Chapitre 1 L exigence éthique et les autres modes de régulation sociale Par ce qu on appelle «morale», il est essentiellement proposé au vouloir humain de tenir compte de l inégale valeur des conduites eu égard au bien et au mal, et il est exigé de lui qu il veuille réaliser ce qui est bon et le veuille de la bonne façon. Marcel Conche, Le fondement de la morale, 1993, p. 25.
6 Éthique de la communication appliquée aux relations publiques Il est exigé de nous que nous voulions réaliser ce qui est bon et que nous le voulions de la bonne façon Cette citation inaugurale résume l essentiel de l éthique : intégration des valeurs sous la douce pression de l éducation et volonté de bien faire. Ces deux éléments principaux composent et animent à l évidence la vie morale des hommes. Ou plutôt, les hommes devront apprendre à composer avec eux ; ils devront assumer tout le poids de la liberté et de la responsabilité qui accom pagne le fait de naître humain. Nous illustrons les enjeux marquants de la vie morale par un exemple qui peut sembler n avoir aucun rapport avec la communication publique, mais qui fera voir ce qui est fondamentalement en jeu, bien en deçà de nos rôles sociaux et de nos métiers respectifs. Difficile métier d homme tant il est vrai que les défaillances sont nombreuses, tragiques et parfois même dévastatrices. 1. Que lui est-il passé par la tête? 1.1. Un drame sanglant Un soir d hiver 2009, un médecin reconnu pour sa compétence par ses collègues et aimé pour son dévouement par ses patients massacre, à coups de couteau, ses deux jeunes enfants de 3 et 5 ans. C est la consternation dans tout le Québec. La rupture conjugale qui avait précédé ce geste irréparable venait de basculer dans l horreur. Les médias s activent, sollicitent les entrevues avec les proches, avec les spécialistes en santé mentale et les juristes ; la vox populi et les tribunes téléphoniques surchauffent de colère et d indignation. Tout le monde s en mêle, tout le monde s emmêle. Que comprendre de ses motivations ou de son degré de préméditation? Comment, questionnent plusieurs, peut-on être à ce point démoralisé pour s attaquer ainsi, contre toute attente, à des êtres aussi vulnérables, des enfants apparemment chéris par lui jusqu aux derniers instants? Était-il fou ou trop jaloux? A-t-il été submergé par la colère et par un esprit vengeur? Peut-il et doit-il être tenu criminellement responsable de ses actes? Quel sort légal, la froide loi des hommes, est alors réservé au meurtrier infanticide? «Ni rire ni pleurer mais comprendre», disait Spinoza. Mais qu y a-t-il à comprendre? Suffit-il de s en tenir à la fragilité psychologique du personnage pour neutraliser le désir de justice à l égard des jeunes victimes et de la mère à jamais privée d eux? Assurément non, justice doit être rendue. Un procès s ouvre donc qui fera entendre les protagonistes de ce drame sanglant. Le moment est venu de s en tenir aux faits, de les regarder et de les évaluer objectivement, raisonnablement, affranchis surtout de la vindicte populaire. La cause sera donc entendue.
Chapitre 1 v L exigence éthique et les autres modes de régulation sociale 7 1.2. Le procès Les familles prennent place dans la salle d audience qu elles ne quitteront pas avant la fin ; elles assisteront au récit méticuleux de la séquence des événements. Une mer de souffrance, commentera un psychiatre. L accusé ex-cardiologue est requis de s expliquer, de reprendre par le détail ce geste insoutenable. Ce qu il fait de manière lente, laborieuse mais contenue. Précédant ce récit pathétique, ceux de la mère et des amis du couple, des familles proches et des spécialistes de tout acabit. Puis le croisement dialectique bien sûr des objections des avocats de la défense et de la Couronne. Dans un ultime effort d argumentation, il faut convaincre les maîtres des faits les membres du jury de la justesse des thèses soutenues. Ces deux protagonistes doivent à l évidence maîtriser cette grammaire de l affrontement tant il est vrai que le tribunal est, en démocratie, le lieu d une institutionnalisation sophistiquée des débats. Et c est bien sûr le juge lui-même qui verra au respect scrupuleux des règles de procédure. Ainsi les avocats de la Couronne et ceux de la défense croiseront-ils le fer sur la preuve de bonne réputation que veut faire valoir ce dernier. 1.3. Le verdict Après deux mois et demi de procès et six jours de délibération du jury, un verdict tombe enfin : le docteur sera déclaré non criminellement responsable. Telle est la conclusion à laquelle en sont arrivés ses pairs, 11 jurés. Le sort en est jeté : il sera soigné et non puni pour ce geste odieux qu il a commis. Le verdict indigne une population qui s active et se déchaîne de nouveau. Le bon sens s égare dans toutes les directions ; les idées reçues, nombreuses en pareille matière, reprennent du service : on ne fait pas ça à des enfants ; il a eu de trop bons avocats ; il a attendri ou manipulé les jurés qui se sont trop facilement laissé émouvoir ou impressionner par son statut professionnel ; les futurs «assassins d enfants» s en sortiront dorénavant plus facilement n ayant qu à évoquer cette macabre jurisprudence, etc. Les juristes, psychiatres et psychologues s entendent pour reconnaître le caractère exceptionnel de ce procès et la place qu il occupera à jamais dans les annales judiciaires et peut-être même psychiatriques. Mais outre la dimension juridique de ce cas, exceptionnel par sa dureté et par la complexité indiscernable des mobiles, il y a un enchevêtrement inextricable de plusieurs dimensions. La dimension psychologique d abord : qu est-ce qui lui est passé par la tête? Avait-il perdu contact avec la réalité? S agit-il, ainsi que l a prétendu un expert, d une forme de suicide élargi? Était-il dans un état modifié de conscience, un sujet dissocié devenu étranger à lui-même, atteint en quelque sorte
