MINES DE RIEN
Isabelle Boisclair, Lucie Joubert et Lori Saint-Martin MINES DE RIEN Chroniques insolentes
Couverture : Remue-ménage Infographie : Folio infographie Illustration de couverture : Cath Laporte, 2015 ISBN : 978-2-89091-503-9 ISBN (pdf) : 978-2-89091-504-6 ISBN (epub) : 978-2-89091-505-3 Les Éditions du remue-ménage Dépôt légal : deuxième trimestre 2015 Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec Les Éditions du remue-ménage 110, rue Sainte-Thérèse, bureau 303 Montréal (Québec) H2Y 1E6 Tél. : 514 876-0097 info@editions-rm.ca/www editions-rm.ca Distribution en librairie (Québec et Canada) : Diffusion Dimedia Europe : La Librairie du Québec à Paris/DNM Ailleurs à l étranger : Exportlivre Les Éditions du remue-ménage bénéficient du soutien de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour leur programme d édition et du soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l aide accordée à notre programme de publication. Nous reconnaissons l aide financière du gouvernement du Canada par l entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d édition.
AVANT-PROPOS C est fatal : dès qu on adopte un regard féministe, plus moyen de voir le monde autrement qu à travers ces lunettes, qui révèlent comme en surimpression la dissymétrie des rapports entre les hommes et les femmes déterminant leur statut dans l ordre social, leur valeur dans l ordre symbolique Qui révèlent, aussi, les injustices et les inégalités, lesquelles restent la plupart du temps invisibles, parce qu elles font partie de la culture ambiante, celle-là même qui nous façonne, tous et toutes. C est cette culture littéralement bancale que nous voulons mettre en lumière, pour faire voir ce que nous voyons non : ce qui nous saute aux yeux, en pleine face, tous les jours. «Tu ne vois pas bien? Tiens, prends mes lunettes». I.B. Il paraît qu à un certain moment dans la vie, on commence à faire la part des choses, on arrive à l heure des bilans, on tire des leçons de ses expériences. On a acquis une «sagesse», paraît-il toujours, qui nous incite à mesurer nos paroles, nos actes, voire nos emportements. Il faut croire que nous n en sommes pas encore à ce tournant critique de l existence parce que nous nous refusons à prendre le parti de la pondération. Nos textes sont sciemment orientés, obliques. Pour trois raisons très simples : la part des choses se fait encore trop souvent aux dépens des femmes ; les bilans penchent la plupart du temps du même bord, devinez lequel ; les leçons, c est encore systématiquement aux femmes qu on les sert. 7
Nous avons vu neiger, nous avons dû souvent départager les vertes des pas mûres, mais il reste encore, à notre sens, quelques dossiers encore ouverts. L.J. «Vivre indigné», écrivait Émile Zola. Hélas, pas besoin de se forcer : il suffit d ouvrir le journal du matin, de passer cinq minutes sur Internet, de sortir dans la rue ou de surprendre certaines conversations. Indignées, nous vivons. Indignées, nous écrivons. Nous avons voulu toucher la texture du quotidien, les petits riens et les grandes révélations, nommer, analyser, chercher à comprendre. La manchette du matin, le débat de l heure nous intéressent pour ce qu ils disent de notre société, de nos vies, des inégalités tenaces et des résistances encore à surmonter. Chacune de nos chroniques traduit une sensibilité propre, fait entendre une voix singulière. Le ton monte, descend, ludique, lyrique, rageur, persifleur. Féminisme, liberté de pensée et de parole : inséparables. L.S.-M.
PERSISTANTE DIFFÉRENCE, AGAÇANTE DIFFÉRENCE
C EST QUI, LE SEXISTE, DÉJÀ? L.S.-M. Sous le slogan «Le raciste, c est l autre! Milieu de travail, zone libre de racisme», l affiche de la Semaine d actions contre le racisme représentait, en 2007, seize personnages d origines ethniques diverses, chacun dans son petit carré, chacun désignant un autre du doigt : arc-en-ciel de teintes de peau, multiplicité de tenues connotant diverses appartenances ethniques et religieuses. Sous le charme de cette affiche colorée et efficace, intelligente et non dénuée d humour, on pouvait mettre du temps à remarquer une absence pourtant criante : les seize personnages, sans exception, étaient des hommes. Les problèmes sociaux se représentent au masculin, semblet-il : on ne peut imaginer pareille affiche ne montrant que des femmes. D autres personnes seraient-elles sensibles à ce qui m avait d abord échappé (comme cette affiche est jolie!), ensuite intriguée (il y a un problème, lequel?) et enfin indignée (encore un lieu d où les femmes sont exclues!)? J ai demandé à plusieurs proches s ils «remarquaient quelque chose d étrange» dans cette affiche. Toutes sauf une (une féministe à l esprit aussi mal tourné que le mien) ont répondu dans le style «Non, je ne vois pas». Justement, je suis fascinée par ce qu on ne voit pas, une chose pourtant dont la présence (ou l absence) crève les yeux. Les hommes incarnent-ils donc à eux seuls, dans l esprit 11
