«elmique», un mot d introduction



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Fixer dans la pierre le temps nomade La Maison de Pierre Loti à Rochefort Palais des voyages devenu objet touristique Par Alain QUELLA-VILLÉGER Spécialiste de Pierre Loti Né à Rochefort, dans une famille de petite bourgeoisie protestante, imprégné par un héliotropisme obsédant et un désir d ailleurs inextinguible, Pierre Loti (1850-1923 ; son pseudonyme est d origine tahitienne) opte en 1867 pour la carrière maritime. Une histoire d amour, vécue à Constantinople, lui inspire son premier roman (Aziyadé, 1879) et sa passion définitive pour la Turquie et l islam. La notoriété littéraire internationale vient avec le succès du Mariage de Loti (1880), Madame Chrysanthème (1887), Les Désenchantées (1906), également avec ses récits de voyages et ses nombreuses nouvelles, sans compter un important journal intime, où flotte l exotisme comme imaginaire de la différence. Excellent dessinateur, photographe de talent, il est également, entre 1877 et 1907, l architecte avisé d une maison infiniment originale : un véritable palais des voyages, devenu musée en 1969. Une approche renouvelée de ce lieu emblématique de l orientalisme, exemple original de «domestication» du temps (au sens propre : le faire rentrer à la maison ) autorise une réflexion sur le rapport au passé et la question du tourisme dans les récits de voyage et leur postérité. «elmique», un mot d introduction Face aux paysages, au grandiose, aux souvenirs, mais aussi face à l éphémère, à la lumière, aux petits riens de vie, les mots souvent ne suffisent plus pour témoigner, pour dire et définir ; ils manquent d éclat ou d intimité. Il faut en inventer. Ainsi le jeune Julien Viaud, bien avant de devenir Pierre Loti, se fit-il créateur de néologismes. Entre autres, le mot «elmique». «Je n ai jamais su d où ce mot elmique avait pu me venir ; c est en rêve qu il avait été prononcé à mon oreille par quelque fantôme, et pour moi il était le seul pouvant désigner le je-ne-sais-quoi inexprimable caché la nuit au fond des bois» (ceux de la Limoise, une propriété amie, près de Rochefort). Cet essai d explication a le mérite d associer au mystère des extérieurs et de la nuit les mots «rêve», «fantôme» et le «je-ne-sais-quoi» de l indicible. Aveu d échec de l écrivain qui, ne trouvant pas les termes adéquats, en fabrique pour tenter de combler ce manque, pour habiter ce vide. Loti trouve même une origine possible : «On venait de m initier quelque peu aux Druides, ces primitifs habitants de la Saintonge». Les bois de chênes, certaine clairière idéalement sauvage, lui procurent donc une sorte de fascination et de terreur, mêlant confusément peur et charme. D un sentiment inquiet qui rattache l Aunis à la Gaule primitive, la nature à l inconnu angoissant, naît une sensation faite de la chaleur de midi, de solitude pastorale, de silence nocturne, du parfum des fleurs, de plaisir. C est donc un moment figé de bonheur-frayeur, où l enfant perd conscience de ce qui l entoure, en même temps qu il «prend» conscience d une totalité qui unit l infiniment petit d homme à l espace végétal et universel. N est-ce pas cette extase éphémère que Loti recherchera sans cesse autour du monde, cette illusion fugitive de jeunesse éternelle, cette apparente immobilité faite de paix, de sérénité dont les fleurs offrent peut-être l écho visuel des recommencements et la maison une garantie de pérennité. Pénétrer chez Pierre Loti revient à traverser le miroir, certes aussi à s approprier ce qui ne nous est pas dû (le domicile est par définition privé et n a pas à plaire à l étranger, à la différence de l édifice public), et que nous risquons de ne pas comprendre, mais c est surtout aller au devant du mystère d un homme, de ses contradictions, de ses aveux ostentatoires, de ses silences. Bref, c est se poser sur une planète qu il n est pas si simple d explorer, de cartographier. Le rationnel ne s y suffirait pas d un bon plan millimétré et il faut raisonner en trois, en quatre dimensions. 1

Abordage d un navire sans pavillon, échouage sur une plage inconnue, effraction de voleur ou visite guidée de touriste curieux, autant de méthodes, de petites recettes, d attitudes, d altitudes (de hauteurs de vue), pour entrer «chez Loti». Sans oublier que pénétrer là c est avant tout sortir, c est aller sur le quai prendre le frais face au large, prendre le large Au large avait été le premier titre imaginé pour son best-seller Pêcheur d Islande. Est-ce une maison, d ailleurs? Un musée, c est écrit ; un temple peut-être, un mausolée? Une île (un archipel serait plus juste)? Avec un peu de chance, des fenêtres les plus élevées sous les toits, on voit au loin l Atlantique ; tout au moins, la Charente tranquille en dessine le chemin et permet d en tracer l horizon. Maison d écrivain? De voyageur? D abord, maison de marin. Mais, dans un port, cela devrait-il surprendre? À Rochefort, cité voulue par Colbert et ouverte sur les périphéries coloniales, Julien Viaud (notre futur Pierre Loti) est né le 14 janvier 1850, dans une famille de petite bourgeoisie ruinée ayant compté quelques coureurs de mer (et même un oncle soi-disant mangé sur le radeau de la Méduse!), benjamin tardif arrivé presque vingt ans après sa sœur Marie, peintre douée, et loin derrière son frère Gustave, chirurgien de Marine et photographe pionnier de Tahiti, mort en 1865 dans l Océan indien. Tôt imprégné par une quête solaire un héliotropisme obsédant, doublée d un désir d ailleurs inextinguible, le jeune homme opte en 1867 pour l École navale. Pendant plus de dix-sept ans, il courra les mers : 14 ans, 7 mois, 2 jours en temps de paix ; 2 ans, 11 mois, 19 jours en temps de guerre, coupés de séjours plus ou moins longs en rade ou au port (au total, à sa retraite en janvier 1910 : 42 ans, 3 mois, 13 jours de service, auxquels on doit ajouter sa présence au front en 14-18), et de nombreux déplacements en France. Obsédé par sa maison, mais peu casanier, cet homme! Pas plus dans cette «île» mystérieuse, Oléron, terre des ancêtres maternels et protestants, où il ne résida jamais, mais où il choisira d être inhumé (il n est d ailleurs pas mort à Rochefort, quittée quelques jours plus tôt, mais dans sa maison de Hendaye, le 10 juin 1923). Si Pierre Loti laisse une œuvre profondément marquée par l exotisme et les embruns, elle ne l est pas moins par l obsession du domicile, du repaire. Loti n a pas été un romancier d aventures trépidantes, encore moins un spectateur façon Hugo aimant les vagues seulement du rivage. Esprit hauturier plus encore que marin, ainsi rend-il compte, en 1894, de La Mer de Jules Michelet : «La mer! Il semble que ce mot en lui-même ait quelque chose d immense, avec je ne sais quelle tranquillité de néant». Elle est en effet pour lui un hors-lieu doté d une animalité confuse, d une sorte de maternité tueuse. La mer, miroir mais aussi force obscure, forme un creuset alchimique, une espérance de liberté, mais aussi une menace. «Loti a des yeux d oiseau de mer», estima Henri Queffélec. Pour lui, l écrivain ne se contente pas de se tenir au-dessus de la surface bleue, «il y pénètre, l appréhende en épaisseur et en profondeur, comme une potentialité, une tension» Potentialité, tension, voilà des mots forts utiles pour appréhender cette maison de mer, de mère, maritime, intime. Le thème de la maison est récurrent dans son œuvre, éternellement quittée, toujours recherchée, port entre tous les ports, seule certitude rassurante face à l «indomptabilité» océane, aux souffrances de l exil. Mais, malgré tout, nid douillet jamais fini, pôle écartelé entre les aspirations de liberté inassouvie et les retours insuffisamment protecteurs, qui coupe les ailes de l oiseau plus qu il ne lui donne envie de voler, avec sa part de mystère insondable, aliénante, dévorante, et son «je ne sais quoi inexprimable», et pour tout dire «elmique»! Orients orientalisés Pierre Loti a toujours rêvé d ubiquité : être en plusieurs endroits à la fois. Sa maison, après tout, est une réponse à ce pari impossible : que tous les lieux du monde soient réunis in situ. Du moins ceux où l on a vécu des moments qui méritent d être collationnés par la mémoire. Lieu de ressemblance, certes, parce que de lieu de rassemblement en raison d une vie particulièrement dispersée, de l éparpillement des voyages qui en ont été le suc et la dépense. Rêves de pacha 2

Autant de mobilité et de retours font écho dans ce port immobile qu est la maison. Très vite, d ailleurs, l habitude a été prise. Dès 1876, nous voyons la mère de Julie Viaud se plaindre : «Claire et moi te prions de nous dire ce qu il faut enfin faire de ces peaux de girafe que tu avais rapportées du Sénégal ; elles sont presque pourries et ne sont point du tout un ornement pour la cour» (1 er mai 1876). On imagine la scène! Et nous savons qu exista très tôt une chambre «océanienne» 1, «arrangée en forme de case et contenant entassés tous les souvenirs rapportés de Tahiti et de l île de Pâques». Dès son premier retour de Turquie, en 1877, Julien lança l idée d une salle turque dans une pièce jadis occupée par sa grand-tante Berthe, décorée notamment avec des coussins de soie d Asie et des bibelots rapportés de son logement d Eyüp : «Cela rappelle de loin ce petit salon tendu de satin bleu et parfumé d eau de rose que j avais là-bas, au fond de la Corne d Or» (novembre 1877). Le décor ne trompe pourtant pas : «Ce n est pas l Orient, tout cela, j ai eu beau faire, le charme n y pas venu, il y manque la lumière, et un je ne sais quoi du dehors qui ne s apporte plus. Ce n est pas l Orient et ce n est pas davantage le foyer, ce n est plus rien» (Suleïma). Ce premier sanctuaire nostalgique ne satisfait pas Julien Viaud ; dès 1881, il développe son projet de «réduit intime où je cherche à me figurer que je suis encore à Stamboul» (lettre à J. Adam, 6 décembre 1881). Il avait même songé à figurer un panorama du Bosphore par un décor peint se découpant sur le ciel. La lumière du jour y viendra rarement de toute façon, car la fenêtre qui donne sur les jardins «ne s ouvre que dans les occasions rares» (12 septembre 1884). Nadine Viaud et la tante Clarisse, qui n ont jamais quitté leur Saintonge natale, ainsi que sa nièce Ninette, sont mises à contribution pour réaliser les rêves de leur protégé. Étrange scène que cette intrusion de l exotisme ensoleillé sous leurs doigts habiles à manier des étoffes sombres! Tentures rouges, coussins orientaux, voilages épais habillent en 1884 la Chambre turque, devenue Salon turc sous sa forme définitive, dès 1889, mais de moins en moins «turc», et complété jusqu en 1894. Voilà une pièce remarquable, au plafond «à muqarnas», trois arcs imités d une des salles de l Alhambra de Grenade 2, aux murs tendus de tissus soyeux rouges avec motifs dessinant des arcs outrepassés, sinon des mirhabs, aux faïences d Orient, du Maroc, d Andalousie, au sol recouvert de tapis, de kilims, d armes damasquinées, de bibelots de cuivre ou d argent. Retraite et chapelle, fumoir plutôt avec sa banquette basse, son narghilé, ses guéridons syriens en cuivre ciselé, ses instruments de musique, ses coussins multicolores, ce salon hispano-maghrébin, bien peu ottoman, est voué au culte de la Turquie en la personne de Hatidjè, dont trône le portrait peint, enchâssé dans une niche murale décorée de «zelliges» marocains. De l autre côté du couloir, en février-mars 1884, une Chambre arabe (dite parfois «fumoir arabe») commence à voir le jour, afin de remplacer en quelque sorte la Chambre turque dont elle est l héritière pour divers objets. Avec sa nièce Ninette, Loti met les mains dans le plâtre pour inventer ce nouveau décor et plaquer aux murs «les faïences prises dans la Kasbah d Alger au dernier printemps». Malgré leur lieu d achat, ce sont des productions italianisantes venues de Tunisie ou d Italie et même quelques carreaux de Delft, y compris le «fauconnier» persan 3 belle copie du XIX è siècle, probablement acquise en Turquie. Murs blanchis à la chaux, petites arcatures aveugles, palmes sèches masquant le plafond, bois plantés dans les murs, étoffes courant derrière des paillasses, babouches, corans et deux stèles de tombes dressées persane et ottomane confèrent à cet antre minuscule une atmosphère de sanctuaire. Loti en parle d abord comme d une «petite mosquée, qui sera attenante à mon logis turc» (25 mars 1884, mais il attendra treize ans pour en édifier une grande). On a là, dit-on, les éléments constitutifs d une tente de bédouin dans le désert, d un campement ayant, selon Loti, «bon air d Afrique 4 et d Islam» plus sûrement, c est l Algérie ou le Maroc qui s y devinent. Longtemps, il y a dormi comme à la belle étoile, quasiment à même le sol. 1 Ce qualificatif ne vient pas de Loti, mais de son ami Séméziès. 2 La salle des Rois, palais de la Cour des Lions, visitée pendant son voyage de noces, en 1886. 3 Décor moulé peint en bleu turquoise, blanc et brun, sur fond de bleu cobalt (15x21cm). 4 Le Sénégal, notamment, avec quelques objets : poire à poudre, sac de selle, armes, etc. 3

