Les Prix Nobel de Physique



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Revue des Questions Scientifiques, 2013, 184 (3) : 231-258 Les Prix Nobel de Physique Plongée au cœur du monde quantique Bernard Piraux et André Nauts Institut de la Matière Condensée et des Nanosciences (IMCN) Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve Résumé En octobre 2012, le Prix Nobel de Physique a été attribué conjointement à Serge Haroche, professeur au Collège de France et directeur de recherche au Laboratoire Kastler Brossel de l École normale supérieure de Paris et à David Wineland, chercheur de l Institut américain des étalons et de la technologie (NIST) à Boulder aux États-Unis pour le développement de méthodes expérimentales innovantes permettant la mesure et la manipulation de systèmes quantiques [1]. La mécanique quantique a profondément bouleversé notre vision du monde physique. En même temps, elle a généré des débats très animés qui divisent toujours les théoriciens sur la question de son interprétation. Dans ce contexte, les travaux expérimentaux des deux Prix Nobel apportent un éclairage nouveau et un début d arbitrage sur cette question. Dans ce qui suit, nous tentons en quelques pages la tâche n est pas aisée de revenir sur les principales difficultés conceptuelles de la mécanique quantique avant de montrer comment les expériences des deux Prix Nobel contribuent à mieux les appréhender.

232 revue des questions scientifiques Fig. 1 Serge Haroche et David Wineland Étrangeté du monde quantique La mécanique quantique est une des plus grandes sinon la plus grande construction de l esprit humain. Elle est à la base de notre compréhension de très nombreux phénomènes comme par exemple, la stabilité des atomes, les réactions chimiques, ou la supraconductivité. Elle est universelle : les raies d émission d un atome d hydrogène que nous mesurons dans nos laboratoires, sont les mêmes que celles émises par un atome d hydrogène situés à 22 années lumière d ici! Elle donne des phénomènes, une description extrêmement précise. À titre d exemple, la mesure expérimentale du moment magnétique de l électron coïncide à neuf chiffres avec la valeur prédite par la théorie! Enfin, elle a conduit à une révolution technologique sans précédent : le développement des lasers, des ordinateurs, des techniques de résonance magnétique nucléaire, des horloges atomiques ne sont que quelques exemples parmi d autres. Et pourtant, la mécanique quantique est très étrange Mais d où vient ce caractère si étrange? Comme Dirac le souligne dans l introduction de son livre «The Principles of Quantum Mechanics» [2], il provient de la dualité onde corpuscule et surtout, du principe de superposition. Considérons tout d abord la dualité onde corpuscule. Suite aux travaux de Huygens (1678) et Fresnel (1816) sur la diffraction de la lumière, le modèle ondulatoire de la lumière s est rapidement imposé. Maxwell a ensuite démontré en 1865, la nature électromagnétique de ces ondes. Toutefois, en 1905, Einstein a été obligé d introduire un modèle corpusculaire de la lu-

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 233 mière pour expliquer l effet photoélectrique 1. Dans ce modèle, la lumière se compose de grains d énergie, appelés photons par la suite, et se déplaçant à la vitesse de la lumière. D autre part, en étudiant les fluctuations de l énergie de la radiation du corps noir, Einstein a démontré que l expression mathématique de ces fluctuations se compose de deux termes, l un découlant du caractère ondulatoire et l autre du caractère corpusculaire de la lumière. Il en a conclu que les descriptions ondulatoire et corpusculaire ne peuvent plus être considérées comme mutuellement incompatibles [3]. Quelques années plus tard, en 1924, Louis de Broglie a étendu la dualité onde corpuscule à toute particule matérielle. Pour expliciter le principe de superposition, considérons le cas d une particule dans une boîte [4]. Du point de vue de la mécanique classique, la particule se trouve à un endroit donné, par exemple, en r 1, r 2 ou r 3 à l intérieur de la boîte. En mécanique quantique, la particule peut se trouver dans l état (notation de Dirac) r i, «position de la particule en r i», mais aussi dans une superposition d états : ψ(r 1 ) r 1 + ψ(r 2 ) r 2 + ψ(r 3 ) r 3 + où les coefficients ψ(r 1 ), ψ(r 2 ) et ψ(r 3 ) sont des nombres complexes qu on peut représenter par un vecteur dans un plan, vecteur caractérisé par sa grandeur et par un angle, appelé la phase, et déterminant sa direction. Cette superposition d états confère à la particule la propriété d ubiquité : celle-ci se trouve simultanément dans les trois états r 1, r 2 et r 3. ψ(r) est la fonction d onde de la particule qui est solution de l équation de Schrödinger 2 déterminant son évolution dans le temps et ψ(r) 2 représente la probabilité de trouver cette particule en r. Un exemple de superposition d états est celui des orbitales atomiques ou moléculaires bien connues en chimie. La particule reste dans la superposition d états, c.-à-d. «suspendue de façon schizophrénique entre plusieurs états» tant qu il n y a pas de mesure. La mesure de la position de cette particule détruit la superposition d états en «choisissant» de manière aléatoire un des états r 1, r 2 ou r 3 avec une probabilité donnée par le carré du module des coefficients. On dit qu il y a réduction ou effondrement du paquet 1. On sait maintenant que c est l effet Compton et non l effet photoélectrique qui rend compte du caractère corpusculaire de la lumière. 2. Le principe de superposition en mécanique quantique résulte du caractère linéaire de l équation de Schrödinger.

