Dossier ÉMILE ZOLA, ROMANCIER CLASSIQUE par Alain PAGÈS, Université de Paris III Sorbonne nouvelle Zola, un romancier «classique»? Cette proposition est évidemment paradoxale. Elle s inspire du jeu de mots qui a été fait par Roland Barthes au début des années 1970: un «classique», c est un écrivain que l on étudie en classe, un point c est tout! En soutenant cette idée d un Zola romancier «classique», cependant, on pourrait montrer que la place occupée par Zola dans la littérature de la fin du XIX e siècle le met dans une situation d équilibre historique particulier, au sein du savoir littéraire et historique que l école d aujourd hui s efforce de développer. L auteur des Rougon-Macquart se trouve à l aboutissement du grand mouvement qui constitue le roman réaliste tout au long du XIX e siècle, en fixe les règles et en pose les principes; et juste avant le commencement de la modernité, qui surgit avec la rupture proustienne. D une certaine façon, la partie classique d une littérature, c est cette partie à laquelle un élève d aujourd hui peut adhérer directement en tant que lecteur, et dont il accepte les règles d écriture, parce que celles-ci ne présentent aucun élément déstabilisateur pour lui. Ce qui précède ce moment d équilibre est constitué par la littérature que nous considérons habituellement comme «classique», mais qu il ne perçoit, pour sa part, que comme une source (une origine légitime, certes, mais trop lointaine pour qu il puisse la maîtriser avec aisance); au-delà de ce moment, commence la modernité, qui remet en question ses habitudes de perception de l objet littéraire. Zola est donc un romancier classique, parce qu il peut être lu par un lycéen d aujourd hui sans que cet objectif soulève des difficultés majeures: il est immédiatement lisible. Comment peut-on mesurer cette lisibilité? Nous le ferons ici en envisageant trois thèmes didactiques: la série (la continuité de lecture qu offrent Les Rougon-Macquart); l exemplarité (dans la perspective d une réflexion sur le genre du roman) ; et l interdisciplinarité (à propos de la relation entre littérature et histoire). Enseigner le français n 5 7
LA SÉRIE 1. Sur tous ces aspects, voir notre Guide Emile Zola (Paris, Ellipses, 2002), ou encore le site des Cahiers naturalistes (www.cahiersnaturalistes.com) Le «Zola» qu un professeur de lycée peut proposer à ses élèves, c est l auteur des Rougon-Macquart, c est-à-dire d une série de vingt romans, écrits entre 1870 et 1893. Le cadre est clair, immédiatement perceptible. Vingt romans, cela constitue un univers: une œuvre massive, sans doute, mais cohérente. S il en a le courage, un élève peut commencer par l un des épisodes, pris au hasard (l ordre importe peu, heureusement!), et puis explorer, à son gré, cette série foisonnante. Une telle abondance, ordonnée par la série, offre le plaisir d une répétition programmée, comme pour un roman-feuilleton. Ce programme a de quoi plaire et rassurer, en même temps. Il convient à la consommation culturelle moderne qui pratique quotidiennement la suite feuilletonesque grâce à la télévision. Et il correspond à l idée qu un élève se fait, d une manière générale, de la fonction de la littérature, dont la tâche est de l ouvrir à la diversité du réel. Plus de trente millions d exemplaires ont été vendus pour l ensemble des Rougon-Macquart depuis la fin des années 1950, dans les différentes collections de poche. Ces tirages sont très importants. Ils placent Zola parmi les grands «best-sellers» de la littérature française, et même de la littérature mondiale. Germinal se trouve en tête avec quatre millions d exemplaires vendus dans la seule collection du «Livre de poche» Hachette plus de cinq millions sans doute, si l on tient compte du tirage des autres collections de poche («Folio», «Garnier- Flammarion», «Presses Pocket»). Puis vient L'Assommoir, avec près de trois millions d exemplaires. Derrière eux, plusieurs romans se disputent les places d'honneur: Au Bonheur des Dames, La Bête humaine, Nana puis Le Rêve, La Curée, La Terre, La Faute de l abbé Mouret. On trouve donc, à côté d'un sommet incontestable, un grand nombre de chefs-d œuvre que l'on pourrait qualifier de secondaires: loin d'être limitée à quelques textes phares (comme c est le cas chez Stendhal ou chez Flaubert, par exemple), l œuvre de Zola repose sur une assise importante, et c'est ce qui fait sans doute son pouvoir d'attraction 1. Alors qu au XIX e siècle, Nana occupait la deuxième place, ce roman n occupe, aujourd hui, que la cinquième place. Est-ce le signe que le succès de scandale, qui a longtemps caractérisé la fortune de l œuvre de Zola, tend à s'estomper, et que l'image de la sexualité, voire la pornographie, traditionnellement accolée au terme de naturalisme, s'efface peu à peu des esprits? On remarquera, en revanche, la bonne tenue d'un ouvrage comme Le Rêve: ce roman qui était, pour le public bourgeois du XIX e siècle, le livre 8 Dossier
