ANALYSE 2015 LE STATUT D ARTISTE EXISTE-T-IL? Par Romain Leloup Paula Bouffioux asbl Avec le soutien du service de l Éducation permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles
2 Comment l artiste bénéficie-t-il d une protection sociale? L artiste au chômage est-il un artiste ou un chômeur? Les règles sociales appliquées aux artistes sont-elles toujours adaptées? Réflexions autour de ce qu on appelle le statut d artiste. Une analyse de Romain Leloup La question du statut social de l artiste est une question centrale du secteur culturel en Belgique. Récemment, dans le rapport intermédiaire de la plate-forme de réflexion sur le secteur culturel en Belgique francophone «Bouger les lignes» 1, la question du statut social de l artiste est ressortie comme étant la priorité numéro un des artistes. Et pourtant, ce débat agite le secteur depuis bien longtemps. Il reste donc toujours, après tant d années, un enjeu majeur des politiques culturelles. La présente contribution ne se veut pas exhaustive. Elle propose de cerner les bases de la question et d en tirer certaines considérations. Nous analyserons d abord comment les artistes accèdent à la sécurité sociale. Nous verrons ensuite le statut des artistes au chômage. Enfin, nous proposerons quelques réflexions sur le statut tel qu il est construit aujourd hui. L ARTISTE ET LA SÉCURITÉ SOCIALE Tout travailleur belge doit contribuer au financement de la sécurité sociale. Une partie de sa rémunération sert à ce financement. L assujettissement à la sécurité sociale se fait essentiellement par deux portes : soit via le statut de travailleur indépendant, soit via le statut de travailleur salarié. Le travailleur indépendant verse lui-même directement les cotisations sociales à sa caisse de cotisations sociales. Ces cotisations sont calculées par trimestre sur la base d un pourcentage de ses revenus, avec un montant minimum et un montant maximum. Ces cotisations lui donnent accès à une sécurité sociale «light» puisque sa possibilité de pouvoir bénéficier d un revenu de remplacement lorsqu il ne peut pas travailler est limitée. Par conséquent, l entame d un travail sous le statut de travailleur indépendant nécessite la garantie d un revenu régulier permettant d en assumer les contraintes financières. Un indépendant doit avoir une activité économique lui permettant d avoir les reins financiers relativement solides. Le travailleur salarié verse également des cotisations sociales calculées sur un pourcentage de son salaire, mais ces cotisations sociales sont prélevées à la base, de sorte que celles-ci sont payées à l Office national de sécurité sociale par son employeur. 1 http://www.tracernospolitiquesculturelles.be/wp-content/uploads/2015/06/artistes-au-centre-synthese-premier-bilan. pdf
3 Ces cotisations sociales lui donnent accès à la sécurité sociale des travailleurs salariés, qui comprend notamment la possibilité de bénéficier d un revenu de remplacement lorsque le travailleur n est pas sous contrat de travail : le chômage. La réalité du travail dans le secteur artistique place le travailleur dans une situation fragile. Son travail dépend des financements des projets auxquels il participe, ces projets sont souvent ponctuels, sans stabilité et un travail important peut être suivi d une période plus calme. On perçoit donc rapidement qu il est plus avantageux, pour l artiste, d entamer un travail sous le statut du travailleur salarié, afin de bénéficier de la protection sociale du chômage pour les périodes non couvertes par un contrat de travail. Et pourtant, il aura fallu attendre 2002 pour que le législateur ouvre la porte de la sécurité sociale des travailleurs salariés aux artistes. Auparavant, beaucoup d artistes avaient recours à des boulots alimentaires, ou à des artifices pour entrer dans le régime de la sécurité sociale des travailleurs salariés. Il était en effet considéré que l élément fondamental du contrat de travail (le lien de subordination entre le travailleur et l employeur) faisait défaut pour un artiste car celui-ci disposait d une liberté créative incompatible avec ce lien de subordination. En 2002, le législateur a mis en place un mécanisme permettant aux artistes d entrer dans le champ d application de la sécurité sociale des travailleurs salariés même lorsque ce lien de subordination faisait défaut 2. Cette réforme de 2002 a ainsi permis à de nombreux artistes de sortir d une zone grise et d entrer dans le champ de la sécurité sociale des travailleurs salariés. Cela leur a permis, par l entremise du chômage, d obtenir une protection sociale effective qui leur faisait jusque-là défaut. L ARTISTE ET LE CHÔMAGE Le bénéfice des allocations de chômage apparait, en Belgique, comme un élément clé dans la pratique professionnelle de nombreux artistes. D une part le chômage permet d assurer une stabilité des revenus de l artiste et d autre part le fait de bénéficier de journées de chômage indemnisées permet à l artiste la prise en compte de ces journées pour bénéficier d autres branches de la sécurité sociale (pension, protection contre l invalidité, ). L ACCÈS AUX ALLOCATIONS DE CHÔMAGE LA RÈGLE DU CACHET Le chômage est un système assuranciel. Cela signifie qu il faut avoir cotisé un certain nombre de jours pour en bénéficier. Ainsi, par exemple, un jeune travailleur de moins de 36 ans devra démontrer 312 journées de travail sur une période de 21 mois précédant la demande d allocations pour 2 Article 1 bis de la loi du 27 juin 1969 révisant l arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs
