Armelle DECAULNE * RÉALITÉ ET PERCEPTION DES RISQUES NATURELS LIÉS A LA DYNAMIQUE DES VERSANTS DANS LES FJORDS D ISLANDE DU NORD-OUEST (NATURAL HAZARDS DUE TO SLOPE DYNAMIC IN THE FJORDS OF NORTH-WESTERN ICELAND: FACT AND PERCEPTION) RÉSUMÉ. Le relief des fjords d Islande du Nord-Ouest, associé à une situation météorologique perturbée due à sa position en milieu subpolaire océanique, favorise le déclenchement de processus de versant. Ceux-ci atteignent les secteurs occupés par l homme au pied des pentes raides, créant une situation de risque indéniable, qui est rarement perçue par la population locale. Mots-clés : Risques naturels, fjords, Islande. ABSTRACT. - The fjords of Northwestern Iceland, dominated by perturbed meteorological conditions due to its position in a subpolar oceanic environment, are a favourable area for the triggering of slope processes. These reach inhabited areas located at the bottom of steep slopes, creating a situation of natural hazard which is often underestimated by local population. Key words : Natural hazards, fjords, Iceland. Le risque naturel correspond à la combinaison de l aléa et de la vulnérabilité. L aléa est le phénomène qui est à l origine du risque, et la vulnérabilité la position des infrastructures humaines dans un espace susceptible d être atteint par l aléa. Il n y a donc risque que lorsque la société est menacée, lorsqu il y a interaction entre le milieu physique et les acteurs socioéconomiques. Ainsi, l étude des risques naturels se justifie pleinement dans les milieux montagneux occupés par l homme. En Islande du Nord-Ouest (fig. 1), comme l étude du secteur d Isafjördur va le démontrer, les conditions géomorphologiques et climatiques se prêtent tout à fait au déclenchement de dynamiques de versant telles les avalanches et les coulées de débris alors que l implantation des populations sur les rives des fjords crée une situation dangereuse. 1. Les conditions de l aléa en Islande du Nord-Ouest La pente est le principal facteur de l aléa en Islande du Nord-Ouest (Decaulne, 2001b, 2002). Or, la morphologie des fjords confère aux pentes de * UMR 6042, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand 394
fortes valeurs (60 à 25 ). Les sommets sont plans, la péninsule correspondant à un vaste entablement basaltique : la neige s accumule sur ce plateau avant d être redistribuée vers les parties hautes des versants sous le vent où la corniche rocheuse est souvent échancrée en nombreux couloirs, zone-source de 48% des avalanches. Cette corniche rocheuse est en outre le siège d une intense gélifraction, qui fournit le matériel impliqué dans les coulées de débris. Fig. 1 : Carte de localisation du secteur d étude. Le contexte climatique de la péninsule est marqué par une grande irrégularité pluviométrique et thermique, gouvernée par une situation largement dépressionnaire : la saison hivernale est soumise à de fréquents redoux, les précipitations sont abondantes tout au long de l année. La faible stabilité de la couverture neigeuse favorise donc le déclenchement des avalanches. L instabilité climatique contribue également au départ des coulées de débris, en provoquant de brusques fontes nivales, de fortes précipitations ou des pluies de longue durée, qui imprègnent les masses de matériel meuble et ruissellent sur le substrat imperméable (Decaulne,1999, 2000, 2001b). 2. L accroissement progressif de la vulnérabilité La perception des risques naturels liés à la dynamique des versants s observe à travers l analyse du développement spatial du bâti durant le XX ème siècle. Au début du dernier siècle, les habitations occupaient essentiellement la flèche littorale (fig. 2A), évitant le bas de versant. En effet, cette dernière zone a été atteinte à plusieurs reprises par les avalanches et les coulées de débris, comme l attestent les écrits relatant les événements de grande ampleur (Saemundsson et Pétursson, 1999 ; Decaulne, 2002). Pourtant, le pied de versant est progressivement conquis, des maisons et des immeubles d habitation sont construits entre 1920 et 1990 (Grimsdottir, 1999) jusqu à 40 mètres d altitude sur la rive gauche du fjord. Les photographies aériennes datant de 1958 montrent 395
