FRÉDÉRIQUE DEGHELT. Le Voyage de Nina LE LIVRE DE POCHE

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Transcription:

FRÉDÉRIQUE DEGHELT Le Voyage de Nina LE LIVRE DE POCHE

Cha pitre 1 Le plan Tu es sérieuse, là? C est un pro jet fou, irréa li - sable. Tu as songé qu ils ne vont pas res ter là, les bras croi sés, en atten dant que tu reviennes. Ils vont te cher cher. Tu auras la police, la bri gade des mineurs, les gen darmes Arrête, Lucille! En ce moment, les nuits sont longues. Je ne pense qu à ça. Me tirer! Alors oui, j ai pensé à tout ce que tu dis. Le look à chan ger, l argent, le voyage, se dépla cer, où dor mir, man ger, les fron - tières, les dan gers Combien de temps est- ce que je vais pou voir tenir sans vous? Ça aussi, tu vois, j y ai pensé. OK, donc si tu as tout envi sagé, c est C est n importe quoi plu tôt que de vivre avec ces deux gui gnols. Les dif fi cultés, je m en fous. Je ferai avec Tout ça ne sera jamais aussi dur que ce que je vis depuis Lucille a inter rompu ma phrase en me ten dant sa main. J ai tapé ma paume contre la sienne. On s est souri et j ai sou piré. Ce pacte n avait plus la légè reté

16 Le Voyage de Nina de ceux que nous avions pas sés depuis l âge de quatre ans. Lucille s est mise à réflé chir à haute voix Alors on dirait que Tu ne serais plus blonde aux che veux longs Tu devras te cou per les che veux et te teindre en brune. On va te trans for mer en moi! On se res semble, tu t en sou viens? C est même ta mère qui l avait remar qué en pei gnant mon por trait. Je lui jette un coup d œil. Elle a cessé de se mordre les lèvres en me par lant de mes parents, c est bon signe. Depuis l acci dent, même mes potes les plus proches ne savent plus comment abor der le sujet paren tal. Ils sont gênés, ils affichent une pitié mêlée de mal adresse. Ils ne disent jamais «morts», ils disent «par tis» Je ne sais pas trop quoi faire pour les aider. Peut- être que je serais aussi bête qu eux si ça leur était arrivé? Je te don ne rai mon pas se port. Jusqu aux pro - chaines grandes vacances, je n en aurai pas besoin. Et ensuite je dirai que je l ai perdu. Je regarde Lucille, sa coupe de gar çon, ses yeux bleus, et je me dis que ça pour rait mar cher et, sur tout, je pense que c est ça une grande amie. Elle n a mis qu une minute à adop ter mon pro jet fou : un voyage de l orphe li nat à l indé pen dance. Tout se bous cule dans ma tête. Seule la déci sion que j ai prise me tient droite Par tir et ne jamais plus vivre recro que villée sur mon cha grin. Mais la réa lité de mon désir est plus terre à terre. Combien as- tu sur ton compte? Huit cents euros, à peine Ils vont vite essayer de te cou per les vivres. Tu ne pour ras pas retirer d argent sans être iden ti fiée. Et

Le plan 17 tu ne pour ras pas non plus le trim bal ler sur toi, ce serait trop dan ge reux. Lucille penche la tête comme si elle était dans une grande rêve rie, mais c est une matheuse, elle cal cule et je sens qu elle a un plan. S ensuit une dis cus sion psy ché dé lique sur le pos - sible, l ingérable, le déce lable et l argent. C est fou ce que l inten dance peut deve nir pesante quand on est mineure, accro chée à une idée hors la loi et pré oc cu - pée par la sur vie la plus élé men taire. À pro pos, je ne t ai même pas demandé où tu comptes aller? Il faut que je sois déjà à l étran ger avant qu on ne s aper çoive de ma dis pa ri tion. Je file rai en Espagne rejoindre la famille de Marsilio. Parce qu ici, j ai bien réflé chi et je ne vois aucun proche de mes parents prendre le risque de me gar der alors que j ai fugué. Il ne me reste plus qu à obte nir la per mis sion de venir dor mir chez toi. Quand ils décou vri ront que je ne suis pas ren trée, je serai déjà loin. Qu en penses- tu? Pas mal. La par tie la plus dif fi cile sera pour moi de men tir à mes parents. J ai peur qu ils n arrivent pas à croire que tu ne m as rien dit, vu notre degré d ami tié. De quoi te plains- tu? Ce sera le moment de savoir si ça te sert à quelque chose de faire du théâtre depuis trois ans! Lucille me lance un regard noir et nous conti nuons à lis ter un cer tain nombre de choses à ne pas oublier avant de conve nir que nous nous retrou verons dans trois jours sur la péniche, mon ex chez-moi, pour tout pré pa rer avec les autres.

