3 ème dimanche de Carême B 2012 Exode 20, 1 17 ; 1 Corinthiens 1, 22 25 ; jean 2, 13 25 Au sommet du Sinaï Dieu tend à Moïse sa carte de visite : elle ne porte ni nom ni prénon, ni adresse ni numéro de téléphone, mais une simple affirmation, celle d une action : «Je suis ton Dieu qui t ai fait sortir d Égypte». Autant dire : ton Sauveur. Étant le seul à se présenter de la sorte, l Au-delà-de-tout-nom ose ajouter : «Tu n auras pas d autres dieux que moi», ce qu il commente lui-même par : «Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux ou en bas sur la terre». Mais là je m arrête, en me demandant si Dieu ne se contredit pas complètement, en introduisant lui-même le ver dans le fruit? En effet, tout en exigeant que nous ne nous fassions aucune image de lui, n avoue-t-il pas avoir «créé l homme à son image»? Ce qui lui fait aujourd hui sur terre plus de 7 milliards de portraits! 7 milliards de possibles idoles! Le Dieu du monothéisme se distingue radicalement des dieux des religions païennes en ce qu il ne se présente pas à un univers existant déjà, dans lequel il viendrait mettre de l ordre son ordre, mais qu il est, en cet instant même où nous parlons, le créateur de notre univers, par un libre choix de sa volonté. Dieu est le créateur actuel non seulement de cet univers, mais plus précisément des 7 milliards images de lui-même qui sont en vie en cet instant, et au nombre desquelles nous appartenons. Il est vrai que, de nos jours, nous avons une forte tendance à penser que c est plutôt l homme qui a créé Dieu à son image : l explication paraît ainsi plus simple, et les dégats causés par les religions sont peut-être plus faciles de cette manière à comprendre : nous en serions les seuls responsables Parce que Dieu est représenté dans la Bible comme semblable à l homme, il parle, il nous parle : «Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu» (Jn 1, 1). Ce qui veut dire que l homme, au moment déjà où il rédige les récits de la création Dieu dit et cela fut (Gn 1), a déjà de lui-même une image semblable à celle qu il se fait de Dieu : il se voit donc comme une conscience qui parle et capable, par sa volonté, de façonner le monde où il vit. L autonomie qu il attribue à Dieu ne serait ainsi qu une forme agrandie de l autonomie qu il revendique pour lui-même : libre arbitre et détermination.
2 Ainsi la formule de la Genèse peut sorte être retournée en quelque contre elle-même : non seulement l homme crée Dieu à son image, mais il prétendrait par là se créer lui-même en toute autonomie. N est-ce pas justement, au jardin d Eden, la proposition que le serpent fait à Adam et Ève, au pied de l arbre de la connaissance du bien et du mal, en leur offrant non pas une pomme, bien sûr, mais une conscience de soi et une volonté qui ne auraient pas de limites? Le même vertige, la même prétention, tourne la tête des hommes de babel quand la volonté leur prend de construire une tour capable d aller jusqu au ciel. Dès les premières pages, la Bible nous avertit ainsi que l homme c est-à-dire l humanité a toujours souffert d hybris, c est-à-dire de «démesure». Se prendre pour Dieu n est évidemment pas le moindre des égarements d un esprit créé. On se demandera alors si les religions ne sont pas toutes nées de ce même phantasme et des mêmes peurs celles de la culpabilité, de l anéantissement et de la mort offrant à l homme cette autre issue démesurée qu est l illusion de pouvoir capter l énergie divine et de la mettre à son service, pour juguler ses terreurs? L interrogation vaut du reste aussi bien pour les rituels magiques des sociétés premières que pour les ambitions scientifiques démesuées qui peuvent parfois hanter jusqu au délire certains concepteurs des temps modernes. Deux voies opposées où l on retrouve paradoxalement la même ambition, celle pour l homme de se croire capable d agir sur le monde matériel par le biais de pouvoirs surnaturels ou la médiation d une science omnipotente. Les uns ont pensé pouvoir, dans le passé, arrêter le cours du soleil par leur prière 1 ; les autres imagineront peut-être demain d en atténuer la chaleur en le bombardant de mollécules... Qu en savons-nous aujourd hui? Dans l événement que rapporte l évangile de ce dimanche, c est Jésus qui s arrête sur le parvis du Temple de Jérusalem. Il connaît la maison depuis son enfance (n est-elle pas «celle de son Père»?), les dévotions populaires qui attirent chaque jour ici des milliers de pèlerins, et les pratiques superstitieuses qui se mêlent évidemment ici aux démarches plus authentiques des fidèles. Il citera plus tard en exemple l humble femme qui dépose dans le tronc la piécette qui lui 1 «Soleil, arrête toi au dessus de Gabaon!», (Josué 10, 12).
