Violation de droits de propriété intellectuelle et détermination du préjudice : dommages-intérêts vs. remise du gain



Documents pareils
IVAN CHERPILLOD Avocat, prof. à l Université de Lausanne LISTE DES PUBLICATIONS

Les actions réparatrices. en droit de la propriété intellectuelle

Responsabilité civile des administrateurs et des réviseurs d une société anonyme : questions choisies

Check-list: Collisions entre signes distinctifs

Arrêt du 19 mai 2008

Loi sur le Tribunal fédéral des brevets

Chapeau 131 III 652. Regeste

Plan et résumé de l intervention de Jean-Philippe Dunand

FAUX dans les TITRES: art CPS

Loi fédérale sur l agrément et la surveillance des réviseurs

REGLEMENT JUDICIAIRE DES SINISTRES. Workshop de la Claims Conference du BNA 2009

Loi fédérale contre la concurrence déloyale (LCD) du 19 décembre 1986

PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

Loi fédérale sur le transfert international des biens culturels

Loi fédérale sur l agrément et la surveillance des réviseurs

L assurance d indemnité journalière en cas de maladie : problèmes en relation avec le droit du travail

Conditions générales de AgenceWeb SA. I. Dispositions générales

Les prestations appréciables en argent

Arrêt du 12 septembre 2008

Convention de Licence Érudit (Open Source)

FASMED FEDERATION DES ASSOCIATIONS SUISSES DU COMMERCE ET DE L INDUSTRIE DE LA TECHNOLOGIE MEDICALE STATUTS

Règlement relatif aux sanctions et à la procédure de sanction

Veuillez lire les présentes modalités et conditions du service (les «CONDITIONS») avant d utiliser le présent site.

TABLE DES MATIERES. Section 1 : Retrait Section 2 : Renonciation Section 3 : Nullité

Les contrats informatiques Qualification juridique et typologie

QUELQUES ACTIONS EN RESPONSABILITÉ

LIDC CONGRÈS D AMSTERDAM QUESTION B. Rapport pour la Suisse Amédée KASSER, dr en droit, avocat, Kasser Schlosser Avocats, Lausanne

Yves Delessert Etre bénévole et responsable

Loi fédérale sur la garantie des dépôts bancaires

Composition Président: Roland Henninger Hubert Bugnon, Jérôme Delabays

Secrétariat du Grand Conseil M 1350-A

Erreur médicale au cabinet

II e COUR D'APPEL. 11 novembre 2002

Ordonnance sur les ressources d adressage dans le domaine des télécommunications

La Cour supérieure de l'ontario interprète une clause d'exclusion et refuse la certification d'un recours collectif

du 23 mars 2001 (Etat le 10 décembre 2002)

Equivalence entre le bénéfice réalisé par l auteur de l atteinte et le gain manqué

Affaires Entreprises Assurance de patrimoine

La protection juridique des bases de données illustrée par les dernières jurisprudences

AGUR12: historique et perspectives

La résolution des conflits entre Etat central et entités dotées du pouvoir législatif par la Cour constitutionnelle

Président : M. Blin, conseiller le plus ancien faisant fonction., président REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

01_15. Directive sur la poursuite contre un mineur

Les questions juridiques importantes quand on lance une start-up

Licence d utilisation de l application WINBOOKS ON WEB

b) Et. Domicilié, éventuellement représenté par., ci-après dénommé «le Courtier», de seconde part,

Logos: Administration fédérale / EPF Zurich / EPF Lausanne / CFF SA

Actes requérant le concours des autorités ou strictement personnels selon le nouveau droit

REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS. LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l arrêt suivant :

Garantie locative et abus des propriétaires

Mots-clés et droit des marques. Ivan Cherpillod Avocat, BMP Associés Prof. UniL

Conférence de l Arson club du 16 avril 2008 sur la répétibilité des honoraires de l avocat (loi du 21/4/2007).

