Maltraitance : évolution du concept, définition, épidémiologie

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Dossier mt pédiatrie 2011 ; 14 (1) : 3-9 Maltraitance : évolution du concept, définition, épidémiologie Child abuse and neglect: An evolving concept, definitions, epidemiology Michel Manciaux Professeur émérite de pédiatrie sociale et de santé publique, Université Henri Poincaré, Nancy, France <manciaux.lay@free.fr> Résumé. Il a fallu du temps au corps médical pour admettre la réalité et l ampleur du phénomène de la maltraitance envers les enfants, identifier ses différentes modalités et reconnaître son évolution en fonction des bouleversements sociaux, et donc la nécessité de refaire périodiquement le point pour y opposer des pratiques professionnelles pertinentes. Pour une approche médico-sociale et juridique concertée, il faut des définitions précises et consensuelles et une démarche épidémiologique à la fois descriptive, explicative et évaluative. C est le fil conducteur de cet article. Mots clés : maltraitance, concept et variétés, évolution, évaluation Abstract. Medical and social institutions and professionals took a long time before admitting the reality and extent of Child Abuse and Neglect (CAN), and assessing its various forms and its evolution according to the upheavals of our multicultural societies. Taking into account this contextual evolution, it became possible to prepare the professional resources and abilities for meeting this challenge. A clarification of the various definitions used in the relevant scientific papers and official documents is presented, leading to an epidemiological approach for which field studies with a longitudinal perspective may be more informative and operational than crude and global statistical data. Keywords: concept and forms, evolution, evaluation doi:10.1684/mtp.2011.0345 mtp Tirés à part : M. Manciaux Un peu d histoire Sans doute aussi vieille que le monde, la maltraitance est consubstantielle à la nature humaine. Les mythes religieux de nombreuses cultures s en sont nourris. Il est donc curieux que la médecine s y soit intéressée si tardivement, et encore plus que les travaux sérieux de quelques rares pionniers aient trouvé d abord si peu d échos auprès de la communauté scientifique. Pour ne parler que de notre pays, c est dans l indifférence générale qu Ambroise Tardieu, professeur de médecine légale, publia en 1860 un mémoire sur les mauvais traitements envers les enfants (en particulier des incestes en milieu rural) [1]. Même accueil pour le rapport «Les sévices envers les enfants» présenté en 1929 au congrès national de médecine légale par deux professeurs nancéiens, Louis Caussade, pédiatre, et Pierre Parisot, médecin légiste [2]. Et il fallut attendre 1945 pour que, venues des États- Unis, des publications ignorant superbement les travaux français antérieurs portent ce problème à l attention des pédiatres. Et c est encore du monde anglo-saxon que nous sont venus, avec retard, de nouveaux concepts dérivés des recherches autour des sévices à enfants, à savoir la bientraitance et la résilience. Autre exemple, personnel celuilà, du déni de réalité. Ayant consacré mon mémoire de fin d internat, en 1957, à une série d hématomes sousduraux d origine traumatique chez des nourrissons hospitalisés dans différents services (pédiatrie, chirurgie infantile, neurochirurgie) du CHU de Nancy, j ai présenté les résultats de ce travail à la Société de pédiatrie de Paris, en insistant sur l origine traumatique de ces tableaux Pour citer cet article : Manciaux M. Maltraitance : évolution du concept, définition, épidémiologie. mt pédiatrie 2011 ; 14(1) : 3-9 doi:10.1684/mtp.2011.0345 3

Maltraitance : évolution du concept, définition, épidémiologie cliniques 1 [3]. La plupart des collègues présents s en désintéressèrent, affirmant : «Nous n avons jamais rien observé de tel dans nos services.» L un d eux et non des moindres apparemment convaincu par ma présentation, a conclu en disant : «Vos observations sont peut-être exactes ; il est vrai que vous autres, dans l Est, vous êtes des gens brutaux.» Difficile de pousser plus loin le déni! Si j ai rapporté ce souvenir fondateur, c est pour insister sur l importance de l observation clinique minutieuse et de l interrogatoire approfondi des patients et de leur entourage : l une et l autre passent souvent au deuxième plan, à l heure actuelle, derrière la toute-puissance de nos moyens techniques modernes, de ce qu