pas la seule difficulté soulevée par cette interprétation, qui a bien du mal à intégrer les personnages des débiteurs. C est peut-être pourquoi d autres ont recherché une clé différente. B. L'intendant, image de responsables de TÉglise Présenter l intendant comme l image du chrétien dans le monde ne permet pas de donner une explication satisfaisante de la hiérarchie des personnages. En effet, si le Maître, c est Dieu, et si l intendant représente l homme qui lui est soumis, on ne voit pas aussi clairement comment situer plus bas encore les débiteurs, qui sont aussi des hommes, dans cette hiérarchie déjà complète. Certains interprètes ont résolu cette difficulté en supposant que les débiteurs représentaient les juifs, à qui était ainsi proposé le salut. D autres ont cru discerner, dans les conversations de l intendant avec les débiteurs, le dialogue de l homme et de son prochain, sans trop insister sur le fait que leur interprétation ne rendait plus compte des situations respectives des personnages. 78. PL 174, 528. 79. Ibid.

106 PIERRE MONAT Sensibles à cette difficulté, ou parce qu ils ont médité cette parabole pour en faire l application à leur propre vie, deux pasteurs, Anselme, archevêque de Cantorbéry, puis le pape Innocent III, proposent tous deux de voir, dans cet intendant, l image d un responsable d Église, dignitaire, évêque ou prêtre. De la sorte, les personnages représentés sont situés les uns par rapport aux autres comme dans la parabole : le maître, c est le Christ ; l intendant, c est le responsable d une communauté d église, et les débiteurs... ce sont les fidèles! «L intendant désigne un gouvernant de l Église, dit Anselme. Mais bien souvent il arrive que celui qui a reçu la charge de gouverner l Église ne regarde que les biens de la terre, néglige les biens spirituels, et, en vivant mal, détruise la religion, par ses mauvais exemples, dans le coeur de ceux qui lui sont soumis80». De même, pour Innocent III, il arrive que ces serviteurs de haut rang se conduisent mal, «à l image du serviteur impitoyable de l Évangile {Matth. 18, 23-25)81». Cette clé différente ne modifie pas sensiblement la lecture proposée pour la première partie du récit. La convocation du maître et la demande de comptes sont toujours considérées comme images de la mort et du jugement. Les réflexions de l intendant limogé constituent également une invitation à l examen de conscience. Les voies nouvelles ne s ouvrent qu à l arrivée des débiteurs. Les débiteurs : ce sont les fidèles qui viennent se confesser. «Celui qui déclare devoir cent mesures d huile, précise Anselme, confesse le nombre total de ses péchés à l ecclèsiastique-intendant82». Innocent s attache surtout à expliquer la question posée par l intendant : Combien dois-tu à mon maître? «Par là, il nous est mystérieusement donné de comprendre que le prêtre doit interroger le pénitent sur le nombre et la nature des péchés, car, par cet interrogatoire, la confession est rendue plus facile. Qu il soit cependant prudent et n aille pas interroger le pénitent de façon à lui suggérer des façons de pécher encore inconnues pour lui et très graves ; en effet, toujours nous cherchons ce qui est défendu, nous désirons ce qui nous est refusé83». Les dettes et leur réduction: «Le nombre 100, dit Anselme, représente la perfection ; les mesures, la quantité des péchés ; quant à l huile, c est la satisfaction des pécheurs qui se complaisent dans leur péché ou leur complaisance quand ils encouragent les autres pécheurs par leurs compliments... c est pourquoi le premier débiteur, en confessant ses fautes, atteste qu il doit cent mesures d huile, car il comprend que l attitude par laquelle ils se complaisait dans ses vices et encourageait ceux des autres représente une très grande quantité de péchés. C est pourquoi l intendant lui ordonne de prendre sa caution, c est-à-dire de retenir et de réfréner avec précaution l impulsion de ses fautes antérieures, puis de s asseoir, c est-à-dire 80. Hom. 12, PL 158, 655. 81. Serm. 26, PL 217, 427. 82. PL 158, 656. 83. PL 217, 430. Le dernier texte cité est emprunté à une œuvre qu on n attend guère dans ce contexte, Y Art d aimer d Ovide (3, 4, 17).

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 107 de s humilier et de faire pénitence. Car le mot cautio désigne la forme, l empreinte et le nombre des oeuvres, cela apparaît de manière figurée dans les tentures que Salomon, dit-on, installa dans le temple84. Et le fait de s asseoir indique une attitude d humilité ; ce débiteur reçoit donc l ordre de s asseoir, afin qu il s humilie pour la pénitence. Et, parce qu on ne sait à quelle heure la mort viendra, il lui est ordonné de le faire tout de suite, pendant qu il le peut encore. On lui commande enfin décrire, c est-à-dire d inscrire, par ses oeuvres, le nombre 50, c est-à-dire celui de la Pénitence85». Vient alors une explication de la symbolique de ce nombre qui rejoint celles que nous avons rencontrées plus haut. «Quant aux cent mesures de blé, dont le second se déclare débiteur, elles représentent la perfection de la justice et des autres vertus qui lui ont été données86». Anselme ne s écarte pas, sur ce point, de la plupart de ses prédécesseurs. Seule son argumentation scripturaire dénote davantage d originalité et fait supposer un registre de lectures plus étendu87. S agissant ensuite du nombre 80, Anselme, comme la plus grande partie de la tradition, y voit une image de la résurrection du Christ. Mais il considère aussi que le nombre annonce également celle de l homme : «Le nombre 80, comme le chiffre 8, correspond au mystère de la résurrection, parce que la résurrection de Notre-Seigneur a eu lieu le huitième jour et que la nôtre aura lieu après les sept jours qui englobent l ensemble du temps, c est-à-dire au jour du jugement, qui aura lieu le huitième jour. Voilà pourquoi certains psaumes sont écrits pour l octave88». Innocent III explique simultanément les significations de l huile et du blé. «L huile désigne ici une brillante réputation, selon ce qu on peut lire ailleurs : ton nom est une huile répandue {Cant. 1, 2, Vulg.) ; le blé représente les biens terrestres, selon ce qui est écrit ailleurs, pour qu il leur donne, en son temps, leur mesure de blé {Luc 12, 42). Dès lors, celui qui souille une brillante réputation corrompt l huile ; c est pourquoi il doit 100 mesures d huile, c est-à-dire qu il mérite une peine importante pour avoir souillé cette réputation. Celui qui dilapide les biens terrestres, celui-là gaspille le blé : c est pourquoi il doit cent mesures de blé, c est-à-dire qu il mérite une peine importante pour avoir gaspillé du blé. La grandeur du nombre exprime la grandeur de la dette89.» A la différence d Anselme, Innocent n oublie pas que toutes les paroles de l intendant doivent expliquer le rôle que doit jouer l homme d Église dans le sacrement de Pénitence. «Donc il dit à celui qui devait 100 mesures de blé : 84. Il s agit plutôt des tentures utilisées par Moïse ( Exode 38, 10-12). 85. PL 158, 657. 86. PL 158, 657-658. 87. PL 158, 658. 88. Ibid. Anselme découvre une signification symbolique à une expression (per octaua) qui semble bien relever du domaine technique et indiquer que l accompagnement sera confié à un instrument à huit cordes. 89. PL 217, 430.

