5.1. LA PORTE MONUMENTALE DE BAB AGNAOU MARRAKECH - MAROC 1. Introduction Bab Agnaou est la plus ancienne porte de l époque Almohade (12ème siècle) sculptée dans la pierre, elle a été bâtie par le Sultan Yacoub Al Mansour (1160 à 1199). Son architecture et son style attestent son origine, même si aucun texte historique ne signale avec précision sa date de construction. La porte mesure 15 m de largeur et 12 m de hauteur. N ayant qu un seul corps de garde, elle avait une fonction de défense secondaire (G. Deverdun, 1966). Figure 1 : Bab Agnaou aujourd'hui Bab Agnaou, porte d accès à la casbah et autrefois au palais de Yacoub el Mansour, est localisée dans la «Médina» au sud- est de la ville de Marrakech (Fig.2). Aujourd hui elle est réduite à un élément de façade qui s ouvre côté ouest sur la rue Oqba ben Nafaa et à un espace ouvert côté est, sur la partie intérieure du rempart. La porte conduit aussi aux tombeaux saâdiens, qui ont été édifiés à la fin du seizième siècle. 1
Figure 2 : Emplacement de Bab Agnaou dans la Médina de Marrakech 2. Données historiques et architecturales Le terme «Bab Agnaou» n apparaît dans les textes historiques qu au XIX siècle. Avant cette date la porte était appelée Bab Al kuhl en se référant aux hommes de couleur à qui cette porte était réservée (en arabe kuhl signifie noirs). Les notables, quant à eux, utilisaient une autre porte appelée Bab Al Sâdat aujourd hui disparue. Concernant le nom Bab Agnaou, il aurait été introduit le jour où la porte a perdu les deux tours qui l ornaient et remplacées par un passage coudé destiné à décourager les assaillants. Selon (G. Deverdun, 1966) le terme "Agnaou" signifierait «bélier sans cornes et sans voix». Sur le plan architectural, Bab Agnaou est un témoin exceptionnel de l art Almohade (H. Terrasse, 1922). C'est l une des rares portes ayant conservé tous les éléments de décoration hispanomauresque. Son archivolte est richement brodée de lignes de festons à entrelacs se terminant sur les piédroits, par un motif serpentiforme. Les écoinçons sont ornés de larges et fermes décors floraux qui s étendent autour d une coquille et se rejoignent à la clef de l arc par un fleuron quadrilobé. La bande d encadrement de la porte est ornée d une inscription coranique en caractères coufiques, qui rappelle son origine hispano-mauresque. 2
Figure 3: Eléments de décoration de la porte Bab Agnaou La porte monumentale de Bab Agnaou semble avoir subi depuis sa construction au XII siècle des restaurations assez fréquentes. Il y a des raisons de penser que la grande majorité des documents qui retracent l inventaire de ces restaurations, si jamais elle a existée, est aujourd hui perdue. A ce jour, seules trois périodes de restauration sont archivées : a) La restauration du dix-huitième siècle Ce fut durant le règne du sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah (1757-1790) que l arc de l ouverture de la porte a été réduit en largeur et en hauteur. Durant cette même période la Kasbah a été reconstruite et restaurée (G. Deverdun, 1966). Fig. 4 : Aquarelle de Ludwig Braun datant de 1896 représentant des cavaliers devant la porte Bab Agnaou 3
Figure 5 : Porte Bab Agnaou en 1912 Figure 6: Bab Agnaou vers les années 20 4
b) La restauration de 1930 Le service des beaux-arts et des monuments historiques du protectorat français a entrepris en 1930 la restauration de la porte Bab Agnaou. Les travaux ont duré sept mois (mai- novembre). Les interventions ont concerné : - les joints et le cimentage, - les bases et les piédroits de la porte, - l arc où les réfections comportaient uniquement des imbrications de fragments manquants, - les motifs au sommet de l arc, Selon les responsables de l'inspection des monuments historiques de Marrakech de l époque, la pierre employée fut amenée de la vallée de Oued N Fis et les réfections étaient peu satisfaisantes. La comparaison des photos prises dans les années 20 et en 1960 laisse penser que durant la restauration de 1930 il y a eu le percement d une porte latéral sur le côté droit de la porte. En effet cette porte latérale qui apparaît dans la figure 5-A n était présente dans la photo datant des années 20. c) La restauration de 1960 Sur cette période les seuls documents existants sont des photos et des témoignages d anciens artisans ayant participé à la restauration. Sur les photos, on constate la construction d une deuxième porte lors de la restauration de 1960. La présence de l échafaudage témoigne de la restauration du sommet de la porte. Comme pour la restauration de 1930, les artisans ont utilisé les schistes de la vallée de Oued N fis. Fig.7 A. Bab Agnaou avant la restauration de 1960. 5