Décision de la Chambre de Résolution des Litiges (CRL)

Charte d'usage et de contrôle du Label Hosted in Luxembourg

Portail clients GCC (GlobalSign Certificate Center) Conditions d'utilisation du service

R È G L E M E N T I. Agence

RESPONSABILITÉ DE L ÉTAT POUR FAIT INTERNATIONALEMENT ILLICITE PREMIÈRE PARTIE LE FAIT INTERNATIONALEMENT ILLICITE DE L ÉTAT CHAPITRE PREMIER

LICENCE D UTILISATION DE LA DO NOT CALL ME LIST : CONDITIONS GENERALES

Offre pour une assurance responsabilité civile professionnelle pour avocats

Bertrand Siffert LLM, Titulaire du brevet d'avocat Conseil en Propriété Intellectuelle

Les possibilités de règlement du préjudice des victimes de la circulation routière Quelles sont les options?

Alain MACALUSO Associé Né en 1969, Montreux Suisse et italienne. Téléphone : Fax : alain.macaluso@ptan.

[Contractant] [Agence spatiale européenne] Licence de propriété intellectuelle de l'esa pour les besoins propres de l'agence

Nouvelles exigences pour les entreprises et les réviseurs

Aperçu de la jurisprudence de la Commission de surveillance (Convention relative à l obligation de diligence des Banques) pour la période

Défaillances de sécurité importantes dans le domaine informatique

DAS Canada Legal Protection Insurance Company Limited. («DAS Canada») CONVENTION DE COURTAGE

AUDIT. Le nouveau droit comptable. Comptes annuels illustratifs. kpmg.ch

T.V.A. et Responsabilité de l'organe de révision

Assurance maladie collective perte de salaire. Conditions générales (CGA)

Assurances selon la LAMal

Statuts et Usages de l'association des Commerçants d'art de Suisse

Numéro du rôle : Arrêt n 151/2012 du 13 décembre 2012 A R R E T

Décision du 20 juin 2013 Cour des plaintes

Cour d appel de Lyon 8ème chambre. Arrêt du 11 février Euriware/ Haulotte Group

DÉCISION DU TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE Division générale Assurance-emploi

Description de la prestation Webhosting / HomepageTool

La Faculté de Droit Virtuelle est la plate-forme pédagogique de la Faculté de Droit de Lyon

Circulation Privée Immeuble PME. assista. Conditions générales d assurance Edition Assurance protection juridique pour PME et Indépendants

LOIS ET DECRETS PUBLIES DANS LA FEUILLE OFFICIELLE

Politique de l'acei en matière de règlement des différends relatifs aux noms de domaine Version 1.3 (le 22 août 2011) ARTICLE 1 INTRODUCTION

Arrêt du 14 juillet 2010 IIe Cour des plaintes

Statuts de l association «Réseau Danse Suisse»

Rapport de synthèse. Question Q186. Les dommages intérêts punitifs: Question controversée des droits de propriété intellectuelle

Succès commercial avec la Russie Les 10 Principes de Base

DÉCISION DU TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE Division générale Assurance-emploi

d intervention prioritaires de l Etat et les modalités de cette intervention.

Le dommage contractuel : une introduction aux Principes UNIDROIT

info-tech Technique et Environnement &

LEGAL FLASH I BUREAU DE PARIS

Principes directeurs régissant le règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine

M. Mazars (conseiller doyen faisant fonction de président), président

Contrat à Internet, l Internet Mobile et la location d une Tablette

CONDITIONS GENERALES DE VENTE DI&MARK- ING

Conditions pour la location de matériel de chantier (Les présentes conditions ont été élaborées par des délégations de VSBM et SBI/SSE)

RÉPUBLIQUE ET CANTON DU JURA

SENTENCE ARBITRALE DU COLLEGE ARBITRAL DE LA COMMISSION DE LITIGES VOYAGES

Violation du «Transitional Rule Book» (Swiss Blue Chip Segment) de SIX Swiss Exchange et de la «Blue Chip Segment Directive 19» de SIX Swiss Exchange

Audience publique de la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg du jeudi, dix-neuf mai deux mille onze.