234 revue des questions scientifiques d ondes. Cette situation contraste singulièrement avec la mécanique classique où la connaissance précise des conditions initiales permet de connaître avec certitude l évolution du système alors que la mécanique quantique est essentiellement probabiliste. Une des conséquences importantes de ce principe de superposition est l interférence quantique. Pour l illustrer, revenons à l expérience de Young dans laquelle des particules émises par une source, produisent une succession de franges claires et sombres sur un écran après avoir traversé une paroi percée de deux fentes et située entre la source et l écran. Si les particules sont émises une à une par la source, on observe sur la Fig. 2 que les franges d interférence apparaissent après un temps suffisamment long pour qu un très grand nombre de particules aient atteint l écran. Étant donné que chacune de ces particules «sait» qu elle ne peut pas produire d impact sur l écran (point blanc sur la figure) dans une zone correspondant à une frange sombre, nous sommes obligés d admettre que chaque particule passe par les deux fentes en même temps, donnant lieu à une interférence des ondes associées à chacun de ces deux chemins. Par ailleurs, si nous éclairons une des fentes, une particule passant par cette dernière va créer, par diffusion, un flash lumineux qui permettra de savoir par quelle fente est passée la particule. Dans ces conditions, l interaction de la particule avec la lumière détruit la superposition d états et les franges d interférence sur l écran disparaissent. Ceci a conduit Niels Bohr à énoncer son principe de complémentarité qui précise que les deux aspects, corpusculaire et ondulatoire, en l occurrence, l information sur le chemin et l existence des franges Fig. 2 Franges d interférence produites sur un écran par des particules émises une à une par une source et passant par les deux fentes d une paroi située entre la source et l écran. Les points blancs correspondent à l impact des particules sur l écran. Quand on passe du panneau a au panneau e, le nombre de particules arrivant sur l écran augmente laissant apparaître les franges d interférence. Figure tirée de la référence [5].

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 235 d interférence sont exclusifs et complémentaires. L un et l autre peuvent s observer mais pas en même temps. Pour observer l un ou l autre, il faut un montage expérimental spécifique. L expérience de Young a été réalisée avec différents types de particules. En 1909, G.I. Taylor a réalisé l expérience de Young avec des photons après avoir réduit au maximum l intensité de la lumière émise par la source pour qu on puisse raisonnablement supposer que les photons arrivent un à un sur la paroi percée de deux fentes [6]. L expérience de Young a ensuite été réalisée dans les années 20 avec des électrons, dans les années 50 avec des neutrons et dans les années 80 avec des atomes. Plus récemment, Zeilinger [7] a obtenu des franges d interférence avec des molécules massives de C₇₀. Dans cette expérience, la distance entre deux molécules de C₇₀ est grande devant la portée des forces intermoléculaires pour éviter tout phénomène d interférence produit par l interaction des molécules entre elles. À chaque instant, il n y a donc qu une seule molécule de C₇₀ qui passe par les deux fentes. Enfin, il faut souligner qu aucune frange d interférence n a jamais été observée dans le cas d objets macroscopiques comme des billes ou des boules de billard. Exploration virtuelle du monde quantique Les difficultés conceptuelles liées au principe de superposition qui étaient bien connues des pères de la mécanique quantique ont donné lieu à des débats très animés. Ces débats «ont tourné» autour des fameuses expériences de pensée (Gedankenexperiment) qui sont des expériences virtuelles dans lesquelles on isole en pensée une ou un petit nombre de particules dans l espace, particules qu on force, en les manipulant, à exhiber de façon évidente des propriétés purement quantiques. Les objectifs étaient de mettre en évidence les contradictions internes de la théorie et de mieux comprendre les subtilités du monde quantique. Parmi ces expériences de pensée, deux ont marqué les esprits et font toujours l objet de nombreuses discussions. Il s agit du paradoxe EPR élaboré par Einstein, Podolsky et Rosen et du paradoxe du chat de Schrödinger. Ces deux paradoxes qui mettent en jeu des systèmes de particules traduisent le malaise que certains physiciens comme Einstein et Schrödinger avaient vis à vis des nouveaux concepts de la physique quantique. En 1952, Schrödinger écrivait à ce propos [8] : «We never experiment with just one electron or atom or (small) molecule. In thought experiments we

