À quelles conditions le logiciel libre peut-il être considéré comme un bien commun?



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Transcription:

À quelles conditions le logiciel libre peut-il être considéré comme un bien commun? (Michèle Stanton-Jean, PhD) Introduction Avant d aborder le sujet de cette rencontre je souhaiterais faire quelques précisions. Je crois qu il est toujours important de signaler d où l on parle. Donc j aimerais préciser que je ne suis pas juriste mais historienne, et bioéthicienne, champs d étude qui ont, avec mon travail dans les fonctions publiques provinciale et fédérale, ou à l UNESCO influencé mon champs cognitif et mes valeurs. Je présenterai tout d abord dans cet exposé ce qui m a amenée à m intéresser au bien commun et j examinerai ensuite en quoi les principes et les valeurs que j ai identifiés comme terreau du bien commun peuvent alimenter la réflexion sur le développement des logiciels libres. On lit fréquemment que le logiciel libre est un bien commun. Que voulons-nous dire par bien commun? D où vient ce concept et à quelles conditions peut-il servir à caractériser le logiciel libre. Les mots ont une histoire qu il est important de connaître afin de les utiliser à bon escient et de reconnaître leurs mauvaises utilisations. Ma présentation se divise en trois points : 1. Historique et définitions 2. Le cadre conceptuel développé peut-il s appliquer aux logiciels libres? 3. Conclusion 1. Historique et définitions Pourquoi parler de l UNESCO? Parce qu au sein du système des Nations Unies, c est une organisation fondée en 1945 qui s occupe de l éducation, de la science, de la culture et des communications. Sa valeur principale est le bien commun universel de l Humanité et elle y 1

fait souvent référence. «Pour que cette société soit libre, sure et prospère pour tous, l UNESCO doit défendre le bien commun qui résulte de l équilibre entre les intérêts particuliers et l intérêt général 1»soulignait en 2000 son chef de l Éthique du droit du cyberespace. Plusieurs de ses programmes, recommandations, déclarations et conventions aussi bien que sa politique de libre accès au savoir technologique reflètent une vision du bien commun. Mentionnons les Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel (1972), la Convention sur le patrimoine culturel immatériel (2003). En éthique et en bioéthique mentionnons le Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l Homme (1997), qui affirme que le génome humain, dans un sens symbolique, est le patrimoine de l humanité. Enfin, mentionnons la Résolution 41 adoptée par la conférence générale en 1999 qui rappelle l importance fondamentale du bien commun de l humanité tout entière, dont l un des aspects est l accès libre et universel à l information ainsi que la liberté de créer, de traiter de diffuser le savoir. Cette résolution demande aussi au directeur d encourager le développement et la diffusion des logiciels à code source ouvert 2. Suite à l adoption, par l UNESCO en 2005, de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l homme, dont le projet a été élaboré alors que j étais présidente du comité international de bioéthique et devant certaines réactions positives et négatives sur la portée universelle de cet instrument normatif non contraignant, j ai décidé d explorer la question suivante dans une thèse de doctorat : Dans un contexte de mondialisation, une bioéthique qui vise le bien commun universel est-elle possible au sein de la diversité et de la pluralité culturelle des nations? L exemple de l élaboration de la déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l homme de l UNESCO 3. Pour ce faire j ai entrepris de retracer brièvement l historique de la notion de bien et celles de biens public, intérêt public et intérêt général. Au cours des siècles les réponses aux 1 Bruno de Padirac, Chef de l Équipe spéciale sur l éthique et droit du cyberespace de l UNESCO, dans un discours sur Bien commun, intérêt particuliers et intérêt général dans la société de l information promue par l UNESCO, [En ligne] : http://webworld.unesco.org/taskforces/p/staff/contrib_depadirac.rtf., (page consultée le 15 avril 2015) 2 Actes de la Conférence générale, 30 ème session, Paris novembre 1999, pages 79-80. [En ligne] : http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001185/118514f.pdf, (page consultée le 15 avril 2015) 3 Michèle Stanton-Jean, La Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l homme : une vision du bien commun dans un contexte mondial de pluralité et de diversité culturelle?, Thèse présentée Faculté des Arts et sciences en vue de l obtention du grade de Ph.D., Université de Montréal, octobre 2010. [En ligne] : www.papyrus.bib.umontreal.ca, Les pages citées dans ce texte renvoie à cette version. Voir aussi : www.bnds.fr thèses numériques de la BNDS. 2

