INDUSTRIES EN PROVENCE



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Transcription:

INDUSTRIES EN PROVENCE La Lettre électronique de MIP-Provence N 1 - décembre 2003 Aimer la Belle-de-Mai Chronique d histoire industrielle «Quand je vous aimerai, ma foi, je ne sais pas Peut-être jamais, peut-être demain Mais pas aujourd hui, c est certain» Georges Bizet, Carmen, création 1875. MIP-PROVENCE Mémoire, Industrie, Patrimoine en Provence C/O MST-CEE 21, rue Gaston de Saporta 13100 Aix-en-Provence Tél. : 04.42.17.40.00 Fax : 04.42.17.40.01 mioche@romarin.univ-aix.fr Le site de la Belle-de-Mai est devenu un haut-lieu du patrimoine et de la culture à Marseille. Il accueille dès à présent les Archives municipales de Marseille et le Centre interrégional de restauration du patrimoine. Le site est inscrit dans le périmètre du vaste chantier d aménagement urbain nommé «Euroméditerranée». La Belle-de-Mai, un lieu de douze hectares au cœur de la grande métropole méditerranéenne, est appelé à héberger de nombreuses entreprises et institutions et certaines des formations artistiques de l Université de Provence. Il s agit d un exemple majeur de réutilisation d un site industriel car la Belle-de-Mai a été entre 1868, date de sa construction, et 1990, date de la fermeture du site, un des établissements de l industrie du tabac en France. D ailleurs, les Archives municipales de Marseille qui occupent la partie la plus ancienne du site ont été très attentives à l aspect de mémoire du lieu. La démarche architecturale tant extérieure qu intérieure donne à comprendre les usages antérieurs de façon tout à fait remarquable. Les indices d appartenance à un lieu qui dispose d un sens partageable sont nombreux et ils donnent envie de rechercher les continuités de sens à propos de la Belle-de-Mai. Qu en sera-t-il quand l ensemble des projets en cours seront aboutis? Quand, dans cet espace immense cohabiteront un très grande nombre d entités, publiques et entrepreneuriales, auront-elles la perception d une aventure humaine collective qui se prolonge en se renouvelant ou bien chacun pour sa part gérera-t-il l aventure contingente de son pré-carré? L hypothèse de ce texte est que le passé partagé donne du sens à l action, qu il permet de se repérer même quand on est différent. C est pourquoi, afin de partager ce passé, nous vous invitons à l histoire du lieu en soulignant d emblée trois caractéristiques sur lesquelles nous allons insister : l industrie qui était là était une industrie d Etat ; les salariés étaient massivement des femmes ; la Belle-de-Mai pourrait avoir été un espace d intégration?

2 Une manufacture de l Etat D epuis 1674, l Etat dispose du monopole de la vente du tabac, et il est étendu en 1681 à la culture et au traitement de la plante. Ce monopole est aboli en 1791 et rétabli en 1810-1811. Pendant vint ans, à la fin du XVIIIème siècle, des entrepreneurs privés fournissent les consommateurs de tabac à priser ou à chiquer. Puis viennent les manufactures en régie d Etat. Elles sont dirigées par des polytechniciens encore proches de la culture militaire. L artisan de la modernisation des tabacs au milieu du siècle est Eugène Rolland (1812 1885, Polytechnique 1830). C est lui qui développe la mécanisation des établissements. Il crée en 1846 le Service central des constructions, des Bâtiments et des Machines, et il est directeur général des manufactures en 1861 (1). La manufacture de Strasbourg, réalisée en 1849 en collaboration avec l architecte alsacien Jean-André Weyer, devient le prototype de celles qui seront construites dans les années suivantes : Nice, Bordeaux, Tonneins, Nantes puis Marseille et, plus tard, Le Mans, Dijon et Issy-les-Moulineaux. Archives de Marseille photographe Denis Prisset En vérité, l histoire du tabac contrôlé à Marseille ne commence pas à la Belle-de-Mai, mais à la «ferme générale» à l angle de la rue Paradis (2). Puis, quand Marseille, comme seize autres villes françaises, devient le siège d une manufacture, elle est d abord installée rue Sainte en 