8 Éthique de la communication appliquée aux relations publiques de mélancolie délirante? Comment expliquer, plus largement, le fonctionnement psychique d un être humain sans verser dans une explication réductrice? Apparaît ici l extrême complexité de l être humain, dont on dit qu il est ni ange ni bête. Quelque part entre les deux, jamais complètement l un, jamais complètement l autre. Et que de paradoxes dans ce drame bouleversant : comment un sauveur de vies, par définition empathique à la souffrance des autres et généralement pacifique a-t-il pu défaillir ainsi? Pourquoi, à distance de son désespoir, ne pas avoir mobilisé toutes ses ressources, exceptionnelles dans son cas? Intellectuelles, sociales, professionnelles, financières. Force est d admettre ici le caractère impénétrable d une bonne partie, la partie irrationnelle, de la psyché humaine. Puis la dimension relationnelle ou familiale : peut-on en vouloir à ce point à son exconjointe pour lui ravir de la sorte ses enfants en toute conscience? Pour les instrumentaliser jusqu à la mort? Les proches si cruellement endeuillés pourront-ils un jour lui pardonner? Le doivent-ils? Et pardonner dans ce cas, cela ne reviendrait-il pas à l excuser? Dimension morale, enfin, qui soulève la question du mal ou du préjudice fait à autrui et qui rappelle les exigences de la responsabilité, du devoir de répondre de ses actes, de s en rendre imputable ; devoir de bienveillance aussi bien à l endroit des enfants ou des êtres vulnérables. Devoir de contrôle, surtout, des pulsions meurtrières auquel est convié tout être humain obligé, par définition, de vivre en société. Devoir de respect enfin sur quoi repose notre statut ontologique d être humain : «Serait-il vraiment humain, l homme qui ne respecterait rien ni personne?» (Kirscher, 2004, p. 1675). Tiennent ainsi dans une toute petite phrase les enjeux fondamentaux de la vie morale : le souci qu il doit humainement avoir de lui-même et des autres. L homme est précisément celui à qui on demande d être le sujet responsable de ses actes, capable donc d en répondre et d en assumer les conséquences. Sujet de qui on exige une certaine qualité de rapports affectifs aux autres, des efforts d accomplissement de soi et de respect de la dignité et de l intégrité d autrui. La morale s est manifestement développée pour l ensemble de ces motifs, pour humaniser la vie et lui conférer un sens, pour protéger les plus faibles contre l assaut destructeur des plus forts ; pour convenir aussi de l imputabilité des offenses commises, juger et rendre justice correctement. Mais qu en est-il au juste de la morale ou de l éthique dont nous ne saurions faire l économie dans une société civilisée? Qu est-ce qui a poussé l humanité dans le sens d une moralisation
Chapitre 1 v L exigence éthique et les autres modes de régulation sociale 9 progressive des conduites? Quel rapport l éthique entretient-elle avec les autres formes de régulation sociale, et notamment, la dimension juridique ou politique de la vie en société? Ce premier chapitre entend clarifier le sens de ces questions et rappeler, bien que brièvement, les réponses possibles léguées par ceux et celles qui, en psychologues, sociologues ou philosophes, s y sont radicalement confrontés. Des réponses multidisciplinaires qui s inscrivent désormais dans une longue et riche tradition de pensée et d action dont nous sommes les héritiers. Un héritage qu il nous faut reconnaître et assumer. 2. L éthique, condition et aboutissement d un processus évolutif Souci fondamental depuis Socrate : Comment doit-on vivre? Qui prétend traiter sérieusement de l existence humaine ne peut passer à côté de cette difficile question. Platon a prétendu que seule la philosophie, et en outre la philosophie morale, pouvait y répondre de manière décisive. Mais une prétention contestable aujourd hui. Cette question en effet, affirmeront certains, peut être affrontée sans devoir s en remettre à la pensée éthique qui se serait malheureusement alourdie de théories morales inutilement sophistiquées. Ce fut le cas notamment pour Bernard Williams, philosophe anglo-saxon du xx e siècle, qui, tout en reconnaissant que la philosophie fait un usage particulier de la r éflexivité, ne peut en revendiquer le monopole : La philosophie part de questions qu elle peut et devrait poser sur les chances que nous avons de découvrir la meilleure façon de vivre. En chemin, elle découvre comment elle peut y contribuer au moyen de méthodes discursives d analyse et d argumentation, de l insatisfaction critique, et d une comparaison imaginative des possibilités : toutes choses dont elle tente, le plus spécifiquement, d enrichir nos ressources ordinaires de connaissance historique et personnelle (Williams, 1990, p. 10). Retour ou réhabilitation moderne du sens commun apte à traiter des enjeux propres à la moralité. La question morale est redevenue l affaire de tous. Cette question venue de Socrate réfère, nous le voyons bien, à une vie généralement bonne, à une manière de vivre qui échappe à la perspective étroite d un ici et d un maintenant autrement plus accessibles et rassurants.