questions qu est-ce que le bien, comment faire le bien, qu est-ce qui pousse les humains à s occuper des autres ou encore comment distribuer les biens et quel est le rôle de l État, ont été à la source des travaux de plusieurs penseurs. La notion de bien dont l origine remonte à Aristote et Thomas d Aquin a fait l objet de centaines de débats entre les partisans du bien individuel et du bien collectif entre les tenants du relativisme culturel et ceux de l universel. Pour Thomas d Aquin le bien de la cité est antérieur à l individu et son bien est d une dignité plus élevée que celui de chaque individu pris en lui-même. Cette préoccupation pour le bien de la cité a fait en sorte qu on lui attribue souvent la paternité du bien commun. Après une revue de l historique du concept de bien, j ai produit ce tableau, qui est imparfait, mais qui m a servi à dégager un courant économique/néolibéral et un courant et un courant humaniste/social selon les conceptions présentées du bien 4. Ce schéma illustre les différents courants épistémologiques que nous avons identifiés en voulant retracer diachroniquement l évolution de la notion de bien selon le qualificatif qu on lui attribue. Bien public et intérêt public La plupart du temps, le bien public et l intérêt public sont perçus comme quelque chose qui est décidé par l autorité en place. Par exemple, un gouvernement a la responsabilité de décider de ce qui est dans le bien et l intérêt de la population. 4 Michèle Stanton-Jean, op.cit., page 57. 3

Alain Guéry, un des auteurs de l ouvrage Le bien commun comme réponse politique à la mondialisation écrit que : «l État à sa naissance même est indissolublement lié au principe du bien public 5». Le bien public a donné naissance à l idée de biens publics globaux qui sont des marchandises non rivales et non exclusives et ces biens, s ils sont absolument nécessaires doivent être fournis par la puissance publique. Le corollaire étant que si ces biens sont jugés par l État comme non absolument nécessaires ils ne sont pas fournis. Pour les tenants de cette théorie nous devrions payer pour les biens publics globaux qui servent nos intérêts communs. Il faut gérer sagement le marché et faire en sorte que les politiques de développement englobent : «trade, debt, investment, financial flows and technology, and that includes payments and incentives to countries to ensure an adequate supply of global public goods 6». On adresse aux biens publics les deux principales critiques suivantes. Dans cette perspective: «bibliothèques, musées, banques de données culturelles y deviennent des services de loisir, sans autre finalité que commerciale 7 et l accès à la santé, à l eau et à l éducation y est vu comme un moyen pour stabiliser l économie alors que dans une approche à vision humaniste, cet accès est défini comme un droit. John K. Galbraith présente cette approche comme une escroquerie Car : «La grande entreprise moderne proclame son souci du bien public : en réalité, ses dirigeants ont pour seul but de faire du profit, y compris personnel. Mais il y a pis. Sur les questions d environnement, de réchauffement planétaire, et surtout de défense, des patrons déguisent en conscience citoyenne et en patriotisme des motivations purement intéressées. Le bien public subordonné au profit financier, voilà un véritable oxymore 8». Cette vision est soupçonnée de n être qu «un nouvel habillage destiné à rénover des rapports inégaux sans en modifier les fondements 9». Bien commun et biens communs Le concept de bien commun a repris de la visibilité particulièrement en environnement. Il inclut alors la prise en compte des droits des générations futures dans une perspective de développement durable. Il s est étendu aux sciences de la vie, à l internet et aux logiciels 5 Alain Guéry, «Entre passé et avenir, Le bien commun, histoire d une notion, in Olivier Delas et Christian Deblock, Le bien commun comme réponse à la mondialisation, Bruxelles, Bruyant, 2003, page 22. 6 Inge Kaul, Isabelle Grunberg et Marc A. Stern, Global Public Goods, New York, UNDP, 1999, page XIII. 7 Guéry, op.cit. page144. 8 Les nouveaux mensonges du capitalisme propos recueillis par François Armanet et Jean-Gabriel Fredet pour les Débats du Nouvel Observateur 2006 et reproduits dans : Le Nouvel Observateur, Hors-série : Comprendre le Capitalisme : Des théories fondatrices aux dérives de la mondialisation, no 65 (mai-juin 2007), page 54. 9 Voir: François Constantin, «Les biens publics mondiaux, Dr.Jekyll et Mr Hyde», Papier présenté au Colloque sur Les biens publics mondiaux en 2001. 4