1810. Elle est près de l abbaye Saint Victor, parmi d autres activités comme les savonneries. Assez rapidement, cette localisation se révèle insalubre et l espace manque car la consommation de tabac se développe rapidement. L inauguration de la gare Saint- Charles en 1848 incite la Manufacture à migrer vers la desserte ferroviaire (3). L administration achète le site de la Belle-de-Mai le 21 février 1861 à la Compagnie ferroviaire du Paris-Lyon-Méditerranée, le fameux PLM. La transaction porte sur un terrain de 26 000 m2 pour la somme de 500 000 francs (4). Le plan de la manufacture de Marseille est en H. Le bâtiment de la direction est en façade. Il y a deux cours intérieures. La seconde est occupée par deux édifices techniques pour la chaufferie et les machines à vapeur. Ils sont flanqués de deux cheminées, l une d entre elles a disparu. Au centre, la cloche ordonne l ouverture et la fermeture des ateliers. La construction est en pierre, les effets de symétrie et la rigueur de la perspective sont importants. Les matériaux sont de grande qualité et les finitions, en particulier des toitures, sont remarquablement soignées. L ensemble est rigoureux, beau et assez austère. Le bâtiment initial de 1868 connaît de nombreuses extensions. Deux bâtiments de transit sont mis en service dans les années 1880. Ils sont directement reliés à la gare. Plus tard, la consommation de tabac à fumer continue d augmenter, en particulier lors de la Première Guerre mondiale et la Manufacture doit encore s agrandir dans les années 1930. Derrière le bâtiment initial qui donne sur la rue Clovis Hugues, les extensions prolongent le site dans la rue Guibal. Enfin, le rachat de l ancienne usine à sucre Saint-Louis au début des années cinquante permet l aménagement de ce que nous appelons aujourd hui l îlot 3. Lors de la fermeture en 1990, l ensemble couvre 12 hectares. La manufacture ouvre ses portes en 1868, un an avant la mise en service du Canal de Suez. La consommation du tabac à fumer, on dit alors le scaferlati, augmente considérablement pendant le Second Empire et supplante celle du tabac à priser. La vocation portuaire de Marseille est amplifiée par le canal de Suez et la manufacture est un entrepôt national des tabacs importés. Les feuilles proviennent alors des Etats-Unis, du Brésil, des Philippines, etc. Les produits fabriqués, scaferlati et cigares, alimentent le marché colonial. Avec la Belle-de-Mai, l administration des tabacs réalise une rationalisation économique, mais il s agit aussi de mettre le site marseillais aux normes de conditions de travail améliorées qu elle généralise dans ses établissements. L Etat veut donner l exemple en matière de politi-

3 que sanitaire et sociale face au patronat privé qui développe des pratiques de «paternage» par conviction et par nécessité de retenir la main d œuvre très fluctuante. L organisation du travail est très tôt codifiée. La fabrication repose sur l emploi de machines à vapeur, en particulier pour la torréfaction des feuilles. Les différents métiers sont classés par «sections». Les tabacs arrivent en balles ou en tonneaux (boucauts). Les feuilles sont mouillées, séchées et préparées (5). La cinquième section est celle des cigares. «Les cigarières sont installées à leurs tables de chaque côté d une longue salle qui est divisée en trois nefs par des rangées de colonnes, l allée centrale étant réservée à la circulation des matières et des contremaîtres. Seule la lumière du jour est concevable pour éclairer le travail. Les deux murs latéraux sont donc percés de par de multiples fenêtres, qui assurent en même temps l aération. La largeur de ces salles, d environ treize mètres, est commandée par ce besoin d éclairage naturel, et correspond également à la portée limitée des colonnes. Les ateliers fonctionnent comme autant de petites fabriques indépendantes, mais ils communiquent à l étage et sont superposés sur trois niveaux. Ceci permet, en outre, d utiliser la gravité dans le transport interne des tabacs» (6). Dès 1875, sont introduites les