108 PIERRE MONAT prends ta caution, c est-à-dire prends les précautions nécessaires, selon le précepte du Seigneur, tes péchés te sont remis, va et ne pèche plus (Jn 8, 11), pour ne pas revenir comme un chien à tes vomissements (cf. Prov. 26, 11). Assieds-toi tout de suite, c est-à-dire abandonne immédiatement ton péché. Ecris 50, c est-à-dire sache bien que la moitié de ta dette t a été remise par mon intermédiaire, grâce à ce pouvoir des clés que m a confié le Seigneur : Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, et seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez (Jean 20, 23). Écris, c est-à-dire mets solidement en ton cœur, comme si c était écrit, que tu ne dois pas être ingrat vis-à-vis d une si grande grâce90». En bon législateur, Innocent cherche encore à expliquer la différence entre les deux remises consenties par l intendant : «Il faut savoir que le kor (mesure du blé) est une mesure plus grande que le bath (mesure de l huile) : de la sorte, il a remis davantage à celui dont la dette s exprimait dans la grande mesure, et moins à celui dont la dette s exprimait dans la plus petite. Car un plus grand péché doit être puni davantage, et un péché plus léger doit être moins puni. En effet, c est un plus grand péché de dissiper des biens que de salir une réputation91». Mais l huile et le blé peuvent revêtir une autre signification, qu innocent signale à la suite de l autre, sans préciser laquelle reçoit son assentiment : «L huile représente la miséricorde, et le blé représente la force, selon ce qu on peut lire ( Ps. 103, 15) : Pour quii fasse briller son visage avec Thuile et que le pain réconforte le cœur des mortels (car c est avec le blé qu on fait du pain). Donc, celui qui n a pas pitié des malheureux corrompt l huile, car il refiise la miséricorde : c est pourquoi il doit 100 mesures d huile, c est-à-dire la plus grande quantité possible, car il a refusé la miséricorde. De même, celui qui cède à l ennemi gaspille le blé et perd sa force : s il doit la plus grande quantité possible de blé, c est parce qu il a perdu la force. La dette de celui qui a refusé la miséricorde est ramenée à 50, qui est le chiffre de la miséricorde, à cause du 50 jubilaire. La dette de celui qui a perdu la force est ramenée à 80, qui est le nombre (d années) jusqu où la force durait habituellement : Le temps de nos années... dans le cas de gens vigoureux, est de 80 ans, et leur plus grande partie n'est que peine et douleur (Ps. 89, 10)92». La louange de l'intendant: sur ce point de la parabole, Innocent opère un véritable escamotage. Après avoir rappelé que, si l intendant a fait des remises de dettes, c est parce que, de son côté, celui-ci devait également quelque chose, le commentateur se contente d ajouter : «Et le maître loua l'intendant d'iniquité non pas parce qu il était injuste, mais parce qu il avait été injuste : tout comme Simon était appelé le lépreux (Mc 14, 4) non pas parce qu il Vêtait, mais parce qu'il l'avait été93». 90. PL 217, 431. 91. Ibid. 92. Ibid 93. Ibid

EXÉGÈSE DE «L 'INTENDANT INFIDÈLE» 109 En revanche, Anselme paraît maintenant mieux se souvenir qu il a proposé d assimiler l intendant à un homme d Église. C est par ces remises de dettes, dit-il, «que cet intendant avisé a voulu corriger et perfectionner aussi bien sa propre personne que les habitants du domaine, c est-à-dire les fils de l Église qu il dirigeait, et c est pour cela qu il a mérité d être loué par le Seigneur. Nous aussi, louons celui qui a été loué par le Seigneur et n ayons pas l audace de lui adresser des reproches en considérant que, dans ce qu il a fait pour les débiteurs, il a lésé son maître ; croyons plutôt qu en faisant cela il a cherché, par une manoeuvre habile, le bien de son maître, et qu il a accompli sa volonté. S il est appelé intendant d'iniquité c est parce que, auparavant, il s acquittait de sa charge avec iniquité : tout comme Matthieu qui, parce qu il avait été publicain, est encore appelé publicain dans la liste des apôtres94». On voit que, finalement, Anselme s en est aussi tiré en jouant sur les mots, selon la même méthode qu innocent, mais avec un exemple différent. Fils de ce siècle. Fils de lumière : «On appelle fils du siècle, écrit Anselme, ceux qui vivent dans le siècle ; quant aux fils de lumière, ce sont les justes. Mais il existe des justes qui, même s ils vivent selon la justice et s abstiennent de ce qui est défendu, n accomplissent jamais de grands actes de bonté ; et il y en a d autres qui ont d abord vécu en fils du siècle, voire en criminels, mais qui sont ensuite rentrés en eux-mêmes et ont constaté qu ils s étaient conduits de manière illicite : leur douleur les a tellement marqués qu ils brûlent d amour pour Dieu, s exercent à la pratique des grandes vertus, affrontent toutes les difficultés du combat pour la sainteté et abandonnent toutes les séductions du monde. Brûlés de désir, ils aspirent à la céleste patrie. Et, voyant qu ils s étaient éloignés de Dieu, ils essaient de compenser leurs fautes passées par leurs mérites présents. Ces gens-là, donc, dans leur génération, c est-à-dire à l époque oû ils vivent actuellement, sont plus avisés que les fils de lumière qui ne se sont jamais écartés de la lumière mais ne pratiquent qu avec retenue les oeuvres de lumière et ne s essoufflent pas jusqu à l asphyxie pour parvenir à la partie de la lumière étemelle95». Voilà un beau développement sur la ferveur des convertis et la tiédeur des chrétiens de tradition. On peut certes le mettre en rapport avec la parabole et voir dans l intendant le modèle de ces fervents convertis, mais à condition de laisser de côté la clé qu Anselme avait lui-même proposée et d oublier la plus grande partie des explications qu il a données précédemment. Pour Innocent, les fils de ce siècle sont ceux qui se mettent au service de ce monde, tandis que «les fils de lumière sont les hypocrites qui, bien qu ils soient les anges de Satan, se transforment en anges de lumière (cf. II Cor. 11, 14) et pratiquent leur justice pour être remarqués par les hommes (cf. Matth. 6, 1). Voilà pourquoi, ailleurs ils sont appelés des étoiles qui tombent du ciel (cf. Le 10, 18 ; Apoc. 9, 1). Les fils du siècle, c est-à-dire ceux qui sont attachés au monde, pèchent par amour du siècle ; ils sont plus avisés que les fils de lumière, c est-à-dire 94. PL 158, 658. 95. Ibid.