de Zola le plus acceptable celui que l'on pouvait conseiller à la rigueur aux jeunes filles continue aujourd'hui encore à garder la faveur du public. Preuve que, pour beaucoup de lecteurs, L'Assommoir et Germinal ont besoin d'antidotes! C'est cette raison, probablement, qui explique le succès que connaît aujourd'hui Au Bonheur des Dames, notamment en milieu scolaire le roman de Zola que les professeurs de collège choisissent en classe de troisième, par exemple, plutôt que L Assommoir ou Germinal. Dans la progression de ces tirages il faut souligner le rôle qu ont joué, de toute évidence, les adaptations cinématographiques. À côté du Germinal de Claude Berri, en 1993, (qui a représenté, à l époque, l une des plus grosses productions du cinéma français), il faut évoquer La Bête humaine de Jean Renoir (en 1938), Gervaise (L Assommoir) de René Clément (en 1955), La Curée de Roger Vadim (en 1965), ou encore La Faute de l'abbé Mouret de Georges Franju (en 1970). Ces films expliquent, en partie, le score obtenu par ces romans à l'époque moderne. Leur influence s est trouvée renforcée par les adaptations, relativement nombreuses, que la télévision a proposées à partir de la fin des années 1960, en complétant les choix opérés par le cinéma: L Œuvre, par Pierre Cardinal, en 1967; Pot-Bouille, par Yves-André Hubert, en 1972; L Argent, par Jacques Rouffio, en 1988; Une page d amour, par Serge Moati, en 1995 ; Nana, par Maurice Cazeneuve, en 1981, et tout récemment dans une réécriture moderne (sous le titre: Nadia Coupeau, dite Nana), par Édouard Molinaro, en 2001. L EXEMPLARITÉ À défaut de lire Zola en œuvre intégrale, au collège ou au lycée, au moins le découvre-t-on sous la forme d extraits. Car c est une œuvre qui représente un inépuisable réservoir d exemples. Il suffit de considérer les «objets d étude» inscrits au programme de la classe de seconde ou à celui de la classe de première (en particulier depuis la réforme qui vient d intervenir, applicable à partir de la rentrée 2007). Grâce aux particularités qu elle présente, l œuvre de Zola entre dans plusieurs de ces objets d étude, d une manière en quelque sorte transversale. Elle peut intervenir dans une réflexion sur le genre romanesque, en classe de seconde ou en classe de première; dans une approche de la notion de mouvement littéraire, en classe de seconde; ou encore, en seconde et en première, lorsque le professeur doit aborder les problèmes liés à la création littéraire et aux réécritures. Enseigner le français n 4 9
Prenons la notion de mouvement littéraire. La figure de Zola, chef de file du mouvement naturaliste, et l histoire de ses relations, amicales ou conflictuelles, avec ses disciples, offrent une matière historique d une grande richesse permettant de saisir la complexité de ce qu on appelle le «champ littéraire» à une époque donnée. La naissance du mouvement naturaliste, sa composition interne, son opposition au romantisme ou au symbolisme, constituent autant de phénomènes aisément identifiables qui permettent au professeur de faire saisir la complexité d une évolution historique, c est-à-dire la relation essentielle qui relie un univers social et des écrivains qui l ont représenté. Autre objet d étude: l écriture littéraire. Les dossiers préparatoires de Zola fournissent, à cet égard, un matériau inépuisable. Ils comprennent, par exemple, des comptes rendus d enquête, qui prennent souvent la forme d'un journal de voyage (ainsi pour Germinal, les «Notes sur Anzin», véritable étude sociologique des mines de la région de Valenciennes) et des scénarios, dont la fonction est de construire le schéma de l'intrigue à venir. L intérêt des «avant-textes» zoliens est qu ils privilégient les esquisses ou les plans, plutôt que les variations textuelles. Ils permettent une réflexion sur l évolution des schémas narratifs. Différents parcours littéraires sont ainsi possibles dans la genèse de l œuvre. Ils peuvent concerner, par exemple, l élaboration d une scène ou d un motif narratif (des scénarios initiaux à la rédaction finale), la construction d un personnage (de la fiche qui le définit au portrait qui le représente), ou encore l écriture d une description (des notes documentaires aux différentes étapes de la rédaction). Dans les comparaisons appelées par ces différents états rédactionnels, on pourra mettre en lumière devant les élèves soit le processus d enrichissement (de l esquisse à l œuvre achevée), soit, au contraire, le processus inverse de sélection (qui passe par une réduction de l information documentaire ou un resserrement de la rédaction primitive). L INTERDISCIPLINARITÉ Qu il s agisse des «travaux croisés» au collège, ou des «TPE» au lycée, le type de relation interdisciplinaire qu il est le plus commode d envisager est celui qui relie le savoir littéraire et le savoir historique. De ce point de vue, l engagement de Zola dans l affaire Dreyfus permet une réflexion sur la relation qui unit l événement littéraire et l événement historique. Il constitue un exemple privilégié, comme l est celui de Hugo, luttant contre le Second Empire. L un et l autre incarnent deux modalités de 10 Dossier