L âme «à moitié arabe» de Loti a besoin de s enhardir à des réjouissances collectives. Il en est ainsi de la fête arabe donnée pour sa mère à son retour du Maroc le 8 novembre 1889 de l Orient dansant, avec narghilé et costumes ; avec les peintres Mousset et Aimé Morot accompagnés de leur épouse, le poète charentais Georges Boutelleau (père du futur écrivain Jacques Chardonne), Bojidar Karageorgevitch en Aladin, le poète Jean Aicard en bédouin, et un chaste sérail. Les dames Viaud, épouse et mère, sont là. Rien de libertin donc, mais la photo qui les réunit est lascive. Le journaliste Adrien Marie, pour la circonstance cracheur de feu, en rend compte dans Le Monde illustré du 30 novembre 1889. La Chambre donne accès à une pièce étonnante : la Mosquée. Au centre de tout, en effet, est la Mosquée. Non pas au centre géographique de l édifice, mais à la convergence des regards et des nostalgies. Cette salle presque carrée (le plafond principal l est, ainsi que la surface au sol lui correspondant, et abaissée 5 ), édifiée de décembre 1895 au printemps 1897, est impressionnante et a toujours séduit les visiteurs. Voici un remarquable mihrab encadré par deux hauts candélabres ; voici une demi-piscine murale d ablution, et ici un divan recouvert d un dais de palmes sèches, soutenu par des colonnes demitorsadées italiennes. Là encore, deux portiques de marbre rosé et blanc séparant le carré central des travées latérales. Au centre, enfin, une vasque octogonale en marbre. Le plafond en cèdre verni provenait, selon l écrivain, de la mosquée d Omar à Damas, brûlée un an avant qu il n y fasse halte en avril 1894, mais plafonds, mirhab et lambris ont plus sûrement pour origine une demeure syrienne de la fin du XVIII è siècle. La légende rejoint la vérité lorsque Loti expliqua les avoir fait transporter en France par d «honnêtes contrebandiers» (10 décembre 1895) qui n eurent pas, de ce fait, à braver l interdiction d exporter de Syrie des objets religieux. Non moins inattendus, trônent cinq cénotaphes coiffés d un turban et recouverts de broderies, de casques. Mosaïques, coussins, niches contenant des vases hispano-mauresques ou persans, corans ouverts sur des pupitres, lampes à huile, colonnes torses algériennes, tapis de prière, lampes suspendues, azulejos et céramiques 6 sur les murs, rien ne manque à cette Mosquée, ou plutôt à ce «désir ardent, très émouvant, d être une mosquée» (Sacha Guitry). Non, ce n est pas une mosquée, et Loti ne l a jamais cru, même si par facilité, par exotisme, il employa lui-même ce terme trompeur ; il avait trop fréquenté ces lieux saints pour s abuser. Cette salle est manifestement une composition orientaliste très personnelle, une création esthétique qui associe et condense, dans un espace restreint, à la fois une salle de prière, avec la niche du mihrâb dans le mur de qibla (qui indique traditionnellement l orientation vers La Mecque, non respectée ici et Loti le regrettait 7 ), des éléments d une cour intérieure de mosquée (vasque, bassin d ablutions), ceux d un mausolée ottoman (les catafalques d un turbé), portique à arcades traditionnel des cours intérieures de mosquées algériennes, des éléments éclectiques et disparates (comme les armes), enfin un cimetière musulman suggéré par la stèle de la tombe de Hatidjè. Ces éléments de l art religieux et funéraire amalgament plusieurs tendances de l architecture et de la décoration islamiques. Rien de strictement turco-ottoman ici, mais au contraire une multiplicité de styles : la prédominance du verticalisme et des couleurs propre à l architecture hispano-mauresque (style néo-mudéjar), les empreintes persane, maghrébine (les portiques rappellent certains palis algériens), égyptienne (le minaret blanc à section circulaire, rajouté en 1907, habilement trompeur vu de la salle), et surtout syrienne. En fait, le modèle des salles de réception des maisons damascènes (Loti écrit «damasquines») de l époque ottomane prédomine ici. L art de l Inde semble absent ; il est en réalité dispersé dans la maison : porte-coran au pied du mihrâb et gros chandeliers l encadrant, bouteille de narguilé (houka), etc. 5 Dans les demeures damascènes, on appelle cette partie abaissée, zone de circulation de la salle de réception «atabe» (ou «dûrqa a», dans le vocabulaire cairote). La partie surélevée se nomme le «tazar» («iwan», en Égypte). 6 Loti parle improprement de «faïences» : elles sont ottomanes (Iznik, XVI e s. ou à la manière d Iznik, comme on en faisait dans les ateliers d Eyüp ou de Diyarbakir, au XIX è s.). 7 Au demeurant, les mosquées n ont pas l exclusivité du mirhab ; la maison damascène en possédait aussi. 4

Cette Mosquée a l unité d un lieu de pèlerinage puisant aux sources de tout l Orient arabo-musulman. Un filet d eau bruissant dans la vasque centrale, c est un décor pour la nostalgie qui, de nos jours mais sans les cénotaphes! suggère plutôt les moiteurs d un hammam de luxe. On peut en tout cas imaginer que le khalife local respectait la proximité, traditionnelle dans l enceinte religieuse, des lieux de culte, de logement, de pouvoir, ici représentés par la «mosquée», les chambres et le bureau proches. Il n y manque même pas le muezzin de service lorsque le domestique Osman Daney monte chanter l appel à la prière. Loti aime bien d ailleurs réserver cette surprise à ses invités. Robert de Montesquiou s y laisse prendre : «Cette voix, elle transpose, pour moi, d une religion à l autre, comme d un souvenir à l autre, l impression ressentie à Bayreuth [...]. Elle chante Allah.» Alice Barthou : «Je vis sortir de l ombre un Turc qui, ses babouches enlevées, ses ablutions faites, alla s agenouiller dans un coin. Puis un autre, un autre encore, cinq, dix, vingt. Vêtus les uns de vestes rouges ou bleues brodées d or, les autres de longues robes en soie de Damas de couleurs éclatantes. Ils entraient gravement, s arrêtaient d abord à la fontaine et puis se prosternaient sur les tapis. Alors dans le silence s éleva une voix très pure, celle du muezzin.» On s est interrogé sur la validité des salles orientales de la maison : le Salon turc, la Chambre arabe, la Mosquée. Elles forment, en dépit de la restriction de leur nom respectif, un véritable voyage architectural autour de la Méditerranée, une authentique composition orientaliste, un hommage aussi à ces sources culturelles. «On ne saurait en aucune façon les prendre pour la réalité d une période de la civilisation arabo-musulmane. Le résultat est donc hors de toute réalité historique» (C. Giraud- Héraud). Loti n est pas un collectionneur, mais un metteur en scène, il accorde la priorité à l effet esthétique. Là, comme ailleurs dans la maison, la vérité n est pas à rechercher dans la valeur muséographique des objets, encore qu au final il y ait de belles pièces, mais dans la volonté de créer une ambiance, une émotion. L Orient des pharaons L égyptomanie de la fin du XIX è siècle n a pas épargné le jeune Julien Viaud. Du Cabinet de travail, on accède à une pièce étroite, construite dans la nouvelle maison, entre la Mosquée et la rue : c est une bibliothèque, baptisée pompeusement «Chambre des momies» (1896). Cette pièce, qui n a rien d antiquisant, aligne des rayonnages, des vitrines, une table, des centaines de volumes, des œuvres de Loti traduites dans toutes les langues, d innombrables photos, des masques de théâtre asiatiques, des vases maghrébins et, tout de même, des objets archéologiques rapportés d Égypte et des cartonnages de momies achetés à Paris 8 (dont une d enfant, une de femme et deux de chats). En 1909, lorsqu il publie La Mort de Philae, Loti est l un des derniers représentants de l égyptomanie du XIX e siècle. Lui-même ne s est pas privé de sacrifier à l égyptologie ambiante en se «sésostrisant», avec un humour morbide qui lui sied bien, sur une carte postale montrant son profil droit à côté de celui, momifié, de Ramsès II-Sésostris, avec cette légende : «Non momifié encore à la fin du XIX e siècle de notre ère»! Et sans doute guère plus au début du siècle XXI! Mandarin charentais À la place de la première salle à manger du rez-de-chaussée, serrée entre le Salon rouge et une cage d escalier, l Extrême-Orient avait fait son apparition en 1886, sous la forme d une Pagode japonaise. Étirée en longueur sur la cour, les fenêtres restant closes, cette pièce sombre et parfumée d encens est encombrée d objets rapportés des séjours en extrême Asie. Loti, qui sourit dans Madame Chrysanthème «au souvenir de certains salons dits japonais encombrés de bibelots et tendus de grossières broderies d or sur satin d exportation», vus chez les belles Parisiennes, entreprend donc luimême de réaliser un décor où la quête spirituelle côtoie la fantaisie gratuite. Pendant longtemps, en Europe, on n avait retenu du Japon que les jardins, les salons de thé, les pagodes (vues de l extérieur) ; Loti, lui, s intéresse à l intérieur. Sous son plafond orné de boiseries laquées, cette pièce séduit : «Les murs et les poutres étaient d ébène finement ciselée et incrustée d or. Le long des murs, des consoles également d ébène ciselée et incrustée d or sur lesquelles étaient posés 8 Peut-être chez un marchand de la rue de Seine, dès 1887, lorsqu il charge sa nièce d y aller marchander. 5

