ÉMILE ZOLA, ROMANCIER CLASSIQUE



Documents pareils
MAISON NATALE DE VICTOR HUGO

Absence ou présence erronée d un mot ou d un groupe syntaxique

FICHES DE REVISIONS LITTERATURE

PROGRAMME ESTIVAL DE REVISIONS ET DE LECTURE

La série L est revalorisée

El Tres de Mayo, GOYA

C était la guerre des tranchées

Rappels. Prenons par exemple cet extrait : Récit / roman

La politique éducative et culturelle de l académie Dispositifs domaine musique Actions Opéra Grand Avignon

«Longtemps, j ai pris ma plume pour une épée : à présent, je connais notre impuissance.»

Méthodologie du dossier. Epreuve d histoire de l art

LIVRET DU CANDIDAT LES DEUX OPTIONS FACULTATIVES DANSE AU BACCALAURÉAT

PEUT- ON SE PASSER DE LA NOTION DE FINALITÉ?

Avertissement Introduction Première partie À la recherche des clefs sous L Ancien Régime

La liberté guidant le peuple sur les barricades

Mylène a besoin d aide!

IDEOGRAPHIX, BUREAU De lecture

eduscol Ressources pour la voie professionnelle Français Ressources pour les classes préparatoires au baccalauréat professionnel

Cours Numération Mathématique de base 1 MAT-B Alphabétisation

Eléments de présentation du projet de socle commun de connaissances, de compétences et de culture par le Conseil supérieur des programmes

NOM : Prénom : Date de naissance : Ecole : CM2 Palier 2

Master professionnel Création, production, images

Comprendre un texte fictionnel au cycle 3 : quelques remarques

L écoute ritualisée au cycle 3

LE PROGRAMME DES CLASSES DE BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL EN FRANÇAIS

Pony Production. mise en scène : Stéphanie Marino. Texte et Interprètation : Nicolas Devort. création graphique : Olivier Dentier - od-phi.

Un écrivain dans la classe : pour quoi faire?

Animer une association

Académie de Créteil. Projet présenté autour de l album «Trois souris peintres» d Ellen Stoll Walsh

CLASSE : : : ; : : : : LA LIBERTE GUIDANT LE PEUPLE EUGENE DELACROIX

Spécialité auxiliaire en prothèse dentaire du brevet d études professionnelles. ANNEXE IIb DEFINITION DES EPREUVES

Rencontre avec un singe remarquable

+12 ans. Carnet de lecture. Établissement :... Prénom :... Nom :... Classe :... Escapages, le prix littéraire de l'indre 36 :

«la mouche» : 1958 / 1987, l'adaptation au travers des affiches.

Activités autour du roman

Fiche d exploitation andragogique La maison de Marjo

N 6 Du 30 nov au 6 déc. 2011

Livret du jeune spectateur

************************************************************************ Français

COMPTE RENDU OU NOTES DE LECTURE SUR LA LITTERATURE ORALE AFRICAINE

devenez mécène Soutenez la Fondation pour le rayonnement du Musée de Montmartre DE MONTMARTRE JARDINS RENOIR fondation pour le rayonnement du

L héritage Gréco-latin dans le monde contemporain. Ecole pratique des hautes études - Université de Paris-Sorbonne

Les Éditions du patrimoine présentent La tenture de l Apocalypse d Angers Collection «Sensitinéraires»

Commentaire. Décision n QPC du 29 janvier Association pour la recherche sur le diabète

Voilà en effet le genre de situations classiques et très inconfortables dans lequel le joueur de poker se retrouve bien souvent.

Enseigner les lettres avec des tablettes numériques : quelle plus-value pour la classe?

LYCEE GRANDMONT Avenue de Sévigné TOURS Tel : Fax : Site :

Ressources pour le lycée général et technologique

Technique de la peinture

La Joconde. ( , 0,77x 0,53 m) de Léonard de Vinci TEMPS MODERNES

I/ CONSEILS PRATIQUES

Réaliser un journal scolaire

CONSTRUCTION DE L'INFORMATION

Livre d Or Dale Carnegie.

MSHIS11. PODCAST : Le travail à travers les âges. La face cachée du travail. Le travail féminin

Module 4 Tablettes et lieux de culture, musées, bibliothèques, universités

Il y a un temps pour tout «Il y a un temps pour tout et un moment pour chaque chose», dit l Ecclésiaste signifiant ainsi à l homme qui veut accéder à

LA MISE EN ŒUVRE DU PROGRAMME DE FRANÇAIS EN CLASSE DE SECONDE

La littératie numérique est-elle vraiment une littératie? Pour quelle raison se soucie-t-on de la définition de la littératie numérique?