libres. Le bien commun est «une notion extrêmement ancienne, et même chargée historiquement, mais qui n est utilisée que depuis peu dans le secteur des nouvelles technologies, ou plus généralement dans le domaine culturel 10». L étude de l histoire du concept m a conduite à en rechercher le fondement valoriel et principiel car tout concept repose sur un ensemble de valeurs même si elles ne sont pas toujours clairement identifiées. À travers la littérature j ai recherché les valeurs ou les principes qui sont évoqués lorsqu on parle du bien commun. Il est important de mentionner que le bien commun n est pas l addition des tous les biens singuliers mais, comme l écrit Cahill, auteur d un livre sur le bien commun, il «définit une association solidaire des personnes qui est plus que l agrégat du bien de chaque individu 11». Le grand philosophe Charles De Koninck qui a longuement étudié ce concept écrit : «Le bien commun est meilleur pour chacun des particuliers qui y participent, en tant qu il est communicable aux autres particuliers : la communicabilité est de la raison même de sa perfection. Le particulier n atteint le bien commun sous la raison même de bien commun qu en tant qu il l atteint comme communicable aux autres 12». John Rawls de son côté dans La théorie de la Justice le définit comme «étant constitué par certaines conditions générales qui sont, dans un sens adéquat, à l avantage de tous de manière égale 13». Alors que le concept de biens publics mondiaux est associé à des courants de la pensée économique, le bien commun global ou universel est associé à des principes éthiques comme la justice, l autonomie, la responsabilité et la solidarité. On peut déceler là les fondements d une éthique du bien commun différente du bien public qui lui s appuie sur une vision purement économique. Cette éthique du bien commun ou de l intérêt général, ne repose pas sur une norme, mais sur le produit de la discussion entre gens responsables. Notre revue de la littérature nous a démontré que lorsque le bien commun est évoqué on l appuie sur les principes ou valeurs suivantes à partir desquels nous avons proposé le cadre conceptuel suivant 14. 10 Giffard, A. (19 janvier 2005). «Bien commun et bien(s) commun(s)», [En ligne] : http://www.boson2x.org/spip.php?article146 (Page consultée le 19 avril 2015). 11 Lisa Sowe Cahill, Bioethics and the Common Good, Milwaukee, Marquette University Press, 2004, page 9. Traduction libre. 12 Charles de Koninck, De la primauté du bien commun contre les personnalistes, Montréal, Fides, 1943, pages 5-6. 13 Théorie de la justice, coll. Essais, Paris Seuil, 1997, page 282. Première édition en Anglais en 1971.Traduit de l Américain par Catherine Audard. 14 Michèle Stanton-Jean, op.cit., page 76. 5

