Évaluation des propriétés photochimiques de chromophores d intérêt technologique et/ou biologique à l aide d outils théoriques.



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Revue des Questions Scientifiques, 2011, 182 (3) : 275-302 Évaluation des propriétés photochimiques de chromophores d intérêt technologique et/ou biologique à l aide d outils théoriques. Adèle D. LAURENT Postdoctorante à University of Southern California, Los Angeles, CA adele.dlaurent@gmail.com Résumé Cet article a pour but de faire découvrir l un des domaines de la chimie théorique au travers d exemples tirés d un stage de master (FUNDP Namur) et d une thèse (UHP Nancy). Le thème commun de ces deux projets est l étude des propriétés optiques de chromophores, et ce dans différents environnements. Les outils théoriques sont présentés brièvement, mettant d avantage l accent sur les concepts clés. Introduction À l heure actuelle, le domaine de la biologie est en plein essor. Les outils expérimentaux peuvent caractériser des structures de plus en plus complexes et avec une résolution de plus en plus fine. Le prix Nobel de chimie en 2009 a d ailleurs été attribué à trois chercheurs biologistes (V. Ramakrishnan (Cambridge), T. A. Steitz (Yale) et A. E. Yonath (Israël)) grâce à l établissement de la structure des ribosomes et leur fonctionnement à l échelle atomique [33].

276 revue des questions scientifiques Ceux-ci jouent un rôle essentiel dans notre organisme : ils produisent les protéines. L étude d une telle machinerie possédant plusieurs milliers d atomes est devenue commune. À l aide de méthodes cristallographiques poussées, une amélioration de la connaissance des fonctions biologiques via la structure atomique est maintenant possible. Un exemple est la résolution des structures de différentes conformations (ouvertes ou fermées) des canaux ioniques présents dans les membranes lipidiques de toutes les cellules. Ceux-ci sont sélectivement perméables aux ions sodium, potassium, calcium ou encore chlorure. Le mouvement de ces ions, dépendant du potentiel électrostatique de la membrane, peut générer la contraction cellulaire, l activation de neurotransmetteurs ou d hormones, Un autre domaine de la biologie qui est en pleine évolution est l étude de l ADN [3] qui contient toutes les informations du code génétique. L ADN est constitué uniquement de quatre bases (adénine, guanine, cytosine et thymine), ces dernières s apparient deux à deux pour former le double brin d ADN. Une mutation ou un endommagement d une base peut avoir des conséquences irréversibles pour l organisme (ex : maladie, déformation, ) Parallèlement aux nombreuses études de systèmes biologiques, la miniaturisation des technologies est un réel défi pour les scientifiques. Un exemple en vogue pour le moment est celui des cellules photovoltaïques. Celles-ci utilisent l effet photovoltaïque pour transformer la lumière en électricité. Les cellules les plus répandues sont constituées de semi-conducteurs minéraux, souvent à base de silice. Il convient d optimiser leur rendement sous un fort ou un faible éclairement et leur coût. Un des grands défis actuellement est de réaliser des cellules photovoltaïques organiques (polymères ou moléculaires) ce qui permet de fabriquer des panneaux solaires souples, plus légers et pour un moindre coût [31,1]. Actuellement, le domaine des matériaux optiques à transmission variable basés sur des molécules conjuguées, appelés photochromes, s étend considérablement. Des exemples sont les lentilles ophtalmiques, le stockage optique, les cosmétiques, les interrupteurs et les mémoires de taille nanoscopique ; toutes ces applications dérivant du caractère photo- contrôlable d un grand nombre de propriétés physicochimiques (constantes diélectriques, indices de réfraction, viscosités, solubilités, conductivités, ) [9,32]. Pour ces deux grands domaines d application que sont la biologie et la technologie, de plus en plus d expérimentateurs ou même de firmes indus-

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 277 trielles font appel à des méthodes théoriques poussées pour modéliser et/ou comprendre la chimie sous-jacente et la physique ; et ce dans un but précis : aider à comprendre des données expérimentales complexes et aider à avoir une visée prédictive. Par conséquent, dans chaque domaine, il existe des outils théoriques qui ont été élaborés spécifiquement pour modéliser, reproduire et créer des systèmes moléculaires, voire biologiques à moindre coût et à des échelles de temps plus petits. C est ainsi que les méthodes théoriques telles que la dynamique moléculaire (MD, molecular dynamic) deviennent des outils cruciaux pour évaluer l activité des protéines dans leur environnement physiologique [28]. Celles-ci permettent de décrire de larges systèmes (millions d atomes) et ce, pour un coût calculatoire parfaitement accessible. La MD est basée sur le principe de la mécanique newtonienne et des champs de forces de mécanique moléculaire (MM, molecular mechanics). Cette méthode est souvent associée à un modèle dit de «boules et ressorts» parce que les atomes sont décrits par des sphères portant une charge q, les interactions entre atomes liés sont reproduites par un potentiel harmonique (ressorts) et les atomes non-liés par un potentiel de type Lennard-Jones ; à cela s ajoute un terme décrivant les interactions électrostatiques. Cette méthode permet, entre autres, d élaborer des trajectoires, de calculer des énergies de solvatation, de prédire le repliement d une protéine et cela dans des temps de simulation de plus en plus importants (microsecondes voire millisecondes [35] ) Plus ces échelles de temps augmenteront, plus la dynamique des phénomènes (bio)chimiques sera comprise 1. Cependant, la description explicite des électrons des atomes n est pas prise en compte avec la MM (avec des champs de forces dits classiques). Des phénomènes électroniques tels que des transferts de charges, de protons, des mécanismes réactionnels ou encore des excitations électroniques ne peuvent être considérés avec de telles méthodes. Celles-ci rencontrent aussi des limites quant à la formation ou la rupture de liaisons, souvent présentes dans le site réactionnel de protéines. Ces phénomènes sont, par contre, très bien traités par la mécanique quantique (QM) qui traite explicitement les électrons. Il est donc nécessaire de passer par des outils quantiques nettement plus coûteux en 1. Plus les limites des champs de forces sont aussi mises en évidence.