Introduction : histoire et concept de l économie sociale Lucile Manoury

Atelier rédactionnel

Le Crédit-bail mobilier dans les procédures collectives

LES NOTES D ALTAÏR. L intégration des œuvres d art dans l ISF : une mesure lourde de conséquences.

2 e cycle du secondaire. Théâtre de Quat S6ou9 s, saison pièces détachées

Voix parlée, voix lyrique. Vocabulaire

En direct de la salle de presse du Journal virtuel

RENAN LUCE, On n'est pas à une bêtise près (3 36)

César doit mourir. Cesare Deve Morire. de Paolo et Vittorio Taviani

Réunion de présentation. Avril 2015

«LIRE», février 2015, classe de CP-CE1 de Mme Mardon, école Moselly à TOUL (54)

Français langue étrangère Savoir-faire - Actes de paroles - Supports d apprentissage -Tâches

Synthèse «Le Plus Grand Produit»

Rencontres au Castelnau ou.. quand les auteurs s en vont au champ. Sandrine Trochet. Enseignante Castelnau Barbarens.

Attestation de maîtrise des connaissances et compétences au cours moyen deuxième année

Anne Golaz - Portfolio - NEAR Intentions: Chasses

Le Réseau intercommunal des bibliothèques

L Illusion comique. De Corneille. L œuvre à l examen oral. Par Alain Migé. Petits Classiques Larousse -1- L Illusion comique de Corneille

PROJET D ETABLISSEMENT

Les indices à surplus constant

INSTITUT NATIONAL DES LANGUES ET CIVILISATIONS ORIENTALES

Règlement d études et d examens concernant la formation de musiciens et musiciennes d Eglise non professionnels

QUELQUES MOTS SUR L AUTEURE DANIELLE MALENFANT

d évaluation Objectifs Processus d élaboration

B Projet d écriture FLA Bande dessinée : La BD, c est pour moi! Cahier de l élève. Nom : PROJETS EN SÉRIE

Le concept de leadership

Merci de lire ce merveilleux magazine. Romane M. directrice du magazine.

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

Un Certain chemin de vie

UN PROJET SCIENTIFIQUE ET CULTUREL POUR LA SOCIÉTÉ DE LA CONNAISSANCE

TABAC : PREMIER BILAN SUR L APPLICATION DE LA LOI EVIN EN MILIEU SCOLAIRE. Dossier de Presse

Une discipline scolaire

Table des matières. 1. Le projet Ina Global, la revue de tous les médias Présentation générale 1.2. Ligne éditoriale 1.3. Direction artistique

Tableau des contenus

Qu est-ce que la croissance économique? Quels sont ses moteurs?

Les murs ont des voix PROJET NUMERIQUE D IMMERSION DANS LE PATRIMOINE INDUSTRIEL PAR LA LITTERATURE

Bilan de l expérimentation Enseignements d exploration en classe de seconde. Lycée Henri Vogt, Commercy. Académie de Nancy-Metz

Historique de la compagnie

Le WACC est-il le coût du capital?

Exo7. Probabilité conditionnelle. Exercices : Martine Quinio

Transcription:

Dossier ÉMILE ZOLA, ROMANCIER CLASSIQUE par Alain PAGÈS, Université de Paris III Sorbonne nouvelle Zola, un romancier «classique»? Cette proposition est évidemment paradoxale. Elle s inspire du jeu de mots qui a été fait par Roland Barthes au début des années 1970: un «classique», c est un écrivain que l on étudie en classe, un point c est tout! En soutenant cette idée d un Zola romancier «classique», cependant, on pourrait montrer que la place occupée par Zola dans la littérature de la fin du XIX e siècle le met dans une situation d équilibre historique particulier, au sein du savoir littéraire et historique que l école d aujourd hui s efforce de développer. L auteur des Rougon-Macquart se trouve à l aboutissement du grand mouvement qui constitue le roman réaliste tout au long du XIX e siècle, en fixe les règles et en pose les principes; et juste avant le commencement de la modernité, qui surgit avec la rupture proustienne. D une certaine façon, la partie classique d une littérature, c est cette partie à laquelle un élève d aujourd hui peut adhérer directement en tant que lecteur, et dont il accepte les règles d écriture, parce que celles-ci ne présentent aucun élément déstabilisateur pour lui. Ce qui précède ce moment d équilibre est constitué par la littérature que nous considérons habituellement comme «classique», mais qu il ne perçoit, pour sa part, que comme une source (une origine légitime, certes, mais trop lointaine pour qu il puisse la maîtriser avec aisance); au-delà de ce moment, commence la modernité, qui remet en question ses habitudes de perception de l objet littéraire. Zola est donc un romancier classique, parce qu il peut être lu par un lycéen d aujourd hui sans que cet objectif soulève des difficultés majeures: il est immédiatement lisible. Comment peut-on mesurer cette lisibilité? Nous le ferons ici en envisageant trois thèmes didactiques: la série (la continuité de lecture qu offrent Les Rougon-Macquart); l exemplarité (dans la perspective d une réflexion sur le genre du roman) ; et l interdisciplinarité (à propos de la relation entre littérature et histoire). Enseigner le français n 5 7

