Roland Barthes et la psychanalyse : Remarques sur le texte «En sortant du cinéma» (1975)

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1 Roland Barthes et la psychanalyse : Remarques sur le texte «En sortant du cinéma» (1975) «ça n'est pas que je comprenais tout, mais j'étais dans le sillage.» 1 Jacques-Alain Miller. Dans l'anthologie qu'il a consacrée aux textes de Roland Barthes, Claude Coste présente longuement un extrait du texte En sortant du cinéma, qui date de Cette présentation et ce texte importent à qui est curieux de débroussailler la question du rapport de Barthes à la psychanalyse. En effet, la présentation par Claude Coste convoque la psychanalyse de trois façons : premièrement, le mot de psychanalyse figure dans le texte ; deuxièmement, les noms de Freud et de Lacan figurent dans le texte ; troisièmement, la triplicité RSI est convoquée. La psychanalyse, Lacan, le cinéma La psychanalyse, de nos jours, va volontiers au cinéma. On n'en relèvera qu'un exemple : l'intérêt suscité par le film Two Lovers, qui a récemment donné lieu à une projection suivi d'un débat. La psychanalyse va au cinéma, et l'on peut dire que l'un des noms de la psychanalyse qui va au cinéma, c'est celui de Benoît Jacquot. Cependant, il n'en a pas toujours été ainsi : Jacques Lacan n'y allait pas. Ainsi Jacques-Alain Miller, répondant à Martin Quenehen, évoque-t-il le rapport de Lacan au cinéma : «Non. Lacan considérait le cinéma comme des ombres gigotant sur le mur, il m'a dit quelque chose comme ça. Ça ne le captivait pas. Certainement, il avait été au cinéma, vu des Bunuel, des Renoir, La Règle du jeu 2, d'autres films encore, il en avait parlé. Le temps où je l'ai connu 3, il n'allait plus au cinéma, sauf quand sortait un Fellini. Il a évoqué La Dolce vita dans un séminaire. Y étant invité, il est allé voir L'Empire des sens. Mais il n'était pas cinéphile, ni mélomane.» 4 Lorsque Claude Coste présente le rapport de Barthes au cinéma, il écrit que le nom de son article, «En sortant du cinéma», a quelque chose de provocant : «Sortir au lieu d'entrer, se montrer sensible à l'érotisme de la salle plutôt qu'au film, privilégier le rayon lumineux plutôt que l'écran, etc. : tout est fait pour signaler la position marginale voire critique du spectateur.» 5 Roland Barthes, qui fut l'analysant de Jacques Lacan pendant six séances, avait avec son analyste ce point commun de n'être pas cinéphile. Disons qu'il l'était à sa façon. Et puisque Jacques-Alain 1 Cf. Le Diable probablement, n 9, Verdier 2011, p Rappelons que Sylvia Lacan a joué dans La Règle du jeu. 3 Jacques-Alain Miller a rencontré Jacques Lacan en In Le Diable probablement, n 9, Verdier 2011, p Coste C., Bibliothèque Barthes, Points Essais, 2010, p. 332.

2 Miller évoque le nom de Bunuel, reportons-nous à un fragment du Roland Barthes par Roland Barthes qui date précisément de 1975 : «Vers 1932 au studio 28, un jeudi après-midi de mai, seul, je vis Le Chien andalou ; en sortant, à cinq heures, la rue Tholozé sentait le café au lait que les blanchisseuses prenaient entre deux repassages. Souvenir indicible de décentrement par excès de fadeur.» 6 Repérons immédiatement le «en sortant», qui rappelle le titre de l'article «En sortant du cinéma». Comme nous l'avons écrit ailleurs, si «les surréalistes ont manqué le corps» (Roland Barthes), Bunuel n'a pas manqué le corps de Roland Barthes ce jeudi solitaire de Dans ce bref extrait, comme Barthes évoque ce qu'il appelle un «souvenir indicible de décentrement par excès de fadeur» qui fut peut-être une variante de ce qu'on appelle parfois la dépersonnalisation, Bunuel n'a pas manqué Roland Barthes. Ce sentiment de «décentrement» - on sait que la notion de centre est capitale pour Roland Barthes 7 -, est accompagné dans l'extrait d'une forme de tentative de fixer des repères dans ce que nous appellerons par commodité la réalité ; «1932», «studio 28», «jeudi après-midi de mai», «cinq heures». Nous ressentons ces «repères» spatio-temporels comme des notations qui viennent «compenser» le phénomène de «dépersonnalisation». Pour le dire autrement, ces repères symboliques semblent aider Barthes à tolérer le réel que Bunuel est parvenu à rapprocher du spectateur. Car c'est bien une affaire de se rapprocher du réel qui est en jeu : Claude Coste évoque la distance dans sa présentation de «En sortant du cinéma», en écrivant ces deux phrases : 1 «Le réel, lui, ne connaît que des distances» (Roland Barthes) ; 2 «Lacan et Barthes s'accordent bien sur la définition du Réel comme distance.» (Claude Coste). Nous sommes engagés sur la voie du semblant, car le rapport du parlêtre au réel est bien défini par Jacques-Alain Miller : «Les discours sont des appareillages de semblants qui gravitent autour d'un réel pour l'éviter.». -Nous tenons que le cinéma relève lui aussi du discours. Le «décentrement» qu'évoque Barthes «en sortant» de la projection du Chien andalou, est selon nous en rapport avec cette logique de la distance du parlêtre au réel. On ne sait pas très bien si le réel est un Kern ou s'il est partout, mais s'il est un Kern un noyau -, le mot de décentrement qui vient spontanément sous la plume de Barthes est un choix de mot heureux. Roland Barthes a fait, ce jeudi solitaire de 1932, l'expérience fugitive de ce qui se passe lorsque notre position subjective quant au réel subit une modification ; c'est aussi la force du cinéma que de pouvoir servir à cela. Marie-Claude Sureau, en écho à Louis Aragon, l'a récemment écrit dans la lignée de sa pratique et de l'orientation lacanienne : «Ce qu'il faut de semblant pour faire tenir un monde humain.» 