110 PIERRE MONAT les hypocrites, dans leur génération, c est-à-dire dans leur situation. En effet, même si les uns se complaisent davantage à ce qui est défendu tandis que les autres s abstiennent davantage de ce qui est permis, il reste que les uns se reconnaissent parfois comme méchants et se détournent du mal, tandis que les autres, parce qu ils veulent toujours paraître bons, se tournent rarement vers le bien96». En choisissant une autre clé pour expliquer la parabole, Anselme et Innocent rendent assurément mieux compte de la position respective des personnages : l homme d Église se trouve placé entre Dieu et les hommes comme l intendant entre le maître et les débiteurs. Les remises de dettes qu il propose, assimilées à une évaluation des pénitences, trouvent ainsi une explication plus honorable. Mais on achoppe alors sur l autre terme du paradoxe : si l intendant accomplit une action louable, et louée, pourquoi est-il en même temps qualifié d intendant $ iniquité! La pirouette grammaticale des deux interprètes laisse une impression assez fâcheuse. Quant aux explications sur la différence entre fils du siècle et fils de lumière, elles ne manquent certes pas d ingéniosité, mais n ont plus qu un lien fort lointain avec la parabole. Il apparaît donc, maintenant, que les clés intendant = chrétien ou intendant = homme d Église n ont pas permis d ouvrir toutes les portes. Mais elles étaient d usage assez facile et permettaient de dévier aisément sur des enseignements concrets considérés comme fort utiles aux chrétiens, pratique de la pénitence, et surtout saine gestion des biens de ce monde. Dans ces conditions il n est pas étonnant que, au prix de quelques accommodements pour masquer les difficultés, ces façons de lire la parabole aient longuement survécu. II N e restez pa s à l é c a r t d u R o y a u m e Avant le Ve siècle, les Pères avaient exploré bien d autres pistes, qui furent abandonnées par la suite. On serait dès lors tenté de conclure qu elles conduisaient à des impasses, et qu il nous aurait suffi de les indiquer brièvement avant d examiner les exégèses devenues traditionnelles. C eût été négliger d intéressantes réflexions, et oublier surtout que les Pères des premières générations étaient mieux préparés que leurs successeurs à la lecture des paraboles, tout comme nous sommes plus à l aise que nos enfants devant l expression écrite que n accompagne pas l illustration. Ils posaient toujours la même question préalable : qui est l intendant? Mais, moins préoccupés peut-être par le souci de donner un enseignement pratique sur l argent, ils ont proposé des réponses étonnantes, inattendues même : l intendant, ce peut être Satan, le peuple juif, ou encore Saint Paul! Chacun de ces choix correspond à une lecture particulière de l ensemble de la parabole comme de ses divers détails. Nous les examinerons successivement dans cette dernière partie. 96. PL 217, 432.

EXÉGÈSE DE «U INTEN DANT INFIDÈLE» 111 A. Méfiez-vous du malin Gaudence flit évêque de Brescia depuis 397 jusqu à sa mort, en 406. L un des vingt-et-un sermons qui nous restent de lui est consacré à notre parabole. Plutôt que d un sermon, il s agit, en fait, d un véritable traité. La longueur du texte qui nous est transmis aurait certainement lassé un auditoire ; d autre part, les premières phrases présentent ce texte comme une réponse à un certain Serminius qui aurait demandé des éclaircissements sur une parabole dont la difficulté était déjà ressentie. Ce n est donc pas spontanément que Gaudence a abordé ce sujet délicat, et sans doute discuté97. Après quelques précautions oratoires, Gaudence présente le texte de la parabole, en citant Luc 16, 1-13. Il montre ainsi qu à ses yeux les diverses maximes sur l usage de l argent (v. 9-13) font partie intégrante de la parabole. Il indique ensuite ce qu il considère comme la pointe de la parabole : «Nous nous sommes vu confier la gestion des biens de notre Seigneur : soit pour que nous en fassions abondamment usage en rendant grâce, soit pour que nous en fassions profiter nos frères d esclavage98». Puis, après avoir longuement abandonné le texte évangélique pour prêcher sur le bon usage des richesses, il revient à son sujet pour déclarer brusquement : «L intendant d iniquité, c est, à mon avis, le diable99». Celui-ci a reçu de Dieu, l homme riche, un certain pouvoir sur les hommes : il les poussera à commettre des fautes dont ils prendront finalement conscience avant d aller se jeter aux pieds de Dieu. Mais le diable en fait trop, et provoque la perte complète de ceux qu il avait seulement le droit de tenter. Dieu menace alors de le chasser. «Alors cet être pervers, qui considère que ses gains sont constitués par la mort des hommes, se met à réfléchir, saisi d angoisse, parce que le Seigneur s apprête à lui enlever son pouvoir. Et comme il ne veut pas faire le bien, et qu il rougit à l idée de devoir demander pardon, il en conclut qu il va l emporter sur les débiteurs de son maître (c est-à-dire ceux qui sont pris dans les dettes du péché) non en les combattant à visage découvert, mais en les trompant habilement grâce à une bienveillance mensongère : ainsi, quand il les aura trompés par cette fausse bonté, il sera reçu dans les maisons de ceux qui doivent être condamnés avec lui pour l éternité. En effet, le diable considère que le meilleur remède aux supplices qui l attendent, c est qu il trouve beaucoup de gens pour les partager avec lui100.» 97. D emblée, il le rappelle à son correspondant : «Parmi tous les enseignements de la Loi divine dont tu nous demandes l explication, Serminius, tu as fait une place particulière à la parabole de l intendant d iniquité : personne, en effet, parmi nous, ne l a expliquée de façon satisfaisante à tes yeux, et tu voudrais que je lui consacre un commentaire spécial.» {PL 20, 972). On ne sait qui était ce Serminium, dont le nom même est fort maltraité par les copistes (Herminium, Germinium...). 98. PL 20, 975. 99. PL 20, 977. 100. Ibid.

112 PIERRE MONAT Les grandes lignes étant ainsi tracées, Gaudence doit maintenant expliquer quelques détails. Le lecteur qui l a suivi jusque-là pressent qu il y faudra beaucoup d ingéniosité. La nature des dettes «Les dettes de ses compagnons de servitude, qui dépendent du même maître, il propose mensongèrement de les diminuer, en promettant l indulgence à celui qui a péché dans sa foi ou dans ses actes, en leur faisant croire que les fautes qu ils commettent ne seront pas comptées comme péchés, alors qu ils n ignorent pas qu il s agit de crimes graves. En effet, ils confessent toute l étendue de leur dette, puisqu ils ne peuvent absolument pas nier qu ils se sont opposés à Dieu en méprisant la foi et les oeuvres. Tandis que ceux qui rendent à Dieu ce qui lui est dû ne sont plus, dès lors, les débiteurs de Dieu101.» Après une digression une de plus sur l audace de Satan qui a osé à plusieurs reprises tenter le Christ lui-même, Gaudence poursuit : «Le blé, c est la foi dans le Christ, principe de la vie humaine, car il est le pain vivant qui est descendu du ciel et il donne la vie à ce monde ( Jn 6, 33). Et il dit plus loin : Celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra (Jn, 11, 25). L huile, ce sont les bonnes oeuvres, que les vierges folles ne possèdent pas : voilà pourquoi, une fois que se sont éteintes les lumières de leurs âmes, elles se sont trouvées dans les ténèbres, exclues de la chambre nuptiale du roi céleste. Car il faut que nos âmes soient non seulement des vierges pures dans le domaine de la foi, mais encore qu elles emportent toujours en elles l huile de toutes sortes de bonnes oeuvres, de peur que les lampes de notre foi ne s éteignent par manque d œuvres. Car, de même que la chair sans souffle est morte, de même la foi sans les œuvres est également morte ( Jac. 2, 26). La lumière de la foi restera inépuisable et perpétuelle si elle est sans cesse entretenue par l huile des bonnes œuvres. Si le diable trompe les hommes par des promesses fallacieuses, c est pour que ceux-ci ne connaissent pas la valeur de la foi et des œuvres...102» La remise des dettes : «Il conseille d écrire 50 à la place de 100 mesures d huile, c est-à-dire de bonnes œuvres, et il oblige à passer de 100 à 80 mesures de blé, c est-à-dire de foi. Voilà une tromperie bien dissimulée et une subtile manœuvre d encerclement de l ennemi : il enveloppe dans les erreurs de dogmes pernicieux les hommes qui avaient été sauvés de l idolâtrie en diminuant la somme de foi qui les sauve ; quant à ceux qui avaient renoncé aux mauvaises actions et désiraient s appliquer aux bonnes œuvres, il les trompe par l amour mortel de la vantardise. En effet, il s efforce d imposer à notre foi et à nos œuvres, exprimées par le nombre 100, qui est un nombre de perfection et qu on représente avec la main droite, des réductions trompeuses qui nous ramènent sur la main gauche103. Il 101. PL 20, 978. 102. Ibid. 103. Les Anciens utilisaient un système gestuel qui leur permettait de représenter, à l aide des deux mains, les nombres de 1 à 9999. Cent et les nombres supérieurs s exprimaient avec