LA SÉRIE 1. Sur tous ces aspects, voir notre Guide Emile Zola (Paris, Ellipses, 2002), ou encore le site des Cahiers naturalistes (www.cahiersnaturalistes.com) Le «Zola» qu un professeur de lycée peut proposer à ses élèves, c est l auteur des Rougon-Macquart, c est-à-dire d une série de vingt romans, écrits entre 1870 et 1893. Le cadre est clair, immédiatement perceptible. Vingt romans, cela constitue un univers: une œuvre massive, sans doute, mais cohérente. S il en a le courage, un élève peut commencer par l un des épisodes, pris au hasard (l ordre importe peu, heureusement!), et puis explorer, à son gré, cette série foisonnante. Une telle abondance, ordonnée par la série, offre le plaisir d une répétition programmée, comme pour un roman-feuilleton. Ce programme a de quoi plaire et rassurer, en même temps. Il convient à la consommation culturelle moderne qui pratique quotidiennement la suite feuilletonesque grâce à la télévision. Et il correspond à l idée qu un élève se fait, d une manière générale, de la fonction de la littérature, dont la tâche est de l ouvrir à la diversité du réel. Plus de trente millions d exemplaires ont été vendus pour l ensemble des Rougon-Macquart depuis la fin des années 1950, dans les différentes collections de poche. Ces tirages sont très importants. Ils placent Zola parmi les grands «best-sellers» de la littérature française, et même de la littérature mondiale. Germinal se trouve en tête avec quatre millions d exemplaires vendus dans la seule collection du «Livre de poche» Hachette plus de cinq millions sans doute, si l on tient compte du tirage des autres collections de poche («Folio», «Garnier- Flammarion», «Presses Pocket»). Puis vient L'Assommoir, avec près de trois millions d exemplaires. Derrière eux, plusieurs romans se disputent les places d'honneur: Au Bonheur des Dames, La Bête humaine, Nana puis Le Rêve, La Curée, La Terre, La Faute de l abbé Mouret. On trouve donc, à côté d'un sommet incontestable, un grand nombre de chefs-d œuvre que l'on pourrait qualifier de secondaires: loin d'être limitée à quelques textes phares (comme c est le cas chez Stendhal ou chez Flaubert, par exemple), l œuvre de Zola repose sur une assise importante, et c'est ce qui fait sans doute son pouvoir d'attraction 1. Alors qu au XIX e siècle, Nana occupait la deuxième place, ce roman n occupe, aujourd hui, que la cinquième place. Est-ce le signe que le succès de scandale, qui a longtemps caractérisé la fortune de l œuvre de Zola, tend à s'estomper, et que l'image de la sexualité, voire la pornographie, traditionnellement accolée au terme de naturalisme, s'efface peu à peu des esprits? On remarquera, en revanche, la bonne tenue d'un ouvrage comme Le Rêve: ce roman qui était, pour le public bourgeois du XIX e siècle, le livre 8 Dossier