des objets de toutes sortes, notamment des statuettes de divinités ou d animaux sacrés et une infinité de petits vases en bronze dans lesquels sont placées de gracieuses fleurs d or terni. Au milieu de tous ces ors, quelques taches blanches : en l air, des lanternes japonaises en papier, de chaque côté d une grande console, des têtes d éléphants en ivoire.» (M. Anizon, «Un après-midi chez Loti», Annales de la Soc. acad. de Nantes, 1912). Ajoutons à cet inventaire des boiseries rapportées de Ma-Kung (îles Pescadores, Taïwan), quelques beaux chiens de Fao en céramique polychrome, deux armures de samouraï se dressant dans la pénombre, un bouddha géant et grimaçant voisinant avec quelque dieu hindou, des danseuses de cuivre, de menus autels, des lampes à huile un ensemble de suspensions et de laques noires, et nous constaterons qu ici la surcharge décorative connaît un sommet. Le terme de «pagode» utilisé par Loti, correspond aussi à la volonté de reconstituer un décor religieux, d un effet personnel très réussi, qui traduit à quel point il s est investi dans cet aménagement, ce boudoir-refuge, non pas dans l espoir de trouver dans le bouddhisme la foi qu il a tant espérée, mais pour son propre plaisir, pour la contemplation. En 1902, à son retour de la Guerre des Boxers, Loti décide d ajouter un nouveau décor extrêmeoriental, en gagnant une salle sur la cour de la deuxième maison : la Salle chinoise, une manière de grande salle d audience, inspirée sans doute aussi par celle vue à Séoul. Il faut bien mettre quelque part les huit cents kilos d objets rapportés du pillage 9 de Pékin, mais parfois aussi achetés à des «pillards chinois»! On y accède par une porte flanquée de lionceaux de pierre précédée d un portique. Quatre mannequins en costume traditionnel montent la garde à chaque coin. Dans les trois caissons du plafond de laque rouge ciselée s entrecroisent des dragons de feu, des fleurs stylisées, des animaux surprenants. Une vaste banquette-trône d ébène, à balustrades, avec un monumental paravent à cinq miroirs, s impose, entourée de meubles, d instruments de musique, d objets d art ou de culte funéraire, d ornements de temple, de socques (ceux de l impératrice Tseu-Hi). Les cinq grandes glaces multiplient les images de boiseries rouge et or, mais aussi les dragons et papillons sculptés, pots à pinceaux, cachets et sceptres, soieries, tentures. Loti avait logé à Pékin, en octobre 1900, dans un kiosque du Palais de la Rotonde, dans la Cité interdite, pas mécontent de s y faire photographier, en décors authentiques, en mandarin! L Orient, les Orients, si Loti les a d abord habités en y faisant escale, en se mêlant à la vie de leurs ports, d Alger à Colombo, il n a cessé de les habiter par le costume : Albanais ou Osiris Le passé pour grandeur Si Loti a voué un véritable culte au passé, sa maison en a été l autel, le temple ; les dieux lares y sont pleinement chez eux. S il s est d abord contenté d aménager des pièces existantes, Loti s est bientôt engagé dans une politique de grands travaux, passant de la simple décoration fétichiste et ludique à une architecture historicisante à la hauteur de son imaginaire susceptible de doter cette demeure d un passé fictif, moins humble, plus lointain. Il n hésite pas à puiser dans le Moyen-âge la matière d une salle et d une fête de seigneur féodal, puis dans la Renaissance une salle somptueuse (hauteur sous plafond : 6, 65 m.) et un brin de pause aristocratique. Celui qui aime tant fréquenter les modestes, les sans-grades, mais qui est fasciné par les reines et leur vie de conte de fée, entend bien, chez lui, non seulement recevoir des princesses amies, mais y planter un décor ambitieux, où, s il ne vivra pas luimême en châtelain, il respirera le souvenir de ses visites d enfance au château de Castelnau, en Quercy, ou, plus récemment, des décors roumains de celui de Sinaïa 10. Le voyage antérieur 9 Loti utilise lui-même le terme «mon pillage de Chine» (2 février 1886), «les boiseries du pillage» (18 mars 1886), mais il est vrai que cette pratique est alors liée aux usages de la guerre 10 Chez son amie la reine Elisabeth de Roumanie, en littérature Carmen Sylva. 6

Loti est un homme dont l action principale consista non seulement à se prolonger, mais à réhabiliter son passé, le passé de son passé, celui de ses proches, de ses aïeux et des ancêtres de toute l humanité. Ses descriptions, outre qu elles délavent et décolorent beaucoup, passent leur temps (c est une manière de parler : elles le filtrent) à faire trépasser du temps, à le concasser, à le remodeler aussi. Une description au présent plonge volontiers dans les périodes précambriennes (le goût pour les déserts) et se noie (en mer, comme le héros de Pêcheur d Islande) dans les futurs les plus inguérissables. Jean-Richard Bloch avait judicieusement remarqué qu avec Loti, en matière de passé, on est bien servi : «ce passé est de belle qualité puisqu il jette ses racines jusqu aux premiers temps de l homme : «semblable à Rosny aîné, à Gauguin, à Wells, à quelques autres, Loti est de ceux dont le cordon ombilical n a jamais été coupé ; les esprits de cette catégorie restent en rapports perpétuels avec leurs plus lointaines origines ; le sang qui les irrigue descend droit des cavernes et les met en communication mystérieuse avec les millénaires brumeux [ ] en sympathie organique avec le passé et le futur» (Europe, 1 er octobre 1923). Le passé est manifestement chez Loti une matière et une manière d expérimenter le présent, non pas de le dissoudre en nostalgie déliquescente, mais de l enrichir (sans l engraisser). Le «pèlerin de la planète» l est d abord de lui-même. On a stipulé que l exotisme lotien est «antérieur» par sa manière de toujours remettre ses pas dans d autres. Sa volonté boulimique de vivre de multiples expériences, parallèles, successives, complémentaires, contradictoires, n induit certes pas que cela soit toujours original ou inédit. Parce que le passé n est pas fatalement un fardeau, mais aussi une source vive, parce qu aller sur les traces (des autres, de soi-même, de ses illusions perdues) vaut bien le désir aventurier d être un quêteur d inconnu. Loti est le contraire de l explorateur René Caillié. S il ne découvre pas Tombouctou ni des pyramides, il s en construit une à demeure, s invente et s édifie (nidifie) sa propre nécropole, fabrique avec sa maison un condensé concerté de passés disparates, où chaque salle est à lire comme les cases d une bande dessinée. Le scénario change évidemment selon le désordre de la circulation, selon le moment aussi, le rayon de soleil ou la fête fastueuse. Dans cette maison, la présence des chats est une condition sine qua non. S il déteste les chiens, Loti est l ami des félins, rois en son domaine. Leur compagnie rassurante, leur grandeur élégante dans l indépendance et le mystère, lui donnèrent l illusion d un bonheur calme, d un profond dédain pour le siècle et la vitesse des hommes. Malgré le «cimetière aux moumouttes» dans son jardin, leur succession éponyme est comme une preuve de la vie immobile. Le chat défie le temps Bande son L œuvre de Pierre Loti, mais également ses réjouissances domestiques, sont ainsi parsemées des clameurs du monde : coups de gong, chants de muezzin, guitare espagnole, sonneries d olifant et autres chansons du «Chat Noir» ponctuèrent la vie de l officier de Marine. La mode n était pas encore à la «world music» que, déjà, il passait pour un «travel writer» ainsi dit-on, aujourd hui, pour mieux croire à la nouveauté et à l universalité anglo-saxonne des choses ou des concepts, membre de la tribu nomade qui réunit les amateurs des rotondités sensuelles de la planète comme des musiques qui s en élèvent. Reste que l «esthétique du Divers» chère à Victor Segalen manquerait d une bande-son si tous les bourlingueurs du regard ou du savoir (les ethnologues) s étaient contentés de la polychromie des paysages ou du sourire des belles indigènes. La mise en scène à Tahiti, en 2000, de L Ile du rêve, adaptation musicale du Mariage de Loti, sur une composition de Reynaldo Hahn jamais rejouée depuis sa création à Paris en mars 1898 (Proust y assistait), nous rappellerait, s il en était besoin, combien le nom de Pierre Loti est associé à l univers musical. Pour dire le monde, le XIX e siècle des musiciens préféra s encanailler à des reconstitutions lyriques fantaisistes, l opéra s offrant des décors où la vérité historique ne pouvait rencontrer âme qui vive. Et Loti lui-même, comme spectateur, goûta cette pédagogie exotique, qui mettait en scène aussi bien les îles sucrées (versant Paul et Virginie) que l Orient le plus farfelu, du Caire (l Aïda de Verdi date de 1871) à Constantinople, aussi bien l apothéose des grande civilisations déchues (Carthage, avec Salammbô, 1890) que les raffinements de Venise, de l Espagne (Carmen de Bizet, bien sûr) ou des Indes (mystérieuses et violentes, comme il se doit, façon Lakmé de Delibes, 1883). Autant de musiques pour odalisques et bayadères, d orientalismes extravagants avec invocations à Allah et 7