18 Le Voyage de Nina Je reprends le train à la gare Saint-Lazare. Sur le bord des rails, des petites fleurs sau vages ont poussé. Elles n ont pas l air trou blées par le pas sage de ces gros monstres de fer. Elles défient le dan ger, comme si la nature ne pou vait pas être étouf fée par la ville, et contem pler cette fra gi lité me donne du cou rage. Plus on s éloigne de Paris et plus les arbres enva - hissent le pay sage. Avant qu on ne me place chez mes grands- parents, je n étais jamais venue à Versailles. Ou peut- être une fois avec l école, pour visi ter le châ teau, mais c est un loin tain sou ve nir. Pour moi Versailles était la ville d ori gine du groupe de rock Phœ nix, à peine celle de Louis XIV et encore moins le lieu de l enfance de mon père. Heu reu se ment que mes grands- parents ne m empêchent pas d aller voir Lucille... Ils ont peut- être compris que je devien drais folle s ils ne me lais saient pas un peu d auto no mie. Je dois mettre de la dis tance entre eux et ma peine. Ma grand- mère est une petite femme habillée de façon très stricte. Sa bouche pin cée me fait peur. Elle a dans sa mine inquiète, presque fuyante, quelque chose qui me dérange. Par fois elle me regarde sans rien dire. Je sais qu elle cherche quelque chose de ma vie d avant. Mon père est son fils. Je suis obli gée de me le répé ter sou vent pour y croire. Ils n ont jamais pris de nou velles de nous. Ils ne connais saient même pas ma mère. Ils nous ont rayés de leur vie. J espère qu elle regrette. Mon grand- père est encore plus loin tain. Bien qu il soit à la retraite, il est dans son bureau toute la jour née et je ne sais pas trop ce qu il tra fique. Il ne me parle pas

Le plan 19 tel le ment, comme s il pré fé rait que ce soit ma grandmère qui gère la rela tion avec moi. On dirait qu il se méfie. Ça ne m étonne pas qu il ait été mili taire! Mais qu il ne compte pas sur moi pour me lais ser enrô ler Depuis que je suis avec eux, je suis odieuse. Je leur ai dit tout de suite : Je ne veux pas res ter. De toute façon, ça ne fait pas de dif fé rence pour vous puisque votre fils était déjà mort depuis des années. Ma grand- mère est deve nue pâle et mon grand- père a levé la main pour qu elle ne dise pas ce qu elle avait l inten tion de répondre. Ensuite, je ne sais plus, j ai quitté la pièce et j ai refusé de des cendre man ger avec eux le soir. Le len de main matin, elle avait laissé sur la table de la cui sine un paquet de céréales, des fruits, du pain frais et du lait. C est lui qui s est chargé de me choi sir une école après avoir appelé le pro vi seur de mon lycée. Il ne m en a même pas parlé. Il m a juste annoncé qu il m avait ins crite dans un éta blis se ment privé, proche de chez eux, pour faire une pré pa ra tion aux grandes écoles. Est- ce que mon grand- père essaye de m ache - ter en me payant un bahut privé? En tout cas, ce que je comprends dans sa démarche, c est que mon avis n inté resse per sonne, un peu comme pour le pla ce - ment chez mes grands- parents. À par tir de main te nant, c est comme la guerre. Cha cun se posi tionne et marque son ter ri toire. Je suis concen - trée sur ce départ qui va m accor der la liberté à per pé - tuité. Peut- être que je prends la déci sion la pire de toute ma vie. Mais comme j ai peu de chances de gagner une

