PROSPECTIVE STRATEGIQUE N. 37 septembre 2010 Globalisation et volontarisme industriel Commander la revue QUELS NOUVEAUX ESPACES DE VALEUR? Les chocs induits par le développement rapide des technologies numériques justifient l intervention des pouvoirs publics pour accompagner les transitions industrielles que doivent opérer, à marche forcée, de nombreuses filières. Cédric TOURNAY Président-directeur général Dailymotion L industrie du numérique constitue-t-elle un nouvel espace de richesse pour les économies européennes? Comment cet espace doit-il être appréhendé par la puissance publique? Que peut-elle en attendre? Lorsqu on réfléchit à la dynamique de développement de l Internet et aux succès qui ont jalonné sa courte mais tumultueuse histoire, on ne pense guère au rôle joué par les pouvoirs publics. La mythologie du Web se nourrit surtout d images d entrepreneurs initiant leur activité dans un garage ou une chambre d étudiant, de capitaux-risqueurs finançant cette créativité et d acquisitions spectaculaires de la part de groupes industriels faisant face aux enjeux de la transformation numérique. Et pourtant, les pouvoirs publics ont un rôle clef dans le développement de l économie numérique. La création même d Internet relève d une initiative du gouvernement américain, qui engagea en 1969 le déploiement du réseau Arpanet sous l égide du Département de la défense. Concepteurs et maîtres d œuvre d Internet, les Américains ont disposé d un avantage compétitif majeur dans la création d actifs numériques (qu on songe, par exemple, à la définition des normes, à la maîtrise des systèmes de nommages et de gestion des flux de données!). L entrée du FSI dans le capital de Dailymotion 1 en octobre 2009 montre que le volontarisme industriel en matière de digital permet de développer des champions mondiaux. Mais il lui faut bénéficier de la force des pouvoirs publics : engagement sur le long terme, mise en 1 Dailymotion est une entreprise française créée en mars 2005. Elle figure parmi les leaders mondiaux des sites vidéo. Son service, décliné en une douzaine de langues, accueille 65 millions d utilisateurs par mois. L entreprise compte une centaine de salariés, principalement à Paris où se trouvent le siège social et la plateforme de diffusion. Depuis 2007, l entreprise dispose d une filiale aux États-Unis (New-York) pour accélérer son développement international. En octobre 2009, Dailymotion a levé 17 millions d euros pour financer sa croissance. À cette occasion, le FSI est entré au capital de l entreprise, rejoignant ainsi les actionnaires historiques (Advent, AGF, Atlas, Partech).
relation des acteurs, caution institutionnelle. À partir de cette expérience, j aimerais évoquer quelques unes des raisons qui justifient l intervention des pouvoirs publics dans l économie du Web, au bénéfice des consommateurs et du développement économique. DESTRUCTION CRÉATRICE ET POLITIQUE INDUSTRIELLE D une manière générale, les chocs induits par le développement rapide des technologies numériques justifient l intervention des pouvoirs publics pour accompagner les transitions industrielles que doivent opérer, à marche forcée, de nombreuses filières. On songe naturellement aux industries de la musique, du cinéma, de la presse. Les réponses sont multiformes et donnent souvent lieu à des débats passionnés (Hadopi!). C est que les sujets sont sensibles et complexes. Comment trouver le bon équilibre entre interventionnisme et liberté d entreprendre? Les nouvelles technologies bouleversent la chaîne de valeur dans les industries culturelles et provoquent des ruptures d équilibre qui mettent en danger de nombreux acteurs. C est le principe de la «destruction créatrice» (Schumpeter), à l œuvre par exemple dans la disparition progressive des supports physiques tels que les DVD, les CD, les livres, les journaux et magazines, et la réduction consécutive des réseaux de distribution physique (loueurs de DVD, labos photos, etc.). Face à cet «ouragan perpétuel» (Schumpeter, encore), on peut être tenté par une démarche résolument libérale, et considérer qu il faut laisser les technologies et les marchés évoluer librement pour trouver un nouvel équilibre, quelles qu en soient les implications. Personne n y songe réellement, tant les enjeux sont importants et les risques du laisser-faire total élevés : extension du piratage, disparition des sources de financement de la création, captation de la valeur par quelques leaders technologiques, etc. L ENJEU DU FINANCEMENT DE LA CRÉATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE Les pouvoirs publics sont contraints d intervenir dans la régulation des nouvelles technologies de l information parce qu elles bouleversent les fragiles équilibres de financement des médias et filières culturelles. S il n est pas utile d entrer ici dans le détail des débats qui animent ces secteurs, on ne peut qu être frappé par la violence des discussions. Elles se résument en fait par une question simple : qui doit financer la création, comment et dans quelle mesure? Quels que puissent être les avis portés sur telle ou telle mesure envisagée (taxation des moteurs de recherche, instauration d une licence globale ou d un crédit d impôt ciblé pour attirer les consommateurs vers les offres légales de musique en ligne), l intervention des pouvoirs publics dans un domaine d activité en restructuration brutale est légitime et nécessaire. En effet, les acteurs de ces filières ne peuvent pas établir seuls de nouvelles règles de fonctionnement, tant les intérêts divergent. L intervention des pouvoirs publics est indispensable pour permettre la mise en œuvre d un nouvel écosystème, générateur de valeur pour toutes les parties prenantes, à commencer par les artistes. Il est vrai que, ce faisant, les pouvoirs publics font un choix de société en influençant l allocation des ressources collectives. Il s agit donc bien d un choix politique : après tout, pourquoi subventionner l achat de musique en ligne plutôt que l achat de jeux vidéo, de logiciels ou de bicyclettes?