de Zola le plus acceptable celui que l'on pouvait conseiller à la rigueur aux jeunes filles continue aujourd'hui encore à garder la faveur du public. Preuve que, pour beaucoup de lecteurs, L'Assommoir et Germinal ont besoin d'antidotes! C'est cette raison, probablement, qui explique le succès que connaît aujourd'hui Au Bonheur des Dames, notamment en milieu scolaire le roman de Zola que les professeurs de collège choisissent en classe de troisième, par exemple, plutôt que L Assommoir ou Germinal. Dans la progression de ces tirages il faut souligner le rôle qu ont joué, de toute évidence, les adaptations cinématographiques. À côté du Germinal de Claude Berri, en 1993, (qui a représenté, à l époque, l une des plus grosses productions du cinéma français), il faut évoquer La Bête humaine de Jean Renoir (en 1938), Gervaise (L Assommoir) de René Clément (en 1955), La Curée de Roger Vadim (en 1965), ou encore La Faute de l'abbé Mouret de Georges Franju (en 1970). Ces films expliquent, en partie, le score obtenu par ces romans à l'époque moderne. Leur influence s est trouvée renforcée par les adaptations, relativement nombreuses, que la télévision a proposées à partir de la fin des années 1960, en complétant les choix opérés par le cinéma: L Œuvre, par Pierre Cardinal, en 1967; Pot-Bouille, par Yves-André Hubert, en 1972; L Argent, par Jacques Rouffio, en 1988; Une page d amour, par Serge Moati, en 1995 ; Nana, par Maurice Cazeneuve, en 1981, et tout récemment dans une réécriture moderne (sous le titre: Nadia Coupeau, dite Nana), par Édouard Molinaro, en 2001. L EXEMPLARITÉ À défaut de lire Zola en œuvre intégrale, au collège ou au lycée, au moins le découvre-t-on sous la forme d extraits. Car c est une œuvre qui représente un inépuisable réservoir d exemples. Il suffit de considérer les «objets d étude» inscrits au programme de la classe de seconde ou à celui de la classe de première (en particulier depuis la réforme qui vient d intervenir, applicable à partir de la rentrée 2007). Grâce aux particularités qu elle présente, l œuvre de Zola entre dans plusieurs de ces objets d étude, d une manière en quelque sorte transversale. Elle peut intervenir dans une réflexion sur le genre romanesque, en classe de seconde ou en classe de première; dans une approche de la notion de mouvement littéraire, en classe de seconde; ou encore, en seconde et en première, lorsque le professeur doit aborder les problèmes liés à la création littéraire et aux réécritures. Enseigner le français n 4 9

Prenons la notion de mouvement littéraire. La figure de Zola, chef de file du mouvement naturaliste, et l histoire de ses relations, amicales ou conflictuelles, avec ses disciples, offrent une matière historique d une grande richesse permettant de saisir la complexité de ce qu on appelle le «champ littéraire» à une époque donnée. La naissance du mouvement naturaliste, sa composition interne, son opposition au romantisme ou au symbolisme, constituent autant de phénomènes aisément identifiables qui permettent au professeur de faire saisir la complexité d une évolution historique, c est-à-dire la relation essentielle qui relie un univers social et des écrivains qui l ont représenté. Autre objet d étude: l écriture littéraire. Les dossiers préparatoires de Zola fournissent, à cet égard, un matériau inépuisable. Ils comprennent, par exemple, des comptes rendus d enquête, qui prennent souvent la forme d'un journal de voyage (ainsi pour Germinal, les «Notes sur Anzin», véritable étude sociologique des mines de la région de Valenciennes) et des scénarios, dont la fonction est de construire le schéma de l'intrigue à venir. L intérêt des «avant-textes» zoliens est qu ils privilégient les esquisses ou les plans, plutôt que les variations textuelles. Ils permettent une réflexion sur l évolution des schémas narratifs. Différents parcours littéraires sont ainsi possibles dans la genèse de l œuvre. Ils peuvent concerner, par exemple, l élaboration d une scène ou d un motif narratif (des scénarios initiaux à la rédaction finale), la construction d un personnage (de la fiche qui le définit au portrait qui le représente), ou encore l écriture d une description (des notes documentaires aux différentes étapes de la rédaction). Dans les comparaisons appelées par ces différents états rédactionnels, on pourra mettre en lumière devant les élèves soit le processus d enrichissement (de l esquisse à l œuvre achevée), soit, au contraire, le processus inverse de sélection (qui passe par une réduction de l information documentaire ou un resserrement de la rédaction primitive). L INTERDISCIPLINARITÉ Qu il s agisse des «travaux croisés» au collège, ou des «TPE» au lycée, le type de relation interdisciplinaire qu il est le plus commode d envisager est celui qui relie le savoir littéraire et le savoir historique. De ce point de vue, l engagement de Zola dans l affaire Dreyfus permet une réflexion sur la relation qui unit l événement littéraire et l événement historique. Il constitue un exemple privilégié, comme l est celui de Hugo, luttant contre le Second Empire. L un et l autre incarnent deux modalités de 10 Dossier