premières machines à fabriquer les cigarettes. Les conditions et de l atmosphère du travail étaient ambivalentes : d une part il règne une discipline en principe plus stricte que dans les autres industries. D autre part, les salariés disposent d avantages sociaux supérieurs à la norme (7). La discipline était longtemps plus qu oppressante selon un document publié par la SEITA. «Chefs et sous chefs sont souvent d ex-officiers qui croient affermir leur autorité en traitant les ouvrières comme les hommes à la caserne Le soir quand elles quittent l atelier au son de la cloche, elles doivent avant de franchir le portail se soumettre à la fouille effectuée successivement par deux fouilleurs, celui du corps et celui des sabots et des chaussures. A leur tour, les fouilleurs seront fouillés par le concierge» (8). Le taux d encadrement est élevé : en 1894 un «préposé» pour 19 ouvrières et ouvriers ; un pour 15 en 1914. Les protestations contre les fouilles sont nombreuses dans le journal syndical : «cette façon brutale de violer le droit des gens, sous le couvert d un règlement administratif» (9). De plus, la direction entend surveiller l ordre moral en dehors de l établissement. L Instruction de 1862 précise : «Quiconque aura fait preuve d une mauvaise conduite notoire à l extérieur, surtout lorsqu elle est signalée par les autorités locales, devra être rayé». Les maladies du travail ne sont pas reconnues avant 1919 et la besogne quotidienne dans la nicotine pouvait avoir des conséquences sanitaires. Un enquêteur peut écrire à propos du teint des ouvrières. «Ce n est pas une décoloration simple, une pâleur ordinaire ; c est un aspect gris, avec quelque chose de terne, une nuance mixte qui tient de la chlorose et de certaines cachexies» (10). D autre part, le statut de travailleurs d Etat procure aux salariés des avantages notables (11). En particulier à Marseille où les salaires sont faibles, le travail à la Manufacture est bien payé. Le salaire moyen des ouvrières de l industrie en France s établit à 2, 75 F. par jour en 1901 alors qu il est de 3, 59 F. dans les manufactures. De plus, comme partout en France, mais de façon plus accentuée, la tendance est à la hausse des salaires au début du siècle. Une écabocheuse gagne 4, 76 F par jour en 1890 et 7, 41 F. en 1914 (+ 55%). A la confection des cigares, le salaire passe de 3,43 F à 7,02 F (+ 104%). Ceci étant, les écarts entre les salaires féminins et les salaires masculins demeurent importants, y compris à la Manufacture. De plus, le montant final des salaires est très individualisé et peu présenter des variations non négligeables. Ceci étant, l importance du travail féminin n a pas d équivalent à Marseille et en Provence. Un établissement de femmes ; un syndicalisme d intégration L a main d œuvre était pendant longtemps essentiellement féminine, jusqu à 90% avant la Première Guerre mondiale. Cette proportion est allé en décroissant ensuite. C est une originalité majeure de la manufacture des tabacs dans l histoire industrielle de Marseille. L effectif fluctue autour de 1000 personnes avant la Première Guerre mondiale (12). Comme dans l ensemble des manufactures, il tend à diminuer du fait de la mécanisation croissante. Entre 1895 et 1905, l effectif salarié pour l ensemble des manufactures en France passe de 14 154 à 13 564 (moins 4,2%), celui de Marseille décroît de 1004 à 881 (moins 12,3%) (13). On a dit que les ouvrières sont généralement jeunes, qu elles travaillent jusqu à leur mariage «et y gagnent leur trousseau en roulant pendant neuf heures en hiver et dix heures en été cigares et cigarettes» (14). Pourtant, l analyse détaillé du registre du personnel d une manufacture parisienne révèle une réalité un peu différente. Sur la période 1890-1914, la moyenne d âge à l entrée dans la Manufacture est de 24 ans pour les femmes et de 29 ans pour les hommes. Il ne s agirait donc pas de jeunes filles, mais de jeunes femmes. Dès l origine, le taux de rotation des salariées semble exception-