on appelait, il n y a pas encore si longtemps, examens paracliniques. C est aussi pour dire qu à côté des données probantes que recherche aujourd hui une médecine de plus en plus scientifique (evidence based medicine), les observations cliniques probantes gardent toute leur place. Mais c est surtout pour rappeler que ce déni a été le point de départ d une aventure qui a beaucoup aidé à la diffusion du concept de maltraitance dans notre pays. En effet, dans la discussion qui a suivi, Pierre Straus, alors assistant des hôpitaux de Paris, a déclaré qu il avait colligé, avec ses collaboratrices et thésardes, plusieurs dizaines d observations d enfants maltraités et qu il les tenait à la disposition de ses collègues. De là est née une collaboration féconde entre Paris et Nancy. Il y eut d abord la recherche conjointe, pluridisciplinaire, menée entre 1972 et 1975, et le premier rapport remis au ministère de la santé, puis la création de l Association française d information et de recherche sur l enfance maltraitée (AFIREM, 1979), suivie du choix de Paris par l International Society for Prevention of Child Abuse and Neglect, ISPCAN, pour son congrès de 1982, à l occasion duquel fut publié L enfant maltraité, premier ouvrage interdisciplinaire français sur ce sujet [4]. Si la littérature scientifique a été longtemps peu abondante sur la réalité clinique et sur la conceptualisation de la maltraitance, il n en fut pas de même de la littérature générale, voire populaire, qui a mis en scène la réalité des sévices à enfants, et en a décrit, avec beaucoup de précision et d intelligence, les différentes formes, la relative fréquence et la gravité potentielle, ceci à commencer par les contes de fée. Mais c est surtout dans la deuxième moitié du XIX e siècle, en pleine révolution industrielle, que de nombreux romans et nouvelles ont raconté la vie d enfants battus, exploités, rejetés, manipulés par leurs familles, leurs enseignants, leurs employeurs, les institutions, la société. Beaucoup de ces ouvrages étaient, d ailleurs, des autobiographies déguisées, d un réalisme d autant plus saisissant. On pense à Jules Renard, Jules Valés, Emile Zola, Alphonse Daudet, Victor Hugo en France, à Charles 1 Il s agissait en fait d observations du syndrome du bébé secoué, non encore identifié en France à l époque. Dickens en Angleterre, à Mark Twain aux États-Unis, et à bien d autres! Comme si les gens de lettres, romanciers, nouvellistes, étaient de plus fins observateurs de la vie de leurs contemporains que les médecins...l intérêt de cette littérature parallèle a été de donner au concept de maltraitance une autre dimension que celle, parcellaire, que revêtaient les premières descriptions médicales : l enfant battu, the battered child. Là encore, nous avons été longs à incorporer dans la maltraitance les abus sexuels : notre premier ouvrage collectif paru en 1982, L enfant maltraité, de 270 pages, n en comportait que sept sur les sévices sexuels [4]. Les violences institutionnelles ne sont apparues, grâce à Stanislaw Tomkiewicz, que dans la deuxième édition, en 1993 [5]. Évolution du concept Malgré les imperfections et les manques, cet ouvrage coopératif, pluridisciplinaire, a joué un rôle important dans la prise de conscience professionnelle et dans la conceptualisation naissante de la maltraitance comme un problème médicosocial grave, complexe, nécessitant un approfondissement pluridisciplinaire, des recherches ciblées, une formation adaptée, initiale et continuée, des professionnels concernés, des services décentralisés travaillant en réseaux, un cadre législatif évolutif, une mobilisation nationale, une collaboration internationale. Onze ans plus tard, la deuxième édition de L enfant Maltraité, nettement augmentée (695 pages) [6], et organisée en quatre parties (Définir ; Reconnaître et Comprendre ; Agir ; Évaluer et Évoluer), a dynamisé la prise en compte de la maltraitance en tant que défi pour notre société. Conceptualiser, c est aussi préciser le contenu et les différentes modalités de la problématique, en creuser les mécanismes, en éliminer des idées reçues qui n ont pas fait leurs preuves et faire place, dans un ensemble évolutif, à des formes nouvelles, nées de l évolution sociale et technique. Sans entrer dans le détail, on peut aborder quelques avancées qui ont enrichi notre compréhension de la maltraitance en tant que vaste problème de santé publique. Ses quatre tableaux sont bien connus, mais l accent mis dans les médias et dans la société sur les abus sexuels est sans doute excessif. La maltraitance psychologique, plus subtile et donc plus difficile à identifier, est une forme particulièrement grave de mauvais traitements, d autant plus qu elle est souvent associée aux autres modalités : peut-il y avoir des abus sexuels sans violence psychologique, sans un irrespect total de la dignité de la victime? Limiter les négligences graves aux carences éducatives, d ailleurs difficiles à définir tant l éducation est culturellement marquée, est-ce suffisant? Comment estimer 4