4 pouvoir en bénéficier. Ce nombre de journées de travail est toutefois difficile à atteindre pour les artistes qui travaillent de manière intermittente et irrégulière. La réglementation prévoit donc, pour ces travailleurs effectuant des activités artistiques, la possibilité de convertir les rémunérations brutes perçues au cachet en journées de travail, afin de justifier du nombre suffisant de journées de travail. Cette règle de conversion est appelée «règle du cachet» 3. Ainsi, par exemple, un guitariste qui jouera lors d un concert (soit 1 journée de travail) et qui recevra, pour ce concert, un cachet de 577,60 pourra justifier, pour l accès au chômage, de 10 journées de travail (soit 577,76 / 57,76 4 = 10). L interprétation actuelle de cette règle par l ONEM considère que les techniciens du secteur artistique (éclairagistes, preneurs de son, ) ne peuvent pas en bénéficier 5. LA PROTECTION DE L INTERMITTENCE LA RÈGLE DU BÛCHERON La pratique artistique est marquée par l intermittence de ses prestations. Les artistes sont donc davantage sujets à rester au chômage durant une grande partie de leur carrière, pour les périodes qui ne sont pas couvertes par un contrat de travail. Or, le système du chômage prévoit une dégressivité plus ou moins rapide du montant des allocations perçues 6. La réglementation a donc prévu un mécanisme visant à limiter la dégressivité des allocations de chômage des travailleurs du secteur artistique, afin de leur permettre de maintenir, tout au long de leur carrière, un revenu de remplacement 7. Cette règle est appelée «règle du bûcheron». Concrètement, à l issue de sa première année de chômage, s il justifie d un certain nombre de journées de travail dans le secteur artistique, l artiste pourra maintenir le montant de son allocation de chômage pour les 12 mois suivants (et ne pas subir ainsi de dégressivité). A l issue de sa deuxième année de chômage et pour les années suivantes, l artiste pourra conserver le montant de ses allocations de chômage à condition de justifier, chaque année, de 3 prestations artistiques. Cette règle est applicable tant aux artistes qu aux techniciens du secteur artistique. Dans le langage courant, ce que l on nomme «statut d artiste» renvoie généralement au bénéfice de cette règle du bûcheron. 3 Article 10 de l arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant les modalités d application de la réglementation du chômage 4 Coefficient de conversion applicable actuellement. 5 Cette interprétation est toutefois contestable. Le texte réglementaire permet en effet d être lu de plusieurs façons. 6 Article 114 de l arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage 7 Article 116 de l arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage
5 AUTRES RÈGLES SPÉCIFIQUES APPLICABLES AUX ARTISTES Sans en faire ici le relevé exhaustif, la réglementation du chômage prévoit également d autres règles spécifiques au secteur artistique. Ainsi, la réglementation prévoit également que : - les rémunérations perçues au cachet par un artiste sont converties, selon un coefficient déterminé, en un nombre de journées qui ne seront pas indemnisées au chômage durant le trimestre suivant 8 ; - les montants perçus par un artiste à titre de droits d auteur ont une influence sur le montant des allocations perçues 9 ; - dans le cadre de l évaluation de sa recherche d emploi, l artiste ne peut refuser qu à certaines conditions un emploi qui lui serait proposé hors du secteur artistique en estimant que cet emploi ne lui serait pas convenable 10. En conclusion, on constate que le statut d artiste tel qu on l entend dans le langage courant regroupe en réalité un ensemble de règles spécifiques qui ne font que se greffer sur un statut plus général de chômeur. LA LOI FACE À LA RÉALITÉ DU SECTEUR ARTISTIQUE La manière dont est construite la protection sociale des artistes appelle plusieurs réflexions. En voici quelques-unes : - Le chômage est-il adapté aux réalités du secteur culturel? L assurance chômage apparait, classiquement, comme étant la branche de la sécurité sociale qui permet à ses bénéficiaires d assurer une stabilité de revenus pour les périodes qui ne sont pas couvertes par un contrat de travail. Cela étant, notre système de chômage est taillé sur mesure pour les personnes qui perdent leur emploi à temps plein après de nombreuses années et qui perçoivent le chômage temporairement dans l attente d un nouvel emploi. Or, le travail dans le secteur artistique ne fonctionne pas sur un modèle de carrière plane. Il est souvent formé par une multi-activité professionnelle 11 dépendante de nombreuses prestations encadrées par des contrats de travail précaires et ponctuels dont la durée dépend souvent du projet artistique et de son financement. Les aménagements de la réglementation du chômage pour les artistes apparaissent alors comme des 8 Article 48bis de l arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage 9 Article 130 de l arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage 10 Article 31 de l arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant les modalités d application de la réglementation du chômage 11 S. CAPIAU, «L artiste, entrepreneur de l incertain», in L artiste, un entrepreneur, Les éditions nouvelles, 2011, p. 171 ; et H. RAJABALY, «Création artistique et conditions de travail», in L artiste au travail, Smart, 2008, p. 24