236 revue des questions scientifiques sometimes assume that we do ; this invariably entails ridiculous consequences». Dans ce qui suit nous décrivons de manière simplifiée ces deux paradoxes qui jouent un rôle crucial dans les travaux de nos deux Prix Nobel. Le paradoxe EPR porte sur la notion d intrication quantique et de non localité physique. Pour l illustrer, considérons deux atomes, l atome 1 dans l état + et l atome 2 dans l état [4]. Supposons ensuite que ces deux atomes effectuent une collision élastique. Puisque l énergie est conservée, le système atomique ne peut suivre que deux chemins lors de la collision : soit les atomes 1 et 2 émergent de la collision dans leur état initial, respectivement + et, soit ils échangent leur état et se retrouvent dans les états respectivement et +. En d autres termes, après la collision, le système atomique se trouve dans une superposition linéaire ψ d états donnée par : ψ = α +, + β,+ où α 2 représente la probabilité de trouver l atome 1 dans l état + et donc l atome 2 dans l état après la collision tandis que β 2 représente la probabilité de trouver l atome 1 dans l état et donc l atome 2 dans l état +. Le point important qui ressort de cette équation est le fait qu on ne peut plus écrire l état ψ du système comme un produit d un état ψ 1 de l atome 1 et ψ 2 de l atome 2. Mathématiquement, il y a non-séparabilité : il existe une fonction d onde pour le système des deux atomes mais plus pour chaque atome en particulier. Sur le plan physique, les états des atomes 1 et 2 sont intriqués. Cette intrication introduit des corrélations entre les propriétés physiques observées des deux atomes. Si à la suite d une mesure, on trouve l atome 1 dans l état +, alors nous savons avec certitude que l atome 2 se trouve dans l état. Par conséquent, si une mesure dont le résultat est aléatoire, est effectuée sur un des atomes en un point donné, celle-ci affecte la réalité physique au point où se trouve l autre atome et ce, quel que soit l éloignement des deux points. En d autres termes, la non-séparabilité mathématique entraîne la non localité physique. Le problème de cette non-localité en mécanique quantique a été discuté et reformulé mathématiquement de manière plus précise par John Bell [9] dans les années 60. Les expériences qui ont suivi, en particulier, celles d Alain Aspect [10] sur des paires de photons intriqués semblent confirmer que la nature obéit bien aux lois quantiques. Le paradoxe du chat de Schrödinger pose le problème de l intrication du monde microscopique au monde macroscopique et plus spécifiquement, celui

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 237 de la mesure puisqu en général, l appareil de mesure est un objet macroscopique. Schrödinger a imaginé une expérience dans laquelle un chat est enfermé dans une boîte contenant également un noyau radioactif et un mécanisme qui, lors de la désintégration du noyau, libère un gaz mortel tuant le chat. Pour des temps qui ne sont pas trop longs par rapport au temps de vie du noyau radioactif, la mécanique quantique nous indique que le système noyau chat se trouve dans un état ψ qui est une superposition linéaire des deux états suivants : ψ = α noyau non désintégré, chat vivant + β noyau désintégré, chat mort. En d autres termes, tant que la boîte n est pas ouverte, les lois de la mécanique quantique mènent à la conclusion absurde que le chat est à la fois mort et vivant. En corollaire, il est aussi légitime de se poser la question de la transition du monde microscopique au monde macroscopique. Quand et comment se fait cette transition? Le chat est un être macroscopique qui obéit manifestement aux lois de la mécanique classique mais en même temps, il est fait d un très grand nombre de molécules qui, elles, obéissent aux lois de la mécanique quantique. Pour tenter de résoudre le paradoxe du chat de Schrödinger, plusieurs pistes théoriques ont été proposées. Parmi ces pistes, deux retiennent ici notre attention : l approche pragmatique de l école de Copenhague et la théorie de la décohérence. Pour la clarté et la cohérence de l exposé, nous examinons ces deux pistes plus en détail avant de voir dans quelle mesure elles apportent une réponse satisfaisante au paradoxe du chat de Schrödinger. Les postulats de base de la mécanique quantique qui sont souvent regroupés sous la dénomination «interprétation de Copenhague» ont bouleversé notre vision du monde physique et sont en rupture radicale avec les présupposés de la physique classique sur de nombreux points. Ces postulats sont présentés plus ou moins explicitement dans les premiers chapitres de tout ouvrage de mécanique quantique. Un exposé assez complet et pédagogique en est donné dans la leçon 5 de la référence [11]. On peut aussi consulter, par exemple, les chapitres 4 et 6 de la référence [12] pour un exposé plus approfondi. Passons rapidement en revue ces postulats en les commentant.

238 revue des questions scientifiques L état d un système est représenté par un vecteur d état ψ d un espace vectoriel abstrait et toute combinaison linéaire de vecteurs d états est encore un vecteur d état (principe de superposition). En d autres termes, toute l information que l on a sur un système physique est contenue dans ses vecteurs d état. De plus, les grandeurs physiques, qui n ont plus d existence intrinsèque, ne peuvent être que des résultats de mesure. En effet, à toute grandeur physique a correspond une observable  représentée par un opérateur linéaire agissant sur les vecteurs d état ψ. Les seuls résultats possibles de mesure sont les valeurs propres a n de l observable  :  φ n = a n φ n (équation aux valeurs propres) avec φ n le vecteur d état propre de  correspondant à la valeur propre a n. Par ailleurs, les résultats d une mesure ne sont plus obtenus avec certitude. Un facteur aléatoire se glisse dans la description du système physique par le truchement de ce qu il est convenu d appeler la règle de Born : la probabilité d obtenir la valeur a n lors d une mesure de  pour un système de vecteur d état ψ, est donnée par φ n ψ 2 où le produit scalaire φ n ψ est appelé amplitude de probabilité. Instantanément après une mesure ayant fourni le résultat a n, le système se trouve dans l état propre φ n. Cette évolution discontinue du vecteur d état est la fameuse «réduction» ou «effondrement» du paquet d ondes. D autre part, dans l intervalle de temps séparant deux mesures, l évolution de l état du système ψ(t) est régie par l équation de Schrödinger dépendant du temps iħ d ψ(t) /dt = Ĥ ψ(t) où Ĥ est l observable «énergie» (opérateur hamiltonien). Nous sommes donc en présence de la situation peu satisfaisante d un double régime d évolution du système : d une part, continue (unitaire) et déterministe, entre deux mesures, d autre part, discontinue (non unitaire) et probabiliste durant le processus de mesure. Enfin et surtout, l interprétation de Copenhague postule un dualisme fondamental entre le système mesuré, considéré comme quantique et microscopique, et l appareil de mesure, considéré comme classique et macroscopique. Une telle position pouvait être défendue dans les années 30 lorsque Schrödinger a imaginé son paradoxe du chat vu que les phénomènes quantiques, tels les effets d interférence, étaient uniquement observés dans le domaine microscopique. D ailleurs, pour les te-

