F. PÉRONNET, Département d'éducation physique, Université de Montréal, C.P. 6128, Succursale A, Montréal, Québec, Canada H3C 3J7. Tél. : 514 343 2073. Fax : 514 343 2181. Les records du monde de course à pied masculins et féminins : à propos d'un article de la revue «Nature» L'article de Whipp et Ward Au mois de Janvier 1992 la revue «Nature» a publié sous la plume de Brian J. Whipp et de Susan A. Ward (1992) de l'université de Californie à Los Angelès, une lettre au titre accrocheur "Will women soon outrun men?" (Les femmes courront-elles bientôt plus vite que les hommes?) et qui montrait (figure 1) que les records du monde de course à pied féminins rattraperaient les records masculins d'ici quelques décades, voire même quelques années pour le marathon (tableau 1). Cette communication scientifique a fait couler beaucoup d'encre et de salive dans des media qui se soucient habituellement assez peu des résultats sportifs et moins encore de la progression des records sportifs. On a vu, par exemple, un article d'une demi-page dans «Le Monde», bien fait et nuancé par ailleurs, mais qui, comme toute la couverture médiatique du travail de Whipp et Ward, se résumait en une série d'«opinions informées»: que pensent des conclusions de Whipp et Ward les athlètes masculins? féminins? les médecins du sport? les entraîneurs? les physiologistes de l'exercice? les militants féministes? etc. La revue «Nature» L'attention portée au travail de Whipp et Ward s'explique d'abord par le fait que la revue «Nature» est parmi les plus prestigieuses des revues scientifiques consacrées au domaine des sciences naturelles. Ceci ne veut pas dire pour autant que les arbitres de la revue «Nature» et ses éditeurs font toujours preuve du plus grand discernement quand ils évaluent un manuscrit qui leur est soumis et lorsqu'ils décident de le publier.
VITESSE AU MARATHON FIG. 1 : Analyse de la progression des records du monde du marathon masculin (carrés noirs) et féminin (carrés blancs) selon Whipp et Ward (1992). La vitesse est en m.min -1. Le point d'intersection des droites de régression correspond à 1998 et 345,9 m.min -1 (2:01:59). TABLEAU 1. - Conclusions de Whipp et Ward: date à laquelle les records féminins rejoindront les records masculins pour les cinq distances de course à pied étudiées, et temps correspondant à ce record. Les records du monde actuels (1992) pour les hommes et les femmes sont indiqués à titre de comparaison. DISTANCES RECORDS RECORDS RECORD (m) masculins feminins commun ANNÉE futur 200 19,75 21,34 18,62 2050 400 43,29 47,60 41,70 2032 800 1:41,73 1:53,25 1:35,77 2035 1500 3:25,86 3:52,47 3:13,15 2029 marathon 2:06:50,00 2:21:06,00 2:01:59,00 1998 Dans le domaine des sciences de l'activité physique, on trouve de très bons travaux dans «Nature», comme ceux de physiologie de l'exercice comparée publiés récemment par Lindstedt S.L., Hokanson J.F., Wells D.J., Swain S.D., Hoppeler H., et Navarro V. (1991) sur la consommation maximale d'oxygène d'une antilope des prairies de l'ouest
du continent américain (Antilocapra americana): parmi les animaux de taille peu inférieure ou supérieure à celle de l'homme, c'est elle qui détient maintenant le record avec une consommation maximale d'oxygène d'environ 300 ml.kg -1.min -1 soit 3,75 plus que les meilleurs coureurs de demi-fond masculins (environ 80 ml.kg -1.min -1 ) et 1,5 à 2 fois plus que le Cheval de course ou le Chien (150-180 ml.kg -1.min -1 ). Par contre, on trouve aussi dans «Nature» des travaux de médiocre qualité. Par exemple, dans un article publié en 1970, sur la progression des records du monde de course à pied (déjà) Rumball W.M., et Coleman C.E.(1970) prévoyaient que les hommes courraient le marathon en 1:37:30 dans «environ 100 ans». Nous ne serons plus ici bas pour vérifier cette prédiction mais elle semble un peu optimiste si l'on considère que la vitesse correspondant à cette performance (432,8 m.min -1 ) est supérieure à celle correspondant au record masculin actuel du 1500 m (3:28,86 soit 430,9 m.min -1 ). Pour parcourir 42,195 km à cette vitesse, en supposant une endurance exceptionnelle (Péronnet F., et Thibault G., 1989) qui permettrait au coureur de maintenir 90% de sa consommation maximale d'oxygène pendant 1:37:30, il faudrait une consommation maximale d'oxygène d'environ 100 à 110 ml.kg -1.min -1. Ceci est peu pour une antilope Antilocapra americana, un cheval ou un chien, mais semble très au delà des possibilités génétiques de notre espèce. L'intérêt suscité par la lettre de