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 113 pervertit ainsi la foi apostolique en la détournant par l interprétation gauchisante de la croyance hérétique ; quant aux mérites des bonnes oeuvres et des actes droits, il les ramène le plus souvent à de sinistres104 conduites. Combien de gens le diable a-t-il pu priver de leur droite vigueur en leur donnant de sinistres conseils pour les conduire aux vices des voluptés chamelles! Combien de gens qui désiraient s acquitter par de bonnes oeuvres de leurs dettes spirituelles ont été par lui privés de la récompense céleste quand il leur eut insufflé le désir de la gloire humaine! Pour qu ils ne reçoivent pas les récompenses promises au côté droit (cf. Matth. 25, 33), parce que, dans leurs oeuvres, ils auront tenté de plaire non pas à Dieu mais aux hommes! C est pourquoi le Christ, Fils de Dieu, quand il conseille à ses disciples de ne pas pratiquer la justice, l aumône, le jeûne et la prière aux yeux de tous les hommes, afin que l orgueil, vice du côté gauche, n aille pas leur faire perdre les récompenses du côté droit, leur dit : Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite {Matth. 6, 3). On voit clairement avec quelle habileté empoisonnée cet intendant d iniquité fait passer du côté droit au côté gauche les devoirs de la religion. Et il est tout à fait significatif qu il fasse une réduction plus importante, vis-à-vis du Seigneur dont nous sommes les débiteurs, sur les oeuvres, figurées par l huile, que sur le blé, image de la foi dans notre vie. En effet, la foule de ceux qui sont arrachés à la foi par la fraude du diable est moins importante que la foule de ceux qui sont écartés par lui de l accomplissement des oeuvres, selon la parole du Seigneur : Vous dites sans arrêt Seigneur, Seigneur! et ne faites pas ce que je vous dis {Luce, 46)104105.» Cette interprétation des nombres ne manque certainement pas d ingéniosité, et l on acceptera dès lors facilement que l intendant d iniquité représente le Malin. Mais il faut bien en arriver au point crucial, celui des louanges décernées par le Maître. Il n était déjà pas facile de faire admettre que le Seigneur ait loué un homme malhonnête : comment expliquer alors qu il ait loué le diable? «Ce que loue le Seigneur, ce n est pas sa bonté, sa pitié, son équité, mais l astuce et l habileté trompeuse de cet intendant d iniquité, car celui-ci avait su la main droite, alors que cinquante et quatre-vingts étaient des figures de la main gauche. Cette méthode est exposée dans un traité de Bède qui a été étudié par A. Qu acquarelli, Ai margini delïactio. La loquela digitorum, VChr 7, 1970, p. 199-224. Ce même auteur a étudié la symbolique des nombres dans les textes et sur les monuments, dans L 'ogdoade patristica e suoi re flessi nella liturgia e nei monumenti, Quad, di Vet. Chr., 7, 1973. On consultera également H.-I. Marrou, «L Évangile de vérité» et la diffusion du comput digitai dans l antiquité, VChr 12, 1958, 98-103 (repr. dans Christiana tempora, École Française de Rome, 1978, 331-336). 104. Gaudence joue ici sur le double sens de dexter et sinister. Le français droit permet de conserver la bivalence, mais gauche ne le permet pas, ni non plus sinistre, que j ai toutefois conservé en demandant au lecteur de se souvenir qu en ancien français senestre désignait encore la gauche. 105. PL 20, 979-980.

114 PIERRE MONAT camoufler sa ruse par une subtile méchanceté. Mais il le loue de façon à la fois menaçante et prudente. Menaçante, quand il condamne l habileté du diable en utilisant l expression intendant d'iniquité ; mais prudente, quand il met les disciples en garde contre l habileté des arguments du diable, afin qu ils combattent avec toutes les précautions et toute la prudence voulue un ennemi aussi rusé, aussi dangereusement malin. En effet, dans le Paradis celui-ci était le serpent, le plus rusé des animaux, qui, par sa morsure empoisonnée, a causé la mort des premiers hommes. Ce sont les astuces tortueuses de ce serpent que dénonce le bienheureux apôtre lorsqu il dit : Nous n ignorons pas son astuce (II Cor. 2, 11). Le Sauveur dit aussi: Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Matth. 10, 16), ce que reprend en d autres termes l apôtre Paul quand il dit : En malice, soyez de petits enfants, mais en jugement, soyez des hommes faits (I Cor. 14, 20). Le Christ nous a appris à être prudents, mais pas remplis de venin ; à être sages, mais pas trompeurs ; il nous a incités à déposer le vieux vêtement du péché, comme le fait la couleuvre, pour prendre le visage d un homme nouveau. Nous devons nous appliquer à conserver entièrement notre tête, qui est le Christ, et, en échange, abandonner nos membres à nos persécuteurs qui les déchireront ; ainsi la foi en Dieu, qui est la tête de notre salut et de notre vie, demeurera-t-elle intacte et inviolée. Dès lors, mon très cher ami, imitons la prudence de cet intendant et non sa perfidie. Rivalisons avec son habileté, mais ne suivons pas sa méchanceté. Autant celui-ci se montre habile à faire le mal dans son entreprise d iniquité, autant nous devons être solides, grâce à des méditations salutaires, forts d une prudence totale, véritablement armés, équipés de la cuirasse de la foi et du casque du salut (cf. / Thess. 5, 8), de l épée de l esprit (cf. Sag. 5, 21), du bouclier invincible de la justice, de façon à pouvoir, comme dit l Apôtre, éteindre tous les traits enflammés du Mauvais (Ephés. 6, 17)106.» Finalement, la moralité est la même que dans les cas précédents : dans tout serpent, il y a une partie de couleuvre : c est l habileté qui est louée, et non la malhonnêteté ; c est l habileté qui doit être imitée. Dans le cas présent, le chrétien imitera l habileté du diable en rivalisant avec lui, en se préparant aussi soigneusement que lui pour le combat qu il lui livre. Dès lors, la phrase finale sur les fils de ce siècle et les fils de lumières n offre plus de difficulté : «Les esprits immondes, que le Seigneur appelle fils du siècle, c est-à-dire fils des ténèbres, se montrent parfois plus avisés que les fils de lumière, que Dieu, qui est lumière, daigne appeler à être ses fils d adoption après les avoir fait renaître par le sacrement du céleste baptême107». 106. PL 20, 981. 107. Ibid.