mélopées caravanières douteuses, d Extrêmes-Orients de carton-pâte réduits aux estampes, lanternes chinoises et kimonos (Puccini y va en 1904 d une Madame Butterfly que l on a dite à tort inspirée par la Madame Chrysanthème dudit Loti). Toutes prestations qui dévoilent les rêves et fantasmes occidentaux, plus que la diversité sonore inventée par l humanité mélomane. Loti n est pas le dernier à s acoquiner avec ces fantaisies, ayant adolescent aimé les harmonies rossiniennes de Sémiramis, ne dédaignant pas de donner chez lui des fêtes célèbres, des réceptions mondaines où l on joue Salammbô, l islandaise Sigurd d Ernest Reyer, ou bien, sans grand souci d authenticité, des musiques maghrébines (aux «fêtes arabes» la dernière, en 1913, avec danse du ventre), turques, bien sûr, ou asiatiques (pour l entrée solennelle de la pseudo-impératrice Ou-Tse- Tien, le 11 mai 1903, devant trois cents invités!), sans oublier les échos villageois du violon ou de la cornemuse pour des fêtes «paysannes». Or, Pierre Loti est excellent musicien, sensible aux perceptions auditives autant qu aux vibrations de la lumière ; il a appris le piano dès l âge de treize ans entre autres, curieuse prémonition (si l on songe à l origine même de Hatidjè), sur une partition de La Circassienne (valse de salon de F. Burgmüller, opéra d Auber). Il en joue volontiers chez des amis (Grieg est à son répertoire, lors d une soirée chez les Daudet ; Goncourt s en souviendra), voire à quatre mains avec Gabriel Pierné en personne : si Pierné, qui composera la musique de scène de Ramuntcho (1908), fut élogieux, André Suares sera d un avis opposé, ayant entendu Loti «qui tripotait l agonie de Tristan à me faire frémir. Il n y connaissait assurément rien, et n y pouvait rien comprendre. Sous ses doigts, Tristan n était plus qu un mélange de Chopin et de Schumann, non sans un balancement de barcarolle et de romance. Tant la mélancolie du voyageur est loin de Schopenhauer et de la profondeur terrible, où Wagner confronte l amour avec la mort» (Comoedia, 22 juillet 1923)! Si Loti pratique Händel et Bach dans une église désaffectée de Pékin, fréquente pour s appliquer à l harmonium et à l orgue les églises de Saint-Porchaire comme du Pays-Basque, on sait qu il aime surtout Mozart, Chopin, Beethoven, César Frank. On joue volontiers chez lui Saint-Saëns, Haydn, Fauré. Loti a d ailleurs pour amis quelques compositeurs, dont Guy Ropartz, qui fera la musique de scène de Pêcheur d Islande (1893), ou bien Reynaldo Hahn. Quant à son œuvre, elle inspirera par exemple Albeniz (Deux morceaux de prose de P. Loti, 1899), Massenet (La vision de Loti, Quatuor vocal pour piano, 1913), ou Koechlin («Heures persanes»). Loti aima regarder danser le fandango au Pays basque et parla avec une curiosité mêlée d inquiétude de l irrintzina dans Ramuntcho. Il s attache autant à citer les chants de marins bretons, comme «Jean- François de Nantes» dans Pêcheur d Islande, que les particularités tenaces et triomphantes du chant du muezzin en terres d islam, dont il transcrit la mélodie. Du Roman d un enfant (1890) aux célèbres Désenchantées (1906), et sans même parler du rôle des métaphores musicales ni des rythmes stylistiques dans l écriture pleine d arabesques de Loti, on trouve beaucoup de notations relatives aux chants, aux instruments, aux danses : aussi bien la «derbouca» (darbouka) dans la kasbah d Alger que le «chamécen» japonais (shamisen) dans Madame Chrysanthème, le biniou dans Mon frère Yves que les tam-tams de la prière brahmanique dans L Inde (sans les Anglais). La maison réunit des dizaines d instruments, venus du monde entier. Autant qu elle signifie les clameurs de la ville, ou bien le sacré des religions, la référence aux musiques est pour Loti le moyen d évoquer les petits métiers, les rythmes de la journée, de dire ce qui est vivant, l éphémère l amour aussi. Et sa maison ne pouvait pas y échapper Musiques du monde «Anamalis fobil! Hurlaient les griots en frappant sur leur tam-tam, l œil enflammé, les muscles tendus, le torse ruisselant de sueur». À cette scène du Roman d un spahi de Pierre Loti (1881) correspond un dessin de Loti appartenant au Musée de Poitiers (février 1874), paru (gravé inversé) dans L Illustration du 18 septembre 1875, sous le titre : «La bamboula, dansée par des femmes yoloffs». Autant que l amour, et d autant plus que des linguistes viennent seulement de décrypter la forte teneur érotique et transgressive de l incantation mystérieuse soi-disant wolof «anamalis fobil», la musique est au cœur de la vie de Loti et de son œuvre ; Le Roman d un spahi contient 8

même deux chapitres entiers consacrés à la musique sénégalaise ; l un titré «Digression pédantesque sur la musique et sur une catégorie de gens appelés griots». Loti est sans doute assez conventionnel dans ses goûts musicaux, peu porté sur les disharmonies, les dissonances, le vacarme, parlant au besoin d «orgie de sons féroces», mais sensible on ne s en étonnera pas à ce qui est mélancolique, d une «rare tristesse orientale», voire inquiétant. Au demeurant, il aime les contrastes, n hésitant pas à exécuter à bord du Friedland dans l Adriatique Le Désert de Félicien David (compositeur dont il a par exemple fait jouer chez lui une Fantaisie arabe et la Marche de la caravane). En Polynésie, on l entend se dégourdir les doigts sur des partitions de Giacomo Meyerbeer : L Algérienne ou bien L Africaine (dont le livret d Eugène Scribe, 1865, installe une divinité Brahma au Mozambique, et fait sacrifier l Indienne Sélika pour Vasco de Gama!). Au-delà de ces rencontres fortuites, Pierre Loti fut de ceux qui portèrent une curiosité toujours renouvelée aux musiques du monde, soucieux non seulement de dire ce dernier, mais aussi de l écouter pour mieux le faire entendre. Une anthologie de ses plus belles pages musicales serait facile à réunir ; son abondance nous invite à n en cartographier que quelques escales, mais cette bande-son pourrait fort bien accompagner la visite de sa maison salle par salle. En commençant par l île de Pâques, le 4 janvier 1872, avec ce constat d ethnologue en herbe : «Les indigènes chantent ; j aurais voulu écrire quelques-uns de leurs airs mais c est impossible ; il faudrait d autres notations que celles que nous possédons : celles-ci sont insuffisantes. La musique des Tahitiens est gaie et facile ; celle de l île de Pâques est étrangement triste, composée de quelques phrases courtes, saccadées, que terminent des finales inouïes. Les hommes prennent pour chanter une voix plaintive, absolument différente de leur voix naturelle ; les femmes et Marie surtout, produisent des notes d une telle douceur, que les oiseaux seuls, ou les petits enfants en peuvent donner l idée». Au temps de l amour avec Aziyadé, il retient cet instant éphémère : «La musique partait de ma chambre ; j y trouvais Hakidjé tournant elle-même la manivelle d une de ces grandes machines assourdissantes qu on appelle en Turquie orghanam [Au demeurant, c est une adaptation très approximative du mot turc nommant l orgue (org, orgun), l orgue de Barbarie se traduisant par «lâterna»] L orgue de barbarie d Orient, qui joue les danses turques sur un timbre étrange, avec accompagnement de sonnettes et de chapeaux chinois [ ]. Elle tournait comme une folle la manivelle de l orghanam et tirait de ce grand meuble des sons extravagants. On a défini la musique turque : les accès d une gaieté déchirante, et je compris admirablement ce soir-là une si paradoxale définition» (11 mars 1877). L arrivée collective à Fez, le 15 avril 1889, est bruyante : «Nous allons passer devant une musique qui fait la haie, elle aussi, encadrée dans les rangs de l infanterie écarlate [ ]. Ils tiennent en main des instruments de cuivre brillant, tout à fait gigantesques. Et, comme nous arrivons devant eux, ils soufflent dans ces choses, dans leurs longues trompettes, dans leurs serpents, dans leurs trombones monstrueux : il en résulte tout à coup une cacophonie sauvage, presque effrayante» (Au Maroc, 1890). Changement de décor avec une scène intimiste de five o clock tea japonais, à Nagasaki en février 1901 : «J ai subi, jadis, un commencement d initiation à cette musique lointaine qui, les premières fois, ne me semblait qu une débauche de sons incohérents et discords ; de soir en soir, elle me pénètre davantage ; presque autant que la nôtre, elle me fait frissonner, d un frisson plus incompréhensible, il est vrai ; quand cette femme, aux yeux tout changés, agite fiévreusement sur les cordes la spatule d ivoire, on dirait que l ombre des mythes religieux, mal enfermés dans les temples voisins, vient rôder alentour, derrière ces vieux châssis de papier, qui nous font alors des murailles plus assez sûres : dans l antique maisonnette, toujours plus enveloppée de crépuscule et d hiver, on sent passer des effrois d un ordre inconnu» (La Troisième Jeunesse de Madame Prune, XXVII, 1905). La maison de Loti a donc ses musiques, ses leitmotivs. Son parfum, aussi : odeurs de bougies, encens, mais également fragrance réservée à la toilette. On a retrouvé un flacon à parfum «Loti». Pierre Loti, comme nombre de ses contemporains de bonne société, avait son propre parfum dont la composition ne nous est pas connue. Loti «embaumeur», l adjectif prend tous son sens, toute son essence! 9

Urgent, décor «Énormément de bibelots étranges. Une extravagance d arrangements. Beaucoup de monstres, de chimères. Beaucoup d étoffes orientales de tous les styles, drapées en fouillis. Le plafond disparaît sous de grands éventails de palmes séchées et de parasols chinois.» Non, ce n est pas, par quelque visiteur, un résumé descriptif de la maison de Pierre Loti à Rochefort. La maison entière du romancier ressemble à cet atelier de peintre, imaginé par Loti en tête d une pièce de théâtre jamais jouée, Yvonne Lescure. Poétiques de l espace Toute maison abrite la rêverie et protège le rêveur. Celle-ci plus que toute autre. La maison rassemble l homme. Elle donne une continuité, une unité sans lesquelles l habitant serait un être malheureux de sa dispersion. Elle en a l immensité intime : les «ailleurs» sont là, réunis, blottis, calfeutrés, miniaturisés, mis en scène, immobilisés. «Mon cœur est plus changeant qu un ciel d équinoxe», admet Loti (21 septembre 1878). Eh bien, cette maison sera l éternel point de repère sur un méridien de Greenwich intime, pour déjouer à la fois le monde versatile et l enracinement figé. Tout en changeant, cette maison se veut toujours semblable. La continuité dans le changement Il faut pouvoir entrer chez soi, en soi, même si c est pour y retrouver des «ailleurs», parce qu en définitive le seul rendez-vous que le propriétaire y donne est avec lui-même. Encore, généralement, n en est-il pas satisfait, n ayant pas le don d ubiquité : «J ai la nostalgie d ici et d ailleurs, je voudrais être là-bas [Alger, cette fois-là] et ici» (11 avril 1892). Parce que la rêverie a des exigences élastiques, la maison accapare non seulement l homme, mais aussi les maisons voisines. Leur mitoyenneté devient unité. Et dans cette entité constituée, le propriétaire peut se sentir plus grand, en tout cas plus entier. Ne l oublions pas, il y a chez Loti une «faillite identitaire» qui le ramène toujours aux questions fondamentales de l être qui se cherche. La maison est là pour lui assurer une image apaisante de lui-même, quitte à remonter le plus loin possible. Cette maison est par essence celle vers laquelle conduisent les généalogies d ancêtres, les premières images de soleil, la première mémoire. Sa part d onirisme tient déjà, avant toute modification à caractère exotique, à ce passé qu elle porte en elle et que seul savait lire Julien Viaud, parce qu elle était physiquement ancrée en lui. Dans les profondeurs les plus lointaines de la mélancolie, il y a la naissance et la mère, puisque maison natale de l écrivain, maison tenant captive son enfance, ses premières solitudes, ses premiers rêves de départs. L image maternelle hyperprotectrice de la maison est intense (encore que Nadine Viaud, par un hasard de voisinage, n est pas née là, mais au numéro 139 qu il achètera!). Abandonner l une, c est quitter l autre. Un univers dédaléen «La maison voit, veille, surveille, attend», estime Gaston Bachelard. Celle de Loti est à quai, toujours, quand le marin est en mer. Elle est l amarre sécurisante, le témoin, la confidente (que de cachettes, de tiroirs, de coffres, de placards secrets où s entassent les objets et les lettres, car Loti détruit rarement). Si la verticalité des salles (Mosquée, Salle Renaissance) est une invitation à la rêverie, inversement, le soleil est rarement invité à pénétrer, si ce n est dans la chambre. Les lumières sont voilées, atténuées, dispersées, tremblotantes. L écrivain de la lumière, des luxuriances et des grands espaces, s est construit une grotte, une nécropole («pratique sarcophagique», a-t-on diagnostiqué). L homme du grand dehors se plie ici aux forces obscures de l intime, du repliement sur soi, de l introversion. C est une maison exhibitionniste, mais introvertie! Horizontalement, la complexité se confirme. À l intérieur, se déploie une stratégie de la possession. Cela commence par des itinéraires, des portes comme secrètes, camouflées, des rideaux épais, des escaliers alambiqués, les couloirs étriqués qui multiplient les effets de passage ; vestibules, paliers, trappes, tribunes, sont autant d obstacles, comme les clefs et les serrures sont légion. «Des veilleuses partout ou du moins dans quelques chambres, car souvent dans les escaliers, les corridors et certains passages, il faut marcher à tâtons et la main rencontre les objets les plus inattendus : un casque, un masque japonais, une vierge en bois», s amuse le diplomate Paul Cambon. 10