278 revue des questions scientifiques temps de calcul pour avoir une description précise des phénomènes électroniques. C est ainsi que des études de chemins réactionnels, des attaques de radicaux libres, des transferts de protons, des ionisations, des calculs d acidité, de basicité, peuvent être menées. Cependant, malgré les avancées considérables de ces techniques quantiques, il n est pas encore possible de traiter des systèmes de plus d une centaine d atomes. Une brève description des concepts de la mécanique quantique est présentée dans l encadré ci-dessous. Quelques notions de chimie quantique Grâce à la chimie quantique 2, les calculs décrivent explicitement les noyaux et les électrons des molécules. Ceux-ci sont réalisés en résolvant l équation de Schrödinger indépendante du temps afin de déterminer l énergie totale de la molécule [20] : H Ψ (r) = E Ψ(r) où le Hamiltonien H est un opérateur non relativiste, Ψ (r) est la fonction d onde et E est l énergie qui y est associée. La fonction d onde n a pas de signification physique comme telle, seul le carré de son module ( Ψ(r) 2 ) représente la densité de probabilité de présence des particules dans une configuration spatiale donnée : Ψ(r) 2 dv = 1 L équation de Schrödinger ne se résout de manière exacte que pour certains cas particuliers. Afin d obtenir l énergie d un système, deux grandes philosophies sont présentes pour décrire son état fondamental : une approche dans laquelle la fonction d onde est approchée (Hartree-Fock, théorie de la perturbation, ) et une autre basée non plus sur la fonction d onde mais sur la densité électronique approchée (théorie de la fonctionnelle de la densité ou density functional theory, DFT). Cette dernière approche est fortement utilisée et a prouvé, dans de nombreux cas, sa fiabilité. Dans la suite, la géométrie des molécules (photochromes ou chromophores) sera optimisée à l aide de l approche DFT. Pour toutes informations complémentaires liées à cette méthode, nous renvoyons le lecteur à la référence [6]. Pour évaluer des spectres d absorption, comme cela a été réalisé dans la suite de cet article, il est nécessaire de résoudre l équation de Schrödinger dépendante du temps. Une méthode dépendante du temps basée sur la DFT a été développée : la TD-DFT (Time-Dependent Density Functional Theory) [8]. Celle-ci détermine, en sus des propriétés de l état fondamental, une approximation raisonnable des énergies d excitations verticales. À ce jour, la TD-DFT est l une des méthodes les plus performantes pour simuler rapidement les spectres d absorption [18]. Habituellement, les expériences ont lieu non pas en phase gazeuse mais dans un solvant. Il est dès lors possible de prendre en compte ces effets de solvant grâce à des modèles implicites de solvant comme le PCM (Polarizable Continuum Model) [37]. Ce modèle considère le soluté au sein d une cavité, entourée d un continuum de solvant caractérisé par sa constante diélectrique, son rayon et 2. Nous renvoyons le lecteur à ces deux ouvrages spécialisés [20][6]

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 279 son volume moléculaire, ainsi que d autres propriétés macroscopiques. L approche PCM est capable de reproduire correctement les effets de solvant pour autant qu aucune interaction spécifique soluté-solvant (pont hydrogène...) n existe. Alors que la MM «classique» traite de larges systèmes, elle ne permet pas d avoir des informations sur des phénomènes électroniques. Inversement, la QM les décrit explicitement mais elle atteint ses limites quant à la description d un environnement tel qu une protéine. Les méthodes dites hybrides alliant la MM et la QM (QM-MM) associent les avantages et les inconvénients des deux approches [34]. Actuellement, des simulations ou dynamiques moléculaires en QM/MM sont désormais possibles. Les temps de simulation de ces méthodes sont cependant encore assez limités en comparaison aux temps atteints par MD (une centaine de picosecondes contre quelques micro voire millisecondes). Après cette brève introduction des méthodes et des systèmes qu il est possible de traiter, nous allons essentiellement nous intéresser aux systèmes de types chromophores (molécules capables d absorber des photons). Cet article a pour objectif de présenter quelques résultats de travaux menés dans deux groupes différents avec deux méthodes théoriques différentes. Cependant un point commun lie ces deux projets : les systèmes étudiés sont des chromophores. Nous présenterons, par deux exemples, l étude des spectres d absorption des diaryléthènes et des protéines fluorescentes. La photochimie sous-jacente de ces systèmes sera présentée au préalable. Un aspect important est mis en évidence dans le second exemple. Il s agit de l influence de l environnement et comment le traiter dans le cas d absorption de photon par un chromophore dans une protéine. Les chromophores Les molécules qui absorbent ou émettent des photons sont des chromophores. Ceux-ci sont fortement conjugués (alternance de simple et de double liaisons). L absorption des ondes électromagnétiques par le chromophore est due à l excitation de ses électrons, passant d un état fondamental à un état excité. L émission de photon ou fluorescence est le procédé inverse (Figure 1).

280 revue des questions scientifiques Figure 1 Représentation schématique des transitions électroniques : l absorption et la fl uorescence. Selon la nature des liaisons et des atomes, une molécule absorbe à certaines longueurs d onde et apparaît colorée, ou pas. Cette propriété permet aux électrons de se délocaliser sur tout le système grâce au recouvrement des orbitales π de l état fondamental/initial. L énergie d une excitation de type π π* sera d autant plus faible que le nuage électronique π est plus étendu ; en conséquence, le pic d absorption se situera d autant plus vers les grandes longueurs d onde (vers le rouge). Souvent ces transitions électroniques ont lieu entre l orbitale occupée de plus haute énergie (HOMO, highest occupied molecular orbital) et l orbitale vacante de plus basse énergie (LUMO, lowest unoccupied molecular orbital). Cette règle simple s applique aux systèmes conjugués linéaires (polyène) et cycliques (molécules aromatiques). Le greffage de différents substituants susceptibles de modifier la structure électronique du chromophore aboutit généralement à un déplacement du spectre d absorption. On appelle auxochromes, les substituants électrodonneurs tels que les groupes hydroxyle (-OH), alkoxy (-OCH 3 ) ou amino (-NH 2 ) ou les substituants électroaccepteurs comme le carbonyle (-C=O), le nitro (-NO 2 ), le nitroso (-N=O). Ces auxochromes sont capables d interagir avec le chromophore en étendant (stabilisant) ou non le système conjugué. De nombreux chromophores sont présents dans notre quotidien comme dans les colorants (indigo, anthraquinone, coumarine, ) ou dans les photochromes (matériaux optiques à transmission variable tels que les diaryéthènes, les azobenzènes, ), etc. En plus de pouvoir être affectés par des groupes auxochromes, les chromophores sont aussi très sensibles à leur environnement (solvant ou protéine). Le spectre d absorption d un chromophore en solution subit généralement un