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 239 nants de l interprétation de Copenhague, et en particulier pour Bohr et Heisenberg, le paradoxe du chat n en est pas un. L état ψ ne décrit pas la réalité en elle même mais uniquement ce que nous connaissons de celle ci. Les lois quantiques sont utiles pour prédire le résultat d une expérience mais pas pour décrire la réalité. L état ψ du système noyau chat n est pas un état réel. Pour savoir dans quel état se trouve le chat, il faut faire une observation en ouvrant la boîte. Il n y a donc pas vraiment de paradoxe. Aujourd hui, notre façon de voir les choses a radicalement changé. Des effets quantiques ont été observés en laboratoire bien au delà du domaine microscopique puisque des phénomènes d interférence ont été observés pour des molécules composées de plusieurs dizaines d atomes de carbone [7]. L interprétation de Copenhague apparaît dès lors de plus en plus artificielle et il serait plus satisfaisant que la mécanique quantique soit une théorie physique universelle et que la physique classique en soit un cas limite. Notons cependant que le dualisme «classique quantique» faisait problème pour certains dès les premières années de la mécanique quantique. En 1932 déjà, John von Neumann introduisit une description de la mesure qui considère d emblée que l appareil de mesure, bien que macroscopique, est soumis aux lois de la mécanique quantique. Toutefois, ce modèle conduit également à des difficultés de type «chat de Schrödinger» et requiert de postuler une évolution non unitaire du type «réduction du paquet d ondes». La situation n évolua guère jusqu au début des années 70 lorsque Zeh [13] et Zurek [14] en particulier, prirent conscience que l hypothèse d un système physique isolé, qui s était avérée si féconde en physique classique et qui avait été tout naturellement adoptée en physique quantique, constituait un obstacle de taille pour comprendre la transition quantique classique. Ils envisagèrent de prendre en considération l inévitable intrication quantique de l appareil de mesure avec son environnement. Ce fut le point de départ de la théorie de la décohérence qui commence à apporter des réponses, certes encore partielles, au fameux problème de la mesure en mécanique quantique et à celui de la transition quantique classique. Dans ce qui suit, nous tentons d esquisser cette théorie d une manière très succincte. Commençons tout d abord par décrire rapidement le modèle de von Neumann de la mesure. Dans ce modèle, le système S à mesurer et l appareil de mesure M sont traités comme des systèmes quantiques et l évolution du

240 revue des questions scientifiques système S+M est régie par une équation de Schrödinger dépendant du temps (évolution unitaire). Soit { φ n } une base orthonormée de l espace des états de S associée à l observable  (i.e.  φ n = a n φ n ) et soit { ϕ n } une base orthonormée de l espace des états de M avec ϕ 0 l état neutre de l appareil de mesure (aiguille en position «0»). Notons que la condition d orthonormalité ϕ n ϕ m =δ nm est l expression du fait que les états «pointeurs» ϕ n de l appareil de mesure M sont macroscopiquement discernables. Pour que M réalise une mesure idéale c-à-d non destructive correspondant à l observable Â, le couplage entre S et M doit définir une évolution unitaire de S+M caractérisée par un opérateur d évolution U(t) qui laisse chaque état φ n de S inchangé et lui fait correspondre (univoquement) un état «pointeur» final φ n. En d autres termes, durant ce qu il est convenu d appeler la «pré-mesure» c-à-d l évolution unitaire avant réduction du paquet d ondes, on a : Ce processus n a rien d étonnant et est assez analogue à ce qui se passe en physique classique. Des propriétés typiquement quantiques vont cependant se manifester lorsque l état initial de S est une superposition linéaire n c n φ n. Dans ce cas, nous avons : ce qui signifie qu à l issue de la pré mesure, l état du système S+M est un état intriqué et le rôle du chat de Schrödinger est maintenant joué par l appareil de mesure M! Pour le chat de Schrödinger, on se pose la question de savoir comment le chat «bascule» d un état superposé «mort vivant» vers l état soit «vivant» soit «mort». De même, dans le problème de la mesure selon von Neumann, se pose la question de savoir par quel mécanisme la superposition n c n φ n ϕ n se réduit à un seul de ses termes, à savoir φ n ϕ n. C est à ce niveau que von Neumann a dû postuler un mécanisme non unitaire de réduction du paquet d ondes. Diverses interprétations ont été avancées pour tenter de rendre compte de cette réduction du paquet d ondes. Pour un large tour d horizon, voir les références [16].