6 rustines pour faire rentrer dans un schéma classique des situations particulières. L assurance chômage pour les artistes apparait, dans ce cas, comme la moins mauvaise des solutions, quitte à s avérer parfois inadaptée. Le fait que de nombreux artistes doivent fonder leur protection sociale sur l assurance chômage n est toutefois pas une fatalité. Une réflexion plus globale sur leur protection sociale, qui pourrait se situer entre le travailleur salarié et le travailleur indépendant, pourrait être menée. - Le chômage des artistes est-il un subside à la création? Le chômage des artistes est-il un véritable chômage? En effet, la réglementation sur le chômage impose de ne pas travailler lorsque l on perçoit des allocations, et de se rendre disponible sur le marché de l emploi. Or, un artiste émargeant au chômage est-il réellement sans travail? Même au chômage, un artiste est perpétuellement en réflexion et en création. Ainsi, reprenons l exemple de notre guitariste. Il est engagé pour un contrat de travail de trois jours couvrant trois concerts. Ces concerts ont probablement nécessité des heures de répétitions, seul chez lui, qui ne seront pas couvertes par le contrat de travail. Pendant ces heures de répétition, notre guitariste aura émargé au chômage. Les allocations de chômage qu il aura perçues auront en réalité couvert ses heures de répétitions, seul chez lui. Elles n auront donc pas couvert son manque d emploi, mais elles lui auront permis de travailler son art. Le chômage est ainsi devenu, dans une certaine mesure, un subside à la création artistique payé par l Etat fédéral. Or, les subsides à la création artistiques dépendent généralement des Communautés. Ceci pourrait dès lors expliquer certaines crispations politiques autour du débat sur le statut de l artiste. - Le statut de l artiste peut-il faire l objet d une réflexion à long terme? Au lieu de penser un système cohérent correspondant à la réalité de tous les travailleurs du secteur artistique (artistes, techniciens et encadrants), chaque réforme des règles applicables aux artistes n est en réalité qu une réaction politique à certaines zones de turbulences. Ainsi, ce côté réactif du dossier est flagrant quand on se penche sur les deux dernières grandes réformes intervenues. La réforme de 2002 est intervenue suite à la médiatisation de l affaire FONTENEAU, qui a mis en lumière la faible protection sociale que subissaient certains artistes. La dernière réforme de 2013-2014 est intervenue suite à différents changements d interprétation de l ONEM qui ont eu pour effet de modifier la situation de nombreux artistes.
7 Le politique ne remet l ouvrage sur le métier que si l actualité le remet à l agenda. A chaque problème important qu a connu le secteur, la réglementation a connu certaines modifications. Mais chaque adaptation porte déjà en germe les imperfections qui mèneront à la réforme suivante. Ainsi, par exemple, si elle présente des points certainement positifs, un des points noirs de la dernière réforme est l interprétation selon laquelle les techniciens sont exclus de la règle du cachet. Ces modifications, si elles apparaissent nécessaires pour répondre à des problèmes qui se posent, repoussent à chaque fois la nécessité d une réflexion à long terme sur la création d un statut social cohérent et adapté aux réalités du monde artistique. Cette réflexion ne peut s inscrire dans le temps politique actuel, marqué par les échéances électorales. Il serait toutefois bon d entamer ce débat en procédant à des analyses fouillées de la réalité du travail artistique en Belgique et à la mise en place d indicateurs permettant, à terme, de proposer un statut social cohérent aux métiers de la création artistique. CONCLUSION VERS UN STATUT GÉNÉRAL ET PROTECTEUR DU TRAVAILLEUR INTERMITTENT? L artiste, en Belgique, tire sa protection sociale, essentiellement, de son statut, ou de son assimilation au statut des travailleurs salariés. Ce statut de travailleur salarié lui permet d accéder aux allocations de chômage, clé d entrée d une protection sociale effective. Cela étant, le chômage, dans sa construction globale, apparait souvent comme inadapté aux réalités du travail au sein du monde artistique. L artiste apparait comme étant à l avant-garde des modes de travail à venir. Il préfigure le travailleur intermittent, tantôt quasi-indépendant, tantôt quasi-salarié, et met en lumière la nécessité d adapter notre sécurité sociale pour lui assurer une protection sociale. Car c est là que se situe la question centrale du débat sur le statut de l artiste : quelle que soit la manière dont il travaille, comment lui assurer une protection sociale adaptée et effective? Cette question du statut social de l artiste place en quelque sorte l artiste au cœur de sa mission essentielle : nous amener à nous interroger sur nos certitudes pour voir et imaginer le monde différemment. Alors, en piste? Romain Leloup, Avocat
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