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 281 déplacement hypso- ou bathochromique (solvatochromisme négatif ou positif), c est-à-dire un déplacement respectivement vers le bleu soit les petites longueurs d onde ou vers le rouge/grandes longueurs d onde. Dans le cas d un déplacement bathochromique, l état fondamental du chromophore est stabilisé par le solvant mais l état excité l est encore plus. D un point de vue énergétique, l écart d énergie (DE) entre les orbitales impliquées dans la transition électronique diminue. Le phénomène inverse se produit pour un déplacement hypsochromique, l état excité est moins stabilisé que l état fondamental. Le solvatochromisme de chromophores a déjà été de nombreuses fois étudié tant expérimentalement que théoriquement et est relativement bien compris pour de nombreux composés. Une situation plus délicate et relativement moins évidente à appréhender est celle du spectre d absorption d un chromophore se trouvant dans un milieu macromoléculaire ; et ce à cause de sa grande hétérogénéité. De la même manière, qu en solution, ce spectre d absorption sera considérablement modifié. Le second exemple tente d apporter des éléments de compréhension, d un point de vue théorique, sur les effets de l environnement macromoléculaire sur les spectres d absorption de divers chromophores. Exemple 1 : Les photochromes En 1867, Fritzche observe qu à la lumière du jour une solution de tétracène devient incolore tandis que dans le noir, sa couleur orange se régénère [9]. De même, ter Meer découvrit que le sel de potassium du dinitroéthane s éclaircit dans la pénombre et qu il ravive sa couleur rouge à la lumière. En 1950, Hirshberg introduit le terme de photochromisme constitué de deux mots grecs photos (lumière) et chroma (couleur). Le photochromisme s applique à tous les systèmes absorbant les rayonnements allant de l UV lointain à l infra-rouge ; il ne se limite donc pas uniquement aux composés colorés. Aujourd hui, le photochromisme est habituellement défini comme étant une transformation réversible d un composé chimique, induite par une radiation ultra-violette, visible ou infra-rouge. Cette transformation génère une modification significative de nombreuses propriétés du système dont le spectre d absorption. Ces réactions réversibles sont de plusieurs types : isomérisation Z-E, cyclisation, cycloaddition, tautomérisation, [10].

282 revue des questions scientifiques Un photochrome est une molécule pouvant se présenter sous deux formes, le passage de l une à l autre étant rendu possible par absorption de radiations de longueurs d onde différentes. Une réaction photochromique est réversible et autorise plusieurs «aller-retour» entre les formes incolores et colorées. Le nombre de cycles réalisés n est pas pour autant illimité, parce que le photochrome se dégrade, principalement par oxydation. Les réactions photochromiques impliquent des réarrangements de liaisons chimiques durant lesquels des réactions indésirables peuvent apparaître, limitant ainsi la durabilité de l interrupteur moléculaire. Ces réactions sont souvent unimoléculaires. Par exemple, pour les cyclisations, une forme «ouverte» incolore ou très pâle se transforme, après irradiation, en une espèce «fermée» colorée [15]. Durant un stage/mémoire en Master 2 (2007) dans l équipe de Chimie Théorique Appliquée de Namur 3, deux classes distinctes de photochromes ont été étudiées : les hémi-indigos [23], qui s isomérisent d une configuration E à Z 4 et les diaryléthènes (DA) [24,27], qui possèdent une forme cyclique et une forme ouverte (voir Figure 2). Ce travail a été supervisé à Namur par le Dr Eric A. Perpète (maître de recherche du FRS-FNRS) et co-encadré par le professeur Denis Jacquemin (Université de Nantes). Figure 2 Photochromisme des DA perfluoro. Concernant les DA, nous nous sommes donnés pour but l explication de la non-photocyclisation de certains dérivés oxazoles ainsi que l établissement de relations structure-réactivité du photochrome. Les diaryléthènes (DA) sont les photochromes les plus connus et un grand nombre de recherches visant à les caractériser ont été menées. Ces mo- 3. Laboratoire des Facultés Universitaire Notre Dame de la Paix, dirigé à l époque par le professeur Jean-Marie André. 4. L objectif de l étude sur les hémi-indigos était de calculer les spectres d absorption et de les comparer avec les résultats expérimentaux ainsi que d élaborer de nouveaux dérivés hémi-indigoïdes présentant une importante variation de la longueur d onde maximale.