Ce modèle résume les cinq piliers qui doivent se retrouver dans une approche basée sur le bien commun. La responsabilité rejoint la préoccupation d évaluer nos actions en fonction des conséquences et des impacts sur les générations futures, Elle représente un concept éthique qui repose sur les trois piliers que sont la justice, la solidarité et l autonomie. La solidarité offre une vision qui nous incite à penser globalement aux autres qu ils soient dans notre pays ou dans une autre partie du globe. Bien que l autonomie soit un concept fondamental en éthique qui incite à respecter la liberté de l individu, elle a ses limites imposées par la justice qui appelle le souci d une juste redistribution des biens et la construction du droit positif basée fréquemment sur l élaboration d un droit souple (soft law) qui sera le terreau du droit positif. Dans un tel cadre la santé, par exemple, devient à la fois un droit individuel et un bien commun. Comme le souligne Jacques Yvan Morin : «c est même là l un des exemples les plus probants de la corrélation entre le bien-être de chacun et celui de la collectivité en ces temps de maladies mondialisées 15». Il est évident que le refus d une approche du bien commun basée sur une telle vision l éloigne de la morale qui consisterait à agir en fonction de normes strictes. Elle repose plutôt sur une éthique de la discussion et de la délibération comme le propose Jürgen Habermas, dans son ouvrage sur La théorie de l Agir communicationnel. Pour ce philosophe :»La critique publique devient ainsi une extension, un épiphénomène aux travaux théoriques de recherche 16». «La quête du bien commun doit commencer par des objectifs, des valeurs 15 Multiculturalism and International Law : Essays in Honour of Edward McWinney, page 22. 16 Donald Ipperciel, Habermas: le penseur engagé, Québec, Les Presses de l Université Laval, page 12. 6

particulières que poursuivent différentes personnes et divers groupes, et rechercher, dans le respect mutuel, à les ajuster 17». Le refus d une approche du bien commun basée sur une vision universelle n est-il pas un piège dans lequel on ne devrait pas s enfermer? Alors que l on recherche les bases d une gouvernance économique mondiale, n est-il pas de bon aloi de faire la même chose en éthique en faisant en sorte que les applications prennent en compte la pluralité et la diversité des cultures? Comme le souligne Didier Sicard : «Quand la publicité d une grande banque internationale utilise les concepts de vérité à géométrie variable selon les cultures pour mieux imposer son pouvoir universel, elle ne fait qu utiliser le relativisme à des fins de domination financière 18». Et il ajoute : «Quelques frémissements donnent à penser que l acuité des situations d inégalité et de violence oblige à retrouver l intérêt collectif comme dernière sauvegarde 19». On peut donc inférer que les biens communs seront ceux qui reposeront sur les valeurs et les principes identifiés dans le cadre conceptuel développé ici. Ce seront des biens accessibles à tous, des biens premiers comme la santé, l éducation, l alimentation. 2. Le cadre conceptuel développé peut-il s appliquer aux logiciels libres? Selon Richard Stallman, fondateur de la Free Software Foundation : «Quand on dit qu un logiciel est «libre», on entend par là qu il respecte les libertés essentielles de l utilisateur : la liberté de l utiliser, de l étudier et de le modifier, et de redistribuer des copies avec ou sans modification. C est une question de liberté, pas de prix 20». Une étude de la littérature sur le logiciel libre permet de constater qu il y est fait fréquemment référence au bien commun et à une remise en question des droits de propriété intellectuelle jugés trop exclusifs et trop nombreux. On est allé jusqu a les comparer à des semences génétiquement modifiées qui ont fait l objet d un brevet et d une utilisation commercialisée et de ce fait désapproprié des agriculteurs de leur utilisation. 17 C.C. West, «Le bien commun et la participation des pauvres», in O.Williams et J. Houck (ed.). The Common Good and US Capitalism, Lanham, Maryland, University Press of America, 1987, pages.46-47. Cité par Elsa Bernard, Les droits fondamentaux, «biens communs» européens? In Repenser les biens communs Paris, CNRS 2014, page 178. 18 Didier Sicard, L alibi éthique, Paris, Plon, 2006, page 224. 19 Ibidem. Page 231. 20 Pourquoi l «open source» passe à côté du problème que soulève le logiciel libre, [En ligne] : www.gnu.org, (page consultée le 14 avril 2015). 7

