Air & Cosmos 8 Mars 1969 Concorde : La machine vole, et elle vole bien, par Jacques Morisset. Le premier vol de Concorde aura été un évènement international : plus de 400 journalistes, les chaînes de radio et de télévision, avaient suivi heure par heure un compte à rebours qui s éternisait. Lorsque ce dimanche 2 mars, à 15h38, André Turcat lâcha les freins de l avion, des millions de français et de britanniques attendaient avec impatiente un décollage qui les surprit quand même un peu : sur les écrans de télévision, en effet, et la déformation due aux télé-objectifs aidant, Concorde sembla se cabrer de plusieurs dizaines de degrés, puis amorcer une montée impressionnante, tandis que des dizaines de milliers de Toulousains, massé aux alentours, voyaient enfin leur avion voler. Vingt-sept minutes plus tard l appareil se reposait sur cette même piste de Toulouse-Blagnac qui l avait vu décoller. Là encore, les téléspectateurs eurent de quoi être impressionnés (les passionnés de l aviation aussi d ailleurs) : l approche, puis l atterrissage de Concorde furent en effet très spectaculaires, la formule aérodynamique de l avion (aile delta) conduisant à une descente de l appareil en position cabrée. Tout s était bien passé, tandis qu à Bristol, à 1000 kilomètres de là, les ouvriers britanniques qui travaillaient sur le prototype 002 clamaient leur enthousiasme, André Turcat immobilisait Concorde 001 devant l aérogare de Toulouse ; l équipage de l avion était alors félicité par M. Henri Ziegler, Président-Directeur général de Sud Aviation et Sir George Edwards, Président de la British Aircraft Corporation. Quelques minutes après, André Turcat, Jacques Guignard (copilote), Henri Perrier (ingénieur navigant), Michel Rétif (mécanicien navigant) commentaient le vol, écourté par suite d une météo pessimiste, mais qui s était déroulé exactement comme l espéraient les responsables de l opération. Une page était tournée dans l histoire de l aviation ; Concorde avait volé, et bien volé, malgré les prévisions parfois fort sombres de ses détracteurs. Avant de commenter ce vol, rappelons d abord les exigences qui entraînèrent, deux jours durant des reports successifs : la nouvelle piste de Toulouse-Blagnac étant orientée Sud-Est/Nord-Ouest, et le survol de Toulouse étant exclu pour un vol d essai, l appareil devait décoller vers le Nord-Ouest ; mais le vent d Autan soufflait, venant du Sud, c est-à-dire fans le dos de l appareil : position inconfortable pout tout avion, et à fortiori pour un prototype, même s il ne décollait pas à sont poids maximal. On attendait donc une baisse de ce fameux vent d Autan, la valeur maximale admissible étant d une dizaine de nœuds (18 km/h).
Le 2 mars au matin, le brouillard régnait en maître : c était plutôt bon signe. Mais le vent d Autan, en le chassant, s établissait à un niveau trop élevé. Vers le milieu de la journée, il faiblissait, mais les nuages apparaissaient. Son Président en tête, l état-major de Sud Aviation suivait avec attention l évolution de la situation météorologique, à partir d indications fournies en bonne partie par la station météo de la Montagne Noire. A tout hasard, l appareil était cependant préparé, un créneau s annonçant possible. A 14h40, un des moteurs est mis en route : le vent est tombé à 4 nœuds, la visibilité horizontale atteint 15 km, la nébulosité est de 3/8. Puis le vent se lève et la décision est reportée. Décollage vent dans le dos. A 15h35, nouveau feu vert : les quatre turboréacteurs sont démarrés successivement et l équipage commence la lecture de la dernière chek list". à 15H35, Concorde est aligné en bout de piste et un ultime contrôle est effectué, freins et moteurs en particulier. Dernier point fixe : l appareil commence à rouler à 15h39 ; il pèse alors 110 tonnes environ (plus de trois tonnes de kérosène ont été consommées au sol) et accélère rapidement sous la poussée de ses quatre moteurs, post combustion en marche. Le vent arrière (à 220 ) atteint 4 nœuds, la nébulosité est toujours de 3/8, et les couches nuageuses sont à 750 et 12.000 m : un temps très acceptable pour ce premier décollage. Après 22 secondes de roulage, 1500 m ayant été parcourus, Turcat déclenche la rotation en incidence : celle-ci atteint les 10 nécessaire et l appareil décolle franchement, à la vitesse de 175 nœuds (323 km/h), puis amorce une montée rapide, à plus de 3000 pieds/minutes. L angle de montée, impressionnant, s élève à 22 et le nouvel avion atteint les 500 m en 25 secondes.