Ce caractère dédaléen fut bien perçu par Robert de Montesquiou : «D étroits couloirs, subitement saturés, comme d une odeur de récurrence, mènent à ces petites chapelles qui m apparaissent comme les véritables sanctuaires, où se célèbrent, non plus les vespres orientales d un passé d amour défunt, mais les laudes de mémoires familiales.» Le labyrinthe est résolument œdipien. Le faible éclairage, la difficulté de s orienter sont là pour accentuer l introversion et le sentiment de protection contre l extérieur et l inconnu. On a pu parler, avec raison, du «complexe de Jonas» parce que, dans son œuvre comme dans sa maison, Loti toujours cherche des refuges à la lassitude humaine, une sécurité pour répondre à ses angoisses. Claustrophobes, s abstenir dans cet univers claustral! On a appelé «labyrinthisme» l ensemble de tendances qui se traduit par un réseau de motifs récurrents ; ce qui vaut pour l œuvre vaut pour la maison. Mais, pour autant, ne réduisons pas ce logis sombre, antre chtonien du ressouvenir exotique, à une boîte, fût-elle de Pandore. Le feu couve aussi. Baptiser le décor : l art de la fête Ces salles ont également été conçues comme un espace de divertissement. La séduction a besoin d illusion. Le silence et l immobilité nécessitent le bruit et le mouvement. Loti, si volontiers amateur de déserts ou de grand large maritime, ermite voire misanthrope tout en contradictions, aime réunir la foule. Son goût de l altérité, du travestissement de même qu il travestit la maison de son enfance, ludique autant qu identitaire, conduit jusqu à des mises en scène festives dans lesquelles s exhiber et se dissoudre. Les fêtes elles-mêmes deviennent alors des rites d initiation, d appropriation du domicile. On baptise le décor, qui d ailleurs ne suffit pas ; il faut la certitude d en être, de le vivre, de l ébruiter. La fête est une manière pour Loti d habiter son image, celle du miroir mais aussi sa version publique : «Dans un univers foncièrement érotisé, la séduction du spectacle se conjugue avec le goût du masque et du secret. Le théâtral [...] dévoile une expérience panique de la réalité» (R.-L. Léguillon). L écriture de Loti n a-t-elle pas elle-même cette habitude de suspendre la présence du réel, de traduire un certain affolement du regard? Certes Loti apprécie, avec les amis intimes, de dîner dans la petite salle à manger, sur la cour, en toute simplicité. Mais il aime le décorum, le protocole, sortir les assiettes octogonales blanc et bleu, ornées du monogramme «PL JV», ses initiales entrelacées s accompagnant, comme sur son papier à lettres jaune, de sa devise en banderole : «Mon mal j enchante». Pour l écrivain René Bazin, en 1911, on déploie dans la salle Renaissance «beau linge de table, verres, argenterie irréprochable ; deux valets de chambre en livrée, menu soigné». Par enfantillage et par goût du faste, il aime s enhardir à des fêtes plus ou moins somptueuses, moins nombreuses au demeurant qu on a bien voulu le dire, auxquelles participent des gens du terroir, des voisins, mais aussi des amis venus tout exprès, choisis dans le meilleur monde. Ce sont parfois des soirées mondaines presque guindées, au protocole rigoureux, simplement pour honorer en grande pompe une personne aimée, une personnalité. Loti les prépare avec un souci rigoureux, non de l exactitude historique ou culturelle, mais du scénario. Le détail des préparatifs l accapare des mois durant. La fête est un aboutissement ; elle est cumulative musique, travestissement, repas et menu, réutilisation de séquences de fêtes précédentes peut-on aller jusqu à parler de «happening»? Il y a ainsi quelques petites soirées turques, les soirées musicales données dans la salle gothique dès l automne 1893, et combien de déjeuners, de dîners. Amateur de Flaubert, il donne, par exemple, une audition de Salammbô avec chœurs pour cinquante personnes, le 22 décembre 1893, puis une autre soirée carthaginoise lors de la venue de la princesse Alice de Monaco, en 1899. Il donne, le 8 octobre de cette année-là, un grand bal pour l ex-reine Nathalie de Serbie, 1899, et après son départ, regrette «ce luxe princier que nécessitait sa présence et qui m allait bien». Le 28 décembre 1910, lors de la venue de la comtesse Ostrorog (accompagnée de Charles Bargone, autrement dit l écrivain Claude Farrère) : «Soirée de 200 personnes, en l honneur de la gentille comtesse. Les amiraux, le tout- Rochefort. Les hallebardiers, les turcs. Chœur de Sigurd. Défilé de Chinois avec M me Marchai en impératrice.» 11

Ce sont des événements people. La presse nationale finit par s en amuser. Le Monde illustré, au lendemain du dîner Louis XI, voit «de la nouveauté neuve» avec ces fêtes qui se tiennent en province et où des personnalités de la capitale se déplacent par le train, le temps de quelque ripaille déguisée. Ce n est pas encore l effet TGV, mais déjà «le temps des soirées à vapeur» ; désormais, «les invités devront monter à Paris en wagon pour aller déguster, au Nord, au Sud, à l Ouest ou à l Est, des programmes variés», le temps venu pour les compagnies de chemins de fer d organiser «des trains spéciaux avec salon et même cabinet de toilette, où les dames pourraient aller compléter leur ajustement» (P. Véron, 14 avril 1888). Au demeurant, Loti s est souvent déguisé, y compris dans la capitale, mettant beaucoup de soins à constituer un costume narcissique pour arriver chez Juliette Adam en Osiris (20 février 1887) ou en marin breton (23 juin 1886), pour être, chez la comtesse Diane de Beausacq, émir (23 février 1884) ou archer de Darius (9 juin 1893), sinon chinois chez les Auroux à Rochefort, etc. L habit fait le moine Au quotidien, Loti vit simplement mais on peut dire, autrement, qu il y cultive une simplicité raffinée. Il eut jusqu à six domestiques, femmes ou anciens matelots devenus ses hommes de confiance pour lesquels il demeurait «Le Commandant». Le quotidien est répétitif et rébarbatif ; Loti aime en détourner les nécessités, tout faire pour repousser la défaite du convenu et de l étriqué. Le propriétaire peu banal de la maison s y habille donc selon les circonstances. Se déguiser, et déguiser les autres, est une façon de tromper l ennui, de le tromper avec un autre quotidien. L habit ne fait pas toujours le moine, même si Loti tenta de le croire ou de le faire croire. Mais l habit est trop sérieux chez un joueur de rôles pour être négligé (au propre comme au figuré). De fait, nul ne put jamais se vanter, par exemple, d avoir vu Loti en pyjama ou en pantoufles, tant le quotidien et le trivial n étaient point de mise chez un prince du rêve, dont les penderies sont remplies de frusques anciennes, ou exotiques culte des habits qui n est pas pour surprendre chez ce fétichiste des objets et des souvenirs. Il garde, par exemple, précieusement les vêtements portés du temps de ses amours sur Bosphore. Loti professait une théorie du déguisement à l étranger : «Être assez vraisemblable, ainsi costumé, pour que les passants ne me regardent point» (Au Maroc), autrement dit ne pas être vu pour voir mieux. «Lorsqu on n est pas seul, on doit à autrui de ne pas promener dans son tableau de désert la tache ridicule d un costume anglais» (Le Désert). Déguisement? Non, camouflage, y compris chez soi. «Je est un autre», je ne suis pas là, là pour personne. On a beaucoup glosé sur ce goût du masque et des mascarades. Toute cette agitation somptueuse ne doit pas faire oublier l essentiel : si la maison est au romancier le port maternel et matriciel, son «ici» privilégié quand sa vie est faite de «là-bas» et «d ailleurs» multiples, les costumes servent aussi de réponses à une faillite identitaire prégnante. Julien Viaud n a cessé de sculpter un alter ego Pierre Loti susceptible de lui renvoyer une image valorisante. Les nombreuses photographies dédicacées adressées à ses admiratrices ou amis le déçurent toujours : «II ne faut pas dire, explique fort justement Alain Buisine, que Loti a été photographié plusieurs centaines de fois, mais bien plutôt que sa photo a été indéfiniment recommencée, refaite». Sa «photophilie» et ses déguisements sont l expression du même échec et du même jeu de rôle : «Nous disions de lui qu il mettait un masque pour aller acheter un croissant», témoigna avec antipathie Léon Daudet. Peut-être était-ce le croissant de l islam Si Loti se déguise en clown acrobate à Brest en 1882, en émir pour une soirée costumée offerte par la comtesse Diane en 1892, en bédouin, en Osiris, le 20 février 1897, sans parler des différents costumes militaires portés avec élégance et ostentation, et sans même reprendre la liste fort longue de toutes les tenues de circonstance en Albanais à Salonique en 1876, en costume breton à Rosporden au temps de Pêcheur d Islande, en joueur de pelote basque à Hendaye, en «jeune marié» de trente-six ans à l Alhambra de Grenade (car c est bien un déguisement de plus), à dos de dromadaire en Terre Sainte, en 1894, ou sur celui d un éléphant en Inde en 1900, avec fez ou bien fumant le narguilé à Istanbul, en 1903-1905, et combien d autres, c est bel et bien pour se forger une image acceptable de soimême : «Je donnerais tout au monde pour la beauté que je n ai pas», avoua-t-il. Et sa maison est un déguisement de pierre. Elle complète le portrait. 12