Au passage, il est intéressant de constater que les industries culturelles pointent systématiquement le piratage comme le premier responsable de leurs maux. Or, cette explication est insuffisante et conduit à omettre le vrai «coupable» : la gratuité. Les bouleversements liés à la gratuité inhérente au Web sont sous-estimés aujourd hui. L extension du champ de la gratuité permise par la baisse des coûts de production et de distribution est destructrice de valeur sur le plan économique : Wikipedia est un projet fantastique pour les citoyens, mais cette encyclopédie contributive est le type même du «mauvais concurrent» qui détruit la viabilité du segment de marché. Il est probable que des pans entiers d activité basculent à l avenir dans le champ de la gratuité, c est-à-dire dans le domaine associatif ou privé, pour ne plus être des activités structurées en business. Les enjeux liés à la mutation numérique sont d autant plus prégnants que les usages continuent de se développer intensément. Les internautes français 35 millions aujourd hui - passent désormais une heure par jour sur Internet. C est encore modeste comparativement à la télévision (3h30!) mais c est énorme pour une industrie qui n existait pas il y a dix ans. Capter une heure par jour l attention des consommateurs a forcément un impact majeur sur la vie sociale et économique, alors que le temps et l attention des individus sont devenus une ressource rare. Le temps média n est pas extensible, pas plus que le temps actif des individus. Tout arbitrage en faveur des activités digitales a donc une contrepartie (moins de temps, d énergie ou d argent consacré aux autres activités). Les acteurs économiques s adaptent à ces évolutions par un transfert consécutif de moyens : le Web attire déjà 15 % des investissements publicitaires et devrait en capter 30 % dans les années qui viennent. Comme la publicité représente structurellement 1,5 % du PIB, ce jeu à somme nulle condamne forcément les perdants au déclin. Il en est de même pour les dépenses culturelles, soumises à de fortes contraintes dans un pays à croissance molle. RÉGULATION, LIBRE CONCURRENCE ET PROTECTION DU CONSOMMATEUR La dynamique naturelle des marchés Internet favorise la polarisation des usages et des revenus sur quelques leaders technologiques mondiaux. Cela provoque une concentration naturelle pouvant conduire à des monopoles ou des oligopoles de fait. Les débats sur les abus de position dominante sont donc au cœur des discussions sur la régulation et le développement de l économie digitale. Il revient logiquement à l Union Européenne de garantir une saine concurrence pour favoriser l innovation et la croissance, et protéger les intérêts des consommateurs. La Commission se montre particulièrement réactive et experte à cet égard. Après dix ans d affrontements avec Microsoft (et 1,68 milliard d euros d amendes!), son regard se tourne désormais vers Google, Apple et Facebook. Joaquin Almunia, vice-président de la Commission en charge de la concurrence, a récemment indiqué qu il examinait attentivement les plaintes dont Google fait l objet. Les soupçons de pratiques anticoncurrentielles se portent sur les possibles manipulations des résultats de recherche du moteur, afin de favoriser les autres services du groupe de Mountain View. Pour ma part, je suis convaincu que Google n a jamais cherché à abuser de la position que lui confère la popularité de son moteur (95 % de parts de marché en Europe!). La société que je dirige est directement concernée par le sujet puisque son