déjà le bas de versant modifié par les constructions, les marqueurs géomorphologiques d une activité à debris flows encore visibles sur les photographies d archives prises au sol avant 1950 étant alors effaçés. L espace manquant à proximité de la flèche littorale, des zones urbanisées sont construites au fond du fjord : c est le cas de Holtahverfi, quartier résidentiel situé au Sud- Ouest, au pied de la montagne Kubbi, et de Tungudalur, emplacement de chalets d habitat secondaire (fig. 2B). Le bas du versant est alors largement occupé, malgré une dynamique de versants récurrente. Fig. 2 : Cartes de la croissance urbaine à Isafjördur entre 1920 et 2000. 3. Une dynamique des versants récurrente : la réalité des risques naturels Les Annales islandaises constituent une source fiable sur la récurrence des processus de versant à proximité des zones habitées, en particulier pour l étude de la fréquence des avalanches, qui ne laissent que peu de traces dans le paysage (Decaulne, 1999). L application de la lichénométrie (Decaulne, 2001b) permet de 396
Fig. 3 : Carte de l extension des processus de versant sur le site d Isafjördur. Fig. 4 : Carte du zonage du risque lié aux avalanches et aux coulées de débris sur le site d Isafjördur. Légendes des figures 2, 3 et 4. 397
compléter les résultats obtenus dans les Annales en mettant à jour un plus grand nombre de coulées de débris, seuls les processus qui atteignent la base du versant y étant répertoriés. La figure 3 illustre la situation dans le secteur d Isafjordur (Decaulne, 2001a), où les coulées de débris menacent le noyau principal de la ville et les avalanches le Sud-Ouest de celle-ci. Deux coulées de débris ont traversé la zone urbanisée : en 1934, une coulée de débris impliquant 4000 m 3 a atteint la mer alors que cet emplacement était vide d habitations ; en 1965, c est une zone nouvellement construite qui est traversée par une coulée impliquant plus de 3500 m 3 de débris, détruisant un garage, ensevelissant 2 véhicules, endommageant 2 des 5 maisons neuves bâties sur le site. Ces coulées n ont pas freiné l élan des constructions : aujourd hui, 30 maisons occupent l espace traversé par la coulée de 1934 et deux rangées d habitations ont complété l aire traversée par la coulée de 1965, les bâtiments alors touchés étant toujours à la même place. Les zones avalancheuses se situant en dehors du secteur densément peuplé, les coulées de neige ont rarement causé de victimes, mais des dégâts matériels lourds sont à déplorer. Cependant, en 1941, une avalanche dévaste une maison, causant 8 victimes (2 morts, 6 blessés) : cette section de route étant fréquemment atteinte par les avalanches, seuls quelques bâtiments industriels l occupent (fig. 4). Mais d autres secteurs, où la fréquence avalancheuse est moindre, sont bâties, en particulier en dehors de la zone anciennement peuplée, dont l histoire avalancheuse est mieux appréciée. Sur le secteur résidentiel de Hotlahverfi, construit entre 1976 et 1983, les Annales rapportent une avalanche en 1963 qui s est introduite de plus de 100 mètres dans la zone actuellement bâtie. Une maison est endommagée en 1984 par une avalanche. Les chalets de Tungudalur, construits entre 1926 et 1979, sont tous détruits en 1994 par une avalanche. La plupart d entre eux sont reconstruits à l identique. A partir de la connaissance et de la fréquence des processus et de leur extension maximale, il est possible d établir une carte du zonage du risque (fig. 4), qui fait clairement apparaître les secteurs dangereux : l ensemble des secteurs de résidence et de communication situés au bas des versants actifs. L analyse conjuguée de l extension du secteur bâti et de l extension maximale des avalanches et des coulées de débris illustre l écart existant entre la réalité du risque étudiée par le géographe et la perception qu en a la population vivant sur l espace concerné. La perception du risque par la population locale est dépendante de la gravité de l événement, et la mémoire collective s affaiblit avec le temps. La population prendra conscience du danger à la suite d un épisode meurtrier, mais cette prise de conscience collective ne sera effective que pour le seul secteur frappé (exemples des catastrophes de Sudavik et Flateyri en 1995), et seules les personnes concernées par un événement ne causant que des dégâts matériels en garderont un souvenir désagréable. De telles recherches soulèvent des questions d ordre sociales et politiques, touchant à l acceptation du risque et 398