4 nellement faible. Sur 1519 employées connues pendant cette période, 34% sont restées de 31 à 40 ans, 17,7% de 41 à 50 ans. Une très grande majorité a plus de vingt ans de maison en 1900. Pour autant que l on sache, ces chiffres sont exceptionnels dans l industrie française en générale et dans l industrie provençale en particulier. De plus, des exemples convergents montrent que la direction des manufactures favorisent le recrutement familial de mères en filles, afin de fidéliser la main-d œuvre. Au total, la Belle-de-Mai représente un pôle d emploi industriel stable tout à fait original dans le paysage marseillais. Il semblerait, hypothèse à confirmer par des recherches détaillées, que la Manufacture ait été un lieu d intégration rapide des immigrés par naturalisation ou par mariage. En effet, un rapport daté 1894, indique «le personnel s élevant alors à 1 100 ouvrières comprend 60 italiennes, 3 espagnoles, 1 Autrichienne». Il précise, «Il n y a pas d animosité contre les ouvrières italiennes et leurs camarades françaises ont les premières à réclamer leur maintien» (15). Dans ce quartier-village de Marseille, profondément imprégné par la culture de l immigration italienne (16), l organisation et l expression des salariés ont été précoces, et tout particulièrement pour l histoire du syndicalisme féminin (17). Clovis Hugues, le premier député socialiste en France, est élu de la Belle de Mai en 1881. Le Parlement débat pendant dix années pour décider si la loi de 1884, autorisant la liberté syndicale, est valable ou pas pour les établissements publics. C est dans ce contexte qu éclate la grève de janvier 1887 à Marseille. Cette grève pour l amélioration des conditions de travail et des salaires, contre l autoritarisme d un chef est victorieuse et débouche sur la constitution du premier syndicat des ouvriers et ouvrières du tabac à la manufacture de Marseille. Cette fondation est suivie en 1891 par celle de la Fédération nationale des ouvriers et des ouvrières des manufactures des tabacs en France. Cette fédération est puissante, selon Mannheim, 75% du personnel est syndiqué en 1901. Avec 60% de syndiquées féminines ce syndicat détonne dans ce pays où les salariées sont en général syndiquées pour moins de 10% en 1908. Dès le premier congrès de la fédération, la moitié des délégués étaient des femmes. Toutefois, Marseille se présente comme une exception car le syndicat de base n est pas mixte : deux organisations se côtoient, l une d elle exclusivement féminine (18). Cette histoire des femmes, le rôle du mouvement syndical dans la ville et la région, et d une façon générale l histoire des 122 années de la Belle-de- Mai reste à écrire au-delà des quelques bribes que nous avons réunies. Archives de Marseille photographe Denis Prisset De la fin du tabac à l avenir L a fermeture s inscrit dans le contexte général de l industrie du tabac et comporte des traits particuliers au site de Marseille. Le contexte général est celui d une mécanisation de la fabrication qui permet des gains vertigineux de la productivité du travail. Les machines à cigarette dont la technologie connaît un grand essor à partir des années soixante accomplissent le travail de dizaine, sinon de centaine de salariés. L entreprise cherche à regrouper ses sites de production. En 1988, la Manufacture de la Belle de Mai n avait plus que 250 emplois contre un millier au début du siècle. L ouverture du marché place le monopole public en situation de concurrence croissante. Par ailleurs et surtout, les goûts des consommateurs changent. Le succès des cigarettes blondes est croissant en France comme ailleurs et la SEITA (Société nationale d exploitation industrielle des tabacs et allumettes depuis 1980) n a pas bien anticipé ce changement. Sa production de cigarettes brunes ne correspond plus aux débouchés du marché. Or, l établissement de Marseille est précisément spécialisé dans les cigarettes brunes. En 1988, la distribution est délocalisée à Vitrolles et en novembre 1989, la fermeture de la Belle-de-Mai est annoncée, elle est effective à la fin de l année 1990.