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 283 lécules présentent une forme cyclique fortement conjuguée et une forme ouverte peu conjuguée. Les deux formes ont des propriétés électroniques très différentes l une de l autre : la forme cyclique est colorée et la forme ouverte est incolore. Ce sont des photochromes de type P (stable thermiquement) qui présentent aussi une résistance à la fatigue très importante ; le cycle de coloration/décoloration peut en effet être répété plus de 10 000 fois tout en maintenant la performance photochromique. Ces deux propriétés, la stabilité thermique et la résistance à la fatigue, sont indispensables pour des applications optoélectroniques comme les mémoires et les interrupteurs moléculaires [15,10]. En plus de ces deux propriétés remarquables, les DA présentent un rendement quantique important et une réponse relativement rapide. La forme ouverte des DA développe une bande d absorption à petite longueur d onde (environ 320 nm). Sous l action de radiation de type visible, de nouvelles bandes d absorption apparaissent à plus grande longueur d onde (environ 530 nm), signature de la forme cyclique des DA. On note souvent un très grand déplacement spectral : environ 210 nm séparent les longueurs d onde d absorption maximale l max des deux formes. Dans la forme fermée, les électrons π se délocalisent au travers des deux hétérocycles et même un peu au delà selon les substituants, ce qui explique ce fort déplacement bathochromique. Le spectre d absorption de la forme cyclique est modulé par les différents substituants des hétérocycles. Les DA sont constitués de deux cycles thiophènes liés par un pont dicyano [16,40] ou maléique [16,40]. Depuis, de nombreux dérivés ont été synthétisés ; la plupart d entre eux vérifiant les impératives de stabilité thermique et de résistance à la fatigue. En 1992, Hanazawa et al. ont synthétisé une série de DA basés sur un pont perfluoré (Figure 2) : ils restent aujourd hui les plus populaires [13]. Depuis 2000, Feringa et al. ont proposé une autre série de DA avec un cyclopentène reliant les deux hétérocydes thiophènes [4]. Plus récemment, Krayushkin et ses collaborateurs ont synthétisé de nouvelles structures contenant des ponts où les électrons π peuvent se délocaliser : les oxazoles (Figure 3) [21], les thiazoles [21], les imidazoles [21], les furanones [22] et d autres dérivés similaires [17]. En utilisant des ponts contenant des systèmes conjugués, une importante variation de la couleur du photochrome sans substitution des cycles thiophènes réactifs peut être obtenue. Cependant, l ajout de certains substituants semble empêcher la photocyclisation. Nous allons présenter ici les différents

284 revue des questions scientifiques effets de la substitution au sein du pont oxazole et tenter d expliquer l origine de la non-photocyclisation de certains DA oxazoles de Krayushkin. Figure 3 Photocyclisation des DA oxazoles, à gauche la forme ouverte et à droite la forme fermée. R étant les différents substituants étudiés (R=Phe, p-me-ph, p-cl-ph, p-ome-ph, p-no2-phe, 3,5-NO 2 -Phe). Les propriétés chimiques Expérimentalement, les dérivés des DA oxazoles sont des photochromes actifs tant qu il y a absence du groupement fonctionnel nitro [21]. Notre objectif dans ce travail sur les DA était de prédire la (non-)photoréactivité de ces dérivés sans recourir aux calculs très long et très délicats des surfaces d énergie potentielle de l état excité. En fait, de tels calculs sont presque impossibles car la plupart des photochromes sont de grands systèmes non-plans. En comparant les données expérimentales de Krayushkin [21] et les longueurs d onde d absorption obtenues avec nos méthodes théoriques (Tableau 1), nous tirons les conclusions suivantes : Pour les quatre photochromes actifs (R=Ph, p-me-ph, p-cl-ph, p-ome- Ph) : les valeurs théoriques sont en bon accord avec les données expérimentales. En effet, l impact auxochrome est respecté pour les deux formes (ouverte et fermée). Par exemple, pour la forme cyclique, l ordre est suivi de façon quantitative bien que les longueurs d onde sont toutes surestimées par la théorie. Ainsi, lors d une photocyclisation de DA, la variation de la longueur d onde mesurée est typiquement de 210 nm alors que la théorie fournit une estimation supérieure de 20% (±250 nm).

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 285 Substitutions Forme ouverte Forme Fermée R Théorie Expérience Théorie Expérience Ph 331 314 577 525 p-me-ph 330 313 571 523 p-no 2 -Ph 486 379 837 -- p-cl-ph 341 320 589 530 3,5-NO 2 466, 346 362 784, 593 -- p-ome-ph 327 312 560 513 Tableau 1 Comparaison des l max (en nm) expérimentaux [21] et théoriques pour les diaryléthènes de la Figure 3. Toutes les valeurs ont été obtenues avec l approche PCM(CH 3 CN)-TD-PBE0/6-311+G(2d,p)//PCM(CH 3 CN)-PBE0/6-311G(d,p). Pour ces quatre photochromes (formes ouvertes et fermées), le l max correspond principalement à une excitation HOMO LUMO de type π π. Nous avons donc calculé les orbitales frontières de ces quatre systèmes. La Figure 4 montre ces orbitales pour le photochrome substitué par le phényle, les trois autres substitutions (R=p-Me-Ph, p-cl-ph, p-ome-ph) menant à des schémas tout à fait similaires. Figure 4 Orbitales moléculaires d un dérivé DA-oxazole (R=Ph) du Tableau 1. Les HOMO sont en bas et les LUMO en haut. La forme ouverte se trouve à gauche et la forme fermée à droite.

286 revue des questions scientifiques Pour comparer ces orbitales frontières de DA à pont oxazole, nous avons aussi considéré les orbitales pour les DA perfluorés synthétisés par Irie (Figure 5). Cette figure montre, que pour la forme ouverte, la HOMO est principalement centrée sur les doubles liaisons du photochrome et que sa LUMO a une densité électronique significative sur les deux carbones réactifs (atomes C 4 et C 4, cf Figure 3). La LUMO de la forme fermée est une représentation typique de l état π* des photochromes conjugués. En comparant ces orbitales avec celles de la Figure 4 des DA oxazoles, on observe que les HOMO sont similaires avec néanmoins, une densité plus importante sur la liaison C b =C b de la forme ouverte que pour les perfluorés. Par ailleurs pour la LUMO de la forme fermée, on remarque une importante délocalisation de la densité électronique vers l oxazole et le groupe phényle. Mais la différence la plus importante s observe pour la LUMO de la forme ouverte des DA oxazoles parce qu il ne reste qu une légère densité sur le carbone réactif C 4 (cf Figure 3). Cette faible contribution est apparemment suffisante pour autoriser le photochromisme. Toutefois, l efficacité de la réaction est probablement plus petite que pour les systèmes ayant un pont saturé. Malheureusement, aucune donnée expérimentale ne fournit d information sur le rendement quantique de ces composés. Figure 5 Orbitales frontières des formes ouvertes (à gauche) et fermées (à droite) du DA perfluoro de la Figure 2 avec les HOMO en bas et les LUMO en haut.