8 La triplicité RSI Les choses se corsent lorsque Claude Coste évoque ce que Barthes appelait avec un certain dédain 6 OC IV Cf. parmi de nombreux exemples, la section «centre-ville, centre vide», dans L'Empire des signes. 8 Cf. Letterina n

3 qui ne lui était d'ailleurs pas habituel -, «la vulgate psychanalytique» 9. Comme Barthes, le professeur Coste n'a peut-être pas eu accès au dernier enseignement de Jacques Lacan. En effet, nous pouvons lire ces quelques mots : «En effet, Lacan et Barthes s'accordent bien sur la définition du Réel comme distance ; mais quand le psychanalyste désigne l'imaginaire comme une construction illusoire de soi sous le regard protecteur de la mère, le second valorise désormais l'illusion et la renverse en vérité affective ; c'est, du coup, le Symbolique (comme entrée dans le langage et la culture) qui se trouve dévalorisé à travers le mot masque. Deux ans plus tard, dans Fragments d'un discours amoureux (1977), Barthes manifestera le même renversement en valorisant l'imaginaire amoureux en dépit de la bêtise inhérente à toute passion. Autrement dit, le cinéma trouve une forme de légitimité en s'inscrivant dans le mouvement de réhabilitation de l'imaginaire dans les années soixante-dix.» 10 Un certain nombre de remarque s'imposent à propos de cet extrait. D'abord, en lecteur de Jean-Claude Milner 11, on remarque que le réel, le symbolique et l'imaginaire portent la majuscule. Ce procédé fait des trois catégories lacaniennes trois concepts ; or, ni Barthes ni Lacan ne furent des philosophes. Le premier a écrit dans son projet de Vita Nova, quelques mois avant son décès : «Jamais un philosophe ne fut mon guide.» Le second a fréquenté inlassablement les philosophes, mais s'inscrit clairement dans l'anti-philosophie. L'emploi de majuscules pour désigner les dit-mansions de l'être nous paraissent être l'indice d'une incompréhension de dont il s'agit. Secondement, l'accord supposé entre Barthes et Lacan à propos du réel comme distance, s'il est acceptable, demande à être nuancé ; en effet, la notion de distance est hautement problématique dès que l'on introduit la topologie, ce que Lacan n'a cessé de faire ; au contraire de Roland Barthes, qui ne possédait pas les rudiments de cette branche des mathématiques. Quand il est question de topologie chez Barthes, cela se limite par exemple à dire que le le réel est pluridimensionnel (sic), quand le langage est unidimensionnel : on aura reconnu l'un des arguments de la Leçon inaugurale au Collège de France. Troisièmement, l'association miroir mère protectrice est on ne peut plus douteuse dans le dernier enseignement de Lacan ; assurément le dernier enseignement n'invalide pas le premier, mais nous avons là la trace de ce que Barthes ne connaissait, tout simplement, rien des dernières élaborations de Jacques Lacan. Dira-t-on qu'il n'en voulut rien savoir? Le point est que Barthes revendique le droit à la jouissance du leurre (ce que monsieur Coste appelle l'illusion). Or, il ne faut pas confondre le leurre, l'illusion et le semblant. Dans La Préparation du roman, Roland Barthes revendique le droit à un temps du leurre en argumentant ainsi : Sarrasine était heureux lorsqu'il était dans le leurre ; il est devenu malheureux lorsqu'il a su ; donc mieux vaut ne pas savoir. On voit ici une ligne de fracture peut-être inévitable entre Roland Barthes et la psychanalyse : Jacques-Alain Miller dit de Lacan : «Il rendait ce service aux gens de ne pas les laisser s'enfoncer dans leur médiocrité, leur débilité, leur lâcheté.» 12 Eh bien! Il doit exister une place pour une critique barthésienne de 2012 qui rendrait ce service à cet homme brillantissime et à bien des égards inclassable (aurait-il préféré l'adjectif atopique?) que fut Roland Barthes. Car s'il fut l'une des plus grandes figures de son temps, ce fut grâce à son talent. Avec son talent, Barthes fut brillant. Avec sa névrose, il ne le fut pas. L'expérience poussée de l'analyse aurait pu lui permettre de doubler la 9 Barthes, R., Séminaires sur le discours amoureux, passim. 10 Coste Cl., Bibliothèque Barthes, op. cit., p Milner, J.-C., Le pas philosophique de Roland Barthes, Verdier, Cf. Le Diable probablement, Verdier, 2011, p. 145.

