20 PRESENTATION Jean-Pierre ESQUENAZI Roger ODIN Que des théoriciens du cinéma aient décidé aujourd hui de proposer un ensemble de textes portant sur le rapport entre les films et leurs publics à la revue Réseaux est doublement symbolique. Publier dans une revue de communication plutôt que dans une revue de cinéma manifeste le désir de ces chercheurs de sortir d une forme d approche dont se sont trop souvent satisfaites (du moins en France ; il en va autrement aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne) les études cinématographiques : celle reposant sur un face à face avec des films pris dans une histoire esthétique et héroïque du cinéma qui ne connaît que les «grands auteurs». Encore trop rares (même s il y en a de plus en plus) sont les publications consacrées au cinéma qui s aventurent à sortir de ce petit monde.
Le film, un fait social 21 L ensemble des articles de ce numéro témoigne de la volonté d approcher le cinéma par un autre versant, celui du public : les spectateurs du cinéma des premiers temps aux Pays-Bas (Kessler), les jeunes internautes et Titanic (Allard), le public des films de famille, les nouveaux spectateurs des dispositifs spectaculaires actuels (Odin), en passant par les spectateurs américains déboussolés par la guerre du Vietnam (Burch). Publier dans une revue de communication marque aussi que ces chercheurs trouvent, comme naturellement, leurs références dans d autres espaces théoriques que celui de la réflexion traditionnelle du cinéma. Les articles rassemblés ici manifestent tous à leur façon un souci épistémologique : Noël Burch s appuie essentiellement sur un ensemble de recherches américaines liées aux Gender et aux Cultural Studies, Laurence Allard sur la tradition herméneutique, Frank Kessler sur les propositions d historiens de l art comme Baxandall, Roger Odin sur la pragmatique linguistique mais aussi sur les travaux de l anthropologue Sol Worth.
22 Dans le panorama qu il dessine, Jean-Pierre Esquenazi montre l extrême diversité des intérêts et des sources qui traversent ce courant. Les articles proposés dans ce numéro ne font pas exception. Cependant, même si les instruments et les méthodes d analyse diffèrent : mise en perspective culturaliste de témoignages chez Burch, enquête empirique chez Allard, approche en termes d institution chez Kessler, construction d un modèle heuristique chez Odin, parcours récapitulatif chez Esquenazi, un point commun puissant anime ces travaux : il s agit toujours de comprendre comment s établit l interaction entre les films, l espace social où ils sont vus et le public. Cette prise en compte de la dimension interactive de la lecture des films est pour nous l essentiel. La diversité des approches révèle combien le concept de «public» est un concept difficile. Parfois insaisissable, le «public» ne s exprime que rarement et souvent de façon «forcée», à travers les sondages et enquêtes par exemple. Nous ne trouvons bien souvent que des traces et des indices, et devons reconstituer, à la façon des paléontologues, une
Le film, un fait social 23 image du ou des publics qui nous permettent de comprendre ce que nous savons de ses réactions. Nous espérons que ce dossier incitera d autres chercheurs, jeunes ou moins jeunes, à s inscrire dans ce mouvement. Cette 99e livraison de Réseaux nous offre également un article de Michel Callon sur l économie de la science et les effets de la recherche sur la concurrence. On trouvera dans ce texte une synthèse fort documentée des travaux sur le statut économique de la connaissance scientifique et l application de l un de ces modèles à la façon dont les entreprises intègrent les résultats de la recherche universitaire. La coopération entre les firmes et les laboratoires académiques est présentée comme un moteur de la compétition économique. On pourra lire in fine dans ce numéro deux études du croisement de l islam et des nouvelles technologies. A travers l analyse des sites web islamiques, Olivier Roy montre en quoi cet établissement par la technique d une communauté virtuelle déterritorialise l islam mais, du fait de cette absence d ancrage social et culturel, échoue à lui donner dans cette
24 configuration un caractère universel. Yves Gonzales- Quijano, qui a quant à lui choisi l exemple d un Cheikh très médiatique, met en lumière le fait que le succès de ses prédications n aurait pu être ce qu il a été sans l utilisation massive des technologies de l information. Le cheikh Shaarawi aura donc été celui par qui l islam vocal sera devenu à la fois télévisuel et électronique.