l engagement littéraire, à travers deux textes qui ont marqué leur intervention dans l histoire, les Châtiments, d une part, «J accuse», d autre part. Esquissons ici, en quelques mots, un parallèle qui soulignera la valeur historique et argumentative, tout à la fois, de ces deux textes phares... Que l on doive comparer «J accuse» et les Châtiments, c est Péguy qui le suggère dans l article qu il a écrit sur l œuvre de Zola, après la mort de ce dernier, en décembre 1902. «Sans aucun doute un des plus beaux moments littéraires que nous ayons», écrit Péguy, en commentant la fin de l article de Zola. Et il ajoute: «Je ne connais rien, même dans les Châtiments, qui soit aussi beau que cette architecture d'accusations, que ces J'accuse alignés comme des strophes. C'était de la belle prophétie, puisque la prophétie humaine ne consiste pas à imaginer un futur, mais à se représenter le futur comme s'il était déjà le présent. C'était d'une belle ordonnance classique, d'un beau rythme classique.» De fait, on retrouve dans la fin de «J accuse» les procédés de répétition qui structurent la poésie des Châtiments: la reprise d un même terme, rythmant la succession des paragraphes («J accuse») ; la longue énumération des noms propres, si caractéristique du lyrisme des Châtiments, ces noms propres placés les uns après les autres, en relation d équivalence, signifiant moins par leur contenu référentiel précis que par l idée générale à laquelle ils renvoient, le pouvoir tyrannique, destructeur de la liberté. Notons, cependant, les différences d écriture entre les Châtiments et «J accuse». Les Châtiments sont écrits après la prise du pouvoir par Napoléon III. Même si l espoir de l avènement d une démocratie future anime le recueil, qui va de «Nox» à «Lux», c est le désespoir qui domine l ensemble des poèmes, devant une lutte qui paraît perdue d avance contre un régime tyrannique jouissant de tous les soutiens possibles. «Et s il n en reste qu un, je serai celui-là!», proclame Hugo à la fin de la septième partie du recueil, dans ses «Ultima verba». Tandis que «J accuse» se place dans une perspective inverse, au début d un combat qui s engage, et avec l espoir que la victoire est possible: «La vérité est en marche, rien ne l arrêtera», écrit Zola. La satire des Châtiments joue de tous les effets. Elle va vite, et force le trait; pour atteindre une cible unique, Napoléon III, elle fait feu de tout bois; c est un langage mêlé, un pot-pourri, précisément, comme le veut l étymologie du mot «satire», en latin. Le récit judiciaire de «J accuse» est, au contraire, précis, argumenté, centré sur le réel. La démonstration construite par Zola vise à une clarification et à une mise en ordre du réel, alors que Enseigner le français n 4 11
les Châtiments procèdent à une mise en désordre, au moyen de l écriture déstabilisatrice de la satire. * * * L école d aujourd hui utilise l œuvre de Zola selon des perspectives qui lui sont propres, à travers ses objectifs, ses programmes, ses «objets d étude». Elle ne voit qu une partie d une œuvre, au sein de laquelle elle opère une sélection. Elle laisse de côté l œuvre critique et l œuvre journalistique qui, en nombre de pages, forment un ensemble considérable (l équivalent des Rougon-Macquart). Elle ignore le romancier d après Les Rougon-Macquart, le «troisième Zola», auteur des cycles des Trois Villes et des Évangiles. Elle ignore encore plus l homme de théâtre, qui a tenté des créations originales et a adapté pour la scène plusieurs de ses romans (Thérèse Raquin en 1867, ou Renée en 1887). Elle ignore tout à fait le créateur de livrets lyriques, l auteur d opéras lyriques montés en collaboration avec le musicien Alfred Bruneau. Elle se contente ainsi d un espace de savoir qu elle délimite à partir des perspectives qui lui sont propres. Mais cet espace, bien que circonscrit, est suffisamment vaste. Il concerne non seulement l œuvre, en tant qu objet de lecture continu ou fragmentaire, mais aussi l écrivain, inscrit dans l histoire (au sein du mouvement naturaliste, ou au cœur des événements politiques de la fin du XIX e siècle). Ces possibilités sont suffisamment étendues pour que les programmes actuels puissent autoriser la construction, dans l esprit des élèves, d une image de Zola relativement complexe, allant au-delà de la vision simpliste d un romancier «naturaliste» qui aurait été uniquement préoccupé par la peinture de la réalité ouvrière: l image d un écrivain classique, défenseur de la vérité et de la justice, occupant une position de premier plan parmi les fondateurs du genre romanesque. Alain PAGÈS Université de Paris III Sorbonne nouvelle 12 Dossier