20 Le Voyage de Nina guerre face à des mili taires, fai sons comme mon père, fuyons- les. Ici, de toute façon, on ne parle pas, on agit. Ce soir, j ai tel le ment peur qu ils sentent un chan ge - ment dans mon atti tude que je fais beau coup d efforts pour être la même. Sur tout ne pas atti rer leur atten - tion. Cela ne me semble pas du tout natu rel parce que je suis si contente à l idée de par tir que j ai presque envie d être gen tille avec eux. Nina Viens man ger Et voilà Depuis quinze jours, ils essayent de me nour rir. C est leur nou veau truc après avoir essayé de me conso ler. Ils ont même essayé de me conver tir! Tu crois à la vie éter nelle bien entendu? a ris qué ma grandmère. Ce n est pas une ques tion ça, c est de l intox! Après la mort, y a rien, ai- je répondu. Elle a jeté à mon grand- père un coup d œil que j ai détesté, un de ces regards pleins de sous-enten dus. Vrai ment lourd Si je réus sis, je ne les rever rai plus jamais. Me voilà donc presque libre. Je me pose devant mon assiette sans y goû ter. Mon cha grin me rend ano rexique et mon hos - ti lité nour rit ce qui me reste d appé tit. Quand ils étaient encore là (est- ce que c est humain de dire ça?), je pen sais que c était incroyable d être aussi heu reux. Je pas sais mes vacances et par fois une par tie de l année sco laire sur les routes, accom pa - gnant mon père et ses musi ciens dans tous les pays du monde. Ma mère emportait ses tableaux, ses pein tures et ses car nets de voyage. Mes copains me disaient tou - jours que j avais de la chance, que j avais les parents les plus cool de la terre.

Le plan 21 Stop! Il faut que j arrête de pen ser à ma vie d avant. Mange un peu, Nina, souffle ma grand- mère avec son air de chien battu. J avale quelques bou chées et j essaye d avoir l air moins absent. Le haut- le-cœur n est pas loin. Cette salle à man ger est hor rible. Toutes ces nuances de tons roses! Je déteste cette cou leur. Ces bibe lots, ces pou - pées en robes folk lo riques de tous les pays, ran gées der rière les vitrines. Tout ce qu il y a de plus laid doit être ras sem blé ici, dans cet appar te ment sur chargé de bibe lots, de tis sus à fleurs, de gué ri dons. Par tout ça sent la naph ta line, l eau de Javel et plein d autres odeurs écœu rantes et vieilles. Comment mon père a- t-il pu être engen dré par des indi vi dus pareils? Comment a- t-il pu vivre avec eux tant d années? Après le repas, je rapporte quelques assiettes à la cui sine et je file me cou - cher. J éteins la lumière pour ne plus voir ma chambre, une réplique de la salle à man ger en jaune pâle. Je reste très long temps avec les yeux ouverts dans le noir, l esto - mac noué à l idée du len de main. J écoute Aziza Mustafa Zadeh, Endless Power. La nuit m emporte. Après trois jours mortifères, je pose enfin le pied sur le pon ton et je sou ris. Je réa lise combien le par fum de la Seine me manque chaque jour, le doux cla po - tis de l eau quand il pleut, le balan ce ment léger du plan cher quand un bateau passe C est la pre mière fois que je reviens sur la péniche dans des condi tions accep tables. La der nière fois, c était avec mes grandsparents, pour prendre mes affaires. Ce fut très dur de revoir tout ce qui res tait de ma vie avec mon père et ma mère, de comprendre en ayant ce décor sous les yeux

