1 Théories des soins infirmiers : de l identité professionnelle à la santé août 2008, par serge cannasse Il ya actuellement une montée en puissance de la revendication des infirmières à être reconnues comme n étant pas que des auxiliaires médicales. La définition de leur "rôle propre" est l objet des modèles et théories des soins infirmiers. Ce serait une erreur de n y voir qu un outil de mobilisation de la profession, qu une tentative pour être «mieux aimée» ou mieux rémunérée, voire qu un repli corporatiste. L enjeu est bien plus fondamental : il concerne notre façon d envisager la maladie et la santé. C est pourquoi les débats de la profession infirmière devraient intéresser tout le monde, et au premier chef les autres professionnels de santé et les patients. Dans ses numéros d avril et mai 2008, la revue Soins offre un panorama assez complet des " théories des soins infirmiers ", coordonné par Christophe Debout, président de l ANFIIDE (Association Nationale Française des Infirmières et Infirmiers Diplômés et Etudiants). Validé par le Conseil International des infirmières, dont l influence mondiale est décisive, le modèle principal est celui de Virginia Henderson, qui identifie 14 "besoins fondamenaux" de l être humain. C est celui qu utilisent principalement les textes officiels français pour définir, en sus de son rôle d auxiliaire médicale, le «rôle propre» de l infirmière. Il existe une cinquantaine d autres conceptualisations des sciences infirmières. La plupart sont américaines (États-Unis et Canada). De plus, l immense majorité des travaux en sciences infirmières est publiée en anglais. Malgré les traductions des principaux ouvrages et d articles dispersés, cela constitue une sérieuse limite à leur diffusion en France, la pratique de l anglais n y étant guère répandue. D où, souligne Christophe Debout, une " relative autarcie " de la " communauté infirmière française ", dont les membres n ont qu une " vision parcellaire des concepts, théories et méthodologies de recherche de la discipline." À ceci, il faut cependant ajouter deux remarques. La première est qu il existe une réelle difficulté à transposer certains concepts d une culture à une autre. Il n est pas du tout certain que, par exemple, les idées de " personne ", de " communauté ", d " autonomie ", soient strictement les mêmes d un côté à l autre de l Atlantique, ni même de la Manche ou du Rhin. Pour en avoir une idée, on pourra se reporter à l encadré qui accompagne l entretien avec Philippe d Iribarne sur ce site.
2 Un "rôle propre" indépendant du médecin En effet, ces modèles et théories sont issus des sciences humaines. Ils articulent tous quatre concepts centraux : la personne (individu, famille ou communauté), l environnement, la santé et les soins infirmiers. Sans qu il soit rejeté, le «modèle biomédical» n y est pas dominant. L infirmière a un «rôle propre» «indépendant du médecin». Son «champ d intervention est la santé globale de la personne soignée dans son contexte en intégrant les dimensions biologiques, psychologique, sociale et spirituelle.» «L essence même (de ce rôle), ce qui le différencie des autres professionnels de santé et du médecin en particulier, est le soutien des personnes, des familles ou des collectivités, pour qu elles soient en mesure de mettre en place des stratégies de santé de haute adaptation.» La lecture de la revue incite donc à identifier deux concepts clefs supplémentaires : l autonomie (du patient, but recherché), l adaptation (manifestation de cette autonomie, donc à encourager). «La finalité (des théories de soins infirmiers) est de produire une théorie de l action», c est-à-dire une théorie des interventions de l infirmière. Celle-ci en a besoin pour donner un sens explicite à ce qu elle fait : toute intervention infirmière est adossée à une théorie, qui aujourd hui est de fait implicite la plupart du temps. Malgré cela, l infirmière française «reste le plus souvent une excellente auxiliaire médicale ( ) dans une approche biomédicale presque exclusive des situations de soins.» Sa reconnaissance professionnelle passe par une émancipation vis-à-vis de cette approche. On pourrait ajouter, en faisant référence à d autres sources, par un passage du "cure" (soigner) au "care" (prendre soin). Ce qui conduit à la seconde remarque. Chantal Neves (cadre supérieur de santé et formatrice) a sans aucun doute raison de mettre en avant les contraintes bien pragmatiques qui rendent difficiles cette émancipation (manque de temps, de personnel, turn-over important, dépendance aux médecins, etc). Comme elle a sans nul doute raison de mettre en avant l appropriation par les infirmières des conceptualisations anglo-saxonnes : elles sont fondatrices. Mais il y a plus qu un problème de traduction. Pour être assimilées en France, ces conceptualisations doivent être recréées avec les données de la culture française. Or il se trouve que les " sciences humaines " de notre pays n ont rien à envier à celles des États-Unis, qui leur empruntent d ailleurs beaucoup, y compris chez des auteurs bien contemporains. Il faut aussi encourager leur fréquentation.