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 241 Dans les années 70, Zeh [13] et Zurek [14] ont été à l origine d une approche innovante du problème de la mesure en jetant les bases de la théorie de la décohérence qui, en s affranchissant de l hypothèse du système isolé omniprésent en physique classique, prend en considération le fait que l appareil de mesure s intrique à son tour avec l environnement E (par exemple, le rayonnement thermique, l air etc ) de sorte que l état final du système S+M+E s écrit : où E n est un état de l environnement qui se couple «de manière robuste» avec l état ϕ n de l appareil de mesure M. En fait, l état E n de l environnement décrit un nombre énorme de sous systèmes microscopiques qui le composent et l intrication, en s étendant à l environnement, semble aggraver la situation. Il n en est rien, bien au contraire. Voyons ceci d un peu plus près. Une manière parlante d écrire un état de superposition comme ψ final est de faire appel à la notion d opérateur densité (aussi appelé opérateur statistique) bien connue en mécanique quantique (voir par exemple la référence [12]) et défini pour un cas pur, c-à-d décrit par un seul vecteur d état ψ, comme l opérateur de projection suivant : où c n 2 représente la population de l état φ n ϕ n E n et c n c * m, un terme d interférence appelé communément cohérence. Remarquons que les populations sont exactement les probabilités introduites dans la règle de Born vue précédemment dans les postulats de l interprétation de Copenhague. D autre part, on comprend que si on peut, d une manière ou d une autre, éliminer les cohérences c n c * m c.-à-d. «introduire de la décohérence», on transforme le cas pur correspondant à l état de superposition ψ final en un mélange statistique où l on sait seulement que le système est dans un des états φ n ϕ n E n avec

242 revue des questions scientifiques une probabilité égale à c n 2. L inévitable couplage de l appareil de mesure avec l environnement est certes fondamental. Cependant, il est important de constater que cet environnement E compte une myriade de degrés de liberté dont on ne peut pas et dont on ne veut pas connaître l état vu qu on ne s intéresse qu au système S+M. Il faut donc «moyenner» sur tous les degrés de liberté de l environnement E, ce qui, dans le langage de l opérateur densité, revient à «prendre la trace partielle sur l environnement». On peut assez facilement montrer qu elle s écrit comme suit [12] : Pour les nombreux modèles plus ou moins réalistes et étudiés depuis maintenant plus de trente ans (voir référence [15] pour un large panorama), on arrive à montrer [14] qu en des temps de décohérence extrêmement brefs, le produit scalaire E m E n δ mn de sorte que : c-à-d un mélange statistique d états φ n ϕ n de S+M avec une probabilité c n 2. Les cohérences c n c * m (m n) ont disparu! En fait, les cohérences disparaissent localement du système S+M et sont délocalisées vers l environnement E mais ne sont pas globalement détruites. Le comportement d un objet macroscopique nous apparaît classique car nous sommes en pratique limités à des observations locales, ce qui constitue déjà un résultat important dans la compréhension de la transition quantique classique. Il faut cependant souligner que contrairement à ce que certains auteurs laissent parfois entendre, la théorie de la décohérence ne résout pas entièrement le problème de la mesure. Ainsi, elle ne résout pas le problème du choix ultime d un seul des états du mélange statistique auquel elle conduit, ce qui est une manifestation du caractère irréductiblement probabiliste de la mécanique quantique. En d autres termes, la théorie de la décohérence nous permet de dire que le chat est soit mort, soit vivant mais elle ne permet pas de savoir laquelle des deux issues se réalisera effectivement (voir E. Joos et al. [13] et F. Laloë [16]).

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 243 Expériences de pensée réalisées en laboratoire Comme nous l avons souligné au début de cette contribution, la mécanique quantique a engendré des progrès technologiques extraordinaires. C est grâce à ces derniers que, depuis une vingtaine d années, les fameuses expériences de pensée que nous venons de décrire brièvement, sont devenues réalisables en laboratoire. C est ici qu entrent en scène nos deux lauréats. Comme l a souligné Serge Haroche dans son exposé Nobel [17], isoler une seule particule dans l espace et la manipuler pour qu elle exhibe ses propriétés purement quantiques revient à faire de la physique in vivo par contraste avec la physique post-mortem pratiquée au CERN où les physiciens s intéressent aux débris de collisions entre particules. Les travaux de Serge Haroche et David Wineland sont en fait les deux faces d une même pièce : manipuler de manière non destructive, un seul photon ou un petit nombre de photons avec des atomes, dans le cas de Serge Haroche, et un seul ion ou un petit nombre d ions avec des photons, dans le cas de David Wineland. Leurs travaux ont une quadruple motivation [18] ; en premier lieu, il s agit de tester les aspects les plus contre intuitifs de la théorie quantique. Ensuite, étudier la zone frontière entre les mondes quantique et classique et le passage de l un à l autre. La troisième motivation est d exploiter les aspects contre intuitifs des lois quantiques pour traiter l information suivant une logique non classique. Et enfin, sur le plan pédagogique, fournir une approche cohérente des phénomènes quantiques, approche qui confronte systématiquement théorie et expérience. Dans les expériences de nos deux lauréats, le mode opératoire est pratiquement toujours le même. C est ce dernier que nous décrivons plus en détail dans ce qui suit, notre objectif étant de montrer comment il permet de pratiquer de la physique in vivo. Nous ne pouvons pas donner ici, un compte rendu détaillé des résultats expérimentaux qui ont fait l objet de publications. Nous tentons cependant d analyser les conséquences sur le plan conceptuel des principales expériences réalisées par les deux lauréats.