Table des matières. Statuts Table des matières. Raison sociale, forme juridique 3. Art. 1. But 3. Art. 2. Membres 3. Art. 3

Transcription:

Page 1 of 8 Violation de droits de propriété intellectuelle et détermination du préjudice : dommages-intérêts vs. remise du gain Réflexions sur les fondements possibles de la théorie de l analogie à la licence Claudia Maradan Le recours à la théorie de l analogie à la licence permet en principe à celui qui subit une violation de ses droits immatériels de surmonter l exercice très difficile consistant à déterminer son préjudice financier. La présente contribution se propose de rechercher les fondements juridiques possibles de cette théorie à la lumière de la jurisprudence du Tribunal fédéral, en particulier des arrêts «Milchschäumer II» et «Rohrschelle». Table des matières I. Introduction II. L action en dommages-intérêts (art. 41 CO) II.1 Les conditions de l action en dommages-intérêts II.2 La preuve du dommage et la théorie de l analogie à la licence III. L action en remise du gain fondée sur la gestion d affaires (art. 423 CO) III.1 Les avantages de l action en remise du gain fondée sur l art. 423 CO III.2 La détermination du gain réalisé par le défendeur et la théorie de l analogie à la licence III.3 Les inconvénients de l action en remise du gain fondée sur l art. 423 CO IV. L action en restitution de l enrichissement illégitime (art. 62 CO) IV.1 Les avantages de l action en restitution de l enrichissement illégitime IV.2 Application reconnue de l art. 62 CO à la violation de droits immatériels IV.3 La détermination de l enrichissement à restituer et la théorie de l analogie à la licence V. Conclusion I. Introduction ^ [Rz 1] S il est un sujet difficile pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle et, par voie de conséquence pour leurs avocats, c est certainement celui de savoir comment déterminer le préjudice financier subi consécutivement à la violation de leurs droits, et sur quels fondements juridiques le faire valoir. [Rz 2] En effet, toutes les lois suisses de propriété intellectuelle prévoient, outre les actions en constatation et en cessation, la possibilité pour le lésé d intenter les actions qui tendent au paiement de dommages-intérêts, à la réparation du tort moral ainsi qu à la remise du gain en vertu des dispositions sur la gestion d affaires 1. [Rz 3] Au surplus, les dispositions du code des obligations relatives à l enrichissement illégitime peuvent également entrer en lice, comme l a affirmé le Tribunal fédéral dans un arrêt du 12 avril 2006 2. [Rz 4] La présente contribution se propose, après avoir brièvement passé en revue les actions pécuniaires à la disposition des titulaires de droits de propriété intellectuelle 3, de rechercher si et dans quelle mesure la théorie de l analogie à la licence peut trouver son fondement dans l un ou l autre de ces moyens de droit.

Page 2 of 8 II. L action en dommages-intérêts (art. 41 CO) ^ II.1 Les conditions de l action en dommages-intérêts ^ [Rz 5] D après la jurisprudence du Tribunal fédéral, les conditions d obtention de dommagesintérêts sont les mêmes pour la violation de droits immatériels que pour la violation d autres droits 4. [Rz 6] En conséquence, l octroi de dommages-intérêts pour le préjudice subi par le lésé du fait de la violation de ses droits de propriété intellectuelle est subordonné à la réalisation de quatre conditions : un acte illicite ; une faute ; un dommage ; un lien de causalité adéquate entre la faute et le dommage. [Rz 7] Si la condition de l acte illicite est relativement facile à établir 5, tel n est pas toujours le cas de la faute 6, et encore moins du dommage. II.2 La preuve du dommage et la théorie de l analogie à la licence ^ [Rz 8] Ne peut faire valoir des prétentions en dommages-intérêts que celui qui peut prouver avoir subi un dommage, à savoir une diminution de son actif, une augmentation de son passif ou un gain manqué. [Rz 9] En matière de biens immatériels, c est principalement le gain manqué qui entre en considération 7 : la violation de droits immatériels, en particulier l utilisation sans droit de ceuxci, prive leur titulaire du gain qu il aurait pu réaliser si le contrevenant n avait pas violé ses droits ou s il avait obtenu son autorisation pour l utilisation de ses droits. [Rz 10] Autrement dit, le titulaire peut avoir subi un dommage direct, c est-à-dire une baisse de son chiffre d affaires en raison de la pénétration sur le marché de produits de contrefaçon, ou un dommage indirect, en étant privé de la redevance qu aurait dû lui payer le contrefacteur pour pouvoir utiliser le droit immatériel en question (théorie de l analogie à la licence). [Rz 11] S agissant plus particulièrement de la théorie de l analogie à la licence, le Tribunal fédéral considère que cette théorie, en tant qu elle est fondée sur l art. 41 CO, ne peut être qu une méthode de calcul du dommage, et qu en conséquence elle ne libère pas le demandeur de l obligation d établir son dommage 8. Ainsi, le demandeur ne doit pas se contenter d alléguer le montant usuel de la redevance pour le secteur concerné ; il doit d abord démontrer qu il aurait été en mesure de réaliser le gain manqué correspondant. Pour faire cette démonstration, deux possibilités s offrent au demandeur, selon le Tribunal fédéral : soit il établit qu un contrat de licence aurait été conclu avec le défendeur si celui-ci lui avait demandé l autorisation d utiliser le droit immatériel en question ; soit il apporte la preuve que