3 Une science infirmière francophone De plus, malgré les difficultés, ce travail francophone en sciences infirmières est en train de se faire (francophone, parce qu il ne se fait pas qu en France, mais aussi en Belgique, en Suisse, au Canada et même en Afrique). En France, plusieurs organisations viennent de proposer une définition de la " science infirmière ", dans le cadre de leur combat pour la mise en place d une filière LMD (Licence-Master-Doctorat) pour la formation infirmière, conformément aux accords européens de Bologne (2002). La voici : La science infirmière est " une science à la croisée des sciences naturelles et des sciences humaines. Son champ d investigation est large, les soins infirmiers étant dispensés dans des environnements très variés (domicile, structure médicosociale, école, milieu carcéral, établissement de santé, ). Il peut être catégorisé ainsi : Domaine clinique :. les principes et les lois qui gouvernent les processus de vie - le bien être - le fonctionnement optimal des êtres humains malades ou en bonne santé,. les régularités observables dans les comportements de la personne ou du groupe en interaction avec son environnement,. les processus pourvoyeurs de changement satisfaisants sur la santé des individus. Domaine de la gestion des soins infirmiers. Domaine de l enseignement et de la formation appliquée aux soins infirmiers." Des théories pragmatiques Les enjeux ne sont pas purement spéculatifs ou limités à un problème de reconnaissance professionnelle. Ils engagent effectivement une vision de la maladie et de la santé différente de la vision "biomédicale" (ce qui ne veut pas dire qu elle lui soit antagoniste), avec des conséquences très pragmatiques. Ainsi, dans un article à paraître dans l excellente revue Santé mentale, Philippe Delmas, Docteur en Sciences infirmières (à Montréal, puisqu en France les sciences infirmières ne bénéficient toujours pas d une reconnaissance universitaire) et cadre infirmier expert (à Paris, hôpital Cochin), estime qu un des enjeux de la construction d un savoir théorique français est celui de l évaluation des pratiques professionnelles. La HAS (Haute Autorité de Santé) impose aux infirmières la logique des niveaux de preuve issue du modèle biomédical, au détriment de l expertise infirmière, qui considère la complexité de l être humain et se refuse à réduire son approche à une causalité ne portant que sur «les parties qui le constituent." Parler de complexité n est pas la même chose que juxtaposer des parties : il y a bien deux approches de la maladie et de la
4 santé. Pour Philippe Delmas, les soins infirmiers reposent autant sur des théories scientifiques du type biologie que sur des sciences pratiques faisant appel à «l expertise clinique et aux préférences du patient comme socle décisionnel.». La prépondérance du modèle biomédical en France Une illustration en est fournie dans la même revue (juin 2008) par une critique serrée des recommandations de l HAS sur l éducation thérapeutique par Catherine Tourette-Turgis, Maitre de conférences en sciences de l éducation de l Université de Rouen. «L éducation est associée à une activité rationnelle et comportementale qui ne peut que choquer les chercheurs en éducation mais aussi les praticiens en contact avec des patients.» Le modèle choisi par la HAS (celui de Greene et Keuter) est «amputé de sa dimension sociale», accordant une place importante à l environnement. «Alors qu il est suggéré que les actions d éducation soient conduites par des infirmières,» les références ne font aucune allusion aux courants de recherche infirmière, notamment francophones (Canada), facilement accessibles. Aucune mention non plus des initiatives des patients eux-mêmes, comme les «patients experts» de l Association française des diabétiques ou l éducation par les pairs chez les patients atteints de VIH, bénéficiant pourtant de travaux qui en montrent l efficacité. On notera au passage que l auteure de l article signale que l adaptation, au cœur des conceptions exposées dans la revue Soins, et repris par la HAS, est un «concept descriptif ou explicatif qui a été abandonné par les sciences humaines et sociales» alors qu il existe des concepts issus des théories infirmières, et validés par des travaux cliniques, «qui rendent mieux compte de la dynamique à l œuvre dans les actions voire la vie du patient.» Le groupe " Unité pour le LMD " fait d ailleurs remarquer : " Alors que la Haute Autorité de Santé utilise les connaissances scientifiques issues des travaux de recherche en sciences infirmières menés à l étranger afin de formuler des recommandations de bonnes pratiques, il est (...) paradoxal de ne pas reconnaître l utilité d une filière infirmière incluant un niveau doctoral en France." Il y a donc du débat dans les conceptions infirmières françaises et il y a fort à parier qu il va aussi s engager avec les médecins, notamment généralistes, dont de nombreux représentants semblent partager certaines conceptions des sciences infirmières, sur les " préférences du patient ", par exemple. Tant mieux! cela témoigne de la vitalité de nombreux acteurs de santé, même si les autorités sanitaires et, malheureusement, un bon nombre d entre eux semblent avoir du mal à s en rendre compte.
5 Soins. numéros 724 (avril 2008) et 725 (mai 2008). Éditions Elsevier Masson Groupe " Unité pour le LMD " - Plateforme de propositions Article de Philippe Delmas (Santé mentale - à paraître) Article de Catherine Tourette-Turgis Merci à Philippe Delmas qui m a communiqué "en avant-première" son article à paraître dans Santé mentale et qui m a donné l occasion de lire un ouvrage de référence malheureusement difficile à trouver aujourd hui : " La pensée infirmière ", par Suzanne Kérouac, Jacinthe Pépin, Francine Ducharme, André Duquette et Francine Major. Éditions Études vivantes, Laval (Québec), 1994.