10 Éthique de la communication appliquée aux relations publiques L éthique ou la morale (pour autant que nous les confondions) entend répondre à cette question fameuse de «la vie digne d être vécue» ; elle suppose une rupture, sinon un dépassement de notre être naturel dans sa logique pulsionnelle, celle-là toujours égoïste et autocentrée. Spinoza parlera de ce dynamisme primaire comme de la tendance fondamentale pour tout être vivant à persévérer dans son être, à soumettre les autres à sa volonté particulière et cela dans le sens primitif de ses propres intérêts. Cette destructibilité potentielle, en partie explicable par la loi de la survie et donc soumise à la logique implacable des besoins vitaux, inscrit tout naturellement la vie de relation dans des rapports de méfiance et d affrontement. Aussi la moralité naîtra-t-elle dans l esprit humain du désir de transcender cette redoutable naturalité et de la nécessité anthropologique de maîtriser le déchaînement des pulsions 1. Et si nous regardons la chose d un point de vue psychologique, il est possible de voir jusqu à quel point tout être humain, à l origine trempé dans la croyance primitive et magique en son omnipotence, sera appelé à surmonter ce narcissisme primaire (Winnicott, 2004). Le bébé humain manifeste bien sûr, des capacités d amour et d attachement, mais tout son potentiel fait fond sur une destructibilité naturelle qui sera cependant sublimée à la faveur d une transformation en désir de protéger ceux qu il aime, de réparer, de construire et d être responsable (Winnicott, 2004). Ce psychanalyste évoque un processus mental de maturation affective qui, à la faveur d un environnement adéquat, offre à l enfant une alternative à la destruction et donne lieu à un élan constructif : L édification de la personnalité a pour objectif, entre autres, de donner à l individu la possibilité d exploiter au mieux ses pulsions. Cela implique qu il soit capable de reconnaître sa propre cruauté et sa propre avidité, lesquelles peuvent à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, être utilisées en vue d une activité de sublimation (Winnicott, 2004, p. 20). 1. Plusieurs conceptions rivales de l être humain se sont développées au cours de l histoire de la pensée. Qu est-ce que l homme? ainsi que l a soulevé Kant demeure la grande question de la philosophie. Quelle est son essence, sa spécificité, son statut ou sa destinée eu égard à l ensemble du monde vivant? Comment expliquer les guerres récurrentes, la réciprocité négative ou la violence irréductible des sociétés humaines? Par la corruption de sa bonté naturelle en raison de fonctionnements sociaux déficients comme l a fait voir Rousseau? Par sa pulsionnalité foncièrement agressive et potentiellement destructrice ainsi que l a prétendu Freud? Peut-on d ailleurs vraiment définir l homme? Est-ce Arendt qui aurait raison en nous invitant à un effort de compréhension plus modeste de la condition humaine? Question ouverte donc de la définition de l homme.