la gravité des violences physiques, dans leurs différentes formes, et condamner sans nuances tous les châtiments corporels? Ce qui importe, spécialement en matière de recherche, c est de préciser les critères retenus, les définitions utilisées et le contexte culturel. Plus faciles à argumenter, sinon à extirper des esprits, certaines idées reçues doivent être combattues. Gradiant social : on a beaucoup dit et écrit que la maltraitance était liée à la pauvreté, à l appartenance à une classe sociale défavorisée où, faute de paroles appropriées, ce sont des actes violents qui règlent les difficultés et les conflits relationnels. On sait maintenant que les mauvais traitements, la violence, n épargnent aucun milieu. Il est possible que la maltraitance soit davantage psychologique, et donc plus difficile à diagnostiquer, dans les milieux aisés qui, en outre, se protègent mieux du regard et du contrôle social professionnels ou non que les franges plus modestes de la population. Par ailleurs, on ne peut parler de répétition transgénérationnelle que sur la base d études prospectives dont on sait la difficulté. Les rares disponibles montrent que des enfants malmenés dans leur enfance peuvent devenir des parents suffisamment bons. Beaucoup d histoires de vie vont dans le même sens. Les études rétrospectives, plus faciles à mener et donc plus nombreuses, comportent un biais considérable. Dans l anamnèse des enfants maltraités on retrouve assez souvent que leurs parents ont été maltraités dans leur enfance. Mais cette façon de faire met de côté les enfants non maltraités nés eux aussi de parents ex enfants maltraités. Ce biais de visibilité vient de ce que la méthode rétrospective laisse hors du champ de vision tous les enfants maltraités qui ne deviennent pas parents (parfois volontairement) ou qui, parents, ne maltraitent pas leurs enfants. À partir des mêmes chiffres de l étude de J. Kaufman et E. Zigler [7], l analyse rétrospective donne un taux de reproduction de 90 % alors que la méthode prospective la seule valable aboutit à 18 %. Cependant, le risque relatif de répétition est nettement plus élevé lors de l accès à la parentalité pour les parents ex enfants maltraités que pour ceux indemnes de tels antécédents ; cette vulnérabilité momentanée et les risques qui en découlent plaident pour un accompagnement renforcé à cette période cruciale qui remet en scène toute l histoire des parents. Cependant, les avancées dans notre connaissance de la maltraitance et dans sa conceptualisation sont bousculées par la prise en compte du caractère international de ce fléau et par les progrès des techniques d information et de communication, et ceci est particulièrement sensible avec la télévision, Internet et leurs dérivés, surtout d ailleurs dans le domaine des abus et de l exploitation sexuels. Des scènes de pornographie sont aisément accessibles, y compris aux enfants, par les médias visuels. Et si la surveillance de la pédophilie et de ses réseaux s est renforcée dans nos pays, c est loin d être le cas partout. En 1996, le congrès mondial de Stockholm a mis au jour ce problème de l exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales : prostitution, pornographie, nouveau champ ouvert à la recherche et à l action [8]. Plusieurs pays, dont la France, ont adapté leur législation à cette mondialisation du vice. Le concept de maltraitance s est encore élargi en creusant certaines de ses composantes. En effet, un ouvrage généraliste tel que la dernière édition d Enfances en danger, en 2002, ne pouvait prétendre couvrir malgré son volume (presque 800 pages), toute la problématique du sujet [9]. D où, entre 1996 et 2002, la parution de livres plus spécifiques : Maltraitance psychologique [10], Maltraitances institutionnelles [11], Allégations d abus sexuels [12], Bientraitance [13], Évaluation(s) des maltraitances [14]. Mais une mise à jour du volume titre reste