Fig.7 B. Bab Agnaou au cours de la restauration de 1960.. 6
3. Les matériaux de constructions de la porte La pierre de taille, le mortier, la brique et le pisé sont les matériaux de construction de Bab Agnaou. La carte lithologique effectuée sur la base de critères macroscopiques, montre leur répartition. Figure 8: Carte lithologique de la porte Bab Agnaou 3.1.La pierre de taille La pierre de taille qui est le matériau principal de construction de la porte, est taillée selon des dimensions et des formes variables. Aucune donnée historique faisant référence à son origine n est disponible. Toutefois d après quelques anciennes légendes, la porte aurait été apportée en morceaux d Espagne ou du Portugal et ça serait pour cette raison qu elle aurait été nommée aussi la porte des portugais. 7
Il s agit d un schiste de couleur gris- verdâtre sur cassure fraîche, à schistosité marquée. Microscopiquement, c est un faciès fins, composé essentiellement de muscovite (KAl2 (Si3Al) O10 (OH, F)2), de chlorite (Mg,Fe)5Al (Si3Al) O10 (OH)8, de quartz (SiO2), de feldspath potassique (KAlSi3O8) et de calcite (CaCO3). L épidote Ca2 (Fe,Al)3(SiO4)3(OH), le zircon et la tourmaline représentent les minéraux accessoires. Tandis que le rutile constitue les oxydes et la pyrite les sulfures. Fig. 9. Photomicrographie d une lame mince de la pierre de taille originelle de Bab Agnaou en lumière polarisée. Fig. 10 Analyse diffractométrique des schistes originels de Bab Agnaou 8
3.2. Le mortier Le mortier, qui est un mélange de liant, de granulats et d eau, est utilisé pour le placage de la pierre de taille qui forme un revêtement du bas de la porte jusqu aux inscriptions épigraphiques. Pour la partie restaurée se trouvant au sommet de la porte, le mortier est utilisé pour le scellement des éléments de maçonnerie de façons à constituer un seul bloc. De même qu il est utilisé comme enduit pour le pisé formant l ouverture de la porte. Seuls quelques morceaux sont encore conservés. L étude des lames minces au microscope optique du mortier originel montre qu il est composé par une matrice et des éléments figurés formant la charge. La charge: elle est composée principalement par des grains de minéraux et des morceaux de roche. Pour les minéraux, il s agit essentiellement de quartz et de feldspath. Ils paraissent fissurés et craquelés. Leur taille est assez homogène avec une prédominance des grains fins d environ 0.1mm. Les morceaux de roches sont essentiellement des roches volcaniques et des schistes. Leur taille varie entre quelques millimètres (1mm) jusqu à quelques centimètres (2cm) La matrice: formée majoritairement de carbonates. L analyse diffractométrique montre que c est de la calcite. Les pores sont de petites tailles (0.1mm) et sont peu abondants, Les fissures sont fines (20 à 35µm d épaisseur) et rares. Fig. 11. a: aspect du mortier au microscope optique; b: morceau de roche volcanique; c: fissures fines et non connectées, les pores sont de petite taille; d: Analyse par diffraction des rayons X du mortier originel 9
Roche volcanique Matrice carbonatée 3.2.La brique La brique en terre cuite est l un des plus vieux matériaux de construction. A Bab Agnaou, des morceaux de briques sont mélangés avec le mortier pour le placage de la pierre. Il s agit essentiellement d oxydes de fer. Ils représentent la matrice. Le feldspath et le quartz constituent la charge. Ce dernier est de petite taille, il est craquelé et fissuré. 3.4 Le pisé Le pisé, qui désigne à la fois le matériau et son procédé de mise en oeuvre sert comme support pour le placage de la pierre de taille de la porte. C est le procédé de construction des murailles de Marrakech. Le procédé consiste à battre, lit par lit, entre des planches, de la terre préparée à cet effet. Ainsi battue, elle se lie, prend de la consistance, et forme une masse homogène qui peut être surélevée à toutes les hauteurs voulue. 