EXÉGÈSE DE «L 'INTENDANT INFIDÈLE» 115 Ainsi déchiffrée, la parabole n est plus essentiellement une fable avec moralité : elle est véritablement similitude, image du destin de l homme devenu le jouet d un personnage redoutable dont il devra se méfier, car celui-ci est si habile que Dieu lui-même reconnaît son efficacité. Elle constitue ainsi une invitation à «assurer son salut» par une lutte de tous les instants contre le mal et le Malin. C est sans doute un thème porteur pour la prédication, qui sera longtemps exploité. On en regrettera vivement l aspect fort négatif. B. Accueillez le Royaume Cet aspect de mise en garde apparaît encore, mais sous une autre forme, dans d autres lectures de cette parabole, plus anciennes que celle de Gaudence. Il s agit des lectures allégoriques que proposent Tertullien et Ambroise. Chez Tertullien, l explication n est guère qu esquissée. Elle intervient à titre de renfort, lorsque celui-ci commente la phrase sur le Mamon d iniquité : «Faitesvous des amis avec le Mamon» : comment comprendre cette phrase? La parabole qui précède l expliquera. Elle vise le peuple juif, qui avait mal géré l affaire que lui avait confiée le Seigneur. Celui-ci aurait dû, avec les hommes du Mamon que nous étions, se faire des amis plutôt que des ennemis, et nous alléger du poids des dettes de nos péchés qui nous tenaient à l écart de Dieu ; pour cela, selon le plan de Dieu, les Juifs auraient dû, au moment oû ils commençaient à perdre sa confiance, s arranger pour se réfugier dans notre foi et être ainsi reçus dans les demeures étemelles108.» En fait, l intendant est présenté ici comme une image non pas de ce qu a fait le peuple juif, mais de ce qu il aurait dû faire. Fils de lumière à l origine, les juifs auraient dû se rendre compte que le salut était du côté de ceux qui avaient été les fils de Mamon. Ils ont refusé le salut et l instauration du Royaume. Bien qu il ait composé un commentaire suivi de Y Évangile de Luc, sans doute en rassemblant un certain nombre d homélies prononcées entre 377 et 389, Ambroise ne commente pas la parabole pour elle-même. Mais il explique longuement les sentences évangéliques qui lui font suite dans le texte de Luc, et il est ainsi conduit à évoquer cette parabole. On ne peut guère parler ici que de pistes de réflexion. L intendant est présenté d abord, selon la démarche qui deviendra la plus courante, comme une image de l homme qui n est pas le propriétaire des richesses terrestres dont il fait usage ; il semble d autre part qu il soit aussi considéré comme l image d une partie de l humanité, le peuple juif, qui n a pas été fidèle dans l emploi des richesses. «Aucun serviteur ne peut être au service de deux maîtres : non qu il y en ait deux : il n y a qu un seul maître. Car, même s il existe des gens pour se mettre au service 108. Tert. Fug. 13, 2.

116 PIERRE MONAT de l argent, celui-ci cependant ne détient aucun droit à être maître : ce sont eux qui, volontairement, se chargent du joug de cet esclavage ; car il ne s agit pas de juste pouvoir, mais d injuste esclavage. C est pourquoi il dit : Faites-vous des amis avec le mamon d'iniquité, pour que, par nos largesses aux pauvres, nous obtenions la faveur des anges et des autres saints. Aucun reproche n est adressé à l intendant (en qui nous voyons que nous ne sommes pas maîtres, mais plutôt intendants des richesses d un autre), et, bien qu il eût commis une faute, il est cependant loué pour s être ménagé des appuis pour l avenir, en pratiquant une indulgence de maître. Et c est fort justement qu il a parlé de mamon d'iniquité, parce que la cupidité tentait nos passions par les appâts variés des richesses, si bien que nous voulions être esclaves des richesses. Aussi dit-il : Si vous n 'avez pas été fidèles quand il s'agissait d'un bien étranger, qui vous donnera ce qui est à vous? Les richesses nous sont étrangères parce qu elles existent en dehors de notre nature, ne naissent pas avec nous et ne passent pas avec nous. Le Christ, au contraire, est à nous, parce qu il est la vie. D ailleurs, il est venu chez les siens, et les siens ne l ont pas reçu (Jn, 1, 11). Personne donc ne vous donnera ce qui est à vous, puisque vous n avez pas cru à votre bien, vous n avez pas accueilli votre bien. Il semble donc que les juifs soient accusés de fraude et de cupidité ; et c est parce qu ils n ont pas été fidèles quand il s agissait de richesses qu ils savaient n être pas à eux car les biens de la terre ont été donnés à tous par le Seigneur Dieu pour l usage commun et qu ils auraient dû assurément partager avec les pauvres, qu ils n ont pas mérité non plus de recevoir le Christ, que Zachée voulut acquérir en offrant la moitié de ses biens {Le 19, 8). Ne soyons donc pas esclaves des biens extérieurs, puisque nous ne devons connaître d autre Seigneur que le Christ109.» Moins systématiques, moins cohérentes, et donc, à première vue moins satisfaisantes, ces lectures ouvrent cependant une perspective intéressante : la parabole n est pas présentée essentiellement comme une leçon de morale, voire de gestion, mais comme un enseignement sur l histoire du salut. Certes, les juifs sont bien accusés d une certaine cupidité, mais ce qui leur est reproché surtout, c est d être restés aveugles en présence du Christ. N imitons pas les juifs qui se moquaient de lui, comme le rappelle Luc quelques lignes plus loin, mais accueillons le Christ, notre bien véritable, tel est l enseignement que Tertullien et Ambroise découvrent ici. C. Travaillez à l avènement du Royaume A mesure que nous remontions le temps, les exégètes de la parabole nous ont laissé l impression d être moins soucieux d en dégager un enseignement moral, plus préoccupés d y découvrir, non pas avec la rigueur d un parallèle, mais, avec 109. Le texte utilisé est celui du tome 52 des Sources Chrétiennes. J ai refait, à mon usage, la traduction que je propose ici.