22 Le Voyage de Nina qu il appar te nait désor mais au passé, à leur absence, et que c était pro ba ble ment une des der nières fois où je met tais les pieds sur ce bateau. J ai détesté leur façon de regar der l endroit où j ai vécu avec mes parents. Tout ce que je voyais dans leurs yeux me déplai sait. J ai filé dans ma cabine pour prendre tout ce dont j avais besoin. Je me suis dépê - chée, je n avais pas envie de les lais ser seuls dans le carré où se trou vaient les affaires de mes parents. Je ne sais pas qui va s occu per de démé na ger tout ça. Ça me rend malade. Je vou drais que le bateau s en aille pen dant la nuit, qu il coule ou qu il dis pa raisse dans une brume opaque et que per sonne ne sache ce qu il est devenu, même pas moi. Les autres ne tardent pas à arri ver, ils sortent le butin de mon futur voyage, lampe de poche, cou teau suisse, duvet et je récu père mon sac à dos dans ma cabine. «Allez, on ne perd pas de temps, Nina, on s y met!» La cou sine de Lucille m enfile un pei gnoir genre salon de coif fure et ouvre son petit sac de tra vail. Je suis assise droite et je regarde par le hublot en ser rant les dents. Es- tu sûr de ne pas vou loir un miroir? Non, je fais confiance. Je pré fère ne pas voir main te nant J entends les ciseaux. Je sens mes longues boucles blondes glis ser dans mon dos et tom ber sur le sol en bois de la péniche. Elles ne font presque aucun bruit, une aile de papillon ou d oiseau. C est dans mon cœur que ce bruit est assour dis sant. J ai l impres sion que toute mon enfance est en train de par tir en lam beaux de che veux. Il va bien fal -

Le plan 23 loir que j ose me regar der. Quand je serai deve - nue une brune aux che veux courts. Quand la jolie Nina, la prin cesse de papa, la petite fille aux boucles d or de maman, aura dis paru. Que restera- t-il à sa place? Mes parents m ont appe lée Nina à cause d une chan teuse de jazz, Nina Simone. Quand je suis née, ils ont tout de suite pensé à Little Blue Girl, son premier album. Je regar dais sou vent sa photo dans le salon, j écou tais son timbre grave et rauque. Papa m avait dit un jour qu il avait hésité avec Billie Holiday, l autre merveilleuse chanteuse qu il adorait. Mais maman avait trouvé que Billie, c était un peu trop cow-boy et elle tenait à sa petite fille bleue. Il faut dire aussi qu ils s étaient connus sur le morceau I love you Porgy. Si elle pouvait voir qu à par tir de main te nant je serai Billy The Kid sur les routes! Et en y pensant bien, peutêtre qu il me fau dra chan ger de pré nom, m appe ler Lou pour Lucille, sur tout si je montre son pas se port. Je ne veux pas prendre son nom à elle. Je veux un nom à moi. Une nou velle vie et un nou veau nom. Une mèche s accroche à mon épaule et, machi na le - ment, je la récu père. Un accroche- cœur pour les gar - çons, disait ma mère. Je la tends à Lucille qui me jette un regard un peu mouillé avant de m embras ser. Sa cou sine râle : Arrê tez les mamours, je ne peux pas cou per cor rec te ment. Je vais véri fier ta phar ma cie et ton sac à dos. On a peut- être oublié quelque chose, me glisse Lucille à l oreille.