Page 3 of 8 l occasion de conclure un contrat de licence avec un tiers a été manquée en raison de la pénétration sur le marché des produits de contrefaçon du défendeur. [Rz 12] D après le Tribunal fédéral, ce serait se substituer au législateur que de vouloir appliquer la théorie de l analogie à la licence pour s épargner la preuve du dommage. La théorie de l analogie à la licence ne serait donc compatible avec les dispositions du droit positif que si on la comprend comme une méthode de calcul du dommage. [Rz 13] C est ainsi que notre Haute Cour a admis le recours du défendeur dans l arrêt «Milchschäumer II», au motif que le demandeur, contrairement à ce qu avait admis l instance inférieure, n avait pas rapporté la preuve qu un contrat de licence aurait été conclu avec le défendeur. Au contraire, celui-ci ayant refusé la conclusion d un tel contrat, le demandeur n aurait en réalité pas pu réaliser le gain auquel il prétendait. [Rz 14] Ce raisonnement est choquant, d autant plus qu en l espèce le demandeur avait proposé au défendeur, avant l ouverture du procès, la conclusion d un contrat de licence afin précisément de «régulariser» la situation ; il suffirait donc à celui qui viole un brevet de refuser de conclure un contrat de licence avec le titulaire pour s éviter d avoir à indemniser celui-ci pour l usage indu de son droit. [Rz 15] Mais l arrêt «Milchschäumer» choque également pour une autre raison : en exigeant du titulaire du brevet qu il apporte non seulement la preuve du montant usuel de la redevance dans le secteur concerné mais aussi qu il démontre sa propre aptitude à réaliser le gain obtenu par le défendeur, il crée une inégalité de traitement entre les titulaires de biens immatériels suivant la nature de ce bien. En effet, lorsque le droit invoqué est un droit d auteur, le Tribunal fédéral a déjà reconnu au demandeur, en application de la théorie de l analogie à la licence, le droit d obtenir une indemnité correspondant au montant usuel des honoraires pour l utilisation concernée, sans exiger de l auteur qu il démontre avoir été en mesure de réaliser effectivement ces honoraires 9. [Rz 16] Plus récemment, le Tribunal fédéral a encore nié tout lien de causalité entre la violation du droit à la marque du demandeur et le gain manqué auquel il prétendait, au motif qu il n avait pas rapporté la preuve qu il aurait pu réaliser le même gain que le défendeur si la violation n avait pas eu lieu 10. [Rz 17] On le voit : les limites de l action en dommages-intérêts sont vite atteintes lorsqu il s agit de faire valoir des prétentions financières fondées sur la violation d un droit de propriété intellectuelle, vu les difficultés de preuve auxquelles est confronté le demandeur. Bien que réservée par les différentes lois de propriété intellectuelle, cette action ne présente finalement qu un intérêt très restreint pour les titulaires de biens immatériels 11. [Rz 18] Pourtant, d autres moyens existent, en droit positif, de s épargner la preuve du dommage : il s agit de l action en remise du gain fondée sur la gestion d affaires imparfaite (art. 423 CO) et l action en restitution de l enrichissement illégitime (art. 62 CO). III. L action en remise du gain fondée sur la gestion d affaires (art. 423 CO) ^