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 287 Attardons-nous, maintenant, au cas des deux DA oxazoles substitués par des groupes nitros. Ils sont dépourvus d activités photochimiques ; leurs formes cycliques n ont pu être détectées expérimentalement. Pour la molécule p-no 2 -Ph, la première transition permise a un caractère HOMO LUMO, la Figure 6 représente ces orbitales frontières pour la forme ouverte. On remarque que la HOMO est très similaire à sa consœur de la forme ouverte de la Figure 4. Par contre, dans la LUMO, la délocalisation des charges due au groupe attracteur nitro est si importante que la faible densité électronique présente sur un des deux carbones réactifs a complète ment disparu. Aucune densité électronique n est présente sur les carbones réactifs, ce qui explique probablement l absence de la photocyclisation pour le p-no 2 -Ph. Cette observation confirme l hypothèse posée par Krayushkin : Apparently, the presence of electron-withdrawing substituents leads to a decrease in the electron density at the [reactive] carbons of the thiophene rings [21]. Figure 6 À gauche la HOMO (en bas) et la LUMO (en haut) de la forme ouverte du photochrome oxazole R=p-NO 2 -Ph. À droite : la HOMO (en bas) et la LUMO+1 (en haut) de la forme ouverte du composé R=3,5-NO 2 -Ph.

288 revue des questions scientifiques La substitution par deux groupes nitro est plus complexe parce que nous avons obtenu plusieurs transitions avec des forces d oscillateur négligeables allant de 517 nm (HOMO LUMO) à 376 nm. La valeur présente dans le Tableau 1 (466 nm) correspond au second état excité avec un caractère HOMO LUMO+1 et représente probablement bien la valeur expérimentale. En effet, nous nous attendions à avoir une plus grande erreur sur le l max du 3,5-NO 2 -Ph que sur celui du p-no 2 -Ph car le transfert de charge y est exalté. La transition théorique de 346 nm ne correspond donc probablement pas à la valeur expérimentale. La Figure 6 montre aussi les orbitales frontières HOMO et LUMO+1 du 3,5-NO 2 -Ph. En comparant le p-no 2 -Ph et le di-nitro, on constate que les HOMO sont équivalentes mais que dans la LUMO+1 du 3,5-NO 2 -Ph, la densité électronique est entièrement centrée sur les groupes nitros. En effet, la densité électronique est totalement absente sur C 4, sur C 4 ainsi que sur le pont oxazole. De la même façon, on peut avancer que l absence de densité sur un des carbones réactifs empêche la photocyclisation. Comme conclusion, nous pouvons affirmer qu une densité électronique non négligeable sur au moins un des carbones réactifs de la forme ouverte des DA oxazoles est nécessaire pour réaliser la photocyclisation. Dans ce travail sur les DA des relations structure-propriété de dérivés du DA avec différents ponts contenant des liaisons π ont aussi été établies ainsi que certaines limites de la méthode utilisée pour certains composés (transfert de charges). Dans ce premier exemple, il était question de simuler des spectres d absorption UV/visible de photochromes. Théoriquement, le solvant (ici le CH 3 CN) peut-être décrit explicitement (description quantique de chaque molécules de solvant) ou implicitement. Les méthodes explicites sont excessivement couteuses en temps de calcul alors que les méthodes implicites sont très puissantes. La description implicite implique que l ensemble des interactions moyennes est calculé entre le soluté (chromophore) et le solvant en équilibre thermique. Cette approximation n est valable que si aucune interaction spécifique n existe entre le soluté et le solvant (ponts hydrogène, interactions π - π, π-cation, ). On parle de solvent reaction field pour un potentiel d interactions obtenu dans un modèle où le solvant est représenté comme un continuum présentant les propriétés du solvant réel (constante diélectrique (e 0 ), coefficient d expansion thermique, ) [37].

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 289 Dans le cas d absorption de lumière (transition électronique) seuls les électrons du solvant se réorganisent (situation de non-équilibre) suite à l absorption d un photon par un chromophore, selon le principe de Franck- Condon. Cette réponse électronique des molécules de solvant est physiquement décrite dans le modèle de continuum par la contribution dynamique de la constante diélectrique (e ) [37]. Exemple 2 : Les protéines fluorescentes Le second exemple concerne l étude des protéines fluorescentes. Dans ce cas, à nouveau un chromophore absorbe un photon ; cependant, son environnement est fortement hétérogène puisqu il s agit d une protéine. Actuellement, les méthodes théoriques qui permettent de traiter de telles macromolécules sont des méthodes hybrides alliant la mécanique quantique et la mécanique moléculaire (QM/MM) mais elles ne modélisent pas souvent la réponse électronique de l environnement. Cette polarisation de la macromolécule-support n est pas décrite par la mécanique moléculaire 5 alors que la partie d intérêt exaltée par réaction chimique ou photochimique est bien modélisée par la mécanique quantique. Dans le cadre d une thèse réalisée à l Université Henri Poincarré de Nancy, une méthode QM/MM élégante et efficace a été développée afin de prendre en compte la réponse électronique de l ensemble du système moléculaire lors d un processus d absorption (ou d émission) d un photon. Nous allons revenir sur cette méthode, mais au préalable, une brève description du système biologique étudié est réalisée. Les protéines fluorescentes comprennent trois grandes classes : les rhodopsines, les protéines photoactives jaunes (PYP, Photoactive Yellow Protein) et les protéines fluorescentes vertes (GFP, Green Fluorescent Protein). Nous nous sommes particulièrement intéressés aux protéines de la famille des GFP. Comme son nom l indique, la GFP est une protéine ayant la propriété d émettre une fluorescence dans le visible de couleur verte. C est Shimomura en 1962 qui l a extraite d une méduse de la famille des Aequorea victoria [36]. Une caractéristique des GFP est qu elles acquièrent leur propriété de fluorescence d elles-mêmes. Aucune enzyme ne leur sont nécessaire, seul l oxygène est essentiel à la formation de son site chromo- ou fluorophore. 5. Lorsque le champ de forces choisi pour décrire l environnement est un champ de forces classique.