souhaitable. Toutefois, l évolution conceptuelle la plus importante a été sans doute le passage, illustré par le changement de titre dans les années 1990, de L enfant maltraité (1982,1993) à Enfances en danger (1997, 2002). Pourquoi? Les textes officiels, les publications, les écrits en tout genre, désignent, sous des mots différents, les mêmes phénomènes. Les définitions consensuelles font défaut. Or voici qu en France, et grâce à des travaux menés dans un certain nombre de départements par l ODAS (Observatoire de l action sociale décentralisée), une clarification s est opérée. Des définitions communes ont été adoptées, dont l usage s est généralisé dans les statistiques départementales, dans les rapports périodiques au Parlement, permettant de commencer des comparaisons dans le temps et dans l espace, de dégager des tendances évolutives qui ont du sens. Certes le terme d «enfances en danger», utilisé, par exemple, dans le langage juridique et les textes de loi, reste relativement vague. Mais, pour tous ceux qui travaillent sur le terrain, il a désormais une signification précise, recouvrant à la fois les enfants effectivement maltraités et ceux, plus nombreux, qui risquent de l être. Nous avons donc, après mûre réflexion, choisi ce titre, souhaitant ainsi contribuer à ce que ce terme soit de plus en plus utilisé. Parler d enfances en danger présente d autres avantages. La distinction entre le risque et les sévices commis est souvent malaisée, spécialement pour les formes subtiles de maltraitance : négligence, violence psychologique... et même pour les abus sexuels, dont la traduction clinique est souvent pauvre, parce que mal connue, difficile à interpréter. La notion de danger transcende cette séparation théorique, d ailleurs artificielle, tant on sait que les enfants effectivement maltraités risquent fort de l être à nouveau, parfois sous une autre forme. En outre et ce point est encore plus important la maltraitance a, comme toute pathologie, une histoire naturelle, qu il convient de bien connaître pour agir le 5

Maltraitance : évolution du concept, définition, épidémiologie plus en amont possible : le traitement des cas avérés est long, difficile, aléatoire. La prévention est essentielle, qui peut permettre d éviter le passage du risque au mauvais traitement. Enfances en danger, donc, le pluriel, «enfances» signifiant la multitude et la diversité des victimes potentielles ou réelles ainsi que la variété des modalités de la maltraitance mettant en danger l enfance et même parfois l existence, ou tout au moins la qualité de la vie ultérieure des jeunes ainsi maltraités. Définitions Enfants maltraités, enfants à risque de l être, enfants en souffrance entre des parents qui se déchirent ou dans une famille minée par la pauvreté, ou encore dans une institution déviante : on voit à la fois la diversité des situations qui peuvent affecter des enfants et la difficulté de s accorder sur une définition consensuelle. Celle proposée par l ODAS, «l enfant maltraité est celui qui est victime de violence physique, cruauté mentale, abus sexuels, négligences lourdes ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychologique» est intéressante en ce qu elle mentionne les quatre catégories classiques de maltraitance, mais critiquable du fait de l emploi d adjectifs vagues : lourdes, graves, et de la référence à d éventuelles conséquences ultérieures. Il faut, pour la recherche et pour le droit, des définitions plus précises : en voilà ci-après une liste non exhaustive. Mais il est souhaitable que le droit, la jurisprudence et la recherche des critères précis d inclusion et d exclusion alimentent la réflexion sur le champ de cette problématique complexe et évolutive. Principales définitions en matière de sévices à enfants Abus sexuel 1) Toute atteinte sexuelle commise avec force, contrainte ou à la faveur d un rapport inégal, la menace d une atteinte constituant aussi l abus sexuel. (OMS, Groupe de travail de l ONU et des ONG pour la Protection contre l EAS, janvier 2010.) 2) Le fait de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant qui, conformément aux dispositions pertinentes du droit national, n a pas atteint l âge légal pour entretenir des activités sexuelles. 