Whipp et Ward tient sans doute aussi au fait que les conclusions présentées sont peu conventionnelles. Ceci a peut être été un argument qui a influencé favorablement les éditeurs de «Nature»: cette revue cède parfois à une certaine forme de sensationnalisme scientifique. De plus, le thème abordé dans cette lettre s'inscrit bien dans la réflexion sur les rapports entre les sexes, qui est très actuelle dans nos sociétés. La question des compétences et des capacités respectives des hommes et des femmes dans divers secteurs d'activités, est une question centrale dans ce débat. Le fait que deux chercheurs, par ailleurs connus et respectés de leurs pairs, prétendent dans une revue également respectée, que dans le domaine de la performance physique la supériorité masculine, évidente jusqu'ici dans la plupart des activités, serait prochainement remise en cause, ne pouvait passer inaperçue. Critique de l'analyse de Whipp et Ward La couverture médiatique qui a entouré la parution de la lettre de Whipp et Ward a permis à différentes opinions de s'exprimer, mais n'a pas fourni une critique très fouillée de leur travail ni de leurs conclusions. La question principale est pourtant celle de savoir si ces auteurs ont réalisé une analyse correcte des données dont ils disposaient et, en conséquence, si leurs conclusions, qui sont résumées au tableau 1, sont valides ou non. Il semble bien que la réponse soit «non» aux deux volets de cette question. Les conclusions de Whipp et Ward sont, en effet, le résultat d'une extrapolation linéaire des records futurs en course à pied, à partir de leur progression passée, qui semble au premier coup d'oeil, être linéaire. Toutefois, cette première impression est fausse. Si Whipp et Ward avaient compilé tous les records successifs et non un seul record par décade, s'ils ne s'étaient pas contenté d'un rapide coup d'oeil, s'ils avaient examiné les données d'un peu plus près, et s'ils avaient pris la peine de consulter les publications
relativement abondantes sur la progression des records, ils se seraient aperçu immédiatement de l'erreur qu'ils se préparaient à commettre. Des études assez nombreuses ont en effet montré que les records du monde de course à pied et dans d'autres disciplines sportives, présentent une tendance discrète mais nette, à progresser non pas de façon linéaire, mais de façon curvilinéaire vers un plateau (Ballerini R. et Resnick S.I., 1985, 1987 ; Frucht A.H. et Jokl E., 1964 ; King H.A. et Black D.G., 1984 ; Mognoni P., Lafortuna C., Russo G. et Minetti A., 1982 ; Morton R.H., 1983 ; Noakes T., 1986, p. 307-380 ; Péronnet F. et Thibault G., 1988 ; Péronnet F., Thibault, G., Ledoux M. et Brisson G. 1991, p. 395-404; Schutz R.W. et McBryde J.P., 1983 ; Schutz R.W., Frankham K, et McBryde J.P., 1984; Smith R.L., 1988; Tryfos P, et Blackmore R., 1985). Pour ce type de progression, l'existence d'un plateau et donc d'une limite pour le record du monde sur une distance donnée, est d'ailleurs une hypothèse que l'on peut raisonnablement admettre. Elle est confirmée par une analyse fine de la progression des records, même si la vitesse limite à laquelle correspond le plateau pour une distance donnée, n'est pas facile à calculer avec certitude (voir par exemple Frederick E.C., 1986; Smith R.L., 1988). Whipp et Ward ont écarté cette hypothèse, Il est difficile de comprendre pourquoi. Une des raisons tient peut être au fait que ces auteurs ont choisi de ne retenir qu'un record du monde par décade, alors que l'on compte en moyenne deux à quatre records par décade selon la distance de course (ces records sont listés de façon complète dans la source bibliographique utilisée par Whipp et Ward: "Progression of world's best performances and official I.A.A.F.world records", [1987]). La légère tendance au plafonnement des performances a pu ainsi plus facilement leur échapper. Il faut noter, cependant, qu'il est rare que dans un travail de recherche on se prive a priori et sans justification théorique ou pratique, d'une partie de l'information disponible, comme l'ont fait Whipp et Ward. Dans le cas qui nous occupe ici, non seulement de l'information est perdue mais les données sont biaisées par le fait que les auteurs n'aient retenu qu'un record par décade et qu'ils l'aient placé exactement à la moitié de cette décade, 1905, 1915, 1925, etc. (voir figure 1). Pour le marathon, cette façon de procéder conduit Whipp et Ward à placer le record de Violet Percy (3:40:22, soit 191,5 m.min -1 ) au milieu de la décade 