4 mise. Pourquoi ne pas travailler à chercher dans son œuvre les forces qui auraient démultiplié son impact? C'est assurément l'un des projets du présent travail de recherche. «Enfermé dans le noir» Dans son texte «En sortant du cinéma», Roland Barthes évoque, pour ce qui est du rapport du spectateur de cinéma, l'hypnose et la psychanalyse, en s'attardant beaucoup plus sur l'hypnose dans un premier temps, puis en évoquant la psychanalyse dans un second temps. Sortant du cinéma, «c'est évident, il sort d'une hypnose.» C'est d'ailleurs l'occasion pour lui d'écrire entre parenthèses : et ceci : «{L'hypnose}, (vieille lanterne psychanalytique que la psychanalyse ne semble plus traiter qu'avec condescendance)» 13 «Il y a une «situation de cinéma», et cette situation est pré-hypnotique.» On ne peut pas douter que Barthes savait que la psychanalyse, historiquement, est née de l'hypnose, que Freud a libéré le protocole analytique en abandonnant les techniques hypnotiques. De même que certains analysants ne racontent jamais leurs rêves parce qu'ils ont cette faculté de modifier leur point de vue sur le monde sans passer par le rêve, de même Roland Barthes emprunte-t-il la voie de l'oblique ou de l'indirect pour appréhender le cinéma. Ainsi, il déclare appréhender le cinéma plus facilement en pensant «salle» qu'en pensant «film» : «Que veut dire le noir du cinéma (je ne puis jamais, parlant cinéma, m'empêcher de penser salle plus que film )? Le noir n'est pas seulement la substance même de la rêverie (au sens pré-hypnoïde du terme) ; il est aussi la couleur d'un érotisme diffus ; par sa condensation humaine, par son absence de mondanité (contraire au paraître culturel de toute salle de théâtre), par l'affaissement des postures (combien de spectateurs, au cinéma, se coulent dans leur fauteuil comme dans un lit, manteaux ou pieds jetés sur le siège antérieur), la salle de cinéma (de type courant) est un lieu de disponibilité, et c'est la disponibilité (encore plus que la drague), l'oisiveté des corps, qui définit le mieux l'érotisme moderne, non celui de la publicité ou des strip-teases, mais celui de la grande ville. C'est dans ce noir urbain que se travaille la liberté du corps ; ce travail invisible des affects possibles procède de ce qui est un véritable cocon cinématographique ; le spectateur de cinéma pourrait reprendre la devise du ver à soie : Inclusum labor illustrat 14 ; c'est parce que je suis enfermé que je travaille et brille de tout mon désir.» Bien des choses peuvent intéresser, dans ce texte, celle ou celui qui aime la psychanalyse et la poésie! Ainsi du noir comme couleur d'un érotisme diffus, ainsi du paraître qui évoque le semblant, ainsi de la liberté du corps, du travail invisible des affects ; enfin, cette magnifique clausule du paragraphe : c'est parce que je suis enfermé que je travaille et brille de tout mon désir. Le travail, réputé devoir être associé à la peine, est ici en disjonction avec elle ; l'enfermement, réputé mauvais, est ici une ouverture vers un espace de liberté et d'émancipation 15 ; enfin, le sujet, devenant agalmatique, brille dans le noir, et de tout son désir. Voici le Roland Barthes que nous aimons tant, ami certes indécis de la psychanalyse, et cependant si proche d'elle par son désir d'une plus grande 13 «En sortant du cinéma» date de Claude Coste traduit ainsi : «Le travail illumine celui qui reste caché.» 15 Cf. Milner J.-C., Le périple structural, «La constellation des sujets», où l'enfermement dans la caverne dont il subvertit la signification millénaire, est le le gage de ce qu'il qualifie : «le luxe absolu, celui du savoir.»