.Le mouvement du logiciel libre comme celui du droit de tous à la santé a connu ses détracteurs. «Pour le mouvement du logiciel libre, le logiciel libre représente un impératif éthique, l indispensable respect de la liberté de l utilisateur 21», ce qui ne plaît pas à tout le monde. Il est remarquable de constater à quel point on peut établir des correspondances avec le modèle de bien commun que j ai présenté, qui lui aussi ne plaît pas à tout le monde. Les logiciels libres sont perçus dans la littérature comme des biens de la communauté qui doivent permettre un équilibre de la relation entre l individu et la communauté, la coopération, l accès et le partage du savoir rejoignant ainsi les principes de solidarité et de justice. C est cette théorie bien appliquée qui peut faire en sorte que certaine dérives comme le déséquilibre entre partage et marchandisation, les abus des free riders ou des exploiteurs, ou encore la prise en charge des logiciels libres par les riches et les puissants ne viennent empoisonner son développement harmonieux. En somme, Le bien commun peut être la locomotive du développement du logiciel libre. Il est même essentiel à son développement. En 2013, Roberto Di Cosmo qui a consacré une grande partie de ses recherches aux logiciels libres mentionnait que la collaboration entre les acteurs du logiciel libre est essentielle pour construire une culture commune qui prend sa racine dans la liberté (principe d autonomie) et l interopérabilité, la visibilité sur l évolution future, l accessibilité par tous, et la recherche responsable en informatique. Il souligne l importance d enseigner à programmer, de faire de la recherche responsable, (principe de la responsabilité) de participer au débat politique, de soutenir l élaboration de projets de lois, de poser des questions et de chercher des réponses et de rejoindre des communautés et des associations afin de permettre la discussion. 22. «Le monde du logiciel libre, c est aussi une culture basée sur des valeurs telles que le partage, l entre-aide la coopération, la participation, la transparence [ ]. Lorsque l on s oriente vers le logiciel libre, le seul écueil que l on peut rencontrer est que l on se marginalise par rapport au courant principal dominé par des solutions commerciales et souvent monopolistiques 23». Mais est-ce là vraiment un écueil ou une chance donnée à la créativité et à l indépendance des utilisateurs? 21 Ibidem. 22 Roberto Di Como, Logiciels libres, défis et opportunités pour une informatique au service des citoyens, Mons 18 avril 2013.Disponible sur youtube. 23 Jean-Daniel Bonjour, «La logithèque libre de l étudiant et du chercheur», [En ligne] : http://flashinformatique.epfl.ch/spip.php?article2670 (page consultée le 20 avril 2015). 8