Page 4 of 8 [Rz 19] La réserve faite par les différentes lois de propriété intellectuelle en faveur des règles sur la gestion d affaires vise le cas de la gestion d affaires imparfaite au sens de l art. 423 CO 12. [Rz 20] En d autres termes, on considère que l auteur de la violation du droit immatériel a utilisé le droit immatériel du titulaire dans son propre intérêt et qu il doit donc en restituer les profits au titulaire. III.1 Les avantages de l action en remise du gain fondée sur l art. 423 CO ^ [Rz 21] L action en remise du gain fondée sur la gestion d affaires présente un avantage de taille par rapport à l action en dommages-intérêts, en ce sens que le titulaire n a pas à prouver qu il a subi un dommage. Il lui suffit d établir la violation de son droit exclusif ainsi que le lien de causalité entre la violation de ce droit et le gain réalisé par le défendeur ; il n est pas nécessaire qu à cette violation corresponde un appauvrissement ou une occasion manquée de réaliser un gain 13. [Rz 22] En effet, la remise du gain au sens de l art. 423 CO ne correspond pas à la réparation d un dommage subi par le maître du fait de l activité du gérant ; elle prescrit simplement la restitution au maître des avantages qu a retiré le gérant de son activité. Autrement dit, on présume que le titulaire du droit de propriété intellectuelle violé aurait pu réaliser un gain équivalent à celui réalisé par l auteur de la violation 14. III.2 La détermination du gain réalisé par le défendeur et la théorie de l analogie à la licence ^ [Rz 23] Deux méthodes s offrent au demandeur pour déterminer le montant du gain réalisé par le défendeur: selon une première méthode, le gain consiste dans le bénéfice net réalisé par le défendeur, soit le gain brut augmenté des intérêts moins les frais 15. Selon une seconde méthode, le gain réside dans les redevances que le défendeur aurait eues à payer au demandeur s il avait conclu avec lui un contrat de licence, comme il aurait dû le faire 16. Pareille redevance correspond soit à la rétribution usuelle dans la branche 17, soit en l absence d usage dans les royautés dont les parties seraient raisonnablement convenues si elles avaient négocié un contrat de licence 18. [Rz 24] Ainsi, et contrairement à ce que l on pourrait déduire de l arrêt «Milchschäumer II» 19, la théorie de l analogie à la licence permet également de déterminer le gain réalisé par le défendeur et donc de déterminer la hauteur des prétentions du demandeur dans le cadre d une action en remise du gain fondée sur la gestion d affaires. III.3 Les inconvénients de l action en remise du gain fondée sur l art. 423 CO ^ [Rz 25] De jurisprudence maintenant constante 20, l application de l article 423 CO présuppose que le défendeur soit de mauvaise foi, la preuve de la mauvaise foi de celui-ci incombant au demandeur en vertu des règles relatives au fardeau de la preuve (art. 8 CC). Si la mauvaise foi du défendeur semble relativement facile à démontrer lorsque le droit de