244 revue des questions scientifiques a) Les expériences de Serge Haroche et ses collaborateurs La pièce centrale du montage expérimental utilisé par S. Haroche et ses collaborateurs est une cavité (notée C sur la Fig. 3) de très haute qualité qui a demandé plus de vingt années de mise au point. Fig. 3 Schéma du montage expérimental utilisé par S. Haroche et ses collaborateurs. La cavité C à miroirs supraconducteurs et les deux cavités R 1 et R 2 forment un interféromètre de Ramsey. Cet interféromètre est traversé par un faisceau d atomes de rubidium produit dans le four O. Les atomes sont portés dans un état de Rydberg circulaire e dans la boîte B. Dans la cavité R 1, une impulsion micro-onde porte les atomes dans une superposition linéaire de l'état e avec l'état de Rydberg circulaire adjacent g. Ces atomes interagissent de manière non résonante avec le champ présent dans la cavité C. Dans la cavité R 2, une seconde impulsion micro-onde mélange à nouveau les états e et g qui sont détectés respectivement par D e et D g en appliquant un champ électrique statique. Cette figure est une adaptation de [19]. Elle se compose de deux miroirs qui se font face. Ces deux miroirs sont en cuivre et sont recouverts d une fine couche de niobium supraconducteur. La cavité C est portée à une température de 0,8 K et sa fréquence de résonance est de 51,1 GHz. Dans cette cavité qui a un facteur de qualité Q = 4,2.10 10, le temps de vie des photons est de 130 ms correspondant à 1,5 milliard de rebonds du photon sur les miroirs et à une distance parcourue de 40 000 km (circonférence de la terre) [20]. C est grâce à ce facteur de qualité très élevé que S. Haroche, et ses collaborateurs ont été en mesure d étudier le comportement dans la cavité d un ou plusieurs photons et ce, pendant des temps relativement longs. Pour étudier ce comportement, il faut effectuer un très grand nombre de mesures quantiques non destructives ce qui exclut les techniques de détection usuelles fondées sur l effet photoélectrique puisque dans

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 245 ce cas, le photon est détruit lors de sa détection. S. Haroche et ses collaborateurs ont utilisé un faisceau d atomes de rubidium. Ces derniers possèdent un seul électron de valence qui se comporte de manière très similaire à celui de l hydrogène atomique. À la sortie du four O (voir Fig.3), ces atomes sont sélectionnés en vitesse par pompage optique. Ils sont ensuite portés dans un état circulaire de Rydberg de nombre quantique principal n=51 et que nous notons e dans la suite. Cette opération a lieu dans la boîte B représentée sur la Fig. 3. L orbitale atomique associée à cet état stationnaire e est circulaire avec un rayon de l ordre de 0,1 µm. Toutefois, dans cet état e, l électron est délocalisé ; le moment dipolaire électrique de l atome est donc nul empêchant tout couplage avec la lumière. À la sortie de la boîte B, les atomes de rubidium pénètrent dans la cavité R 1 où il interagissent de manière résonante avec une impulsion micro onde amenant ces atomes dans une superposition linéaire ( e + g )/ 2 où g est l état de Rydberg circulaire adjacent à e de nombre quantique principal n=50. Cette superposition d états s apparente à un état purement classique dans lequel l électron suit une trajectoire circulaire dans un plan perpendiculaire à l axe de quantification. Ces états ont des propriétés remarquables et notamment le fait de posséder un moment dipolaire électrique non nul. Rappelons que le moment dipolaire électrique est un vecteur reliant deux charges de signe opposé, celles du cœur et de l électron. La grandeur de ce vecteur est donnée par le produit de la charge (positive) et de la distance entre les deux charges. Dans le cas présent, le fait que l orbite électronique ait un rayon très élevé donne lieu à un très grand moment dipolaire électrique et donc, à un couplage fort avec la lumière. Le vecteur moment électrique dipolaire qui tourne à une fréquence de 51 Ghz peut être considéré comme l aiguille d une horloge. Après la cavité R 1, les atomes pénètrent dans la cavité C. Pour éviter tout échange de photon entre les atomes et la cavité, il faut impérativement que la fréquence de cette dernière diffère de la fréquence de transition g e. Dans la suite, nous notons δ ce désaccord de fréquence. Cependant, même hors résonance, les atomes interagissent avec le ou les photons de la cavité. Les niveaux d énergie des états g et e se déplacent de manière adiabatique en suivant le profil gaussien du mode de la cavité. Plus précisément, l énergie de l état g diminue et celle de l état e augmente. Cette variation d énergie des niveaux conduit à une variation de la phase du moment dipolaire électrique de l atome. En d autres termes, la présence d un ou plusieurs photons dans la