4. Caractérisation des formes de dégradation de la porte Bab Agnaou Les matériaux de construction de la porte monumentale de Bab Agnaou, spécialement la pierre de taille, sont sujets à des dégradations causées par plusieurs causes. L étude et l analyse de ces dégradations ainsi que leurs processus de formation sont nécessaire pour l élaboration des mesures de restauration et de conservation. Nous présentons ici deux méthodes qui peuvent êtres suivie dans le cas du diagnostic de l état de dégradation du monument. Elles sont dans la plus part des cas complémentaires car l une est descriptive l autre est basée sur l étude analytique. Il s agit de la cartographie du monument et l étude analytique. Pour cette dernière nous avons choisi de l appliquer sur le cas de la patine..14 La cartographie du monument Pour la typologie des formes de dégradation de la porte Bab Agnaou, nous avons choisi d utiliser une méthode dite : la cartographie du monument. C est une méthode qui a prouvé son efficacité et qui a été développée comme étant une méthode non destructive pour la documentation et l évaluation des formes de dégradation (B. Fitzner, 1990 ; Fitzner et Kownatzki, 1991 ; Fitzner, et al, 1998). Elle consiste à subdiviser la face du monument en unité de surface et à attribuer à chacune d elle la forme de détérioration correspondante en se basant sur un schéma de classification des formes de dégradation établi et basé sur les investigations effectuées sur différents monuments dans le monde et en considérant différents types de roche (Fitzner, et Heinrichs, 2002). Ainsi, les formes de dégradation observées sur la porte de Bab Agnaou peuvent être subdivisées en : 10
a) Dégradation avec perte du matériel Des desquamations: elles correspondent à la formation d écailles ou de plaques rigides d une épaisseur de quelques millimètres à quelques centimètres séparées de la roche saine par une zone de désagrégation poudreuse. Dés qu une plaque superficielle se détache une autre commence à se former, ce qui se traduit par une réduction de l épaisseur de la roche. Dans la forme la plus exacerbée de cette évolution, la roche se débite en "mille feuilles". Fig. 12. Altération par formation de plaques (desquamation). Une désagrégation poudreuse: c est une évolution de la pierre en continu depuis sa surface jusqu à la roche saine à quelques millimètres de profondeur. Elle est matérialisée par des manques importants de matière. Cette forme de dégradation est toujours associée à la formation de plaques. Au stade le plus évolué de cette désagrégation, le profil originel du bloc rocheux disparaît complètement cédant la place à une poudre limoneuse. Fig.13. Désagrégation poudreuse des schistes de la porte. Sur la photo A, il y a un contraste de relief entre les parties du bloc encore non dégradées et les autres dégradées. Sur la photo B, tout le bloc a perdu son profil originel. 11
Perte de matériau: il s agit de perte d une partie ou de l intégralité du bloc rocheux. Elle est d ordre centimétrique et concerne particulièrement les ornements en formes de guirlandes et des lobes composés de lignes entrelacés. Quelques pertes d ordre métrique (environ 1.5 m) sont observées au niveau des deux tours au sommet de la porte. Fig.14. Dégradation par perte du matériau. Les flèches montrent les morceaux manquants. Sur la photo A, les blocs manquants correspondent à l emplacement des deux tours de la porte. La date exacte de leur perte n est pas connue. Sur la photo B, la perte du matériau concerne des éléments de l ornementation. b) Dégradation sans perte de matériau Fissures: par rapport à leur disposition aux blocs rocheux, deux types de fissures existent : Des fissures perpendiculaires qui se localisent au niveau des poutres et des colonnes et des fissures parallèles qui se situent uniquement au niveau des blocs au dessus de la partie restaurée du sommet de la porte. Les fissures semblent être localisées aux endroits de convergences des contraintes des matériaux. 12
Fig. 15. Dégradation par formation de fissures. La photo A montre la localisation des fissures perpendiculaire aux blocs. Les photos B et C, montrent ceux parallèles aux blocs. c) Dégradation par modification superficielle du matériau Une patine brunâtre: macroscopiquement, il s agit d une couche brunâtre qui se dépose à la surface de la roche et dont la couleur varie entre le brun clair et le brun ocre. Cette patine est associée dans la plupart des cas à toutes les formes de dégradation et couvre la surface de la porte depuis le bas de la porte (au dessus de la partie restaurée), jusqu aux inscriptions épigraphiques. Concernant le sommet de la porte, seul un bloc est couvert par cette patine. Fig. 16. Patine brune qui couvre la surface de la roche. Photo A : la couleur de la patine varie entre le brun clair et le brun ocre. Photo B : la patine couvre toute la surface du bloc. Photo C : la patine couvre une partie de la roche 13