des gens, l espèce entière? Sont-ils encore à ce point la norme? Ou le seul mot «racisme» fait-il oublier tous les autres problèmes sociaux, même connexes, comme le sexisme? Lorsque je signalais ce que je considérais comme un défaut de l affiche, il s en est trouvé pour me répondre : «Mais ce n est pas une campagne contre le sexisme, pourquoi y représenter des femmes?» Cette deuxième réaction me semble encore plus pernicieuse : les femmes n auraient donc que des problèmes «de femmes», et pas des problèmes «humains», comme le racisme? Elles demeurent particulières, pendant que les hommes sont universels? Voyons donc! Nicole-Claude Mathieu a montré qu en sociologie, chaque fois qu on «pense» un sous-groupe social particulier (les riches, les chômeurs, les entrepreneurs, les jeunes ), on a tendance à l imaginer purement au masculin, en écartant la dimension du genre et la présence réelle des femmes. Alors que le groupe des hommes se décline dans son infinie variété, les femmes ne forment pas des sujets sociaux de plein droit : elles sont des femmes, réunies en un troupeau indistinct. (C est exactement pour cette raison qu elles ont constitué des groupes féministes non mixtes : pour penser leur oppression commune et les stratégies de résistance.) Revenons à notre affiche, qui illustre un cas particulier de cette curieuse cécité. Tout se passe comme si les femmes n étaient ni racistes, ni victimes de racisme, puisqu on ne les voit nulle part sur l échiquier (anti)raciste. Imaginons le remplacement, sur la même affiche, de quelques petits personnages masculins par des figures féminines. Penserait-on alors plutôt au sexisme? Mais les femmes racisées ne subissent-elles pas les deux oppressions, elles dont la situation est complètement et commodément absente de l affiche? «Trop compliqué», représenter la mixité du racisme et de l antiracisme? Pourquoi? Et si on voit très bien qui y perd les femmes qui vivent justement la double oppression de race et de genre, il faut se demander aussi qui y gagne. Les mêmes qui gagnent chaque fois qu on universalise le masculin en effaçant les femmes : moins elles sont présentes quelque part, moins elles songent à y être. Bref, la prétendue indifférenciation (le masculin englobe le féminin, les hommes incarnent l humanité) est en fait une indif- 12
férence aux femmes, un refus de les penser comme pleinement intégrées à la société. Dans cette vision de l antiracisme les affiches des autres années, heureusement, sont bien plus inclusives ou encore neutres quant au sexe, la diversité est raciale, mais non sexuelle ; les femmes n existent pas, un point, c est tout. «Le raciste, c est l autre», on a bien compris l ironie. Et c est qui, le sexiste, déjà?
COMMENT FABRIQUER LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN 10 ÉTAPES FACILES I.B. 1. Vous décidez que l appareil génital divisera votre société en deux groupes. Vous auriez pu retenir la couleur des cheveux ou des yeux, mais vous considérez qu il y a une trop grande variété en la matière, et puis la coupure entre les différentes couleurs ne se montre pas très nettement : entre le roux et le blond, le bleu et le brun, bien des teintes sont possibles ; il y a davantage un continuum que des catégories tranchées, alors c est trop compliqué. Ça aurait pu être le groupe sanguin, mais à l époque, on ne connaissait pas. Vous retenez donc l appareil génital comme Marqueur de Différence, même si vous ne comprenez pas encore très bien à quoi elle sert, cette Différence. Ou plutôt : parce que vous ne savez pas encore à quoi elle sert, vous y voyez le Signe d une Différence Fondamentale. Vous trouvez ça bon comme hypothèse. Vous construisez là-dessus. 2. Dès l arrivée sur Terre des petits humains, à la vue de leurs organes génitaux, vous les incluez dans un groupe ou l autre. Si la détermination du sexe est ambiguë, ce n est pas très grave : dans quelques milliers d années, vous procèderez à des corrections chirurgicales. En atten- 14
dant, ils se débrouilleront. Un jour, des personnes intersexuelles vous demanderont d annuler cette catégorisation. Vous n écouterez pas. 3. Vous élaborez un Programme de Différenciation, que vous perfectionnez sur quelques millénaires. Vous l adaptez à chaque âge de la vie, pour qu il paraisse vraiment cohérent. 4. Vous élaborez une grammaire en fonction de cette Différence. Tout le langage en sera saturé. Ça donne plus de force à votre système. Vous trouvez ça bon. Vous êtes content. 5. Vous attribuez des Significations Fondamentales à chacun des deux principes mâle et femelle. Quelque chose de simple : mâle = fort, raisonné, stable ; femelle = faible, irraisonné, instable. 6. Pour étayer le n 5 et consolider le système de Différenciation, vous inventez la psychologie. 7. Vous atténuez toute différence intragroupe qui viendrait brouiller l idée de Différence Nette. (Par exemple : le velu étant associé à la virilité, vous décrétez que les humains du groupe femelle, surtout celles qui ont beaucoup de poil, devront l éradiquer. Au bout de quelques siècles de ce traitement, cette différence semblera vraiment attribuable à la Nature, au point où la simple évocation d une femme ayant du poil sur les jambes provoquera diverses commotions.) 8. Vous consolidez votre Programme en différenciant le plus grand nombre d activités humaines (la pêche et la chasse pour les hommes, la cuisine et la déco pour les femmes). Lorsque des personnes résistent à la Différence et affichent une certaine neutralité, vous utilisez des moyens détournés pour qu elles n aient pas le choix de se situer clairement (le marketing du 21 e siècle vous donnera un bon coup de main). 9. Vous déployez plusieurs moyens pour stigmatiser les humains qui se conforment mal ou peu à leur groupe. Vous inventez d abord le péché. La religion perdant de sa force, vous invoquez des maladies. 15
Quand ça ne fonctionne plus, vous y allez plus simplement en décrétant la personne anormale, étrange : queer. 10. Devant les nombreux trous dans votre Théorie (dont le nombre grandissant d individus qui ne correspondent pas au Programme que vous aviez élaboré), vous perdez de la crédibilité. Mais heureusement, certains humains, attachés aux traditions, s occupent de rappeler les vieux préceptes et de les actualiser. Ils font des manifestations contre le mariage entre personnes de même sexe, par exemple. Malheureusement pour vous, ils sont vraiment ridicules.