La philosophie du bien commun me semble bien adaptée à l internet et aux logiciels libres pour les trois raisons évoquée par Alain Giffard : 1. Les limites évidentes de la logique du marché et de celle des états pour construire le cadre commun de l internet ; 2. Le rôle de ces choses ou biens dont l appropriation ne peut être pensée dans les termes habituels : [ ] les logiciels libres, les contenus ouverts. 3. L importance des nouvelles formes collectives sur le net, mais aussi des nouveaux comportements individuels : logiciels et contenus libres, wiki, blogs 24. 3. Conclusion Il est important de conscientiser le contenu du bien commun qui est encore un concept plus éthique que juridique. Car fréquemment plusieurs notions sont utilisées sans «rigueur intellectuelle 25». Cette connaissance des principes et des valeurs liés au bien commun permet de se poser les bonnes questions lorsqu on s engage dans des actions en lien avec les logiciels libres. Comment ma décision peut-elle contribuer au bien commun? Quel est le sens de ce que je fais? Est-ce que j agis de façon juste, autonomie, solidaire et responsable? Cette question est très importante, car une décision peut très bien ne pas être immorale, tout en étant non éthique. Par exemple : les décisions sur l allocation des ressources en santé, ou les décisions concernant les salaires des dirigeants d entreprises. Sont-elles prises uniquement pour des motifs économiques? socio-économique? sociaux? Sont-elles responsables face aux générations futures, aux plus vulnérables (les pays émergents et pauvres)? Ce questionnement est essentiel pour conserver sa liberté d agir, car cette liberté n est jamais assurée de façon permanente Comme le souligne Richard Stallman «Le logiciel libre fait face à de graves défis et dangers. Préserver notre liberté demandera des efforts résolus, comme cela en a demandé pour l'obtenir. En attendant, le système d'exploitation n'est qu'un commencement. Nous avons maintenant besoin d'ajouter des applications libres pour couvrir l'ensemble des tâches que les utilisateurs voudraient effectuer 26». 24 Alain Giffard, page 11. «Bien commun et bien(s) commun(s), 19 janvier 2005. 25 Voir à ce sujet : François Rangeon, «L intérêt général et les notions voisines». Conférence de la chaire Droit et Médecine, Faculté de Droit de l UdeM. 4 octobre 2006. 26 15 ans de logiciel libre, [En ligne] : https://www.gnu.org/philosophy/15-years-of-free-software.html, (page consultée le 18 avril 2015). 9

Entre le tout privé et le tout public il existe probablement une troisième voie. «S agit-il d un nouveau «patriotisme planétaire» lance Mirelle Delmas-Marty dans Les forces imaginantes du droit. Le relatif et l universel 27? S agit-il d une nouvelle gouvernance sur Internet venant contrebalancer le droit trop complexe des Etats? 28 Ou encore faut-il : «Un autre modèle : la libre expression des préférences pour le bien commun 29». Enfin puisque nous sommes à la Faculté de droit mentionnons que : «L histoire nous apprend que seule une construction juridique solide ancrée sur une approche différente permettait la diffusion de la notion de «bien commun» à côté des notions désormais bien établies de propriété privée et de propriété publique 30». Jacques Yvan Morin conviait les juristes à relever ce défi dans sa conférence sur l éthique du bien commun et la mondialisation: «Sur le chemin qui va de l éthique au droit positif, les étapes sont nombreuses et complexes. [ ]. Les juristes ne pourront mener cette tâche à bien, cependant, qu en étant eux-mêmes persuadés de l existence et des exigences d un héritage commun à tous les peuples. Le seul «réalisme» valable aujourd hui consiste à mondialiser le bien commun le mieux et le plus rapidement possible 31».. 27 Paris, Seuil 2004, page 400 ; cité par : Danièle Bourcier et Mélanie Dulong de Rosney, «La création comme un bien commun universel : réflexions sur un modèle émergent» dans : Danièle Bourcier et Mélanie Dulong de Rosney, dir. International Commons at the Digital Age- La création en partage, Éditions Romillat, Paris 2004, page 93. 28 Danièle Bourcier et Mélanie Dulong de Rosney, op.cit., page 93. 29 Danièle Bourcier et Mélanie Dulong de Rosney, op.cit., pages 89-91. 30 Vincenzo Mannino, Le «bien commun» : «la fausse impasse du droit romain et du droit savant», dans : Béatrice Parance et Jacques de Saint-Victor, directeurs, Repenser les biens communs», Paris, CNRS, 2014, pages 50. 31 L Éthique du bien commun et la mondialisation, Conférence de la Chaire Droit et médecine, le 20 septembre 2006, page 26. Non publiée mais les idées principales sont reprises dans le texte de Jacques Yvan Morin dans : Multiculturalism and International Law : Essays in Honour of Edward McWinney. 10