24 Le Voyage de Nina Des bruits de pas reten tissent sur le pont et on retient tous notre souffle, jusqu à ce que la voix de Gaspard reten tisse : Vous êtes là? Il dévale le petit esca lier et se plante devant moi. Wouah, ça te change! Tais- toi, je mar monne, je n ai encore rien vu. Il a l air d une excel lente humeur. Il tend des billets à Lucille. Tu met tras ça sur ton compte pour notre voya - geuse. J ai fait le tour de tes fidèles. Il y a pas loin de neuf cents euros là- dedans! Tu pars quand? Je ne sais pas si je dois l engueu ler pour avoir parlé ou lui sau ter au cou pour avoir presque dou blé mon bud get de voyage. J ai à peine le temps de le remer cier, il sort de son sac une per ruque rousse et des lunettes noires qu il me tend en sou riant. Ton cadeau de départ, on ne sait jamais, tu pour rais en avoir besoin! Nous écla tons tous de rire. Gaspard s est occupé de mon nou veau por table, je devrais dire, m a refilé son ancien et très vieux télé - phone qui n est pas volable tel le ment il est moche. Il prend un air de conspi ra teur. Voici tes billets pour Ir un. Le plus impor tant, c est que, dès que l alerte est don née, toi, tu sois déjà en Espagne. Le bou lot le plus dur sera pour nous. Nous devrons être stoïques devant les inter ro ga toires des parents et de la police. Ça a l air d être leur souci prin ci pal! Comme s ils n avaient aucun doute sur le fait que moi je réus si rai

Le plan 25 à m en sor tir seule, sans être rat tra pée et sans qu il m arrive rien. Je compa tis sin cè re ment. Je vous plains vrai ment, mais je suis sûre que vous y arri ve rez. Enfin je compte sur vous. Gaspard a l air caté go rique. Moi, je crois que les parents ne seront pas dupes. Ils sau ront for cé ment qu on les pipeaute. L inconnu, c est de savoir combien de temps ils le sup por te ront. Je me rends sou dain compte qu ils ont encore des parents et que, par ma faute, ils vont leur men tir sous pré texte que je n ai plus les miens. J ai un peu honte. Enfin, ce n est pas tout à fait ça, mais ça y res semble. Comme hier soir dans mon lit, mon cœur se met à battre trop rapi de ment, comme si mon corps enre gis - trait à l avance toutes les embûches que je vais ren - contrer. La cou sine étale sur ma tête une mix ture brune. Elle s appelle Magali, mais je ne sais pas pour quoi, la cou sine, ça lui va beau coup mieux. J ai froid, l impres - sion d être chauve. Et je le sens bien, même si je ne leur avoue rai jamais : j ai peur de par tir. Une fois à Ir un, je file rai sur Madrid. Comment faire? Dans les hôtels, il faut don ner son pas se port. Les auberges de jeu nesse me font peur. C est sans doute par là qu ils commen ce ront à me cher cher s ils ont l idée de foui ner à l étran ger. Tu n auras pas besoin d aller à l hôtel à Madrid, remarque An na comme si elle avait suivi le cours de mes pen sées. Mon frère est là- bas. Il est dans un appar te ment en colo ca tion avec d autres étu diants

26 Le Voyage de Nina d Erasmus. Tu seras en sécu rité pour la nuit. Le len de - main, tu pour ras reprendre le train pour l Andalousie. Tu sais tou jours où loger à Séville? Mon esto mac se serre à nou veau. Je pense à Marsilio, gitan, gui ta riste de mon père quand nous vivions là- bas, il y a deux ans. Je connais juste son adresse dans le quar tier de Tri ana. Marsilio fait par tie des gitans caseros, ceux qui sont deve nus séden taires et ne se déplacent que pour les dif fé rents concerts qu ils donnent à tra vers l Espagne. Je ne sais pas du tout s il accep tera de me loger. Je ne sais même pas s il vit tou - jours au même endroit, dans cette petite chambre au cœur du vieux quar tier. Chaque week- end, Marsilio nous emme nait ren - contrer sa famille. Ils étaient tou jours tous cou sins dans les pueblos blancos. Nous pas sions nos soi rées dans les juerga, à chan ter, dan ser, man ger. Au début, ils avaient une méfiance à l égard des gadjos que nous étions. Là- bas, en Espagne, ils disent des payos. Et puis mon père leur avait dit que ma mère avait des ori gines gitanes loin taines et rien ne fait plus plai sir à ceux du voyage que cette parenté, même incer - taine. Je crois que j étais un petit peu amou reuse de Marsilio. Il me don nait des cours de danse. J étais la seule blonde, la plus jeune aussi. Quand il quit tait cet air téné breux et souf frant qu exige le fla menco, le sentimiento, il rede ve nait un grand type mince, espiègle. Mais j avais remar qué qu une fois seul, il était plus grave, presque secret. Je lui en avais fait