246 revue des questions scientifiques cavité fait retarder l horloge. Il faut également souligner que le déplacement des niveaux d énergie des atomes dans la cavité s accompagne d une variation de la fréquence de la cavité. Ceci se comprend aisément dans la mesure où le couplage de deux oscillateurs, en l occurrence, l atome et le champ dans la cavité, modifie leur fréquence propre respective. Sur le plan quantique, l état du système atome photon est un état intriqué. À la sortie de la cavité C, la cohérence atomique est sondée dans la cavité R 2 (voir Fig. 3) où les atomes interagissent à nouveau de manière résonante avec une impulsion micro onde. Ils sont ensuite détectés de façon sélective dans les états g et e par respectivement D g et D e. Ces deux détecteurs fonctionnent sur le principe de l ionisation par champ électrique statique. La combinaison de R 1, R 2 et des détecteurs représente un interféromètre de Ramsey. La probabilité de détecter l atome dans l état g est une fonction sinusoïdale de la phase relative des champs dans R 1 et R 2. En l absence de photon dans la cavité C, la vitesse des atomes est ajustée pour que ces derniers ressortent dans l état g. Le montage expérimental représenté sur la Fig. 3 et que nous venons de décrire brièvement a permis d observer des sauts quantiques de lumière témoignant de la naissance, la vie et la mort d un seul photon thermique dans la cavité C [20]. Dans cette expérience, le désaccord δ entre la fréquence de transition atomique et la fréquence de la cavité est ajusté de manière à ce que le retard de phase du moment dipolaire électrique de l atome soit égal à π et que les atomes de rubidium sortent de R 2 dans l état e lorsqu un seul photon thermique se trouve dans la cavité C. À la température de 0,8 K, la probabilité de trouver deux photons thermiques dans la cavité C n est que de 0,3%. On peut donc raisonnablement supposer que la cavité contient 0 ou 1 photon thermique. 900 atomes de rubidium traversent la cavité C par seconde. Suivre en fonction du temps le nombre d atomes détectés dans l état e revient à déterminer les périodes de temps pendant lesquelles la cavité C contient un photon thermique. S. Haroche et ses collaborateurs ont observé des sauts quantiques de lumière c.-à-d. l apparition soudaine d un photon thermique dans la cavité suivie après un certain intervalle de temps de sa disparition tout aussi soudaine. Nous invitons le lecteur à consulter la référence [20] pour une description claire et passionnante des résultats de cette expérience. L expérience précédente a été généralisée, à l aide du même montage, au cas où la cavité C est initialement occupée par un état cohérent du champ correspondant à un nombre moyen de photons entre 3 et 4. Dans un état

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 247 cohérent, la phase du champ est bien définie alors que le nombre de photons présents ne l est pas en vertu de la relation d incertitude temps énergie. En fait, l état cohérent du champ peut s écrire comme une superposition d états de Fock n caractérisés par un nombre n bien défini de photons. Selon la mécanique quantique, mesurer le nombre de photons dans la cavité revient à projeter l état cohérent du champ sur un état de Fock n. Cette mesure donne lieu à une évolution irréversible de l état du champ qui correspond à l effondrement de cet état cohérent. Dans le cas présent, S. Haroche et ses collaborateurs ont montré que cet effondrement de l état du champ peut être progressif lorsqu il est induit par une succession de mesures non destructives du nombre de photons dans la cavité. Comme dans l expérience précédente, le moment dipolaire électrique des atomes qui traversent la cavité subit un retard de phase. Le désaccord δ entre la fréquence de transition atomique et la fréquence de la cavité ainsi que le temps de vol des atomes dans la cavité C sont ajustés de manière à ce que ce retard de phase soit de π/4 par photon présent dans la cavité. Par ailleurs, dans le contexte de l expérience, les atomes de rubidium peuvent être considérés comme des atomes à deux niveaux dont l évolution est décrite en terme de la rotation d un spin sur la sphère de Bloch (voir [18] pour plus de détails sur ce formalisme). À la sortie de la boîte B, les atomes sont dans l état e correspondant au spin le long de l axe Z. L action de l impulsion micro onde dans la cavité R 1 est de créer une superposition linéaire des états e et g qui équivaut à un basculement du spin dans le plan équatorial de la sphère de Bloch. Durant la traversée de la cavité C par l atome, le spin subit, par photon, un déphasage de π/4 de sa précession dans le plan équatorial. On peut donc dire que, dans la cavité C, l état du système photon atome est intriqué, un nombre donné de photons correspondant à une direction particulière du spin. Comme les différents états de spin ne sont pas mutuellement orthogonaux, toute mesure du spin dans une direction donnée ne fournit qu une information partielle à savoir, la projection de ce spin le long de la direction de mesure. Notons que la mesure du spin le long d une direction donnée s effectue en faisant interagir les atomes avec une impulsion micro onde dans la cavité R 2, impulsion dont la phase est définie de manière à faire correspondre la direction de mesure avec celle de l axe Z sur la sphère de Bloch [18]. La procédure utilisée par S. Haroche et ses collaborateurs est la suivante : lorsqu un premier atome traverse la cavité C, on peut calculer la probabilité qu il y ait n photons dans la cavité à partir de la probabilité conditionnelle de trouver j, la valeur du spin (0 pour la position «down» et 1 pour

