Coraline Dienne Patchword 2
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C est là C est là, c est dans mon ventre C est là dans mes viscères C est là comme un enfant Qui vit avec mon cœur. C est là dans mes boyaux Comme dans un écrin C est là comme un joyau Comme une perle dans une huitre. C est là, c est invisible C est là et c est muet Oui mais pourtant ça vibre Et ça voudrait hurler. C est là tous ces sanglots Ces joies à partager Et ça voudrait sortir. Je voudrais exploser. 2 3
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Quand la vie ne tient qu à un fil Tout est si petit. Je regarde entre mes pieds. Tout est si petit. Si minuscule. En bas. Le vide. Le vent ici se déchaine. Mes cheveux volent. Mes poils se dressent. Une sueur froide glisse dans mon dos. Le soleil plombe pourtant. Aujourd hui, 27 juillet. Vais-je oser? Faire le pas. Le grand saut. Je repense à Sam. Il a fait plusieurs tentatives. «Toujours raté. Je n ai jamais su aller jusqu au bout.» C est tout. Voilà. Je ne connais personne d autre que l idée ait effleuré. Témoignage bien maigre. «J ai toujours hésité, reculé au dernier moment. Mais pourquoi? 2 5
Pas assez de courage. Ou pas assez de folie, qui sait? La peur, simplement.» Et moi? Vais-je savoir faire mieux que lui? «Je crois que je réfléchissais trop pour le faire. Il faut y aller franco. Ne pas regarder sous ses pieds. Ne pas penser. Surtout. Ne pas penser.» Sam. Je l ai interrogé plusieurs fois. J ai tourné en boucle ses conseils. Ne pas penser. Ne pas penser. Y aller franco. Ne pas penser. Je regarde entre mes pieds. En bas. Le vide. Je réfléchis. C est mauvais. Je regarde le souffle du vent. Glacial. Rageur comme des grands traits de crayon. Sous ce pont énorme dorant ses vieilles pierres au soleil. A l image de Sam se substitue celle, floue, de tous ces inconnus qui ont foulé ces pierres avant moi avec les mêmes idées, avec ce même sentiment de peur ciselant les viscères. Jusqu où sont-ils allés, eux? Que sont-ils devenus? Ont-ils recommencé après? Et moi, maintenant, là. Avec ce vide intense sous mes pieds. Mes oreilles bourdonnent. Je n entends plus rien. J avance. Mes pieds. De quelques millimètres. De quelques centimètres. Un petit pas pour moi. Un grand saut L air comme un bloc. Je Offusque mes poumons. Les comprime. 26
Mes pieds Je ne sais plus. Sam? «Tu sais, ce n est pas donné à tout le monde. Il ne faut pas avoir froid aux yeux.» Mes yeux Mes yeux. Fermés. C est comme si déjà Ma respiration me brûle. J attends. La fin. «En fait, pour être franc, je crois que je ne le ferais jamais» Le fil arrête de me balancer. J ouvre les yeux. J ai osé. «le saut à l élastique.» Que c est beau la vie. 2 7
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Le train arrive «Mon train arrive à 19h12.» Bip Bip Bip. C est tout. Une petite phrase presque autoritaire. Et déjà. La sonnerie. Le train. Six ans qu il roule, qu il écrase sans scrupule mon vide et ma douleur. Six ans qu il me broie dans son infernal mouvement. Six ans que mon fantôme se relève ensanglanté sur les rails après son passage. Six ans. Et «Mon train arrive à 19h12.» Oh, cette voix. Cette voix qui rebondit. Qui me casse le cœur et la tête tant son silence explose. Depuis six ans. Six ans que je me tape la tête contre les murs dans cet appartement trop grand. Vide sans elle. 2 9
«Mon train arrive à 19h12.» Rien de plus. Rien de plus que la tonalité de l absence. Mon train arrive à 19h12 et elle a déjà raccroché. Bien sûr, elle sait. Bien sûr je vais accourir comme un automate à la gare. Je vais lui ouvrir mes bras et l accueillir dans ma vie, trop heureux qu elle veuille bien de nouveau y habiter. Bien sûr. Mes doigts fébriles se précipitent dans la salle de bain. Aspergent mon visage d eau froide. Non, je ne rêve pas. Je donne un semblant de coup de peigne dans mes cheveux ternes. «Mon train arrive à 19h12.» L horloge indique 18h56. J ai juste le temps de me précipiter à la gare sans réfléchir. A-t-elle une valise? A-t-elle ramené des souvenirs sur six ans d errance, six ans d absence? Tout ce qu elle a vécu, est-ce lourd à porter? Je suis déjà dans la rue. Sans clé. Tant pis, j y vais à pied. 19h12. Je cours. Quelques rues plus loin, la gare sort son corps massif de la brume. Les lampadaires versent sur la nuit leur sourire perfide. Le décor n a pas changé depuis son départ. Le bâtiment sue la moiteur et l écœurement des séparations. Je rentre dans le hall. Des néons blafards sont là pour accueillir les voyageurs fatigués. Piètre réconfort. 210