EXÉGÈSE DE «U INTENDANT INFIDÈLE» 117 ses ombres et ses lumières, une similitude, présentation du Royaume pour ceux qui veulent se donner la peine de comprendre. Nous allons franchir encore une étape dans cette direction avec les explications de Jérôme, et surtout grâce au précieux commentaire de Théophile d Antioche que celui-ci nous a transmis. Dans une lettre, écrite vraisemblablement en 407, Jérôme, installé alors à Bethléem, répond à une de ses correspondantes, Algasie qui vivait en Aquitaine. Elle lui avait envoyé une série de questions sur l Écriture, parmi lesquelles figurait celle-ci : «Qui est l intendant d iniquité qui a été loué par la voix du Seigneur? 110». Jérôme rappelle d abord à sa correspondante le contexte dans lequel Jésus a prononcé cette parabole : les paraboles précédentes sont adressées spécialement aux scribes et aux pharisiens pour leur faire comprendre que le salut est apporté à tous les hommes ; ensuite le Christ s adresse expressément aux disciples. Jérôme cite d abord la première phrase, en l accompagnant d un commentaire sur la traduction : «Il était un riche qui avait un fermier ( uilicus) ou plutôt un intendant ( dispensator) : telle est, en effet, la signification du mot oikonomos. En latin, vilicus est proprement le régisseur d une villa, d où il a reçu le nom de vilicus. Tandis que Y oikonomos est le dispensateur aussi bien de l argent que des récoltes et de tout ce que possède le propriétaire. Il y a d ailleurs un très bel ouvrage de Xénophon, intitulé Économique, ce qui désigne non pas la régie du domaine rural, mais, selon la traduction de Cicéron, la gestion de la maison tout entière111.» Cette discussion de la traduction n est pas seulement d ordre technique. Jérôme veut faire sentir que le héros de l histoire est un personnage déjà important. Après cette explication, Jérôme achève de citer le texte, jusqu au verset 14, c est-à-dire jusqu au passage où est évoquée une réaction des pharisiens à des propos qui, en principe, ne leur sont pas destinés. Puis il commente en ces termes : «J ai cité tout le texte de cette parabole pour que nous ne cherchions pas ailleurs la manière de la comprendre et que nous ne faisions pas non plus effort pour y retrouver des personnes déterminées ; mais interprètons-la comme une parabole, c est-à-dire comme une sz>w/litude : on l appelle ainsi parce qu il y a ass/w/lation à autre chose ; c est comme une ombre qui précède la vérité. Si donc l intendant de l inique mamon est loué par la voix de son maître pour avoir assuré son salut au moyen d un acte inique, si le maître qui a supporté les dépens loue l ingéniosité de l intendant parce qu il s est conduit de façon malhonnête à l égard de son maître, mais de façon avisée à l égard de lui-même, combien le Christ, qui ne peut subir aucun dommage et qui est enclin à la clémence, louera-t-il plus encore ses disciples, s ils se montrent miséricorieux à l égard de ceux qui leur sont confiés? Enfin, après la parabole, il a ajouté : Et moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l inique mamon. Inique mamon désigne, non pas en hébreu, mais en syriaque, les richesses, parce qu elles sont accumulées par l iniquité. Mais si l iniquité, bien 110. Le texte utilisé est celui de la Collection des Universités de France. J ai refait, à mon usage, la traduction que je propose ici. 111. On notera que Jérôme défend ici une traduction qui n est pas celle de la Vulgate... dont il fut le maître d œuvre.

118 PIERRE MONAT gérée, se change en justice, combien plus la parole divine, où il n entre nulle iniquité, et qui a été confiée aux apôtres, ne pourra-t-elle pas, si elle est bien gérée, conduire au ciel ses intendants? Aussi y a-t-il ensuite : celui qui est fidèle dans les moindres choses c est-à-dire dans le domaine de la chair sera fidèle aussi dans beaucoup de choses c est-à-dire dans le domaine spirituel. Mais qui est inique dans ce qui est petit, en ne donnant pas à ses frères, à leur usage, ce que Dieu a créé pour tout le monde, celui-là sera également inique dans la répartition de la monnaie spirituelle, en répartissant l enseignement du Seigneur non suivant les besoins de chacun, mais selon les personnes. Mais si, ajoute-t-il, vous ne dispensez pas équitablement les richesses chamelles, qui passent, qui vous confiera les richesses étemelles et véritables de la doctrine divine? Et si, quand il s agit des biens étrangers est étranger pour nous tout ce qui est du siècle vous avez été infidèles, qui pourra vous confier ce qui est à vous, ce qui est proprement assigné à l homme? Il part de là pour censurer la cupidité, et il dit que celui qui aime la richesse ne peut aimer Dieu. Donc les apôtres, eux aussi, s ils veulent aimer Dieu, doivent mépriser les richesses. De là les scribes et les pharisiens, qui étaient cupides, comprenant que la parabole était dirigée contre eux, se moquaient de lui, préférant des biens charnels, certains et présents, à des biens spirituels futurs et, en quelque sorte, incertains.» L indulgence du maître n est pas présentée comme une incitation à imiter la malhonnêteté ou simplement l habileté de l intendant. Rappel de la clémence du Seigneur, elle doit être considérée comme un encouragement pour ses disciples, qui trouveront en lui encore plus de miséricorde qu ils n en auront manifesté. Et si, comme beaucoup d autres, Jérôme voit dans ces lignes un appel à une bonne gestion de ce qui a été confié à l homme, il a le grand mérite de penser que, parmi ces biens, figure au premier rang, et de loin, la Parole de Dieu, dont les apôtres d abord, puis les chrétiens, sont gestionnaires. Si Jérôme voit, derrière l intendant, une image de chrétien, ce n est pas celle du chrétien replié sur lui-même et obnubilé par l idée de faire son salut, mais celle du chrétien conscient de son devoir d être apôtre du Christ, gestionnaire et responsable de la Parole. Jérôme n insiste pas très longuement sur ce point ; mais cette interprétation est longuement développée dans un texte de Théophile d Antioche qu il cite avec éloges et qu il est le seul à nous avoir transmis, à la suite des lignes que nous venons de citer. Ce commentaire est d autant plus précieux qu il remonte à une époque proche des temps apostoliques. «Le riche qui avait un régisseur, ou plutôt un intendant, c est le Dieu toutpuissant, dont nul ne surpasse la richesse. Son intendant, Paul, qui avait appris les lettres sacrées aux pieds de Gamaliel, avait reçu mission d être intendant de la Loi de Dieu. S étant mis à poursuivre les fidèles du Christ, à les enchaîner, à les tuer, dissipant ainsi toute la fortune de son maître, il fut blâmé par le Seigneur : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? Il est dur pour toi de regimber contre TaiguillonU2. Et il dit en son cœur : Que faut-il que je fasse? Moi qui ai été professeur 12 112. Actes 26, 14. La formule «Il t est dur...» est un proverbe araméen qui signifie que toute résistance est inutile.