290 revue des questions scientifiques L introduction du gène de la GFP dans une cellule permet d observer ensuite la fluorescence verte de la protéine sous un éclairage bleu. Dans les années quatre-vingt-dix, la GFP a pu être clonée et exprimée dans d autres organismes que les méduses Aequorea victoria. Ces protéines ne sont pas toxiques pour la cellule et deviennent très rapidement un outil de choix dans l étude des processus biologiques des cellules ou des organismes vivants. Les images de fluorescence obtenues ouvrent diverses possibilités pour l usage des GFP en tant que marqueurs ou senseurs biologiques (concentration en ions, détection du ph, ) [38,42]. De nombreuses mutations ont été effectuées, notamment par le groupe de Roger Tsien, pour améliorer le temps d émission de la fluorescence, son éclat, sa stabilité mais aussi l élargissement du spectre d absorption/émission des GFP. La large gamme de colorations actuellement offerte par tous les mutants de la GFP permet d observer des processus de protéines différentes simultanément. Figure 7 Ensemble des mutants élaborés par le groupe Tsien [38]. Une des applications des GFP est le FRET (FRET, Förster Resonance Energy Transfer) où le contrôle des protéines fluorescentes acceptrices ou donneuses est essentiel lorsque deux espèces sont proches l une de l autre. L importance de ces développements explique que dans le monde biologique les protéines fluorescentes se sont imposées. Certaines protéines fortement dépendantes de leur environnement peuvent changer de couleurs durant le processus observé, voire même clignoter! L importance de la découverte de GFP et de ses avancements a été saluée par un prix Nobel en octobre 2008 remis à O. Shimomura, M. Chalfie et R. Y. Tsien [39]6. Une particularité des GFP et de ses nombreux mutants est que le chromophore fait partie intégrante de la chaîne d acides aminés. Le chromophore 6. Le lecteur intéressé est invité à aller voir le site web de M. Zimmer : http://www.conncoll.edu/ccacad/zimmer/gfp-ww/gfp-1.htm

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 291 de la GFP est composé de trois acides aminés (résidus 65 à 67) formés suite à un mécanisme en trois étapes suggéré par R. Y. Tsien pour le chromophore de la GFP sauvage (Ser65-Tyr66-Gly67) : cyclisation, déshydratation et oxydation [7]. Tous les dérivés de la GFP sont modifiés par des mutations i) au sein du chromophore et/ou ii) dans son environnement proche ou lointain (voir page de couverture). Le résidu 66 est toujours un acide aminé qui possède un cycle conjugué de type tyrosine (Tyr), histidine (His), phenylalanine (Phe), tryptophane (Trp). Une autre mutation régulière est celle de la sérine (Ser) en position 65 par une thréonine (Thr). Le chromophore est lié de manière covalente à une hélice a qui est, elle-même située au centre d un tonneau de feuillets b anti-parallèles (Figure 8). Cette structure est très rigide. Figure 8 Conformation majeure de la ECFP. Le chromophore est en représentation boule et bâton, la structure secondaire de type feuillets b est en jaune, les motifs de type hélice a en bleu et les parties sans structure en blanc. Après cette présentation générale sur les GFP, nous allons décrire les propriétés spécifiques de l un des mutants de la GFP : la ECFP (Enhanced Cyan Fluorescent Protein) [14]. La CFP (Cyan Fluorescent Protein) est souvent nommée ECFP (code pdb 1OXD) grâce à son rendement quantique de fluorescence élevé. Par rapport à la GFP sauvage, elle possède une mutation au sein de son chromophore Tyr66Trp et quatre autres mutations au niveau de l environne-

292 revue des questions scientifiques ment (Phe64Leu, Asn146Ile, Met153Thr, Val163Ala) 7. Le chromophore de la ECFP est le Thr65-Trp66-Gly67 (Figure 9). Figure 9 Chromophore de la ECFP (Thr65-Trp66-Gly67). La ECFP est très souvent utilisée pour le FRET (Förster Resonance Energy Transfer) comme donneur, l accepteur étant la YFP (Yellow Fluorescent Protein). L enjeu de cette étude sur la ECFP est de plusieurs ordres : Réaliser des calculs QM/MM sur ces protéines. Les études de spectres d absorption réalisées sur ces protéines ont, en effet, souvent été limitées au chromophore. Utiliser le modèle simple mis au point pour de prendre les effets de la réponse électronique de l environnement de manière isotrope, le QM/MM:ERS, et ainsi observer l importance de la réponse électronique. Décomposer la longueur d onde d absorption maximale (l max ) en différentes contributions physiques afin de déterminer l origine physique de la valeur du l max obtenu. Avant de présenter quelques résultats sur le spectre d absorption de l ECFP, il est nécessaire de revenir sur les méthodes hybrides alliant la mécanique quantique et la mécanique moléculaire (méthode QM/MM). Il convient dans ces nombreux cas de coupler la QM à la MM pour décrire correctement les phénomènes électroniques qui ont lieu au sein du site d intérêt de la protéine. Les méthodes QM/MM sont de plus en plus utilisées afin de prendre en compte l environnement «réel» des protéines. En effet, de nombreuses 7. La notation conventionnelle utilisée pour les mutations est la suivante: les trois premières lettres désignent le nom de l acide aminé muté, le nombre est sa position dans la séquence de la protéine et les trois dernières lettres indiquent le nom de l acide aminé mutant. Donc Tyr66Trp signifie que la tyrosine 66 est remplacée par un tryptophane.