Cohérence du disparate L historien de l art, cependant, fait une lecture moins intimiste de ce livre de pierre enluminé. D emblée, certes, la tentation est grande de ne voir là qu une boutique de brocanteur, un étalage de bazar oriental, un ensemble incohérent, prétentieux, un sanctuaire extravagant, le cauchemar d un schizophrène. C est vrai, c est une maison déroutante donc dérangeante, démesurée, presque «exagérée» et, en ce sens, un peu surhumaine. Cet écrin aux allures de paquet-cadeau est la maison d un prestidigitateur, non celle d un officier de Marine. Elle est littéralement fantastique et fantasque. Ici, la fonction pratique est au service de la fonction magique, ce qui la rend déconcertante. On pourrait en condamner hâtivement le côté pavillon d Exposition coloniale, «l anticomanie» obsédante, mettre en doute le bon goût artistique ayant prévalu à son élaboration. Ce serait oublier que, d une part, cette maison n a jamais été pensée préalablement dans son ensemble les hasards de la vie et des voyages ont seuls été maîtres à bord, que, d autre part, l accumulation des objets et des salles répond à des préoccupations psychologiques plus qu à un souci de réalisme. Il y a dans «cet étalage fantomatique moins la passion du collectionneur que l amour du souvenir. L authenticité d un objet était moins précieuse à Loti que ce qu il lui rappelait», expliquait son ami A. Chassériau. Cette apparence de «collectionnite» qu on diagnostique très tôt chez Julien enfant, vaut plus par son fétichisme, son rapport à l idée de mort, son éclectisme qui absorbe tous les styles, tous les objets, en une impression unique, et par son superflu : «II n y a d urgent que le décor, écrit-il. On peut toujours se passer du nécessaire et du convenu» (Suprêmes visions d Orient, XI). Par ailleurs, cette réalisation doit être appréciée pour la place qu elle occupe dans l histoire de l art, et dans l Europe dite exotique. Depuis la fin du Second Empire, l exotisme n était pas rare dans l architecture domestique urbaine, surtout dans les stations balnéaires. D autres avant Loti se sont offert, qui un salon mauresque (Alexandre Dumas à Monte-Cristo, Louis II de Bavière à Linderhof), qui une pagode japonaise, qui une maison orientaliste (comme le peintre Charles Cournault près de Nancy, et tant de villas richissimes sur la Côte d Azur). Loti n est pas un innovateur, ni un isolé. Étaient encore à la mode les «folies» élevées pour le plaisir et par la fortune, constructions extravagantes et bizarres, tant par leur caractère monumental que fantaisiste. Parce qu elles sont généralement narcissiques et répondent à un désir fou d absolu, on peut parler sans restrictions de la «folie-loti». Seulement, l originalité de ce dernier tient à ce qu il a visité les lieux reproduits dans son logis. La surcharge décorative de cette maison, son cosmopolitisme, s ils répondent sans doute à l horreur du vide, à l angoisse existentielle, expriment aussi l appartenance du créateur aux grands courants «finde-siècle» du moment et à son désir impératif de faire du décor une urgence absolue. Cet intérieur rappelle que, voulant fuir ses contemporains, Loti ne cessa de se rapprocher d eux. Loin de faire bande à part, il doit être considéré comme l un des grands représentants de l imaginaire esthétique de la fin du XIX e siècle. Pour tout dire, ce qui paraît disparate, anachronique, luxueux ou de mauvais goût, révèle en fait une grande unité, à la fois «fin-de-siècle» et moderne. «Fin-de-siècle» Son aménagement, extraordinaire cohabitation d époques et de cultures si dissemblables, associées en un lieu unique, ce goût de l opulence et de la surcharge décorative trahissent manifestement les préoccupations de l écrivain qui semble avoir trouvé dans cette horreur du vide et dans ce parti pris de «nostalgisme» une réponse esthétique à son angoisse «fin-de-siècle». Mais si le cosmopolitisme de cette demeure exprime clairement l attachement de Loti à la valeur sentimentale des souvenirs et l attrait qu exercèrent sur lui, personnellement, les voyages et les ailleurs, cet ensemble, parce que presque intact, permet au visiteur, au-delà de l anecdote, de parcourir différentes pages du goût dans la seconde moitié du XIX e siècle. Loti, en effet, semble avoir subi la plupart des engouements de son époque. Il s est attaché au Moyen-âge et à la Renaissance qui influencèrent tant l activité culturelle dans tous ses domaines à partir années 1820-1830, au XVIII e siècle cher aux frères Goncourt, aux Orients, surtout, dont on connaît l influence capitale sur tous les moyens d expression artistique, du début de la conquête coloniale jusqu aux premières décennies de notre siècle, à son époque enfin, à 13

l Art Nouveau, représenté ici par deux beaux vases d Émile Gallé. L ensemble ainsi aménagé est proche de l intérieur imaginé par Huysmans dans A Rebours [ ] il faut insister à nouveau sur l exemplarité de cet ensemble pour l histoire du goût dans la seconde moitié du XIX e siècle. Témoignage essentiel à cet effet que cette juxtaposition d éléments complets en eux-mêmes dans un tout que son auteur voulait cohérent. C est ce morcellement qui fait l originalité première de la maison de Loti, ce souci de réaliser chaque pièce dans un esprit choisi au départ, selon un thème déterminé. Ce qu il est maintenant convenu d appeler «l imaginaire décadent» transparaît dans chacune des réalisations successives et c est justement cette fidélité à l esprit «fin-de-siècle» qui fait l unité de la «demeure enchantée» de Pierre Loti 11. La maison de l auteur d Aziyadé et de Pêcheur d Islande est plus qu une maison et à ce titre bien mieux qu un musée, c est un herbier de pierre et d étoffes, un catalogue d objets et de souvenirs dûment étiquetés par le marin-écrivain à chaque retour de voyage, un jardin exotique dont la flore «fin-de-siècle» exhale d ambiguës senteurs (fleurs du mal et parfums opiacés), un livre pour tout dire, sinon «Le» Livre, la bible matricielle et lithique de celui qui, dans son enfance, y lisait en famille chaque soir des passages des textes chrétiens. Tout livre est une maison de papier, toute maison est récit et palimpseste ; la maison de Loti, plus encore que d autres, est un livre de lui, à part entière, à pages entières, mais d un genre hybride, entre le recueil de poèmes, le carnet de voyage et le journal intime, «un recueil de pages choisies» a noté Guitry. Hôtel particulier, très particulier, l immeuble entier est un autel voué au fétichisme des lointains perdus et des bonheurs enfuis. L écrivain qu on a dit «sentimentaire» se fait sédentaire, et sédimentaire, tant il accumule de salle en salle les strates de sa vie nomade (qu est-ce qu un objet à la Pierre Loti, s est interrogé Alain Buisine? C est, d abord, une certaine quantité de temps). Ce ne fut point le lieu des amours interdites ou des passions brûlantes il y avait pour cela le vaste monde et tous ses hôtels borgnes, simplement la demeure des retours, plus chaste en quelque sorte, y compris du retour obstiné à la mère et, éventuellement par concession polie aux usages bourgeois, à l épouse, qui faisait partie du décor mais sans l urgence L endroit déroute, c est la moindre des choses, peut-être, chez un bourlingueur invétéré. Rien ici n est ce qu il est. Seul compte l effet et non le réalisme ou la commodité. Peu importe la valeur marchande objets rares et toc s assemblent. On est au royaume du divertissement, de l impression. Cette maison-livre, à laquelle manquent quelques chapitres les salles disparues et qu il faut apprendre à lire entre les lignes, est une invitation au voyage, dans l espace et dans le temps. Se promener chez Loti, ce n est se promener ni chez lui ni chez soi, mais en soi. «Sortir d une maison comme l on sort d un rêve, Maître Pierre Loti, cela m est arrivé, Grâce à votre demeure», remercie en 1906, avec des vers éblouis, le raffiné Robert de Montesquiou, un de ces écrivains «fin-de-siècle» Dans un caravansérail persan miteux, Loti s était exclamé : «qu importe le gîte, puisque l on peut tout de suite descendre, s évader dans la splendeur». À Rochefort, pour conjurer le banal des rues bourgeoises et grises, il tenta d installer la splendeur à demeure. À Rochefort-sur-Mer, qui n est pas plus sur mer que sur le Bosphore, Loti a mis en cale sèche sa nef orientaliste. Le n 141 est une «échelle», comme on dit des escales, des appontements sur la Corne d Or iskelesi et, si l on y débarque, ce n est pas seulement pour faire un pèlerinage mais plutôt pour prendre le thé avec Hatidjè. Le maître des lieux n est pas là ; il est en voyage, bien sûr. Mais il nous a laissé une sorte de lettre ouverte, qui n est ni de bienvenue, ni d adieu. Lotirature et fêtes inconscientes L exposition de l artiste contemporain Jean-Michel Othoniel a été séduit par les figurines du petit «théâtre de Peau d Âne» qu avait réalisé Julien Viaud, à Rochefort puis à Paris en 2005, ou bien les propos d un écrivain aussi peu suspect d aimer les littératures usées que François Bon 12, quand ce n est pas la traduction en grec pour la première fois d un roman turc comme Les Désenchantées 11 Bruno Gaudichon, «Extrait de La maison de Pierre Loti à Rochefort», in Le Picton, n 37, janvier-février 1983. 12 «Un autre visage de Loti», dans L Actualité Poitou-Charentes, n 53, été 2001, pp. 28-31. 14

(1906) Union européenne oblige, conduisent à nouveau les uns et les autres à s interroger sur la modernité et les contradictions complexes de Pierre Loti. Cette réflexion doit nécessairement faire étape au 141, rue Pierre-Loti. «La chimère de ma vie» Une petite amie l initia à la représentation du conte de Perrault, Peau d Âne, à cette histoire de princesse qui revêt différentes peaux, qui vit de nombreuses vies et enchanta ainsi l enfant Julien Viaud. Pierre Loti prendra conscience, adulte, combien se forgeait là une matrice essentielle dans l émergence et la constitution de sa personnalité : «Une des choses capitales de mon enfance [ ] toute la chimère de ma vie a été d abord essayée, mise en en action sur cette scène-là». Et combien ses amours, ses voyages, tout était déjà là, et sera plus tard au rendez-vous dans sa maison féerique, cet autre théâtre de Peau d Âne : magie des décors exotiques, palanquins, palais, personnages de rêve, fêtes jouées à domicile. La marionnette, qu on enferme au besoin dans la «tranquille sépulture» de quelque boîte, qu elle soit d ombre ou de papier mâché, révèle, par la possibilité même de ses recommencements, ce désir d immortalité tellement obsessionnel et récurrent chez lui. Sa vie d adulte en effet, Le dédoublement même du pseudonyme est un des subterfuges qui y répond : quand Viaud sera mort, Loti continuera de vivre. Pari réussi! Grâce au nom devenu célèbre, grâce au lieu devenu musée. Des manies «lotiformes» Ambiguïtés fondamentales d un «homo lotiensis», né sous le signe de l adieu, de la désespérance, des yeux de nuit. En 1872 à Tahiti, les suivantes de la reine Pomaré IV avaient, outre Loti, surnommé le marin timide et ténébreux Mata reva, c est-à-dire «les yeux noirs», ce qu on peut traduire en turc par karagöz, le nom du célèbre Polichinelle qu il apprécia beaucoup à Istanbul ce «Caragueuz» auquel, comble de l ironie, les Goncourt l ont méchamment comparé! Un véritable concours de néologismes accompagna l itinéraire littéraire Loti. Dès 1898 à Paris, se créa au Quartier latin une société littéraire se réclamant du «lotisme» ; un article cite alors la lettre d un admirateur inconditionnel qui place ce concept hors des modes ni société, ni chapelle, ni snobisme, mais bel et bien à l écart : «Loti est seul» (Jean-Bernard, Gil-Blas, 18 novembre 1898). Mallarmé, il est vrai, classe Le Mariage de Loti «presque en dehors de la littérature et d une saveur exquise» (lettre à J. Adam, 31 mars 1883). Hors des sentiers battus, rebattus, poussent ainsi des «fleurs de lotisme», fort peu baudelairiennes qu un article nécrologique évoquera, accompagné d une question grave : «Pierre Loti sera-t-il jamais imité ou égalé. Aurons-nous un jour l école du lotisme?» (Sylla, Dépêche de Constantine, 20 juin 1923). D autres, à l opposé, ont stigmatisé une «lotirature» pernicieuse (Le Monde artiste, 28 septembre 1912), avec ses manies «lotiformes» 13. Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo, disait Cocteau. Julien Viaud se prit-il avec mégalomanie pour Pierre Loti, son double entre 1850 et 1923, plus exactement à partir de 1884, lorsque ce nom apparut pour de bon en entier sur une couverture de livre? Et fut-il si peu sûr de cette doublure qu il multiplia les poses photographiques pour se rassurer sur l existence visible de cet alter ego? La «vie de» Loti fut-elle à ce point «vide-loti» qu il fallut la remplir d images, de déguisements d opérette (défi et déficit allant ensemble), au point de se construire un monument d autoglorification, de transformer petit à petit le domicile provincial non en humble retraite mais en palais ostentatoire? Prendre la pose De fait, celui qu on connaît désormais en qualité d excellent photographe, témoin d un monde luimême aux changeantes fantaisies, ne cessa de se faire photographier, de prendre des poses dans tel 13 Pour citer l anti-loti, le poète Victor Segalen : «Dans cette Chine de quelques vers, de quelques musiques, parée de tant de durée, de tant d équivoque, de tant de préciosité sauvage, et de fragilité Mais ceci combien Lotiforme» (Cycle des ailleurs et du bord du chemin Briques et tuiles, 20 décembre 1909). 15