5 La suite de cette histoire est celle d une réutilisation de ce site industriel. Heureusement, le temps n est plus où l on détruisait sans réfléchir les anciens bâtiments industriels. L hypothèse de la protection (inscription ou classement des monuments historiques entre autres formes de la législation patrimoniale) n a pas disparue, tant s en faut. Elle demeure indispensable pour les sites dont la réutilisation est impossible. Mais la période récente est marquée par la mise en œuvre de dynamiques nouvelles autour de la réutilisation du patrimoine industriel. A Marseille, les Docks de la Joliette sont une réussite exemplaire, unanimement reconnue comme telle. Réutiliser un bâtiment industriel c est bien car fondamentalement cela créé une continuité dans l histoire des hommes. Quand une usine ferme, des hommes perdent leur emploi. Si, en plus, cette usine est rasée, c est, pour ceux qui travaillaient là, pour leurs ascendants et leurs descendants, pour le quartier et le territoire urbain, une double négation ; une seconde mise à mort. Outre sa contribution à la gestion de l espace urbain et architectural, la conservation ou la réutilisation d un bâtiment industriel crée du lien social. Il construit de l identité dans une ville et une région où l industrie était et demeure puissante. Mais il est des réutilisations qui ne permettent plus de percevoir la relation avec le passé. On cite en contre exemple une rotonde à locomotives de l Est de la France devenue une grande surface commerciale. Rien ne permet, ni de près ni de loin, aux visiteurs d imaginer que des locomotives circulaient dans cet endroit. C est une réutilisation sans intérêt pour la mémoire. Il en va bien différemment de ce qui se passe à la Bellede-Mai. Le bâtiment des Archives municipales en particulier, inauguré en février 2001, outre le respect du cadre bâti, il exprime de multiples façons la mémoire des lieux : «des allusions à l ancienne activité industrielle de la manufacture ont été multipliées dans les parties publiques : moquette imprimée de feuilles de tabac, mur du hall d accueil tapissé de feuilles de Virginie, poutres IPN encadrant les tables de travail en teck massif dans la salle de lecture» (19). C est là une incontestable réussite et une première continuité de sens : la manufacture d Etat est devenue une institution culturelle portée par les collectivités territoriales qui sont le prolongement moderne de l Etat décentralisé. L essor culturel du quartier est un processus en cours et il comporte encore des aspects contradictoires (20). Quelle sera la place des autres héritages des lieux, les femmes et l intégration dans la dynamique à venir de la réhabilitation qui sera nécessairement plus complexe car coexisteront des institutions multiples, publiques et privées? Philippe Mioche Président de MIP-Provence 1. Cahier C est à dire, SEITA, 1994 1995, «Histoires de notre histoire». 2. Archives municipales de Marseille, 10, rue bleue. Histoire et reconversion d une manufacture des tabacs, Marseille, Editions Parenthèses, 2003, 124 p. in quarto. 3. Daumalin (Xavier), «La fondation de la gare Saint-Charles : logique entrepreneuriale ou stratégie urbaine?», Le patrimoine industriel des Bouches du Rhône, Marseille, C.C.I.M.P, 2000, pp. 35-47. 4. Mioche (Philippe), «La Manufacture de tabac de la Belle-de-Mai», in Marseille La manufacture des tabacs de la Belle-de-Mai. D un destin l autre, Ville de Marseille, Images en Manœuvres Editions, 2001, pp. 86 et suiv. 5. Piettre (Jean-Hugues), Smith (Paul), Architecture de manufactures. Tabac et allumettes, 1726 1939, Paris, galerie du SEITA, 1980, 39 p. 6. Piettre (Jean-Hugues), Smith (Paul), op. Cit, 1980. 7. Ils ont fait l objet d une étude maintes fois citée de Charles Mannheim : De la condition des ouvriers dans les manufactures de l Etat (tabacs-allumettes), Paris, V. Giard et E. Bière, 1902, 504 p. 8. Cahier C est à dire, SEITA, 1994 1995, «Histoires de notre histoire». 9. L Echo de 1912 cité par Godeau (Eric), Op. cit., 1997, p. 120. 