EXÉGÈSE DE «U INTEN DANT INFIDÈLE» 119 et régisseur, me voilà contraint d être disciple et ouvrier. Je n ai pas la force de travailler la terre. En effet, tous les préceptes de la Loi qui avaient mis leur emprise sur la terre, je les vois détruits ; et la Loi et les Prophètes, en vigueur jusqu à Jean-Baptiste, je les vois abolis. J ai honte de mendier : moi qui étais docteur des juifs, c est auprès des Gentils et du disciple Ananias que je serai contraint de mendier la doctrine de salut et de foi. Je ferai donc ce qui, à mon sens, me sera utile, afin que, lorsque j aurai été chassé de ma charge de régisseur, les chrétiens me reçoivent chez eux113.» On sera d abord un peu surpris de voir saint Paul dans ce rôle d intendant d iniquité. Mais si on se rappelle que cette dénomination est souvent rapportée au passé du personnage, c est-à-dire aux malversations antérieures à sa manœuvre de retournement, on accepte sans peine de reconnaître Saul dans celui qui se conduisait de manière inique avec les chrétiens avant sa conversion ; il ne faut pas oublier d ailleurs que, comme en témoignent les Homélies Clémentines, les thèses pauliniennes s étaient heurtées à de très fortes résistances chez nombre de chrétiens. On remarque aussi qu en glosant le texte de la parabole, Théophile ajoute au couple régisseur/ouvrier, par lequel l intendant résume sa chute, le couple professeur/disciple. Les biens de Dieu ne sont pas seulement matériels, mais aussi et surtout spirituels : la conversion proposée n est pas d ordre économique, elle est conversion de l esprit, puis de la vie tout entière. Enfin, dans la méditation qui est prêtée à l intendant Paul, son renvoi dépasse sa personne : il signifie que le Monde est changé, que la Loi est abolie. Plus qu une page de l histoire d une vie, c est une étape du destin du monde qui commence. «Et à ceux qui, auparavant, vivaient sous la Loi et avaient cru au Christ tout en pensant que c est par la Loi qu ils seraient justifiés, il se mit à enseigner que la Loi était abolie, que les Prophètes étaient passés, que tout ce qui, précédemment, avait été jugé profitable, devait être considéré comme du fumier». C est le triomphe des thèses pauliniennes dans l Église primitive, qui reçoit ici la caution de l Église d Antioche, de l Église de Pierre. «Il appela donc deux de ses nombreux débiteurs : le premier, qui devait cent mesures d huile, c est-à-dire ceux qui avaient été rassemblés parmi les Gentils et qui avaient grand besoin de la miséricorde de Dieu : au lieu du nombre 100, il leur fit écrire 50, qui est précisément le nombre de pénitents, selon la loi du Jubilé (Lév. 25, 10 s.), et selon cette parabole où l on remet à l un 500 et à l autre 50 deniers (Le 7, 41). En second lieu, il appela le peuple des juifs, qui avait été nourri du blé des commandements de Dieu et lui devait le nombre 100 ; il le contraignait à changer ce nombre de 100 pour celui de 80, c est-à-dire à croire à la résurrection du Seigneur, qui est contenue dans le chiffre du huitième jour (car 80 est fait de 8 décades) et à passer du sabbat au dimanche114. Pour ce motif, il est complimenté 113. Cf. note 110. 114. Les manuscrits divergent sur cette formule, et les traductions que j en ai trouvées ne me paraissent pas offrir un sens bien clair : CUF : l imita... depuis 8 à compléter la décade en passant du sabbat au premier jour de la semaine (passer du sabbat au dimanche ne conduit à aucune

120 PIERRE MONAT par son maître d avoir bien agi et d avoir, pour son salut, renoncé à la dureté de la Loi en faveur de la clémence évangélique». Comme dans la tradition postérieure, les deux débiteurs représentent les deux grandes catégories de gens appelés au salut, les Juifs et les Gentils. Mais l ordre auquel nous nous étions habitués est ici inversé. Ce sont les Gentils qui sont appelés à la pénitence par la symbolique du nombre 50, familière aux Juifs, chez qui elle représentait la remise des dettes. Les voici peu ou prou invités à adopter, en se convertissant, une partie de la Loi. En revanche, les juifs, représentés par le débiteur dont la dette passe de 100 à 80, sont contraints (Théophile force généreusement le texte où il est simplement dit : écris) de croire à la résurrection, parce que, dans 80, il y a dix fois huit : or ce chiffre est précisément celui qui distingue les chrétiens, gens du dimanche, le huitième jour, des juifs, hommes du septième jour, le sabbat. A chacun des personnages correspond ainsi un rôle dans l histoire du salut. Il ne reste plus qu une objection, celle de l appellation (ïintendant d iniquité. Elle sera levée par un jeu sur le temps du verbe: «Tu demandes peut-être pourquoi il est appelé intendant d iniquité, alors qu il vivait selon la Loi de Dieu : il était intendant d iniquité parce que ses sacrifices étaient corrects, mais qu il ne les répartissait pas bien : il croyait au Père, mais persécutait le Fils ; il tenait Dieu pour tout-puissant, mais niait l Esprit-Saint. Aussi l apôtre Paul fut-il plus avisé, en transgressant la Loi, que ceux qui étaient jadis les fils de lumière ; car ceux-ci, cantonnés dans l observation de la Loi, ont perdu le Christ, qui est la vraie lumière de Dieu le Père.» Du même coup, la formule sur les fils de lumière trouve une explication qui s accorde de façon fort satisfaisante avec l ensemble. Regardons maintenant dans l autre sens le chemin que nous venons de parcourir. Tout se passe comme si les exégètes s étaient enlisés petit à petit dans deux espèces de sables mouvants. D abord, une extrême attention aux détails et à leur symbolique possible a fini par leur cacher les grandes lignes. En soupesant chaque mot, chaque chiffre, ils perdaient de vue la ligne directrice, tant et si bien qu il leur fallait parfois se rétablir de façon plus ou moins acrobatique pour maintenir une continuité entre la parabole et les sentences qui lui font suite, qu ils tenaient absolument à lui rattacher. D autre part, à mesure que s écoulait le temps, les exégètes-prédicateurs s adressaient à un troupeau plus vaste, sans doute moins fervent, qu il fallait encadrer avec plus de fermeté. Cela expliquera qu ils aient mis l accent sur la nécessité, voire les modalités de la pratique pénitentielle qu ils croyaient voir recommandée dans cette parabole ; cela expliquera surtout qu ils y aient cherché un enseignement, somme toute assez peu contraignant, et sans grand désaccord avec l esprit du siècle, sur le bon usage des richesses. Ne leur jetons pas décade!) ; Bareilles, 1878 : qu il devait croire à la résurrection du Seigneur, laquelle échoit au 8e jour de l octave, quand sont accomplies 8 décades (?). Je traduis donc le texte de Jérôme tel qu il apparaît chez Wemer de S. Biaise ( PL 157, 1085) et Zacharie le Chrysopolitain ( PL 186, 343) : octoginta enim completur de V ili decadibus. Ce témoignage de Théophile d Antioche n est pas utilisé par W. Rordorf dans Sabbat et dimanche dans l Église ancienne, Traditio Christiana 2, 1972.