5 liberté et par son écriture. Le noir du cinéma, qui connote l'enfermement mot qui concerne la psychiatrie -, autorise la brillance agalmatique du «sujet de cinéma». Nous évoquions plus haut le cas des analysants qui ne racontent jamais leurs rêves parce qu'ils ont la possibilité de créer en séance ce décalage sur le monde, cette façon de oblique et indirecte de l'appréhender, qu'est le rêve. Eh bien, dans «En sortant du cinéma», Barthes fait la même expérience : «il me faut être dans l'histoire (le vraisemblable me requiert), mais il me faut aussi être ailleurs : un imaginaire légèrement décollé, voilà ce que, tel un fétichiste scrupuleux, conscient, organisé, en un mot difficile, j'exige du film et de la situation où je vais le chercher.» L'avant-dernier paragraphe peut éventuellement décevoir le lecteur de Roland Barthes en ce qu'il remet sur la table ses affaires d'imaginaire, de miroir, le narcissisme, de mère, cet ensemble de mots qu'il articule si régulièrement 16, et qui demeure certes fonctionnel dans la pratique analytique, mais a été récupéré par la psychologie : Lacan est allé bien plus loin, et Barthes ne l'a pas su. Dans cet avant-dernier paragraphe, Barthes écrit ces mots : «Le Réel, lui, ne connaît que des distances, le Symbolique ne connaît que des masques ; seule l'image (l'imaginaire) est proche, seule l'image est «vraie» (peut produire le retentissement de la vérité.)» On mesure ici, dans ce texte de 1975, soit l'ignorance de la formidable avancée lacanienne, soit cet usage si désinvolte que Barthes faisait du texte de Lacan. Mais attention : c'est peut-être le plus bel hommage qu'un poète théoricien tel que Barthes pouvait rendre à son contemporain considérable : jamais Lacan ne se ferme en système, et cet impossible au plan théorique porte le nom de l'objet a. C'est ce qui permet à tout travailleur du texte lacanien d'en comprendre ce qu'il veut et peut; dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan déclare qu'il forge ses «concepts» «à l'endroit d'aucun référent».cette liberté salutaire à l'endroit de ce qui ne sera jamais une philosophie pose cependant un problème : le texte lacanien n'est pas non plus l'auberge espagnole où de moins doués que Roland Barthes peuvent apporter ce qu'il veulent et dire n'importe quoi. Cela fonde la nécessité de l'orientation lacanienne, prononcée depuis trente-cinq années par Jacques-Alain Miller - qui fut l'un des premiers élèves de Roland Barthes. Le texte barthésien est lui aussi truffé de poésie. C'est pourquoi nous pensons que la critique barthésienne de 2012 ne devrait plus être la chasse gardée de l'université, dans un projet d'émancipation de Roland Barthes. Relisons, pour finir cet article, quelques lignes de Jacques-Alain Miller transcrites d'un entretien récent : «Annaëlle Lebovits-Quenehen. : Lacan a toujours été attaqué, aussi bien de son vivant, qu'aujourd'hui. La doxa se méfie volontiers du lacanisme. Cela participe-til à vous maintenir lacanien? Jacques-Alain Miller. : Oui, c'est vrai. J'aimais beaucoup quand l'université rejetait Barthes, quand elle considérait que Barthes n'était pas possible, et moi, justement en 1962, je voulais absolument le connaître parce que j'avais lu son petit livre sur Michelet, formidable. C'est tout ce que j'avais lu de lui à l'époque, et je me suis demandé s'il faisait cours. Il commençait son séminaire à l'ecole des Hautes Etudes. Je suis allé m'y inscrire. Nous étions vingt autour d'une table avec lui. À l'époque, il était frappé d'anathème par l'université, et il est vrai que j'ai été 16 Cf. Barthes, R.,Séminaires sur le discours amoureux ( ), parmi d'autres exemples.

6 déçu quand j'ai constaté qu'après sa mort, il était devenu le pape, qu'on le citait partout, à tout propos, alors que j'avais connu le temps où rares étaient les preux de Roland Barthes. Quand il est passé à la postérité, ça a changé quelque chose pour moi, sans doute.» Cf. «Le démon de Lacan», in Le Diable probablement n 9, «Pourquoi Lacan».