10. Cottereau (Alain), «Les maladies professionnelles dans les «Annales d hygiène publique et de médecine légale», ou une première approche de l usure au travail», Le Mouvement social, n 124, juillet septembre 1983, p. 65. 11. Masson (Paul), op.cit., dresse une liste des avantages sociaux en 1913, page 465, tome 8. 12. Masson (Paul) (Dir.), Encyclopédie départementale des Bouches du Rhône, 16 volumes, 1913-1937. Il existait en outre une manufacture d allumettes rue Guibal qui employait environ 500 personnes. 13. Godeau (Eric), Op. cit., 1997, p. 14. 14. Divers auteurs, Marseille au XIX, rêves et triomphes. Musée de Marseille et Réunion des Musées nationaux, Marseille, 1991, p. 108. 15. Rapport d inspection de 1894, cité par Claudine Roubaud in Archives municipales de Marseille, 10, rue bleue. Histoire et reconversion d une manufacture des tabacs, Marseille, Editions Parenthèses, 2003, p.61. 16. Lopez (R.), Témime (E.), Migrance. Histoire des migrations à Marseille, Aix-en-Provence, Edisud, 1990. tome 2, L'expansion marseillaise et "l'invasion italienne", 1830-1918. 17. Zylberberg-Hocquard (Marie-Hélène), Féminisme et Syndicalisme en France, Paris, Anthropos, 1978. 18. Godeau (Eric), Op. cit., 1997, p. 104. 19. Langlade (Isabelle) in Archives municipales de Marseille, 10, rue bleue. Histoire et reconversion d une manufacture des tabacs, Marseille, Editions Parenthèses, 2003, p.106. 20. Bénit (Claire), Grésillon (Boris), «Des tabacs à l art contemporain. La réhabilitation de la Manufacture de la Belle de Mai et ses conséquences sur le quartier», Industries en Provence. Dynamiques d'hier et d'aujourd'hui, n 10, mars 2002.

6 Vient de paraître Présentation Disparue, oubliée, n existant plus dans les paysages qu à travers des amas de ruines difficilement identifiables, la fabrication du carbonate de soude par le procédé Leblanc - couramment appelé "soude artificielle" ou "soude factice" - a pourtant été une des grandes activités de transformation du port de Marseille et de notre région. Très tôt, dans le siècle, elle s est imposée, permettant ainsi à la Provence littorale de jouer un rôle de premier plan dans le grand mouvement européen de modernisation des systèmes productifs et des rapports sociaux. Située au cœur de l industrie chimique locale jusqu'à la Première Guerre mondiale, l industrie de la soude a imprimé sa marque à de nombreux quartiers de la ville de Marseille - l Estaque, Septèmes, la Madrague-ville, la Madrague-Montredon, les Goudes - et à plusieurs sites de l Hérault, du Gard, du Vaucluse, des Bouches-du-Rhône et du Var comme Montpellier, Salindres, Sorgues, Salin-de-Giraud, Port-Saint-Louis-du-Rhône, Fos, Rassuen, le Plan d Aren, Lavéra, Ponteau, Port-de-Bouc, Berre ou encore aux îles des Embiez, de Porquerolles et de Port-Cros. Certaines de ces localités demeurent toujours des pôles chimiques importants mais ignorent, le plus souvent, que leurs activités s inscrivent dans une tradition industrielle dont les racines remontent au tout début du XIXe siècle. Pour aborder l histoire de cette branche, trois axes de recherche ont été privilégiés : les stratégies des entreprises face aux multiples évolutions des marchés dans lesquels elles évoluent et dont elles dépendent, tant pour leurs approvisionnements en matières premières que pour leurs débouchés ; leurs politiques d insertion dans la société et leurs attitudes face aux vives réactions suscitées, dès le début du XIXe siècle, par les problèmes de pollution liés à leur activité ; l adaptation de la main d œuvre ouvrière locale ou immigrée aux impératifs de fonctionnement d une usine chimique. Les marchés, l environnement, le social : trois aspects qui demeurent finalement toujours d actualité et dont l importance démontre que la réussite industrielle repose non seulement sur une gestion rationnelle des facteurs de production, mais aussi sur une bonne intégration de entreprises dans les espaces de fonctionnement qui leurs sont nécessaires, tant du point de vue économique que du point de vue sociétal. MIP-Provence 2003 - maquette Olivier Lambert [olambert@up.univ-aix.fr]