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 293 études sont et ont été menées sur des systèmes modèles (par exemple, le chromophore) décrit en phase gazeuse ou en phase condensée, négligeant totalement les effets de l environnement protéique et donc les nombreuses liaisons hydrogène entre soluté-solvant/acides aminés. Quelques notions de QM/MM L énergie totale du système étudié (par exemple une protéine) sera ainsi constituée de trois contributions : E tot = E qm + E mm + E qm/mm Le premier terme de cette équation est l énergie donnée par la mécanique quantique pour décrire spécifiquement le site d intérêt (par exemple un chromophore), l énergie provenant de l environnement traité à l aide d un champ de forces (souvent) classiques (par exemple le tonneau de feuillet β et l hélice a pour les protéines fluorescentes) est le second terme et enfin un terme «de couplage» qui définit les contributions à prendre en compte entre la partie QM et la partie MM : E = E + E + E QM/MM nucléaire QM/MM électrostatique QM/MM van der Waals QM/MM Le premier terme décrit les interactions entre les noyaux des atomes de la partie QM et les charges ponctuelles de la partie MM. Le terme le plus important de cette dernière équation est certainement le second, puisque ce terme décrit les interactions entre les charges MM et les électrons de la partie QM (sa densité électronique). Ce terme est inclut dans le Hamiltonien de l équation de Schrödinger afin que la fonction d onde ψ soit polarisée : c est l Electrostatic Embedding. Le dernier terme, tout comme en mécanique moléculaire, décrit les interactions 1-4 entre les atomes. L usage d un champ de forces, dit classiques, lorsque des charges ponctuelles sont associées à chaque atome de la partie MM, ne permet pas de prendre en compte la réponse électronique de la partie MM, ce qui est nécessaire pour l étude de chromophore se trouvant au sein de protéine. Il existe des champs de forces, dit polarisables [5,41], qui à l aide de dipôles induits, de polarisabilités ou du modèle des oscillateurs de Drude permettent de répondre à un changement électronique au sein de la partie QM. Cependant ces champs de forces sont actuellement en développement et ne sont que très peu utilisés dans les méthodes hybrides QM/MM car, ente autre, les temps de calculs sont considérables. Une situation délicate est l étude de spectre d absorption puisqu il est nécessaire de prendre en compte la réponse électronique de l environnement suite à l absorption d un photon par un chromophore. De la même manière, qu en solution, ce spectre d absorption sera considérablement modifié. Souvent, la prise en compte de cette contribution est suffisante pour déterminer de nombreuses propriétés comme celle de l état fondamental. Cependant, lors d une transition électronique, une situation de non-équilibre apparait entre le colorant/chromophore et son environnement. Lors de l absorption d un photon en phase gazeuse, la configuration nucléaire du chromophore reste figée (Principe de Franck-Condon) cependant, le nuage électronique du chromophore est modifié suivant la fréquence du photon. Dans un solvant, à l état fondamental, il y a un équilibre entre noyaux

294 revue des questions scientifiques et électrons du chromophore et des molécules de solvant. Lors de la transition électronique, la configuration nucléaire du chromophore et des molécules de solvant n est pas modifiée. Seuls les électrons du solvant sont assez rapides pour se réorganiser par rapport à la modification du nuage électronique du chromophore. Cette situation est nommée état de non-équilibre. Le nuage électronique des molécules de solvant doit alors se réarranger en fonction de la contribution électronique du chromophore. Cette réponse électronique de l environnement (ERS, Electronic Response of the Surroundings) suite à la modification du nuage électronique du chromophore doit être prise en compte. L ERS est modélisé à l aide d un continuum isotrope caractérisé par la constante diélectrique extrapolée à fréquence infinie (constante diélectrique dynamique/optique, e ). Un chromophore dans un milieu macromoléculaire représente une situation plus complexe. Comme pour le solvant, il est nécessaire de modéliser la réponse électronique d un environnement protéique (ERS) lors du calcul des propriétés optiques mais aussi lorsqu un site actif est en présence de contre-ions ou de résidus chargés. Une première approche est de modéliser l intégralité de l environnement de la protéine par un continuum caractérisé soit par la constante diélectrique de l eau, soit par une constante diélectrique d une valeur comprise entre quatre et vingt (selon la polarité de l environnement proche du site actif). Cette approche très simpliste modélise un environnement protéique fortement anisotrope par un continuum complètement isotrope! L un des points faibles des modèles de continuum est que les interactions spécifiques (liaisons hydrogène) soluté-solvant/environnement ne sont pas parfaitement reproduites. Or, dans une protéine, le soluté (site actif) interagit très fortement via de nombreuses liaisons hydrogène ou interactions électrostatiques avec son environnement proche. Les outils QM-MM sont adéquats pour traiter des systèmes macromoléculaires/protéiques possédant un site d intérêt comme un chromophore. Malheureusement, la contribution due à la polarisation électronique de l environnement n est pas prise en compte dans les champs de forces classiques. Nous allons maintenant présenter la méthodologie que nous avons développée pour prendre en compte la réponse électronique de l environnement (ERS, Electronic Response of the Surroundings) [19,25,26]. Cette méthode est simple et relativement efficace. Nous l avons testée et validée sur deux types de systèmes : le complexe de squaraine-tétralactame [19] et les protéines fluorescentes [26,25]. Ce modèle consiste à coupler le QM/MM développée dans le groupe de Nancy avec un modèle de continuum caractérisé par la constante diélectrique dynamique. La constante diélectrique peut être scindée en deux contributions : une contribution d orientation (rotation, vibration des molécules) et une contribution dynamique (modification du nuage électronique). En situation de non-équilibre, seule la contribution dynamique est présente. Ce continuum nous permet de ne pas négliger la réponse électronique de l environnement, exactement comme les modèles de solvatation considèrent la réponse électronique du solvant. Les contributions électrostatiques et les interactions 1-4 de l environnement sont quant à elles