studio réputé de Nagasaki, ou bien chez lui, gérant son image avec une certaine modernité, la confiant même en exclusivité à son concitoyen photographe Camille Gozzi, (quand cette image exhibée ne devient pas support publicitaire pour le vin Mariani, par exemple, lui qui n en buvait pas!). Et d envoyer aux admiratrices et admirateurs sa collection d images définitives, images vivantes ou d un mort en sursis : moi je, me montrant et me démontrant. Ou bien, sur carte postale au côté de la momie bien asséchée de Sésostris : ci-gît, pas encore tout à fait défunt! Il semble que le corps du marin, au besoin photographié presque nu pose académique façon beauxarts et autohéroïsation musculaire d athlète satisfait, ou jamais satisfait, comme en voudra, lequel porta nom d homme de lettres (portrait en pied d académicien, mais presque jamais assis écrivant à son bureau), ne fut point sûr de la réponse. Les photos-souvenirs de voyage sont autant de pseudonymes visuels et narcissiques d un moment, mais tragiquement inquiets, comme autant de conquêtes risquées de soi-même en vue de planter quelque petit drapeau triomphateur sur le dos de certitudes mal colonisées. Jeu de piste nomade, jeu de rôles ; autoportraits au narghilé ; en joueur de pelote basque ; en pêcheur breton ; à cheval ; en bicycliste, comme on disait alors ; à dos d éléphant en Inde ; en soldat des tranchées ; en mari même à Grenade avec la fraîche épousée, en 1886. Et parfois même Pierre Loti déguisé en Julien Viaud, en civil et à domicile! Les photos sont en effet encore un moyen d habiter la maison : en leur désordre apparent et cumulatif, et leur balancement du saugrenu risible au tragique le plus morbide, apparaît, disparaît, un Loti domestique jamais domestiqué (avec des chats), sinon par le temps qui passe. Et encore que dire de cette image devant la grotte au château de la Roche Courbon, près de Saintes vers 1922-1923, dont n importe quel lacanien se risquerait à une lecture forte? Peut-être faut-il d ailleurs ajouter l ultime autoportrait, dûment choisi, préparé et mis en scène : la pierre tombale blanche en Oléron? Au total, un dédale iconographique, une penderie copieuse, mais qui laisse en suspens la question exotique : qui est Pierre Loti? Qui se cachait derrière les «yeux noirs»? La question devrait, peutêtre : Qu était-ce que : «PIERRE LOTI» Avec ou sans trait d union, insécable, toutes lettres délibérément au même gabarit, comme il est gravé sur la sépulture oléronnaise du défunt. Homme ou légende, lequel fabriqua l autre? Et encore, si la tombe est dans «l île», le cénotaphe est à Rochefort, avec cette maison, à l image d une vie double (sinon d une double vie). Un pseudonyme à habiter On commence par habiter un nom. Avant d en rapporter un roman, Julien Viaud rapporta de l île délicieuse de Tahiti un surnom qui deviendra son nom de plume : «loti». Une sorte de maison onomastique capable de loger les ambivalences d un homme complexe. On discutera longtemps pour savoir si les suivantes de la reine Pomaré IV lui attribuèrent le sobriquet de «rôti» (avec un R roulé, le L n existant pas en tahitien) à cause de la couleur rosée qu il traduit ou de la fleur du même nom, sorte de laurier-rose : sont-ce les joues rosées du jeune homme timide ou sa fragilité de fleur qu elles visaient? Le nom de fleur plus sûrement, comme le confirme Le Mariage de Loti, dont le héros est Harry Grant (= Julien Viaud), et qui commence par cette première phrase : «Loti fut baptisé le 25 janvier 1872 à l âge de vingt-deux ans et onze jours. Lorsque la chose eut lieu, il était environ une heure de l après-midi, à Londres et à Paris. Il était à peu près minuit, en dessous, sur l autre face de la boule terrestre, dans les jardins de la feue reine Pomaré, où la scène se passait.» Belle aubaine que ce pseudonyme pour Julien Viaud, lui qui déjà se fait appeler Pierre par fantaisie, le double ainsi créé pouvant servir de masque, de symbole immortel (l homme meurt, le double est éternel), de jumeau, de miroir. Ainsi sacralisé en une duplication fictive, l homme encore pourra affronter le monde. C est aussi sans doute «une manière d esquiver le nom du père» (B. Vercier). Il faudra attendre encore huit ans pour que «M. Loti» signe un article dans Le Monde illustré du 2 octobre 1880, neuf pour que «Pierre Loti» assure dès publication la paternité du Roman d un spahi 16

(les œuvres précédentes ayant été jusque-là publiées sous l anonymat, et après que Figaro du 26 septembre 1881 eut dévoilé qui était en réalité Loti). Pour l anecdote, si l on consulte un Dalloz de Droit commercial, à la rubrique «Contrat de transport», on apprend que la loi d orientation portant sur l organisation des transports intérieurs (décembre 1982) est généralement désignée par son abréviation «LOTI», clin d œil involontaire du commerce des biens à celui des mots, du trafic international à la littérature exotique! De même, si l on voyage au Lesotho, on apprendra que la monnaie nationale y est le «loti» (au pluriel, «maloti»), et l on y trouve même un jeu de cartes de loti, où les joueurs crient «loti!» à certains moments cruciaux de la partie Le goinfre et le gouffre Les habitués et spécialistes de l univers lotien, lotiste (osons «l autiste»?) on a même proposé «viaudéen», savent bien que chaque photo est une biographie de Viaud vu par Loti, son inventeur et scénariste, et aucune jamais n est réductible à sa date, à un lieu. Lui qui disait qu «il n y a d urgent que le décor» a trouvé plus urgent encore de se faire tirer ou peindre le portrait : il n y a d urgent que le corps. Ce corps encombrant, vif ou décédé. «Aussitôt mort, je veux qu on m ouvre le ventre, qu on me vide comme un lapin et que mes tripailles, vrai foyer d infection, soient complètement enlevées. [ ] Je ne désire ni être embaumé, ni être momifié, mais je veux être débarrassé de mes tripailles ; ainsi je durerai plus longtemps» 14. Durer plus longtemps : c est bien cette obsession, parfois joyeuse, farceuse ou festive, voire théâtralisée, le plus souvent tragique, souffrante, qui est au cœur de la morbidité de Pierre Loti, de ses photos bourlingueuses, de son œuvre d écrivain de cette «lotirature» que certains stigmatisèrent, parce qu elle hurlait à la mort (Mauriac l a dit. Mais à la mer aussi, et à la mère beaucoup), et de sa maison que la simple visite agréable et étonnée risquerait de ne pas interroger suffisamment. De ce Loti, d autres ne retinrent que la frénésie d exister, boulimique, jouisseuse, audacieuse, parfois choquante, et ils avaient raison également, tant est forte en l homme intime une ambivalence jamais équilibrée que le poète Hubert Juin avait résumée en deux mots efficaces pour le désigner: le goinfre et le gouffre. Jean-Richard Bloch l avait souligné, d ailleurs : «Ce que souffrent dans leur cœur les hommes qui passent et disparaissent n a rien de commun avec l éternelle nature et n entrave jamais leurs fêtes inconscientes (Loti)» 15. Mais les ravages des temps fuyants et de leurs «fêtes inconscientes», Loti ne les vécut (ou mourut) pas seulement selon la profondeur de ses rides, enchantant par écrit son propre mal égotiste comme une douleur émolliente. Certes, le combat contre la déchéance, il sut aussi le dépasser (le «dé passé», le défaire de son passif) pour en faire un combat contre la destruction, contre l inanité, l homme tué s en prenant violemment à l homme tueur (lire ses critiques de la chasse). Édifier une maison des «ailleurs» et des «après» fut une arme pour défier (déifier?) le temps tueur. Une maison romancée Contre la mort des gens, des choses, de soi, Loti agonise et chante son hymne à la vie : celle des bêtes, des souvenirs d enfance, comme des paysages. Rien ici d un «devoir de mémoire», mais les devoirs qu impose une mémoire en permanence alertée (il a su le faire pour célébrer ses ancêtres huguenots, avec une pièce sortie en pleine Affaire Dreyfus, Judith Renaudin). Cette stratégie de fuite, de détour plutôt, vers le passé pour mieux revenir au présent et mieux rentrer à la maison, qu elle soit attitude ou simplement handicap, relève tout simplement d une quête du bonheur impossible. Le bonheur est «un art de l indirect» (Pascal Brukner) ; pour Loti, il passe par le sens giratoire du passé : être au présent suppose de se donner du passé. Le présent est trop vidé dans l instant par la mort, autant le remplir de passé, comme d une barricade 14 Confidences faites à son secrétaire G. Mauberger, le 16 février 1921. (Pierre Loti intime, op. cit.. ). 15 Papiers J.-R. Bloch, Bibliothèque nationale de France, XXXVI, ff. 584, vers 1901-1902. 17