3)) Le fait de se livrer à des activités sexuelles avec un enfant : - en faisant usage de la contrainte, de la force ou de menaces ; ou - en abusant d une position reconnue de confiance, d autorité ou d influence sur l enfant, y compris au sein de la famille ; ou - en abusant d une situation de particulière vulnérabilité de l enfant, notamment en raison d un handicap physique ou mental ou d une situation de dépendance. (Article 18 de la Convention du Conseil de l Europe sur Exploitation sexuelle enfantine Terme général qui recouvre entre autres la pornographie, la prostitution enfantine et l esclavage sexuel ainsi que la traite d enfants à ces fins. (Conseil de l Europe, Recommandation (2001) 16 du Comité des Ministres aux États membres sur la protection des enfants contre l exploitation sexuelle.) Exploitation sexuelle à des fins commerciales Elle comprend l abus sexuel par l adulte et une rétribution en nature ou en espèces versée à l enfant ou à une ou plusieurs tierces personnes. L enfant y est traité comme un objet sexuel et un objet commercial. L exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales constitue une forme de coercition et de violence exercée contre les enfants, et équivaut à un travail forcé et à une forme contemporaine d esclavage. Maltraitance de l enfant Toutes les formes de mauvais traitements physiques et/ou affectifs, de sévices sexuels, de négligence ou de traitement négligent, ou d exploitation commerciale ou autre, entraînant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l enfant, sa survie, son développement ou sa dignité dans le contexte d une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir. (OMS, Rapport mondial sur la violence et la santé, 2002.) Négligence vis-à-vis de l enfant La négligence, ou privation ou défaut de soins, renvoie au fait qu un parent ou une personne en ayant la charge, ne veille pas au développement de l enfant s il est en position de le faire dans un ou plusieurs des domaines suivants : santé, éducation, développement affectif, nutrition, foyer et conditions de vie sans danger. La négligence se distingue donc des situations de pauvreté en ceci qu elle ne survient que dans les cas ou la famille ou les tuteurs disposent de ressources raisonnables. (OMS, Rapport mondial sur la violence et la santé, 2002.) Pédophilie Préférence sexuelle pour les enfants, qu il s agisse de garçons ou de filles, ou de sujets de l un ou l autre sexe généralement d âge pré-pubère ou au début de la puberté. (Article 3 alinéa b de la Convention n 182 (1999) de l OIT.) 6

Pornographie mettant en scène des enfants Toute représentation, par quelque moyen que ce soit, d un enfant s adonnant à des activités sexuelles explicites, réelles ou simulées, ou toute représentation des organes sexuels d un enfant, à des fins principalement sexuelles. (Article 2 alinéa c du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l enfant, concernant la vente d enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants.) Pornographie enfantine Tout matériel représentant de manière visuelle un enfant se livrant à un comportement sexuellement explicite, réel ou simulé, ou toute représentation des organes sexuels d un enfant a des fins principalement sexuelles. (Article 20 de la Convention du Conseil de l Europe sur Prostitution des enfants Le fait d utiliser un enfant aux fins d activités sexuelles contre rémunération ou toute autre forme d avantage. (Article 2 alinéa b du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l enfant, concernant la vente d enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants.) Le fait d utiliser un enfant aux fins d activités sexuelles, en offrant ou en promettant de l argent ou toute autre forme de rémunération, de paiement ou d avantage, que cette rémunération, ce paiement, cette promesse ou cet avantage soit fait à l enfant ou à un tiers. (Article 19 de la Convention du Conseil de l Europe sur Sollicitation d enfant à des fins sexuelles Le fait pour un adulte de proposer intentionnellement, par le biais des technologies de communication et d information, une rencontre à un enfant n ayant pas atteint l âge légal pour entretenir des relations sexuelles (fixé en application de l article 18, paragraphe 2), dans le but de commettre à son encontre une infraction établie conformément aux articles 18, paragraphes 1.a (abus sexuels), ou 20, paragraphe 1.a (pornographie enfantine), lorsque cette proposition a été suivie d actes matériels à ladite rencontre. (Article 23 de la Convention du Conseil de l Europe sur Viol Acte de pénétration, même légère, de la vulve ou de l anus imposé notamment par la force physique, en utilisant un pénis, d autres parties du corps ou un objet. Il y a tentative de viol si l on essaie de commettre un tel acte. (OMS, Rapport mondial sur la violence 2002, p 3.) Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu il soit, commis sur la personne d autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. (Code pénal français : article 222-23.) Violence psychologique Le fait de ne pas veiller à offrir un environnement convenable et positif, et de commettre des actes qui nuisent à la santé et au développement affectif de l enfant. (OMS, Rapport mondial sur la violence, 2002, p 3.) Violence sexuelle Tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avances de nature sexuelle, ou acte visant à un trafic ou autrement dirigés contre la sexualité d une personne en utilisant la coercition, commis par une personne indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s y limiter, le foyer et le travail [...]. La violence sexuelle comprend le viol [et] d autres formes d agression dans lesquelles intervient un organe sexuel, notamment le contact imposé entre la bouche et le pénis, la vulve ou l anus. [...] Elle englobe aussi le proxénétisme, qui est le fait de favoriser la prostitution d autrui ou d en tirer des revenus. (OMS, Rapport mondial sur la violence 2002, p 3.) Épidémiologie «Des chiffres», demandent à la fois les médias pour informer et les politiques pour légiférer. Mais dans une problématique aussi complexe, évolutive et insuffisamment cernée, les chiffres n ont pas de sens s ils ne sont pas mis en relation avec une population de référence, ou mieux avec des groupes témoins et s ils ne sont pas suivis dans le temps. L épidémiologie est plus à même d aider à la compréhension du phénomène de la maltraitance quand elle est à la fois dans l immédiat (prévalence) et dans le temps (incidence), quantitative, explicative et évaluative. Mais elle n est crédible que si elle travaille sur des bases solides. Or les définitions des différentes catégories de mauvais traitements et de leurs conséquences font quelque place à la subjectivité et à l interprétation ; les sources de données sont multiples et insuffisamment coordonnées ; certains secteurs professionnels ne transmettent pas leurs chiffres et, malgré le rôle centralisateur de l ONED, Observatoire national de l enfance en danger, il y a encore beaucoup d incertitude en la matière. C est dire tout en continuant à améliorer le recueil des données locales et nationales l importance et l intérêt d études plus limitées, mais plus rigoureuses dans leur méthodologie. En voici deux exemples. Le premier vient de Suisse. Il s agit d une enquête par questionnaire auto-administré auprès de 1 200 élèves de 13 à 17 ans de 68 classes de plusieurs collèges de la 7

Maltraitance : évolution du concept, définition, épidémiologie ville de Genève. Très solide au point de vue scientifique et éthique, son protocole est détaillé dans l ouvrage À contrecœur à contre corps [15] et plus succinctement dans Allégations d abus sexuels [12]. «Globalement 60 garçons (10,9 %) et 192 filles (33,8 %) ont rapporté avoir fait l expérience d une activité sexuelle abusive au moins une fois dans leur vie» rapportent les auteurs. Il s agit le plus souvent d abus sans contact (7,7 % des garçons, 13,4 % des filles). Les abus avec contact sans pénétration sont respectivement de 2,2 % et 14,8 %, et avec pénétration de 0,4 % et 5,6 %. Qu un garçon sur dix et une fille sur trois aient été victimes d un tel abus, même s il s agit le plus souvent de formes moins violentes, mais peut-être autant dévastatrices, dans un pays aussi civilisé que la Suisse, est dramatique. Mais la conclusion des auteurs souligne que la coopération et les réactions positives de la part des jeunes participants incitent «à entreprendre non seulement de nouvelles enquêtes épidémiologiques, mais aussi à développer des stratégies de prévention et d intervention et à renforcer la formation de professionnels médicaux et psycho-sociaux hautement qualifiés». Autre exemple. Dans une méta-analyse de nombreuses études consacrées à l avenir des victimes d abus sexuels dans l enfance, trois auteures québécoises, N. Dufour, L. Nadeau et K. Bertrand écrivent : «Bien que ce fait soit ignoré la plupart du temps, de 20 à 40 % des victimes de maltraitances sexuelles, selon les séries, ne semblent pas éprouver de symptômes de problème d adaptation ou de santé mentale atteignant des seuils cliniques». Elles citent, comme facteurs de protection, de résilience, des facteurs individuels : stratégies de coping, évitement, recherche