EXÉGÈSE DE «L INTENDANT INFIDÈLE» 121 la pierre et n allons pas prétendre que le sel s affadit. Disons simplement que chacun a eu le souci de donner à ses contemporains le sel qu il pensait être pour eux le meilleur. Mais si, observée au long de l histoire, l exégèse de la parabole apparaît comme un affadissement, nous pourrions peut-être reprendre maintenant les grandes lignes du mouvement qui nous avait fait remonter vers les origines et continuer notre démarche grâce à l élan ainsi acquis. De l intendant image de l homme qui veut faire son salut, nous passons à un intendant image de gens d Église qui se sentent responsables du salut des autres ; plus haut encore dans le temps, on voit dans la parabole une similitude de Y histoire du salut, dans laquelle l intendant joue un rôle capital, parfois obstacle, mais le plus souvent acteur de Y instauration du Royaume, comme c est le cas pour les apôtres et particulièrement Paul, en qui Théophile reconnaissait l intendant d iniquité. Après cette course d élan au long d une ligne continue, se profilent des pointillés que nous suivrons maintenant. De Y acteur à l auteur il n y a qu un pas. Nous le faisons dans ce sens, il a bien pu être fait dans l autre. Bien plus encore que Paul, celui qui propose de transgresser la Loi, d aller au-delà de la Dikê, justice rigoureuse et implacable comme une vengeance, et de se faire a-dikos, c est le Christ, fondateur du Royaume, qui sera loué pour ce dépassement de la Loi115. Il est banal et plat de dire que, dans l attitude de l intendant, ce n est pas l escroquerie que nous devons imiter. Il faut dire qu il n y avait pas escroquerie, mais rejet d une justice qui, comme le dit Théophile de manière imagée, couvait la terre... au point de l étouffer116. La parabole ne représentait pas le disciple, mais le maître. Certes, le Christ a bien été obligé parfois par ses auditeurs à parler d argent, à indiquer quel usage devaient en faire les fils du Royaume, dans des paroles qui ont peut-être été malencontreusement rapprochées de cette parabole. Mais l essentiel était toujours pour lui d indiquer la règle essentielle du Royaume : la Loi qui écrasait et dont la justice était encore aux dimensions de l homme trouve enfin son accomplissement dans le maître-mot divin de l Amour. C est une nouvelle justice qui est proposée à tous : les chrétiens sont appelés à être, comme le Christ, des intendants qui dépassent la simple équité : telle est la sagesse qui sera louée. On l a peut-être oublié petit à petit au cours des temps, mais la parabole de l intendant qui refuse la rigueur du droit strict et vengeur est aussi et surtout une parabole du Royaume. Pierre M o n a t Université de Besançon 115. L extrapolation que nous a suggérée ce parcours nous amène à rejoindre la réflexion de l exégète : cf. l ouvrage de C. Paliard cité n. 4. 116. J ai traduit, p. 119, par mettre son emprise sur... le verbe incubare qui a bien le sens de couver et dont la valeur semble bien avoir échappé à ceux qui ont traduit le texte jusqu ici.

122 PIERRE MONAT Résumé : La parabole dite «de l intendant infidèle» semble proposer en exemple une conduite très prudente qui consisterait pour l homme à gérer les biens de ce monde de façon à assurer son salut. Si l on examine la manière dont ce texte a été lu au cours des siècles, on constate qu il a presque toujours été interrogé de la même façon : avant d en tirer la leçon morale qu il se croit en devoir d en tirer, le commentateur se demande qui est l intendant infidèle. De la réponse à cette question découle en outre une interprétation symbolique de chacun des détails. Si, depuis le Ve siècle, on a généralement vu dans l intendant une image des chrétiens ou des gens d Église, devant faire leur salut par un bon usage de leurs biens ou de leurs responsabilités, les Pères des premières générations découvraient en lui, au prix parfois de certaines subtilités, une image de Satan ennemi du Royaume, des juifs appelés à la conversion, voire de Paul le converti. Moins préoccupé de morale ils percevaient en fait plus clairement qu il s agit là d une parabole du Royaume dont le protagoniste n est pas, comme on le croit souvent, image du disciple, mais image du Maître venu apporter une nouvelle loi de justice qui dépasse la simple équité. Liste des auteurs cités A mbroise, évêque de Milan, rassemble dans un Commentaire sur saint Luc les homélies qu il a prononcées entre 377 et 389. Éd. Sources Chrétiennes, t. 45 & 52. A nselme, archevêque de Cantorbéry de 1093 à 1109. Homélie 12. PL 158, 655-660. A stérios, évêque d Amasée (Cappadoce) au r isiè d e. H om élie2, P G 40, 179-194. A ugustin, évêque d Hippone de 396 à 430. Ses Questions sur les Évangiles semblent dater de 399. PL 35, 1348-1349. Bède le V énérable (673-735) passe la plus grande partie de sa vie dans l abbaye de Jarrow (sur la Tyne, près de Newcastle). Exposition sur l Évangile de Luc, livre 5, PL 92, 529-533 = CC 120, 296-297. Il s agit pratiquement d un montage de textes empruntés à Augustin et à Pierre Chrysologue. Bernard, abbé de Clairvaux (1090-1153). Le sermon mis sous son nom et auquel nous renvoyons, In parabolam de uillico iniquitatis, est vraisemblablement l œuvre d un autre Bernard, moine de Cluny. PL 184, 1021-1032. Bruno, évêque de Ségni et abbé de Mont-Cassin (1044-1123). A intégré son Homélie 96 dans son Commentaire sur Luc. PL 165, 420-422. C yrille, évêque d Alexandrie de 412 à 444. Compose son Commentaire sur Luc vers 430. PG 72, 810-814. G audence, évêque de Brescia de 397 à 406. Sermon 18. PL 20, 971-981. G odefroid, abbé d Admont (nord de l Autriche) de 1138 à 1165. Homélies 74-75. PL 174, 524-536. P s.-h aymon. L authenticité des œuvres attribuées à Haymon, évêque d Alberstadt (778-853) est encore objet de discussions. Homélie 121. PL 118, 646-653. H ugues, directeur d études de l abbaye de Saint-Victor. Allégories sur le NT 4, 23. PL 175, 821-822. Innocent III, pape de 1198 à 1216. Sermon 26. PL 217, 427-434. Isidore, évêque de Séville (v. 560-636). Allégories 216. PL 83, 126.

EXÉGÈSE DE «L'INTENDANT INFIDÈLE» 123 Jean C hrysostome (354-407). Le sermon sur ce sujet qui nous a été transmis sous son nom n est pas considéré comme authentique. Il reproduit en grande partie le texte d Astérios d Amasée. PG 61, 785-788. Jérôme (347-419/420) explique ce texte, en 407, dans une Lettre à Algasia, qui l avait précisément interrogé sur ce passage : Lettre 121, 6, CSEL 56, p. 21-29. Odon, évêque de Cambrai ( 1113) s inspire largement de Pierre Chrysologue. Deux homélies : PL 160, 1121-28 et 1131-50. Paul Winfrid dit Paul Diacre (f8 0 1 ). Une grande partie de son Homéliaire est faite d emprunts, mais l homélie sur cette parabole semble être de son cru. PL 95, 1370-75. Pierre C hrysologue, archevêque de Ravenne ( 450). Sermons 125 et 126, PL 52, 543-549. Raban Maur, abbé de Fulda et archevêque de Mayence (788-856). S inspire de Bède et de Paul Diacre dans son Homélie 131, PL 110, 393-398 ; reproduit l explication d Isidore dans son livre Sur l univers, PL 111, 81. Radulphe ou Raoul dit Tardent, prêtre du diocèse de Poitiers, mort vers 1100. Homélie 21, PL 155, 2017-20. Théophile d A ntioche, sixième successeur de Pierre dans cette ville, de 169 à 177. Son commentaire de la parabole nous a été transmis par S. Jérôme {Lettre 121, 6). Théophylacte ( v. 1030-v. 1108), byzantin, archevêque de Bulgarie. Commentaire de l Évangile de Luc, ch. 16. PG 123, 963-970. Werner, abbé de Saint-Biaise, dans la Forêt-Noire, de 1102 à 1126. Son commentaire, dans le Liber deflorationum siue excerptorum... est essentiellement emprunté à Jérôme. PL 157, 1083-1090. Z acharie le Chrysopolitain, prémontré à Laon, au xt siècle, qu on a cru, à tort, avoir été évêque de Besançon. Il présente un commentaire des évangiles rassemblés en un seul récit, intitulé Un en quatre, PL 186, 340-344.