Chapitre 1 v L exigence éthique et les autres modes de régulation sociale 11 On reconnaîtra l empreinte théorique de Freud qui a pensé le processus civilisateur sur la base d un remaniement salutaire de l énergie pulsionnelle, narcissique et antisociale à l origine. Ici, l ontogénèse (le développement physique, psychologique, intellectuel et moral de l individu) récapitulera les évolutions phylogénétiques. Nous ne saurions douter que l éthique impliquant un processus intrinsèque de sublimation de la violence ou d une pulsionnalité sauvage soumet la personnalité à l effet structurant de l obligation ou de la contrainte morale. La mise en place de la prescription morale apparaît alors comme condition et comme aboutissement d un processus évolutif : il faut être minimalement moralisé pour évoluer vers plus d humanité, et l humanisation des conduites résulte de cette moralisation même. Il y a toujours en effet ce besoin ou cette nécessité anthropologique de canaliser l agressivité, de neutraliser cette destructibilité potentielle. Éducabilité donc de l humain chevillée, par essence, à la relation d autorité : «Le rôle des parents et des enseignants est de veiller à ce que les enfants ne soient jamais confrontés à une autorité si faible qu elle les pousse à faire n importe quoi ou les incite, parce qu ils ont peur, à assumer eux-mêmes l autorité» (Winnicott, 2004, p. 25). C est elle la fameuse et parfois lassante prescription morale, qui fait entrer l esprit dans l univers symbolique des normes toujours déjà sociales et donc contraignantes : L homme en tant qu être moral, c est-à-dire au sens strict se trouve toujours pourvu de règles ; bien plus, il est incapable de s imaginer dans un état sans règles. Seul l homme suit des règles parce que seul l homme peut ne pas les suivre. Et, en fait assez souvent, ne les suit pas. C est en tant qu être violent qu il est moral, en tant que transgresseur qu il a conscience des règles (Weil, 1987, p. 20-21). Ainsi faut-il comprendre le développement de la compétence éthique de l homme comme un effort pour construire un monde plus rationnel, plus convivial et plus coopératif dont les fins seraient liées à l exercice de la liberté et au sens des responsabilités. Processus naturel qui, chez l homme en tant qu être conscient de lui-même et des autres, devient processus culturel (Rousseau, 1997). Mais qu est-ce que la culture, cette fameuse seconde nature de l homme? Ducat et Montenot la présentent en ces termes : [ ] l ensemble des activités de l homme en tant que celles-ci supposent la réflexion. La culture commence donc dès qu un être vivant commence à aménager son milieu environnant selon les intentions qui ne sont pas fixées seulement par des déterminismes naturels L ensemble des activités par lesquelles l homme s est donné les moyens d instaurer avec la nature et lui-même une
12 Éthique de la communication appliquée aux relations publiques relation réfléchie et libre C est en apprenant peu à peu à maîtriser diverses sortes d activités que s est formée la culture humaine. Tout au long du processus d hominisation, l homme a vu s affiner ses modes de communication pour en venir finalement à inventer le langage. Chaque individu doit, à son tour, dès les premiers mois de sa vie, passer par l apprentissage d une langue, c est-à-dire, réaliser cette fonction du langage qui est condition d accès à la dimension symbolique de l existence humaine. C est parce que l homme est susceptible de vivre son rapport à la réalité en lui donnant un sens symbolique que l humanité accède à la dimension productrice de formes symboliques qu on appelle culture (Ducat et Montenot, 2006, p. 162-163). Aussi la société humaine doit-elle être éthiquement reproduite : «La vie éthique n est pas une chose donnée de façon unitaire. Elle comporte diverses possibilités d éducation, de décision sociale, et même peut-être de régénération personnelle» (Williams, 1990, p. 58). Vie et pensée éthiques, vie et action morale, quelle différence? Faut-il isoler ou départager ce qui relève de la normativité et des attentes sociales et ce qui relèverait des dispositions et des convictions personnelles? Convient-il alors de distinguer éthique et morale? Si oui, sur quelle base? Questions ouvertes, réponses controversées. 3. De la différence entre la morale et l éthique L éthique au regard de plusieurs philosophes se définit comme un art de vivre et comme l effort réflexif soutenu sur les moyens de parvenir au bonheur. Elle a une dimension à la fois théorique portant sur des principes et pratique dans la mesure où elle renvoie à des réalités con crètes ; elle est, selon le style particulier de chacun, une sorte de science des manières d être avec les autres et de faire les choses. L éthique s affirme par ailleurs comme le creuset des valeurs intellectuelles et morales ; elle est l expression de la vertu, la manifestation des forces de l âme et des qualités du cœur. Émanant de l intériorité de la conscience, elle en appellerait toujours à la véridicité et à la rectitude morale. L exigence éthique est d abord vécue sur le mode subjectif puis intersub jectif dans la mesure où, comme le souligne Morin, tout regard sur l éthique «doit percevoir que l acte moral est un acte individuel de reliance : reliance avec autrui, reliance avec une communauté, reliance avec une société et, à la limite, reliance avec l espèce humaine» (Morin, 2004, p. 16). Voici une première définition possible de l éthique ou de la morale : La morale s adresse aussi à l individu dans son intériorité la plus radicale (le secret de sa conscience) et exige beaucoup de lui, prescrivant à la foi comment il faut agir (suivant quels principes)