à l aménagement de moyens de protection contre les dynamiques de versant qui se sont révélées extrêmement dangereuses dans le passé et qui font peser une menace constante sur les populations vulnérables de par leur localisation. BIBLIOGRAPHIE DECAULNE A., 1999 - Les avalanches en Islande du nord-ouest, modalités de déclenchement et impact géomorphologique, Environnements Périglaciaires, 6, pp. 77-89 DECAULNE A., 2000 - Etude d un épisode à debris flows en Islande du nordouest, Environnements Périglaciaires, 7, pp. 53-63. DECAULNE A., 2001a. - Mémoire collective et perception du risque lié aux avalanches et aux coulées de débris dans un fjord islandais : l exemple du site d Isafjördur (Islande nord-occidentale), Revue de Géographie Alpine, t. 89, n 3, pp. 63-80. DECAULNE A., 2001b. - Dynamique des versants et risques naturels dans les fjords d Islande du nord-ouest : l impact géomorphologique et humain des avalanches et des debris flows, Thèse de Doctorat, Département de Géographie, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 391 p. DECAULNE A., 2002. Coulées de débris et risques naturels en Islande du Nord-Ouest, Géomorphologie, 2, pp. 151-164. GRIMSDOTTIR H., 1999 - Byggingarar husa a Isafirdi [Année de construction du bâti à Isafjördur], Vedurstofa Islands, VI-G99014-UR08, 36 p. (en islandais). SAEMUNDSSON Th. et PÉTURSSON H.G., 1999a - Skriduhaetta a Isafirdi og i Hnifsdal [Risque associé aux coulées de débris à Isafjördur et Hnifsdalur], Vedurstofa Islands, VI-G99024-UR14, Reykjavik, 33 p. (en islandais). DISCUSSION G. Hugonie : Est-ce que dans vos travaux sur la vulnérabilité, vous êtes allée jusq u à évaluer la valeur des biens éventuellement affectés par un aléa (valeur qui caractérise la vulnérabilité pour les spécialistes des risques)? A. Decaulne : Non, je n ai pris en compte que l objet atteint par l aléa, pas son aspect financier. L appréciation de la vulnérabilité est en effet différente selon qu il s agisse d une habitation à occupation permanente ou de bâtiments industriels à occupation temporaire. Ce ne sont pas tant les biens et leurs coûts que les pertes de vies humaines qui ont été retenues dans mes travaux. H. Rougier : Les situations que décrit Mlle Decaulne ne sont pas sans rappeler celles rencontrées souvent dans les Alpes (par ex. dans la vallée de Saint Nicolas en Suisse). Quelle part faire entre une dramatisation par les scientifiques (en l occurrence les géomorphologues), fréquemment évoquée et une sous- 399
estimation des dangers (et non des risques!) par les acteurs locaux et/ou les populations concernées? A. Decaulne : La dramatisation par le scientifique est dans ce cas hors de cause, car la fréquence des processus montre une forte récurrence des événements extrêmes (ceux qui atteignen t les habitations) au cours du dernier siècle au moins. Des échanges informels avec la population locale m ont par contre persuadée d une très large fluctuation de l estimation du danger en fonction de sa gravité et du temps : lorsque le nombre de victimes est important, la population prend soudainement conscience du danger et des mesures politiques sont proposées pour sécuriser la zone concernée ; lorsque les dégâts sont matériels, la conscience du danger n est effective que pendant la durée de l événement, et seulement par la partie de la population touchée par les processus, puis la mémoire collective faibli avec le temps. M. Fort : Pourquoi montrer une carte de la «réalité du risque» et non une carte du risque potentiel, qui permettrait de croiser la connaissance que l on a de l aléa, et les possibilités futures d extension de l occupation des sols (habitations notamment)? A. Decaulne : La carte de la «réalité du risque» permet de souligner les secteurs qui ont été touchés par les avalanches ou les coulées de débris, souvent même avant la construction des habitations, et ainsi d illustrer la création d une situation de vulnérabilité. A partir de cette carte, une carte de zonage du risque est proposée, tenant compte à la fois de la position des habitations par rapport au versant et de l extension maximale des processus, présentant les secteurs où le développement de l occupation du sol peut-être envisagé sans exacerber la situation de vulnérabilité. La carte de la réalité des risques indique par ailleurs les zones qu il est nécessaire de protéger grâce à des structures défensives. T. Brossard : Existe-t-il des travaux de modélisation «a priori du risque» en fonction des configurations morp hométriques des sites? A. Decaulne : Oui, ces travaux de modélisation sont en cours de réalisation par les chercheurs de la Division Avalanches de l Institut Météorologique Islandais à Reykjavík pour les principaux couloirs avalancheux islandais. 400