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 295 modélisées par un champ de forces classiques. Nous avons appelé ce formalisme QM/MM:ERS. Dans ce formalisme, l énergie du système devient : E tot = E qm + E mm + E qm/mm + E qm/scrf Aux trois premiers termes définissant l énergie obtenue lors d un calcul QM-MM, vient s ajouter un terme lié au continuum caractérisé par la constante dynamique (e ) qui fait intervenir le potentiel de réaction du continuum [37]. Selon cette méthode, les charges MM polarisent la partie QM et donc la fonction d onde (Electrostatic Embedding). La densité électronique de la partie QM polarisée est utilisée pour définir les charges sur la surface de la cavité entourant la partie d intérêt (QM). Figure 10 Chromophore de squaraine dans sa cavité [19]. Les charges MM modélisant l environnement sont représentées par des ronds noirs. Comparée aux méthodes QM/MM où l environnement est décrit avec un champ de forces polarisables, cette approche a le grand avantage d être très rapide et aussi efficace. Il faut, cependant, garder à l esprit que la réponse électronique est prise en compte de manière totalement isotropique dans ce modèle. La méthodologie décrite ci-dessus (QM/MM:ERS) pour évaluer le spectre d absorption de la protéine ECFP a été utilisée dans le cadre d une thèse réalisée au laboratoire de Chimie et Biochimie Théoriques de Nancy (France) sous la direction du professeur Xavier Assfeld. Une étape préliminaire de validation a été réalisée sur le complexe de squaraine-tétralactame (cf Figure 12) [19]. L objectif de cette étude était de modéliser rationnellement l impact de la cage de tétralactame sur le colorant de

296 revue des questions scientifiques squaraine ainsi que les effets géométriques et spectraux. Expérimentalement, la complexation du squaraine a un effet bathochromique de 20 nm sur son spectre d absorption. Des calculs de TD-DFT pour évaluer l max ont été réalisés sur le chromphore isolé, sur le complexe entier en tout QM ainsi que des calculs QM:MM ou la cage de tétralactame (MM) est uniquement décrite par des charges ponctuelles 8. Nous avons réussi ainsi à décomposer la variation du l max lors du passage du squaraine isolé à sa forme complexée en trois effets physiques : géométrique, électrostatique et électronique. Le calcul sur le complexe squaraine tétralactame en tout QM reproduit correctement l effet de la complexation du squaraine par une cage de tétralactame (+15 nm contre expérimentalement +20 nm). La moitié de ce déplacement provient des variations de la géométrie du squaraine suite à la complexation par le tétralactame. À l aide de la méthode hybride QM:MM, un jeu de charges déterminé spécifiquement pour modéliser l environnement ne suffit pas. En effet un important effet hypsochromique est observé suite à la complexation. Avec l approche QM:MM:ERS nous avons bien reproduit l effet de la complexation bathochromique (+8 nm). Alors même qu un calcul tout quantique est faisable, l apport d une analyse QM:MM est démontré puisqu une information importante sur la contribution relative des effets géométriques et électrostatiques est clairement obtenue. La présence de l ERS s est avérée cruciale dans cet exemple afin de reproduire correctement l effet bathochromique suite à la complexation du squarine par la cage de tétralactame. Les propriétés optiques issues de la méthodologie QM:MM:ERS se sont montrées similaires au calcul tout QM avec un écart de seulement 7 nm (514 nm contre 521 nm). Une fois validée, nous avons utilisé la même procédure pour comprendre le spectre d absorption de la protéine ECFP. Rappelons que cette protéine présente un double pic d absorption se trouvant à 436 nm et 452 nm [26]. De nombreuses études théoriques ont été réalisées sur les chromophores des différentes variantes de la GFP. Souvent le spectre d absorption est évalué en phase gazeuse ou, au mieux, dans un solvant. Seuls quelques groupes considèrent le chromophore dans son «réel» environnement. Cela pour deux rai- 8. Nous utilisons dans ce cas le double point («:») entre la partie QM et la partie MM pour signifier qu il n existe pas de liaisons covalente entre les deux sous-systèmes. A contrario la barre oblique («/») entre QM et MM signifie qu il y a la présence d une liaison covalente entre les deux sous-systèmes.

évaluation des propriétés photochimiques de chromophores 297 sons : il faut avoir accès à des méthodes QM/MM et ensuite le chromophore des protéines fluorescentes est lié de manière covalente à son environnement ce qui ajoute une difficulté dans la méthodologie utilisée. Plusieurs approches existent pour traiter ce cas délicat : les deux plus populaires sont l approche Link Atom et l approche des Frozen Orbitals. Je renvoie ici le lecteur intéressé vers une récente revue sur les méthodes hybrides QM/MM [34]. Dans ce travail sur la ECFP, nous avons utilisé l approche Frozen Orbitals qui a été développée à Nancy : le Local Self Consistent Field/MM (LSCF/MM) [2,11,29,30]. Dans cette dernière, la liaison covalente entre la partie QM (le chromophore) et la partie MM (la protéine) est modélisée par une orbitale gelée. Une autre partie délicate dans ce type de système est la position de la coupure entre la partie QM et la partie MM. Il est souvent conseillé de couper entre deux atomes de même nature (par exemple, entre deux atomes de carbone ) sinon il a été montré la fonction d onde Y ne convergeait pas [12]. Dans le groupe de Nancy, P.-F. Loos a développé une méthode efficace afin de couper entre une liaison peptidique, très polaire [30]. Cela est très utile dans le traitement de protéine, comme c est le cas pour les protéines fluorescentes. Nous utilisons cette coupure et l avons validée sur une série de chromophores. Après validation, nous avons évalué le spectre d absorption de la protéine fluorescente ECFP. Similairement à l étude du complexe squaraine-tétralactame, nous avons décomposé longueur d onde d absorption maximale en trois contributions physiques. La décomposition de la longueur d onde d absorption donne de précieuses informations sur les effets chimiques et physiques cachés derrière le spectre d absorption des chromophores. Nous allons montrer ici comment cette décomposition est réalisée rigoureusement. Le l max est scindé en quatre contributions physiques : l max = l max (QM) + Dl géométrique max + Dl électrostatique + max DlERS max Ces quatre termes sont décrits ci-dessous 9 : La dernière contribution correspond à la variation du l max dû à la réponse électronique de l environnement (Dl ERS max ). Celle-ci est calculée en faisant la différence entre le calcul LSCF/MM:ERS et le calcul LSCF/MM, et ce, dans la géométrie optimisée en LSCF/MM. 9. La séparation en terme géométrique et électrostatique provenant d un calcul LSCF/ MM, la géométrie obtenue est optimisée en présence de l Electrostatic Embedding