l engagement littéraire, à travers deux textes qui ont marqué leur intervention dans l histoire, les Châtiments, d une part, «J accuse», d autre part. Esquissons ici, en quelques mots, un parallèle qui soulignera la valeur historique et argumentative, tout à la fois, de ces deux textes phares... Que l on doive comparer «J accuse» et les Châtiments, c est Péguy qui le suggère dans l article qu il a écrit sur l œuvre de Zola, après la mort de ce dernier, en décembre 1902. «Sans aucun doute un des plus beaux moments littéraires que nous ayons», écrit Péguy, en commentant la fin de l article de Zola. Et il ajoute: «Je ne connais rien, même dans les Châtiments, qui soit aussi beau que cette architecture d'accusations, que ces J'accuse alignés comme des strophes. C'était de la belle prophétie, puisque la prophétie humaine ne consiste pas à imaginer un futur, mais à se représenter le futur comme s'il était déjà le présent. C'était d'une belle ordonnance classique, d'un beau rythme classique.» De fait, on retrouve dans la fin de «J accuse» les procédés de répétition qui structurent la poésie des Châtiments: la reprise d un même terme, rythmant la succession des paragraphes («J accuse») ; la longue énumération des noms propres, si caractéristique du lyrisme des Châtiments, ces noms propres placés les uns après les autres, en relation d équivalence, signifiant moins par leur contenu référentiel précis que par l idée générale à laquelle ils renvoient, le pouvoir tyrannique, destructeur de la liberté. Notons, cependant, les différences d écriture entre les Châtiments et «J accuse». Les Châtiments sont écrits après la prise du pouvoir par Napoléon III. Même si l espoir de l avènement d une démocratie future anime le recueil, qui va de «Nox» à «Lux», c est le désespoir qui domine l ensemble des poèmes, devant une lutte qui paraît perdue d avance contre un régime tyrannique jouissant de tous les soutiens possibles. «Et s il n en reste qu un, je serai celui-là!», proclame Hugo à la fin de la septième partie du recueil, dans ses «Ultima verba». Tandis que «J accuse» se place dans une perspective inverse, au début d un combat qui s engage, et avec l espoir que la victoire est possible: «La vérité est en marche, rien ne l arrêtera», écrit Zola. La satire des Châtiments joue de tous les effets. Elle va vite, et force le trait; pour atteindre une cible unique, Napoléon III, elle fait feu de tout bois; c est un langage mêlé, un pot-pourri, précisément, comme le veut l étymologie du mot «satire», en latin. Le récit judiciaire de «J accuse» est, au contraire, précis, argumenté, centré sur le réel. La démonstration construite par Zola vise à une clarification et à une mise en ordre du réel, alors que Enseigner le français n 4 11

les Châtiments procèdent à une mise en désordre, au moyen de l écriture déstabilisatrice de la satire. * * * L école d aujourd hui utilise l œuvre de Zola selon des perspectives qui lui sont propres, à travers ses objectifs, ses programmes, ses «objets d étude». Elle ne voit qu une partie d une œuvre, au sein de laquelle elle opère une sélection. Elle laisse de côté l œuvre critique et l œuvre journalistique qui, en nombre de pages, forment un ensemble considérable (l équivalent des Rougon-Macquart). Elle ignore le romancier d après Les Rougon-Macquart, le «troisième Zola», auteur des cycles des Trois Villes et des Évangiles. Elle ignore encore plus l homme de théâtre, qui a tenté des créations originales et a adapté pour la scène plusieurs de ses romans (Thérèse Raquin en 1867, ou Renée en 1887). Elle ignore tout à fait le créateur de livrets lyriques, l auteur d opéras lyriques montés en collaboration avec le musicien Alfred Bruneau. Elle se contente ainsi d un espace de savoir qu elle délimite à partir des perspectives qui lui sont propres. Mais cet espace, bien que circonscrit, est suffisamment vaste. Il concerne non seulement l œuvre, en tant qu objet de lecture continu ou fragmentaire, mais aussi l écrivain, inscrit dans l histoire (au sein du mouvement naturaliste, ou au cœur des événements politiques de la fin du XIX e siècle). Ces possibilités sont suffisamment étendues pour que les programmes actuels puissent autoriser la construction, dans l esprit des élèves, d une image de Zola relativement complexe, allant au-delà de la vision simpliste d un romancier «naturaliste» qui aurait été uniquement préoccupé par la peinture de la réalité ouvrière: l image d un écrivain classique, défenseur de la vérité et de la justice, occupant une position de premier plan parmi les fondateurs du genre romanesque. Alain PAGÈS Université de Paris III Sorbonne nouvelle 12 Dossier