Le présent, c est du passé devenu possible, mais banal. Il faut donc redorer le blason de ces antériorités connues, cossues, devinées, inventées, heureuses peut-être (comme l enfance), pour tenter d y croire et de redonner de l avenir (littéraire, esthétique) au passé. C est une manière aussi de «dépasser» le présent, trop souvent médiocre à force d être bourgeois, que de l aristocratiser d une noblesse empruntée aux civilisations déchues, à de virtuelles vies antérieures. La maison de Loti, comme toutes peut-être, répond à cette pathologie, à cette poétique. A défaut d esprit, elle a même ses fantômes. Boris Cyrulnik (dans Un merveilleux bonheur, O. Jacob, 1999) retient le mot physicien de «résilience» pour désigner l aptitude d un corps à résister à un choc, dans son acception due aux sciences sociales : la capacité à réussir, à se développer positivement, en dépit du stress, de l adversité qui comporte le risque de l échec. Loti résiste au choc du présent, en invoquant maladivement, stoïquement, mystiquement, le passé idole noire, comme l opium qu il n a pas dédaigné. La résilience de Loti, qui geint et ne rompt pas, tricote un Loti en représentation permanente avec soi (la résilience est «un maillage»), plus maître de son sort qu il ne le prétend. Son domicile est un élément de ce maillage protecteur et modulable. Car Viaud vit, et Loti écrit. Faire le récit d un passé vraisemblable rend peut-être plus authentique le présent. Loti puise largement dans cette reconstruction de soi-même, par la construction d écrits et d une maison, qui invite et invente un passé devenu déterminant sinon déterministe, transparent, utile, cohérent, amical équitable peut-être, sinon commerce. Ma vie est un roman ; aimez-moi comme un héros! Ma maison est un roman, visitez-moi! Dansez sur moi! Manière toute résiliente de travestir les épreuves en triomphe. Encore Loti est-il plus subtil, plus compliqué, puisqu il tait volontiers les passés déplaisants (son Roman d un enfant, par exemple, censure beaucoup les défaites, parlant sans cesse des absents, mais fait disparaître la présence du père), et confine et réduit l héroïsme aux choses les plus ordinaires. Pourtant, en 14-18, il rêvera de mourir en héros au front : que la mort, à défaut de la vie, soit héroïque et de ce fait donne à cette vie le parrainage des champs de bataille. Mourir, nous y revoilà! Boris Cyrulnik le relève aussi : «l épilogue du roman d une vie, ce n est pas la mort. La mort n est que la fin de la vie, ce n est pas la fin de l histoire». Loti l avait bien deviné. Celui qui, soi-disant, ne prit jamais la littérature au sérieux parce qu elle est manifestement et intrinsèquement trop tragique pour cela ne lui rendit-il pas le plus bel hommage, en nous léguant une œuvre qui atteint mieux que tout autre anéantissement de tripailles la mission de le faire durer plus longtemps, tant il avait la conviction que seuls les mots ne meurent pas. Mieux que la pierre? Si les mots ne meurent pas, la pierre aussi défie les siècles. Autant de fantômes qui s acharnent avec résilience à raconter une histoire qui continue à célébrer la jouissance de vivre et d aimer. Laissant le scénario, Loti a aussi légué les décors. Sonner à sa porte, c est peut-être aussi se souvenir qu avec une puérilité sans complexe il aima beaucoup se divertir aux dépens des voisins en tirant leur sonnette, s en prendre à leur confort bourgeois et conjugal, ridiculiser le symbole même de tout ce conformisme sédentaire : la maison! Ce n est pas sérieux une maison quand on a dix-sept ans, mais avant comme après il s amusa ainsi, à Joinville ou ailleurs. Attention, patrimoine! D une demeure provinciale, simple et bourgeoise d allure, Loti a fait une impressionnante création esthétique qui, aujourd hui, malgré la disparition de certaines salles, attire annuellement trente mille visiteurs. Admiratifs ou incrédules, ils ne comprennent pas toujours qu elle constitue peut-être l œuvre la plus magistrale de Pierre Loti. Une maison pas comme les autres Y a-t-il un architecte dans la maison? On s est souvent posé la question du caractère préétabli de ce projet, de sa visée globale. Si ce logis a été inventé en temps réel, à flux tendus des retours de voyage et pour écouler au mieux les stocks d objets rapportés par centaines de kilos, il n en a pas moins été rêvé, pensé, médité. Loti en a été l architecte, l esthète, en maître d œuvre improvisant au fur et à mesure, n utilisant que les services de plâtriers (Tonneille est le seul nommé), de menuisiers, 18

d ébénistes et autres ouvriers et artisans rochefortais, et ses propres domestiques, mettant à profit la pierre blanche locale, les marbres pyrénéens, les bonnes adresses d antiquaires parisiens ou bordelais, et le hasard des trouvailles (on parle d un vieux paysan charentais pour les grandes tapisseries flamandes). Faute de documents précis, de plans, de factures, on ne connaît pas précisément l avancement de tel ou tel aménagement, les étapes d élaboration avec leur part d abandons, d ajouts in extremis, de hasards. Il est clair que quelques techniciens et experts furent consultés ; qu on songe aux poutres métalliques qui portent la Mosquée, véritable idée d ingénieur, et que l effet perspectif de l escalier de la Salle Renaissance est le fruit d une réflexion concertée. Et puis, Loti sait ce qu il veut et lance dans sa quête sa famille ou ses amis. On le voit ainsi écrire à Alger à son ami Gervais Courtellemont. Cette maison n est pas une simple maison d habitation. Dans son enfance, Julien Viaud y installa un musée. Depuis 1969, elle est devenue toute entière musée. De son vivant, elle était déjà un lieu quasi public dont la presse nationale évoquait les fastes et les hôtes. Aujourd hui, elle est devenue un «monument historique» que les touristes de toute nationalité viennent visiter, l antre complexe d un individu excentrique, le palais de son imaginaire atypique, son rêve de pierre (la maison est un «rêvoir», disait Baudelaire). De la Roche Courbon aux remparts rochefortais Dans son roman Ramuntcho, Pierre Loti évoque la dualité complexe de son personnage piégé entre deux tendances contradictoires, deux sentiments centrifuges : «un attachement presque maladif à la demeure, au pays de l enfance, et un effroi d y revenir s y enfermer, quand on sait qu il existe par le monde de si vastes et si libres ailleurs». L obsession de la survie qui caractérise à la fois une part de la morbidité récurrente de l œuvre de Loti et sa soif boulimique de jouissances existentielles, passa bien entendu par son intérêt pour les lieux de son enfance et de ses bonheurs. Le petit bassin construit par son frère aîné dans la cour de la maison familiale n eut pas moins d intérêt à ses yeux que la château de la Roche Courbon (près de Saintes) où, adolescent, il avait découvert l amour dans les bras d une jolie Gitane. Membre de la commission départementale de la Société pour la protection des paysages et des sites de France, Pierre Loti n eut de cesse de défendre le patrimoine. Il lança un cri d alarme afin que les ruines de la Roche Courbon ainsi que la forêt attenante soient rachetées et restaurées (Le Figaro, 21 octobre 1908), puis «Contre les vandales» dans Le Figaro également (27 janvier 1913), en faveur du site de Gavarnie : «Ainsi donc nous avions déjà ces sauvages qui vendent aux Américains tous les antiques trésors de nos églises des campagnes, nous avions ces bandes noires qui font sauter nos rochers à la mine et abattent nos forêts séculaires. Et maintenant voici le cirque de Gavarnie, une des merveilles légendaires de la France, le cirque de Gavarnie qui demain va être détruit pour emplir les poches de quelques drôles! Est-ce possible qu on laisse un pareil crime s accomplir dans notre pays, qui, de tous ses prestiges anciens, n en gardait plus qu un seul, celui d être l un des moins fermés aux idées d art et de beauté. On classe des monuments, pourquoi ne pas classer aussi des paysages, des cascades? Il n y aura pas donc de loi, sous notre République, contre ces éhontés qui s enrichissent par la mort de tous les sites de notre pays!». Avec la même énergie, il lutta pendant et après la Première Guerre mondiale, auprès des élus et au plus haut niveau gouvernemental et avec l aide de son secrétaire l avocat et journaliste Gaston Mauberger, pour qu on ne détruisît pas les remparts de Rochefort (déclassés militairement, depuis 1902). Sa santé déclinante ne pourra empêcher les premiers coups de pioche en 1921 démolition amplement poursuivie après sa mort. Ce qui restera sera heureusement inscrit à l inventaire des Monuments historiques, en 1930 Testaments 19

Pour autant, Pierre Loti n accordait pas à sa demeure l attention fétichiste à laquelle on pourrait s attendre, ni comme œuvre d art à part entière, ni comme simple domicile privé. Lui, toujours si obsédé par la mort, par le souci de durer, de faire durer, n a pas à l égard de sa maison pris les dispositions patrimoniales auxquelles on pourrait attendre. Son ami le ministre Louis Barthou raconte en 1929 que Loti lui parla parfois de l avenir de ce logis, des difficultés et des charges qu elle représenterait pour son fils unique, Samuel : «Sam pourra faire faire ce que je ne fais pas. Il y a trop d objets ici. J ai souvent songé à alléger mes vitrines, mais au dernier moment, je n ai pas pu me décider à une amputation qui m aurait arraché des lambeaux de ma vie. Sam ne sera pas tenu de la même façon. Il aura une vie différente de la mienne, des goûts plus tranquilles et, je le souhaite ardemment, une famille plus nombreuse. Il sera libre d imiter tant d exemples dont j ai été le témoin, tout à fait libre [ ] L imagination n a pas tué en moi le sens des réalités. L existence a des exigences que je connais.» Durant la Grande Guerre, convaincu (ou espérant) qu il allait mourir au champ d honneur, il confie à son secrétaire Gaston Mauberger ses dernières volontés, anxieux notamment qu aucun parent ou descendant ne lui survive pour s occuper de tout : - «Rassurez-vous, commandant, lui répond son secrétaire et ami. Faute de parents, l État ou la ville prendront soin de votre maison». - «Qu en savez-vous? poursuit Loti. Il convient de prévoir le pire. Aussi je demande avec instance, au cas où ce que je redoute se réaliserait, qu on ne laisse pas vendre sur le pavé ni au bric-à-brac les choses auxquelles je tiens. Voici d ailleurs la liste des objets par appartements que je prie de conserver ou tout au moins de brûler.» L inventaire qu il donne à son secrétaire est à la fois très précis et d un grand détachement matériel, mais surtout l importance de ce qu il faudra conserver n a pas pour hiérarchie la valeur artistique des objets, leur rareté esthétique ou tout autre souci d histoire de l art. Tout ici est à l aune d une vie d homme, de son enfance sacrée : Samuel Pierre-Loti-Viaud a vécu toute sa vie dans la maison de son père, avec son épouse Elsie et leurs deux fils, Pierre et Jacques. Mais les vicissitudes matérielles, l impossibilité technique de conserver certaines boiseries pourrissantes, ont contraint l héritier scrupuleux à plusieurs ventes, où ont été dispersés certains biens lui ayant appartenu, en 1929, 1953, 1964, 1980. Des salles entières ont disparu (Salle chinoise, Salle japonaise, Chambre rose). Certains objets conservés, ou rachetés depuis, des photographies, nous en conservent le souvenir, l ambiance, la cohérence. De même, la tribune de la Salle gothique donnait à son extrémité sur cour vers une galerie extérieure en bois, couverte et suspendue, communiquant avec le Salon turc, qui n existe plus. Une maison devenue musée Plus chaste que voluptueuse, la maison de Pierre Loti n intrigue pas moins que son œuvre ou sa vie : maison enfouie et spectaculaire, maison-port, maison-stèle, lieu de vie secrète et de fêtes remarquées, sanctuaire et reliquaire, et finalement sorte d autel permanent, de marae océanien inattendu pour cultiver le culte de l enfance, du paradis perdu, des paradis retrouvés. Maison familiale au-delà de toutes les fuites, de toutes les excentricités, maison natale, fœtale, fatale, maison du souvenir et du revenir, de la mémoire, le 141 de la rue Pierre-Loti est finalement devenu objet de visite, avant même de devenir musée. À Rochefort, Loti recevait beaucoup de visites. Après tout, Rochefort est sur la route de la côte atlantique, d Arcachon comme du Pays basque, et ce n est pas un bien grand détour par le train venu de Paris via Saumur, Orléans ou La Rochelle. Si la maison de Loti n est pas encore dans les premiers guides de tourisme, elle constitue déjà pour les initiés ayant des relations une étape à ne pas manquer. Loti ne dédaigne pas de la faire visiter à quelques autorités maritimes, journalistes ou personnalités, mais s échappe alors, se cache, ne se faisant presque jamais lui-même le guide des lieux. Ou alors, c était le prétexte à quelques mises en scène ou facéties dont il avait le secret. 20