Patine à oxyde de fer: comme son nom l indique, il s agit de veinules d oxydes de fer qui imprègnent la roche. Ce qui confère à la roche une coloration noirâtre. Fig. 17. Patine à oxydes de fer. c) Interventions anthropiques Dépôts de salissures: il s agit d une poussière accumulée, ayant une teinte grisâtre. L épaisseur de ces dépôts peut atteindre quelques centimètres. Les festons à entrelacs sont, par endroit, complètement enfuis sous cette couche de poussière. Ils se concentrent dans les parties concaves de la porte. On observe une réduction de leur épaisseur avec la hauteur. Leur formation est favorisée d une part par l architecture de la porte, puisqu ils se déposent essentiellement au creux des festons et d autre part par l exposition des blocs à la pollution atmosphérique. La pollution incriminée est celle due aux poussières et imbrûlés des pots d échappement des véhicules diesels qui stationnent à proximité de la porte Fig.18. Dépôt de salissures aux creux des festons. La pollution due aux poussières et imbrûlés des pots d échappement des véhicules est responsable de leur formation 14
Des graffitis: il s agit d inscriptions griffonnées avec de la craie blanche et des empreintes de mains réalisées vraisemblablement par du charbon noir. Elles sont localisées dans la partie accessible de la porte. Des clous oxydés sont accrochés sur la porte. Fig.19. Des graffitis et des clous sur la roche Toutes ces formes de dégradation sont portées sur un même plan dans le but de connaître l évolution, l extension et la relation entre elles se observent dans la figure19. 15
Fig.20. Cartographie des formes de dégradation qui se développent sur la pierre de taille de Bab Agnaou 16
H2O H2O Ainsi l élaboration de la carte des formes de dégradation de la porte Bab Agnaou montre que : Les formes de décollement en plaques et la désagrégation poudreuse sont les types de dégradations les plus fréquents à Bab Agnaou. Ces deux formes ont été décrites pour d autres types de pierres et sont susceptibles d interférer (F. de Beaucourt et C. Jaton, 1975). Ces formes se concentrent dans deux zones: le bas de la porte (à 4m de hauteur) et au sommet (à partir du décor épigraphique). L infiltration de l eau semble être l un des facteurs majeurs liés à leur formation: la première zone correspondrait au front d extension de la remontée capillaire de l eau souterraine alors que la deuxième est la partie qui est exposée directement aux infiltrations de l eau de pluie. L humidité est rapportée comme étant le paramètre indispensable à la formation de ces formes de dégradation (Fitzner et al, 1997; Fronteau, 2000) et il semblerait qu elle obéisse à la succession de phases d humectation et de dessiccation. A Bab Agnaou, la technique de pose de la pierre de taille intervient dans la formation des plaques puisque l intensité et la fréquence de ces formes sont parfois différentes pour deux blocs mitoyens. On constate que le point de départ des plaques suit les plans de schistosité, qui sont des zones de faiblesse de la roche. Concernant la patine noirâtre, c est une patine naturelle due à l hydroxylation des oxydes déjà présents dans la roche. Les dépôts de salissures se concentrent dans les parties concaves de la porte. On observe une réduction de leur épaisseur avec la hauteur. Leur formation est favorisée d une part par l architecture de la porte, puisqu ils se déposent essentiellement au creux des festons et d autre part par l exposition des blocs à la pollution atmosphérique. La pollution incriminée est celle due aux poussières et imbrûlés des pots d échappement des véhicules diesels qui stationnent à proximité de la porte. Les fissures semblent être localisées aux endroits de convergences des contraintes des matériaux. En conclusion La répartition de ces formes de dégradation sur la porte semble être contrôlée principalement par son architecture et la hauteur des blocs par rapport au sol. Leur formation peut être liée à des causes environnementales (pluie, variation de température) et anthropiques (pollution, technique de construction). Rattacher un type de dégradation à une seule cause n est pas évident dans tous les cas, car dans la plus part du temps c est la combinaison de plusieurs facteurs qui régie et accélère la formation de tel ou tel type. L exemple le plus révélateur est celui de la formation des plaques. 17