WHO CARES? LES FEMMES, COMME PAR HASARD L.J. Nous vivons dans une ère d individualisme rampant. Ne construisez pas un parc à côté de chez moi ; des plans pour qu ON vienne éparpiller des seringues dans mon parterre. N ouvrez pas une maison de transition au coin de la rue ; ON pourrait venir me voler ma voiture. Veuillez, s il vous plaît, enlever les bancs publics devant mon building ; ça attire les robineux et ça ne fait pas propre quand ON reçoit de la visite. Déjà qu ON paie assez de taxes. ON est toutefois placé devant une situation inextricable. Si ON ne veut plus d itinérants qui déparent le paysage, d immigrants à qui il faut enseigner notre langue, de parents malades qui ralentissent notre train de vie, de jeunes en difficulté qui ne savent pas ce qu ils veulent, de vieux dont ON doit changer les couches, ON va devoir faire quelque chose. ON a cherché ; ON a trouvé ; ON a inventé le care : un nouveau concept mais sous un terme déjà connu, c est moins fatigant bien percutant, comme la langue anglaise en a le secret, et qui désigne une nouvelle posture en principe humaniste ; en principe, dis-je, parce qu elle est censée regrouper dans le projet autant les hommes que les femmes. Toutefois, si l on se fie à Wikipedia, souvent la première source consultée, on constate que la définition du mot care réactualise une posture beaucoup plus 17
associée au féminin : «L éthique du care (c est moi qui souligne, enthousiaste ; on est en territoire philosophique, c est donc sérieux) est une norme morale récente, issue dans les pays anglophones de recherches féministes dans ce domaine. Care désigne ici un riche ensemble de sens alliant attention, soin, responsabilité, prévenance, entraide et plus Cette éthique s oppose à des valeurs réelles de la civilisation occidentale telles que l égoïsme, l égocentrisme et l ambition, ou encore le pouvoir et l exploitation. Pour simplifier, le care valorise l idée et le fait de vivre les uns avec les autres, plutôt que les uns contre les autres.» En français, on parlera plutôt, à l instar de Yolande Cohen, de «féminisme de compassion», d une «éthique du soin des autres». Tout ça semble bien exaltant, de prime abord. Repenser la société pour tendre vers l inclusion et la tolérance : qui ne voudrait pas évoluer (dans le sens progressif du terme) dans un tel monde? C est de toute beauté sur papier ; mais Tout ce souci de l autre, sentiment honorable et souhaitable s il en est, a l heur de faire surgir dans mon esprit le visage d une dame auxiliaire, les sourcils en accents circonflexes, le «voulez-vous un beigne et un café?» sur le bord des commissures. Non pas que je méprise ces femmes : au contraire. Elles ont jadis nourri plusieurs de mes attentes en salle d urgence, bénévolement, pendant que leurs maris rapportaient l argent à la maison. Mais dans mon livre à moi, comme disait ma grand-mère, je traduis le care par le mot traquenard, puisque, par le plus heureux des hasards, la description de cette nouvelle éthique correspond en tout point aux stéréotypes féminins. Car si je m arrête quelques minutes à ces fameuses valeurs à retrouver : attention, soin, responsabilité, prévenance, entraide, j entends illico les gros sabots de la femme-maternelle-par-définition qui retourne au galop vers les années 1950 sous les applaudissements d une foule soulagée de voir les choses reprendre leur cours. «L ange du foyer», dont Virginia Woolf préconisait l élimination, c est-à-dire la femme qui s assoit dans les courants d air pour protéger sa couvée contre les microbes, reprendrait-il du service, dans toute la forme atavique de l expression? Pas plus réjouissant lorsqu on voit les qualités à proscrire : égoïsme, ambition et pouvoir. Égoïsme : le vilain mot. Surtout, surtout, ne pas 18