3 est nécessaire pour vivre. Mais ce jour-là, de voir tout ce commerce du religieux dans un lieu de prière qu envahissent changeurs de monnaie et marchands, exploitant la naïveté des fidèles avec le soutien du haut-clergé avide de pouvoir et d argent la caste arrogante et incrédule des Sadducéens, c en est trop tout à coup! Et Jésus, présence de Dieu et vraiment homme, pique alors une véritable colère et chasse à coups de cordes, avec une indéniable autorité, tous ces exploitants de la pété populaire. Imaginez la scène de la manière que vous voulez, mais elle semble avoir exercé sur tous les témoins un tel effet que personne sur le moment n a osé broncher. Ils ont tous, semble-t-il, plié leurs bagages sans demander leur reste. L incident n a pas passé inaperçu et le grand-prêtre a dû en être informé dans les instants qui ont suivi Les disciples médusés qui ont assisté à la scène ne comprennent encore rien, évidemment, à l annonce de la destruction du Temple par Jésus, moins encore à sa prétention de pouvoir le rebâtir en trois jours. La Samaritaine ne comprendra pas non plus, quelques temps plus tard, le sens des paroles du maître lorsque Jésus lui annoncera que le temps est révolu où l on pouvait prétendre qu un lieu de culte était plus sacré qu un autre, qu une manière de pratiquer ses croyances avait une valeur ou efficacité plus grande qu une autre (Jn 4, 21). En chassant comme des mouches les commerçants du Temple, en avertissant la «veuve joyeuse» de Samarie que le temps des querelles de clochers était révolu, Jésus annonçait déjà le déclin prévisible des institutions religieuses et la fin des hiérarchies qui prétendent s approprier le contenu des messages spirituels. Certes, il y aura toujours un peuple de croyants et des bergers choisis pour lui transmettre la Bonne Nouvelle et l aider à cheminer, mais que personne ne se laisse prendre au filet d un gouvernement clérical : les vrais adorateurs sont ceux qui adoreront le Père en esprit et en vérité. Telle est la vraie religion adorer le Père en esprit et vérité qui n a besoin ni de pouvoirs ni de lieux, puisque la seule autorité véritable est celle de l Esprit Saint, et le seul sanctuaire à fréquenter le cœur humain. Or il me semble qu aujourd hui nous en sommes encore le plus souvent et en haut lieu à nous empêtrer les pieds dans des problèmes institutionnels ou les arrangements commerciaux. Il en est pour qui la négociation et la gestion de l impôt ecclésiastique
4 semblent les seuls problèmes véritables de la vie ecclésiale tandis que d autres disputent encore des apparences d un décor et d usages religieux féodaux depuis longtemps obsolètes. Après avoir connu la persécution pendant les premiers siècles, les disciples de Jésus ont pensé légitimement pouvoir se réjouir quand l État leur a permis d afficher le signe de la croix. Mais pour peu que cet État en soit venu à revendiquer bientôt le baptême comme signe d appartenance, on a pu constater assez rapidement à quelles dérives obscurantistes ou fanatiques cette option confuse pouvait conduire : jusqu à déformer de façon gravissime le message du Christ. En disant cela, je n oublie pas que des chrétiens qui sont nos frères aujourd hui encore souffrent persécution pour leur foi et qu il y a toujours eu des saints et des prophètes pour mettre en question les constructions ou machinations sociales du religieux. N hésitons pas à observer que la religion est un besoin naturel qui peut revêtir des formes très diverses, des plus admirables au plus nauséeuses ; mais Jésus n est pas venu créer ou réformer une religion, mais apporter un message de délivrance par la foi, qui consiste à s en remettre au Dieu-Père en esprit et en vérité. Jésus était venu au Temple de Jérusalem avec ses disciples pour y célébrer la Pâque juive : une fête de délivrance, précisément, qu il vivait et actualisait dans sa foi. Il ne pouvait se laisser lier à des dévotions et des sacrifices qui cachaient tant d intérêts mercantiles et d hypocrisies. Jésus annonce déjà ici sa propre Pâque, en laissant entrevoir qu il n a rien d autre à offrir qui puisse plaire à Dieu que sa propre vie et qu elle est déjà toute donnée! En offrant sa vie, il consent à donner du même coup sa mort à venir, sous quelque forme qu elle se présente. Son corps, ses ennemis pourront effectivement le lapider ou le suspendre un jour à une croix, mais ils ne pourront à aucun moment, par ce supplice, le détourner d être un adorateur du Père en esprit et vérité. C est pourquoi il annonce déjà sa Résurrection en affirmant qu il est lui-même le Temple indestructible de Dieu. Dès lors il n y a plus, pour honorer Dieu, d animaux à sacrifier, ni de temple à visiter. Le Temple peut être détruit il le sera! mais l amour pour autant ne s effacera pas de cette terre, ne sera pas englouti sous les décombres du sanctuaire ou dans la cavité d un tombeau. Qui aime ne meurt pas! Tel est le message à retenir de cet évangile.
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