Le vol se déroule alors selon un schéma très simple : quatre minutes après son départ, Concorde vole à 220 nœuds (407 km/h) à 2800 m d altitude en direction d Agen. A 15h45, l appareil est en pallier, à poussée réduite, à 3000 m d altitude et vole à 250 nœuds (462 km/h). Il est alors près de Castelsarrasin, à 45 km au nord-ouest de Toulouse et amorce un très large virage sur sa gauche. A 15h48, il se dirige vers Toulouse, tandis qu André Turcat modifie la vitesse, l assiette et l altitude de l avion en jouant sur la poussée. La vitesse maximale atteinte sera de 540 km/h, l altitude de 12.000 pieds (4000 m). Vers 16 heures, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Toulouse, Concorde effectue un deuxième virage à 180 et se trouve ainsi à nouveau dans l axe de la piste. L appareil survole Toulouse pendant l approche, la fin de celle-ci s effectuant à 170 nœuds (314 km/h) : Concorde va-t-il, comme prévu, effectuer une approche simulée, puis après un deuxième tour, plus court, se poser enfin après 35 à 40 minutes de vol. C était sans compter sur la météo : pendant le vol, les conditions se sont légèrement dégradées et André Turcat a décidé de se poser : l atterrissage s effectue donc, impeccablement, à 16h07, avec l utilisation du parachute de freinage. L avion, qui ne pèse plus que 99 tonnes Concorde emportait au décollage assez de carburant (40 tonnes) pour voler une heure et quart et disposer ensuite des réserves réglementaires), roule moins de 2000 m et rejoint le parking devant l aérogare au milieu des applaudissements. Sur les routes alentour la circulation reprend, car les automobilistes prévenus par la radio, avaient arrêté leur voiture pour contempler ce spectacle unique : le premier vol de Concorde. Bruit acceptable. Techniquement, ce premier vol aura permis à André Turcat, à son équipage et aux ingénieurs de Sud Aviation de vérifier le bon comportement de l avion dans un domaine de vol encore restreint, mais essentiel puisqu il concerne la gamme des vitesses lentes, celles auxquelles, précisément, il est difficile de faire voler un avion d abord conçu pour croiser à 2.300 km/h.
Lors de la conférence de presse qui s ensuivit, André Turcat déclara : - Vous voyez que la machine vole, et je peux ajouter qu elle vole bien. Ce premier essai, nous l avions répété de nombreuses fois sur un simulateur (près de milles heures), puis à bord d un Mirage IV et d un Boeing. Nous connaissions fort bien le circuit. - Ce premier vol, a dit encore André Turcat, n est pas un achèvement, mais le départ de notre travail pour la mise au point de cette machine, qui nous demandera encore beaucoup d efforts. Il faudra des mois et des années avant de pouvoir annoncer que les passagers peuvent prendre place à bord. Nos méthodes de travail, dont a souvent critiqué la lenteur, nous ont permis de réaliser un avion qui répond à ce que nous attendions. Le niveau sonore enregistré n a pas semblé inquiétant aux spectateurs. Les moteurs n étaient d ailleurs pas sollicités à leur poussée maximale (13,6 tonnes), mais les dispositifs de post-combustion étaient allumés (taux de réchauffe : 12 %). Précisons que ces moteurs avaient été livrés par Rolls Royce/Bristol Siddeley et la SNECMA avec un potentiel (durée de vie avant révision) de 100 heures. Avant le vol, sur ces 100 heures, plus de 45 avaient été dépensées lors des essais au sol. Les ennuis rencontrés pendant le vol furent négligeables : citons le système de comparaison entre les deux pilotes automatiques, qui déclencha, à tort, une alarme ; et la panne momentanée, après le décollage, de l un des deux radioaltimètres. Les prochains Vols. Le deuxième vol était prévu pour le milieu de cette semaine. Les résultats du premier vol ont été suffisamment satisfaisants pour qu il soit décidé que le train d atterrissage, lors du deuxième vol, serait escamoté et la pointe avant relevée. Ensuite, commencera l ouverture progressive du domaine de vol en régime subsonique (phase 1 des essais), à l intérieur des limites débloquées à la suite des essais de vibrations déjà effectués au sol par l ONERA. Dès les premiers vols, de légères variations du centrage (par transfert de carburant) seront également expérimentées et la maniabilité sans autostabilisation des commandes sera contrôlée. Ces essais, classiques, seront effectués parallèlement à des études sur simulateur pour l optimisation des divers systèmes.
La seconde phase d essais en vol débutera ensuite avec les premiers essais de vibration (excitation en vol) jusqu à la vitesse de Mach 0,93, selon une progression qui dépendra du nombre de modes structuraux à étudier en vol. Ces deux phases d essais demanderont probablement quatre mois. Le prototype 001 subira alors un chantier de trois mois environ, enfin de subir des modifications déjà envisagées ou décidées à la suite des résultats des essais en vol, essentiellement dans le domaine des équipements. La phase 3 (exploration du domaine transsonique, puis supersonique, jusqu à Mach 1,3) commencera dès que l appareil aura reçu les moteurs nécessaires. On peut raisonnablement estimer que Concorde sera supersonique fin 1969, début 1970. La phase 4 sera celle de l extension du domaine de vol jusqu à Mach 2. Pendant cette phase, l avion 001 ouvrira le domaine au point de vue de la maniabilité et des phénomènes d aéroélasticité, tandis que l avion 002 procédera, aux régimes déjà explorés, à des études plus détaillées, incluant les propulseurs et les performances. La phase 5 sera celle de vol continu à Mach 2 (c est-à-dire pendant des périodes d au moins trente minutes) et des premières évaluations de la consommation spécifique. La phase 6 sera celle de l exploration des fortes incidences de vol (jusqu à plus de 20 ) et de la mesure des performances de décollage et d atterrissage, conformément aux règles TSS. ++++++