248 revue des questions scientifiques la position «up») le long d une direction donnée lorsqu il y a n photons dans la cavité. On envoie ensuite un grand nombre d atomes dans la cavité C en faisant varier la direction dans laquelle le spin est mesuré et en recalculant pour chaque atome la probabilité qu il y ait n photons dans la cavité. Après une longue séquence d atomes, S. Haroche et ses collaborateurs ont observé que la probabilité qu il y ait n photons dans la cavité C devient très piquée autour d une valeur entière de n qui représente le nombre de photons dans la cavité C : il y a donc eu effondrement progressif de l état cohérent initial du champ avec également une perte progressive d information sur la phase de cet état cohérent. Remarquons que dans l interprétation de Copenhague, l effondrement de l état cohérent se fait de manière instantanée lors de la mesure. Dans le cas présent, l effondrement de l état cohérent est progressif et peut être considéré comme un processus physique réel. Comme précédemment, nous invitons le lecteur à consulter la référence [21] pour un compte rendu détaillé et fascinant de cette expérience. La dernière expérience [19,22] que nous aimerions brièvement discuter ici date de 1996. Elle est donc moins récente que les deux expériences que nous venons de décrire. Le montage expérimental est quasi le même que précédemment mais le facteur de qualité de la cavité C est moins élevé, 5,1 10 7 correspondant à un temps de vie des photons de 160 µs et sa température est de 0,6 K. Cette troisième expérience illustre le principe de complémentarité ainsi que le paradoxe du chat, ou plutôt du chaton de Schrödinger. Ce qui joue le rôle du chaton ou, en fait, d un appareil de mesure, est un état cohérent du champ dans la cavité C, état qui est une superposition mésoscopique d états de Fock, le nombre de photons étant de l ordre de 10. Sur la Fig. 4, nous donnons la représentation de Fresnel d un tel état cohérent. Ce dernier est caractérisé par deux paramètres : son amplitude qui est donnée par la longueur du vecteur et sa phase ϕ. Comme le nombre de photons est relativement faible (superposition mésoscopique), il faut tenir compte des fluctuations quantiques de l amplitude et de la phase. Le cercle bleu sur la Fig. 4, appelé cercle d incertitude, définit l ampleur des fluctuations sur la phase et l amplitude du champ. Nous savons à présent que le couplage non résonant de l état

nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique 249 Fig. 4 Représentation de Fresnel d un état cohérent d un champ de radiation. ϕ est la phase de l état cohérent et la longueur du vecteur représente son amplitude. Puisque le nombre de photons dans cet état est petit, il faut tenir compte des fluctuations quantiques sur l amplitude et la phase. La pointe du vecteur peut donc se déplacer dans le cercle gris qu on appelle le cercle d incertitude. C est ce type d état qui se rapproche le plus d un état classique du champ de radiation. cohérent du champ avec les atomes de rubidium dans une superposition linéaire des états e et g conduit à un déphasage du champ qui dépend des niveaux atomiques ce qui produit un état intriqué atome champ dans la cavité C. Lorsque l atome est dans l état e, le champ subit un déphasage ϕ>0 tandis que si l atome est dans l état g, le champ subit un déphasage ϕ<0. Lorsque les atomes sont dans une superposition linéaire des états e et g, l état cohérent du champ subit en même temps deux déphasages distincts, l un positif et l autre négatif ; sa représentation de Fresnel est donnée sur la Fig. 5. Fig. 5 Représentation de Fresnel d un état cohérent du champ ayant subi à la fois un déphasage positif et négatif. Les deux vecteurs peuvent être considérés comme les deux aiguilles d un appareil de mesure. Le déphasage ϕ dépend du désaccord de fréquence δ : pour les grandes valeurs de δ, c.-à-d. loin de la résonance, le déphasage ϕ est

250 revue des questions scientifiques très petit tandis que ϕ augmente lorsque δ diminue. Pour illustrer le principe de complémentarité, S. Haroche et ses collaborateurs ont mesuré la probabilité P g que les atomes de rubidium dans l état e à l entrée de l interféromètre R 1 C R 2, en sortent dans l état g et ce, pour différentes valeurs de δ, et en fonction de la fréquence ν de la source micro onde qui alimente les cavités R 1 et R 2. La fréquence ν varie autour de ν 0 qui est la fréquence de transition atomique. Dans le cas où la cavité C est vide, la probabilité P g (ν) oscille avec la fréquence ν. Ces oscillations proviennent d une interférence quantique : pour effectuer la transition e g, les atomes de rubidium peuvent suivre deux chemins puisque cette transition a lieu soit dans la cavité R 1 soit dans la cavité R 2. Lorsqu un champ cohérent occupe la cavité C, la phase de ce champ varie en fonction de l état des atomes dans la cavité C. Dans ces conditions, le champ se comporte comme un détecteur susceptible de révéler le chemin suivi par les atomes dans l interféromètre. Quand le déphasage ϕ est plus petit que les fluctuations de la phase du champ initial et donc, trop petit pour distinguer sans ambiguïté les deux chemins, les oscillations de P g (ν) subsistent. Par contre, pour des grandes valeurs de ϕ, il n y a plus d ambiguïté quant au chemin suivi par les atomes. S. Haroche et ses collaborateurs ont observé dans ce cas, la disparition des oscillations. Par conséquent, même si aucune mesure n est effectuée sur le champ, le simple fait que l on puisse avoir une information sur l état de l atome en mesurant le déphasage ϕ, suffit à faire disparaître les interférences! Venons en à présent au chaton de Schrödinger. Dans ce qui suit, nous résumons la discussion clairement argumentée de la référence [22]. Ce qui joue le rôle du chaton est donc l état cohérent du champ dans la cavité C. Cet état du champ est intriqué avec celui de l atome que nous supposons dans une superposition linéaire des états e et g. Le déphasage ϕ à la fois positif et négatif du champ correspond aux états «vivant» et «mort» du chaton. La question qui se pose à présent est de savoir combien de temps subsiste la superposition de ces deux états du champ. Pour répondre à cette question, il faut analyser plus en détail la nature de «l environnement» du champ. Pour le champ, les pertes sont essentiellement dues à la diffusion de photons sur les imperfections de surface des miroirs de la cavité. On peut donc décrire cet environnement comme étant l espace libre autour de la cavité, espace qui peut être occupé par des photons issus de la cavité C suite à une diffusion. Si la cavité contient en moyenne n moyen photons, un petit champ contenant un