1950-1960, soit 1955, alors que ce record date de..,1926, parce qu'il précède immédiatement celui de Mildred Simpson (3:19:45) établi en 1964. Pour cette seule différence de près de 30 ans entre les faits réels et la représentation qu'en donnent Whipp et Ward on peut dire qu'ils ont manipulé et déformé les données de façon extrêmement cavalière et peu scrupuleuse. Le plafonnement des records masculins L'existence d'une progression curvilinéaire des performances en course à pied et d'une tendance à un plafonnement vers un plateau correspondant à un record-limite, peut être facilement mise en évidence en comparant les records actuels aux prédictions laites pour les records du monde masculins de 1992, par Ryder H.W., Carr H.J., et Herget P. (1976) dans la revue "Scientific American"- Sur la base de la progression, apparemment linéaire des records du monde depuis le début du siècle jusqu'à 1975,
Ryder H.W. et Col., comme Whipp et Ward, ont cru pouvoir extrapoler de façon linéaire les records futurs sur toutes les distances de course du 100 m au marathon. Si l'on compare les records projetés pour l'année 1992 par Ryder H.W. et Col., aux véritables records du monde en 1992 pour toutes les distances olympiques plus le mile, on constate a) qu'aucune des performances prédites n'a été atteinte; b) que les vitesses prédites pour 1992 sont en moyenne supérieures de 1,83 % aux vitesses réellement observées; et c) que l'amélioration moyenne des vitesses de 3,25 % projetée entre 1975 et 1992 est près de deux fois et demi l'amélioration moyenne effectivement observée, qui n'est que de 1,37 %. Ainsi, sur une période relativement courte, de 17 ans, on peut mettre en évidence, sans utiliser de méthode d'analyse compliquée, que la progression réelle des records du monde est moins rapide que celle prévue par un extrapolation linéaire de la progression passée. Cette réduction de la vitesse de la progression des records n'est pas un phénomène récent. Par exemple, le record du mile prédit pour l'année 1891 par extrapolation linéaire de la progression de 1864 à 1874, surestime le record réel de 12,3%; le record prédit pour 1901 par extrapolation linéaire de la progression de 1864 à 1884 surestime le record réel de 6,2 % ; etc. Ainsi, sur l'ensemble de la progression de tous les records du monde masculins, une tendance systématique à un ralentissement graduel de la progression est évident, si l'on se donne la peine de le chercher, ce que n'ont manifestement pas fait Whipp et Ward. La progression des records féminins Pour ce qui est des record féminins une analyse comparable à celle faite pour les records masculins est impossible à réaliser en 1992, à cause d'une profondeur historique insuffisante pour la progression des records féminins, et ceci pour des raisons socio-culturelles.
VITESSE AU MARATHON FIG. 2 : Progression de la vitesse (m.min -1 ) correspondant aux records du monde masculin (carrés noirs) et féminin (carrés blancs) du marathon. A partir de la progression linéaire observée entre 1964 et 1981 pour le record féminin, le record projeté pour 1992 est de 2:00:47. Cependant, une tendance nette à un plafonnement des records est apparent pour la plupart des distances de course, comme on le voit à la figure 2 pour le marathon. Le premier record féminin au marathon remonte à 1926. La petite histoire veut même qu'une femme connue sous le nom de Melpomene ait couru le premier marathon aux Jeux Olympiques d'athènes en 1896, en environ 4 heures et 30 min (Foldes E., 1964). Cependant, les premières performances dignes de ce nom ne sont observées qu'au milieu des années 60, date à partir de laquelle la progression du record est spectaculaire jusqu'en 1981. Depuis 1981 la progression s'est considérablement ralentie et elle est même au point mort depuis 1985. Si l'on procède à la manière cavalière de Whipp et Ward en utilisant la progression quasi-linéaire du record observée entre 1964 et 1981, pour extrapoler de façon linéaire les performances futures, on surestime de façon marquée les performances plus récentes. En fait, on projette dès 1989 une performance égale à celle réalisée par les hommes (2:06:50), et pour l'année 1992 qui vient de s'écouler une performance de 2:00:47 supérieure de 5 % à celle des hommes, et de 17% au record féminin actuel. Ainsi, Whipp et Ward sont très en dessous de la vérité: le type d'analyse qu'ils utilisent ne prédit pas que les femmes courront le marathon aussi vite que les hommes en 1998; elle prédit que cela est d'ores et déjà arrivé!