de soutien, révélation, restructuration cognitive, perception d effets positifs, sens donné à l événement, expression des émotions ; et des facteurs d environnement social. En revanche, déni et refoulement, s ils sont momentanément protecteurs, deviennent nocifs quand ils se pérennisent. Mais elles disent en conclusion que les nombreux problèmes méthodologiques rencontrés dans ces études limitent la portée de ces données [16]. Autre étude d un très grand intérêt : dans une cohorte néozélandaise de 1 025 sujets suivis de la naissance jusqu à 18 ans, M.T. Lynskey et D.M. Ferguson [17] en ont identifié 10 % qui avaient été victimes d abus sexuels et qui étaient, de ce fait, à risque accru de problèmes tels que dépression, anxiété, troubles des conduites, dépendance à l alcool aux drogues, tendances suicidaires. Environ 25 % de ces jeunes n éprouvaient aucune de ces difficultés et les facteurs qui les en protégeaient sont apparus, à l analyse, la nature et la qualité des relations avec les pairs. Cependant, de nombreuses observations de parcours individuels inattendus après des agressions sexuelles parfois très graves apportent un message d espoir. C est le cas de plusieurs enfants gravement abusés dans leur enfance et qui, devenus adultes, ont été retrouvés par Jacques Lecomte et ont accepté de se confier à lui. On peut Guérir de son enfance [18]. À l inverse, j ai personnellement observé des enfants ayant fait preuve de résilience après des sévices physiques ou des négligences graves et qui ont «craqué» et se sont enfoncés dans des phénomènes dépressifs, voire franchement psychiatriques, à la suite d abus sexuels. La question reste donc largement ouverte, et l ouvrage récent d Anne Tursz Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France [19] représente une avancée importante dans l approche épidémiologique de la maltraitance. En croisant différentes sources de données, cette auteure estime que 10 % des enfants seraient concernés. Si elle est indispensable pour mieux cerner l ampleur des différentes modalités de maltraitance, l approche épidémiologique a ses limites, ce qui donne toute sa valeur à l évaluation des actions de prévention et de prise en charge des mauvais traitements envers les enfants. Évaluation L ouvrage de Marceline Gabel et Paul Durning, Évaluation(s) des maltraitances [14] est d autant plus important que le vaste domaine des maltraitances est l un des plus difficiles à aborder en termes d évaluation tant il est marqué de subjectivité et sujet à des interprétations où les différences culturelles jouent un grand rôle. Et pourtant, il est tentant de pouvoir utiliser des critères et des outils facilitant le dépistage des situations à risque de mauvais traitements, le diagnostic des différentes formes de maltraitance, l évaluation des mesures prises et de leurs résultats. Mais les biais sont multiples et les auteurs ont raison de sous-titrer ce livre «Rigueur et prudence». Ces expériences menées dans des contextes variés, avec des méthodes et des instruments divers, peuvent aider les équipes qui s engagent dans cette voie avec un objectif d évaluation de leurs interventions. Toutefois, alors qu une démarche évaluative de qualité nécessite une soigneuse approche clinique appuyée par des instruments adéquats dans des dispositifs institutionnels bien conçus et bien animés, on assiste souvent, en France, soit à un rejet global des outils d évaluation, soit à un engouement injustifié pour des grilles, des questionnaires approximatifs, parfois non validés ou importés de l étranger sans adaptation au contexte, sans véritable appropriation. En outre, l analyse critique et sereine des situations de maltraitance suspectée ou avérée est difficile dans le climat social ambiant où l opinion publique, entretenue par les médias de masse, fait peser sur les professionnels une pression compromettant l objectivité nécessaire à l évaluation. Dans une telle ambiance, beaucoup plus émotionnelle que rationnelle, la crainte d erreurs lourdes de conséquences aux phases successives de l instruction, puis de la gestion des cas, fait souhaiter aux professionnels 8