Le plan 27 la remarque, un jour où nous étions redes cen dus ensemble d un village voi sin ; il avait souri en me fai sant un clin d œil. «Le soir, autour d un feu de camp, il y a beau coup de lumière et de musique, mais si tu t éloignes du feu, il fait beau coup plus sombre et c est plus inquié tant. Les gitans sont ainsi, dans le secret de leur cœur.» J aimais l écou ter. Il me sem - blait que sa façon de s expri mer était tou jours une sorte d his toire ou de poème qui m empor tait dans son monde. C est tout de suite son visage qui s est imposé quand j ai eu envie de par tir. Mais lui, il ne m attend pas et j ignore ce qu il va pen ser de ma fugue. Au moins, j ai un avan tage dans mon mal heur. Mes grands- parents n ont jamais connu les amis de mes parents ; ils ne pour ront pas deviner ma des ti nation, ni aucune idée de leurs amis. Je me méfie cepen - dant. Je me doute que la police est bien capable de retra cer les der niers dépla ce ments de mes parents pour trou ver une éven tuelle des ti nation à ma fugue. Mais là encore, je suis sûre de mon choix. Chez les gitans, jamais on ne me don nera à la police. J en suis tota le ment sûre. On me cachera même. Il faut abso lu ment que je trouve Marsilio à Séville et qu il m emmène dans sa famille. Depuis que je pla ni fie, ça me donne de l éner gie pour vivre. Mais ces sou ve nirs me ramènent aussi à mes parents. Ils me manquent hor ri ble ment. Merde les larmes encore Elles reviennent.

28 Le Voyage de Nina Ma douce enfant, Je me sou viens de ton arri vée sur terre, il pleu vait. La terre mouillée exha lait des par fums de course dans les bois, d automne et de joues fraîches. Mais c était l été. J avais tenu à fuir la mater nité de l hôpi tal et j étais reve nue au bout de trois jours sur la péniche amar rée à Boulogne. Je l avais déjà remar qué, dès qu on est sur l eau, les odeurs de la terre sont plus sen - sibles. Je décou vrais que les narines d une jeune mère aussi. J écou tais ton petit vagis se ment de bébé agneau, je m émer veillais de tes endormissements, de tes réveils aussi. Je me tenais au bord du som meil, épui sée mais décidée à te regar der encore avant de som brer. Tu étais une petite fille et, même dans mes rêves les plus fous, je n avais pas ima giné mieux. Tu étais ma mer veille et tu fai sais de moi une mère veilleuse. Ton père te décou vrait bébé et voyait naître une mère. Son regard allait de l une à l autre, perdu, anéanti ; il se deman - dait sans doute comment nous rejoindre et se faire une place dans un duo aussi soudé. La veille de ton arri vée, quand les contrac tions avaient commencé, nous chan - tions des chan sons au piano, nous décri vions tes che - veux, ton visage, nous nous amu sions à ima gi ner ton futur carac tère. Je te voyais volon taire, il te fan tas mait timide. Et main te nant que tu étais là, nous ne pen sions plus rien. Nous étions juste des parents heu reux, fas - ci nés et curieux. Ton regard était clair, tu nous fixais comme si tu voyais jusqu au fond de notre âme. Je me disais que rien de dif fi cile ne pour rait jamais t arri ver avec un regard pareil. La vie me sem blait plus vaste qu avant. Je n avais plus le droit de prendre des risques

Le plan 29 insen sés comme j avais pu le faire autre fois. J étais res - pon sable de toi. Je veille encore sur toi mon enfant. Même si tout est dif fé rent. La vie ne nous a accordé que peu de temps, mais tu dois conti nuer et sen tir mon souffle qui caresse ton visage. Mon cœur t aime et te sou tient.