Les records-limites masculins et féminins Cette analyse des données qui ont été utilisées par Whipp et Ward pour parvenir à leurs conclusions, montrent qu'une extrapolation linéaire des performances futures à partir de leurs progressions passées, même si elle est tentante, est injustifiable et inadéquate. L'amélioration des records du monde présente une tendance nette à ralentir graduellement au cours des années. Cette tendance doit être prise en compte pour prédire les améliorations futures des records. Des extrapolations non linéaire des performances futures ont été faites par plusieurs auteurs, pour les records masculins, pour lesquels on dispose d'une profondeur historique d'environ un siècle (tableau 2). Dans les études de Morton R.H., (1983) et de Péronnet F. et Thibault G. (1988) les records projetés sont les performances-limites estimées pour les représentants masculins de notre espèce. Dans les études de Schutz R.W. et Col. (1983, 1984) les projections sont faites pour l'année 2083 ou 2050 qui sont des dates assez lointaines pour que les records puissent être aussi considérés comme des performances-limites. Dans l'étude de Tryfos P., et Blackmore R. (1985) les projections ont été faites pour quelques distances de demi-fond et de fond seulement, pour 1997, et il est intéressant de noter que les records prédits ont été déjà atteints ou sont sur le point de l'être. Pour ce qui est des records féminins, les études sont peu nombreuses, pour la raison, déjà évoquée, du manque de rétrospective historique. Si l'on ne se laisse pas hypnotiser, comme l'ont été Whipp et Ward, par la progression récente très rapide des records féminins, rien n'indique aujourd'hui que cette progression rattrapera celle des records masculins. En course à pied, la performance dépend essentiellement de la capacité anaérobie, de la consommation maximale d'oxygène, de l'endurance et de l'efficacité de la foulée (Péronnet F, et Col. 1991, p, 197-228). La femme est désavantagée par une capacité anaérobie et par une consommation d'oxygène maximale plus faible d'environ 10 à 12 %, l'endurance étant par contre assez semblable chez la femme et chez l'homme (Conley D.L. et Krahenbull, G.S., 1980 ; Conley D.L., Krahenbull G.S., Burkett L.N et Millar A.L., 1984 ; Davies C.T.M. et Thompson M.W., 1979; Fay L., Londeree B.R., Lafontaine T.P., et Valek M.R., 1989 ; Froberg K. et Pedersen P.K., 1984 ; Jousselin E., Desnus B., Fraisse F., Handschuh R., Legros P. Strady M. et Thomaidis M., 1990 ; Lacour J..R. et Candau R., 1990; Péronnet F. et Col, 1991, p. 197-228). Ces différences semblent correspondre à un dimorphisme sexuel réel et à des différences biologiques réelles entre les sexes dans notre espèce, et non seulement à des différences socio-culturelles.
CONCLUSION. Contrairement à ce que Whipp et Ward ont tenté de démontrer dans leur article, il paraît donc très improbable que «les femmes courent un jour plus vite que les hommes». Il serait d'ailleurs plus exact de dire qu'il est très improbable que «les coureurs féminins de haut niveau courent un jour aussi vite que leurs collègues masculins». En effet, les meilleurs coureurs féminins courent déjà beaucoup plus vite que l'immense majorité des sujets masculins: bien peu d'hommes peuvent courir le 200 m en 21,34 s ; le 400 m en 47,60 s ; le 1500 m en 3:52,47 ; le marathon en 2:21:06, etc. En d'autres termes, en raison de la grande variabilité biologique des facteurs de la performance en course à pied au sein de notre espèce (les deux sexes confondus) et de la petite différence systématique existant entre les sexes pour la capacité anaérobie et la consommation maximale d'oxygène, il existe beaucoup plus de similitude entre les coureurs masculins et féminins de haut niveau, qu'il n'en existe entre les coureurs masculins et féminins de haut niveau et l'ensemble des hommes ou des femmes, respectivement. Il est donc non seulement sexiste mais faux de dire «les femmes courent moins vite que les hommes», tout comme il est raciste de dire «les noirs courent plus vite que les blancs» sous prétexte que les meilleurs sprinters noirs sont supérieurs aux meilleurs sprinters blancs. Contrairement aux apparences, il est donc également sexiste de demander, comme le font Whipp et Ward: quand «les femmes courront-elles aussi vite que les hommes?». Voici bientôt 70 ans, Hill (1926, p. 98) qui reçut le prix Nobel pour ses travaux sur l'exercice musculaire, remarquait que, «pour l'étude de la physiologie de l'exercice, les record; d'athlétisme et particulièrement de course à pied, constituent une remarquable source d'informations très précises». Ceci est encore vrai aujourd'hui. Mais une analyse superficielle du type de celle conduite par Whipp et Ward, même si elle est séduisante par ses conclusions provocantes, contribue peu à notre compréhension de la physiologie de l'exercice musculaire, de l'évolution des records de course à pied, et des différences de performance de l'homme et de la femme.
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