de pouvoir disposer d aides techniques leur permettant de travailler aux moindres risques. Mais ils redoutent en même temps une «mécanisation» de leurs travaux et la mise à l écart de leur expertise où l intuition et l expérience ont aussi leur place. Et ils se méfient volontiers d instruments importés, surtout quand ils viennent de cultures différentes. Un accès plus facile des familles aux dossiers vient encore compliquer les choses en même temps qu il rend nécessaire et urgent une meilleure maîtrise du traitement des situations de maltraitance. Or le terrain est mouvant, les définitions sujettes à interprétations, les référentiels souvent plus axés sur les aspects psychopathologiques que sur le contexte social, et le poids est grand, dans les comportements, du vécu personnel des intervenants, de la culture ambiante, des institutions, de la politique du moment. Prudence et rigueur donc, mais aussi besoin majeur de formation permanente, de référentiels théoriques, d instruments fiables, de réflexion éthique, d évaluation en pluridisciplinarité, tout en sachant bien qu il est plus facile d évaluer la maltraitance en famille qu en milieu institutionnel, les mauvais traitements physiques que la maltraitance psychologique, les négligences que les allégations d abus sexuels, les moyens mis en œuvre que les résultats. Dans la plupart des travaux inventoriés, l évaluation est plus quantitative que qualitative, davantage axée sur les moyens mis en œuvre que sur les résultats et plus à court qu à long terme. Le mot est souvent employé pour le bilan soigneux fait lors de la découverte ou à cause d un cas, d une suspicion de maltraitance : simple évaluation instantanée d une situation, portant d ailleurs davantage sur ce qui ne va pas dans l optique d un éventuel signalement que sur les ressources à mobiliser en vue d une prise en charge adaptée ; encore faut-il souligner qu une telle évaluation situationnelle est souvent tardive et que ces bilans sont pratiquement limités aux maltraitances en milieu familial. Ces constatations montrent bien où l effort doit porter pour donner à l évaluation la place qui lui revient dans les interventions de protection de l enfance, à quelque niveau qu elles se situent. Car la situation, même si elle s améliore, laisse encore à désirer. Et une meilleure évaluation, plus systématique, est indispensable au progrès de nos interventions, à l amélioration de nos connaissances et de nos pratiques et au bien-être des enfants confiés à nos soins. Il y a là un chantier urgent! Conflits d intérêts : aucun. Références 1. Tardieu A. Étude médico-légale sur les sévices et les mauvais traitements exercés sur les enfants. Ann hyg publ med leg 1860 ; 13; : 361-98. 2. Parisot P., Caussade L. Les sévices envers les enfants. Ann med leg Criminologie, police techn 1929: 398-426. 3. Manciaux M. À propos de 7 cas d hématomes sous-duraux chez des nourrissons. Mémoire de fin d internat. Nancy, 1957: 40 pages. 4. Straus P, Manciaux M, Girodet D, Rouyer M, Mignot C, Xuereb JC. L enfant maltraité. Paris : Fleurus, 1982. 5. Tomkiewiecz S. Violences institutionnelles. In. Straus P. Manciaux M. eds L enfant maltraité. Paris, Fleurus, 1993 : 263-285. 6. Straus P, Manciaux M, Gabel M, Girodet D, Mignot C, Rouyer M. L enfant maltraité. Paris : Fleurus, 1993. 7. Kaufman J., Zigler E. Do abused children become abusive parents? Amer J Orthopsy 1987: 186-187. 8. Organisation mondiale de la santé. L exploitation sexuelle commerciale des enfants : dimensions sanitaires et psychosociales du problème. The printing works of the Cabinet Office and Ministries. Stockolm, 1996. 9. Manciaux M, Gabel M, Girodet D, Mignot C, Rouyer M. Enfances en danger. Paris : Fleurus, 2002. 10. Gabel M, Lebovici S, Mazet P, et al. Maltraitance psychologique. Paris : Fleurus, 1996. 11. Gabel M, Jésu F, Manciaux M, et al. Maltraitances institutionnelles. Paris : Fleurus, 1998. 12. Manciaux M, Girodet D, et al. Allégations d abus sexuels. Paris : Fleurus, 1999. 13. Gabel M, Jésu F, Manciaux M, et al. Bientraitances. Paris : Fleurus, 2000. 14. Gabel M, Durning P, et al. Évaluation(s) des maltraitances. Paris : Fleurus, 2002. 15. Halpérin D.S., Bouvier P., Reg Wicky H. (dir). À contrecœur, à contre corps. Regards pluriels sur les abus sexuels d enfants. Genève, Médecine et Hygiène, 1997. 16. Dufour NH, Nadeau L, Bertrand K. Les facteurs de résilience chez les victimes d abus sexuels : état de la question. Child Abuse Neglect 2000 ; 24 : 781-97. 17. Lynskey MT, Fergusson DM. Factors protecting against the development of adjustment difficulties in young adults exposed to childhood sexual abuse. Child Abuse Neglect 1997;21: 1177-90. 18. Lecomte J. Guérir de son enfance. Paris : O. Jacob, 2004. 19. Tursz A. Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France. Seuil, mars 2010. 9