principal concurrent, Youtube, est une filiale de Google. Or, aucun élément ne permet de dire que Google avantagerait Youtube au détriment de Dailymotion dans ses résultats de recherche. La réalité est plus complexe : l évolution naturelle de Google le conduit à capter une valeur toujours plus importante de l économie digitale par une extension rapide et multiforme de ses activités, grâce à son audience, ses capacités d innovation et d investissement. C est parce que Google a l ambition légitime d améliorer en permanence son offre qu il intervient dans un nombre croissant de domaines. Google vient par exemple de racheter la société ITA software, spécialiste des bases de données sur le transport aérien, pour 700 millions de dollars. Lorsqu un utilisateur cherche «vol Paris-Rome» sur Google, il est évidemment pertinent de lui proposer automatiquement une offre, plutôt que de l envoyer sur un site de tourisme L internaute y trouvera son compte, mais cette forme d intégration aval déstabilise les services spécialisés, qui perdront une partie de leur trafic et des revenus associés. Comme les services Web évoluent rapidement, et souvent de manière imprévisible, Google a raison de vouloir améliorer et étendre en permanence son offre. À défaut, le moteur prendrait le risque de perdre sa position de leader. En somme, si la stratégie de Google ne repose sur aucune démarche anticoncurrentielle, elle conduit malgré tout à une logique «englobante» face à laquelle les pouvoirs publics doivent se montrer vigilants et fixer des limites au cumul des activités, parce que cela peut empêcher d autres acteurs du marché de se développer, et peser sur la liberté de choix des consommateurs. DE L ÉTAT STRATÈGE : INFRASTRUCTURES PERFORMANTES ET EMPLOIS QUALIFIÉS Pour se développer, les entreprises doivent pouvoir s appuyer sur des infrastructures performantes. Cette évidence mérite d être rappelée, à l heure du nécessaire déploiement des liaisons très haut débit et de la 4G. Le Programme de développement de l économie numérique, né du projet de Grand Emprunt, s inscrit dans cette perspective. Le gouvernement a en effet décidé d allouer 4,5 milliards d euros à ce grand dessein. Deux axes sont privilégiés : le déploiement de réseaux à très haut débit d une part (2 milliards d euros), le développement de services innovants d autre part (2,5 milliards d euros), sur les thèmes suivants : CloudComputing, numérisation des contenus, E-santé, E-éducation, transports intelligents, ville numérique. Ces moyens doivent être mis en œuvre via la création d un Fonds pour la Société Numérique (FSN). Le FSN financera en priorité les projets ayant le plus fort impact en termes de création d activité économique, d emploi, de recettes fiscales et d aménagement du territoire. Un principe de cofinancement avec des investisseurs privés sera systématiquement mis en œuvre. L investissement dans le numérique exerce un fort effet de levier sur la création d emplois qualifiés. Entre 2001 et 2005, il a contribué pour 60 % à la création d emplois 2. La stratégie de Lisbonne, définie par le Conseil européen en 2000 pour favoriser le développement d une économie de la connaissance, prend tout son sens dans un contexte de mondialisation où l Europe se trouve forcée de repenser sa spécialisation industrielle. Les enjeux de formation, initiale et professionnelle, sont évidemment forts pour répondre à ce défi. 2 Source : Secrétariat d État chargé de la prospective et du développement de l économie numérique.
MONDIALISATION DIGITALE ET INFLUENCE CULTURELLE Les nouvelles technologies de l information sont devenues le principal vecteur d affirmation du soft power puisqu elles constituent désormais le principal véhicule d expression culturelle. Les grandes puissances émergentes (Chine, Inde, Mexique, Brésil ) sont toutes engagées dans des stratégies d influences pour renforcer leurs intérêts économiques et diplomatiques. Face à ces ambitions, la France et l Europe semblent fatiguées, peu soucieuses d affirmer quelque vision que ce soit. Un exemple parmi d autres : le débat surréaliste sur la numérisation des bibliothèques. Ainsi, une jeune multinationale du Web (Google) se propose de numériser les prestigieuses collections du vieux continent quand nous doutons de nos capacités à le faire nous-mêmes, voire de l intérêt même de ce travail Il aura fallu tout l acharnement de Jean-Noël Jeanneney pour que nous prenions collectivement conscience de l absurdité d une telle situation et que nous reprenions en main ces projets. Au-delà des enjeux techniques, légaux ou financiers se pose donc la question de l envie, de notre passion pour l innovation (on ose à peine utiliser le terme de progrès aujourd hui!) et de notre état d esprit pour inventer la société du futur.