Page 5 of 8 propriété intellectuelle violé a fait l objet d un enregistrement, tel ne sera pas forcément le cas en présence d un droit d auteur 21, ou en présence d une imitation non servile de la marque ou du design du demandeur. [Rz 26] En effet, dans toutes les situations où les circonstances sont difficiles à apprécier 22, il sera toujours possible au défendeur de protester de sa bonne foi et ainsi d échapper à la remise du gain, en faisant valoir que sa position nier la violation du droit du demandeur est soutenable, même si en définitive elle devait s avérer erronée 23. [Rz 27] Tel ne sera pas le cas si le demandeur fonde ses prétentions financières sur les dispositions relative à l enrichissement illégitime (art. 62 CO). IV. L action en restitution de l enrichissement illégitime (art. 62 CO) ^ IV.1 Les avantages de l action en restitution de l enrichissement illégitime ^ [Rz 28] Contrairement à l action en remise du gain de l art. 423 CO, l action en restitution de l enrichissement illégitime n est pas subordonnée à la mauvaise foi de l enrichi, ni à une quelconque faute de celui-ci. [Rz 29] Par ailleurs, comme pour l action en remise du gain de l art. 423 CO, il n est pas nécessaire qu à l enrichissement de l auteur de la violation corresponde un appauvrissement du lésé. En effet, selon la jurisprudence la plus récente, celui qui subit une atteinte dans ses droits absolus peut faire valoir contre l auteur de l atteinte des prétentions en enrichissement illégitime sans égard au point de savoir s il existe un déplacement direct de patrimoine entre lui et l auteur de l atteinte 24. IV.2 Application reconnue de l art. 62 CO à la violation de droits immatériels ^ [Rz 30] Bien qu aucune loi de propriété intellectuelle ne réserve expressément l application des art. 62 ss CO, la doctrine l admet unanimement depuis longtemps 25. Comme l indique l adverbe «en particulier» à l alinéa 2 de l art. 62 CO, l énumération n est pas exhaustive : cette disposition est notamment applicable à la restitution de ce qui a été acquis d une manière répréhensible 26, par exemple grâce à la violation d un droit de propriété intellectuelle. [Rz 31] C est ce qu a décidé le Tribunal fédéral dans un arrêt du 12 avril 2006 27, où le demandeur, qui concluait à la constatation de la nullité du brevet du défendeur, s est vu refuser la possibilité de protester de sa bonne foi pour échapper à la production des pièces permettant de calculer son gain dans le cadre de l action reconventionnelle du défendeur. [Rz 32] Il s agit-là de la première décision du Tribunal fédéral déclarant les art. 62 ss CO applicables à la violation d un droit de propriété intellectuelle 28. Auparavant, on ne connaissait en effet qu un seul précédent cantonal, où le titulaire d un droit d auteur s était vu reconnaître par le tribunal du canton de St-Gall un droit à restitution fondé sur les règles de l enrichissement illégitime pour l usage illicite d un logo dont il était l auteur 29.

Page 6 of 8 [Rz 33] C est un pas décisif en direction des titulaires de droits immatériels, auxquels le Tribunal fédéral reconnaît enfin un droit à la restitution indépendant de toute perte financière effective et de toute faute (ou mauvaise foi) de l auteur de la violation : si le lésé a droit à la restitution du gain réalisé par le défendeur, c est tout simplement parce qu en sa qualité de titulaire d un bien immatériel, c est précisément lui, et lui seul, qui a le droit exclusif d exploiter ce bien 30. IV.3 La détermination de l enrichissement à restituer et la théorie de l analogie à la licence ^ [Rz 34] Pour déterminer l enrichissement à restituer, il faut s intéresser à la situation de l auteur de la violation : en réalité, par son acte de violation, le contrevenant a au minimum échappé au paiement d une redevance d utilisation pour le droit de propriété intellectuelle considéré. C est cette utilisation sans droit qui représente son enrichissement 31. A défaut de pouvoir restituer le droit d usage en nature, il doit en restituer la contre-valeur, à savoir le montant qu il a pu épargner en ne demandant pas de licence à l ayant-droit 32. Ce montant correspond soit à la rétribution usuelle dans la branche 33, soit en l absence d usage dans les royautés dont les parties seraient raisonnablement convenues si elles avaient négocié un contrat de licence 34. [Rz 35] L auteur de la violation peut-il bénéficier de l exception prévue à l art. 64 CO, qui prévoit que celui qui a reçu indûment n est pas tenu à restitution s il établit qu il n est plus enrichi lors de la répétition? La doctrine n est pas unanime à ce sujet 35 ; à notre avis, l auteur de la violation du droit ne devrait pas être autorisé à exciper du fait qu il n est plus enrichi au moment de la répétition vu que ce qu il doit restituer correspond à une épargne qu il a pu réaliser 36. Celle-ci étant définitivement acquise, l application de l art. 64 CO devrait être exclue en matière de violation de biens immatériels 37. V. Conclusion ^ [Rz 36] En conclusion, on se rend compte que l action en dommages-intérêts ainsi que, dans une bien moindre mesure, l action en remise du gain fondée sur la gestion d affaires sont difficiles à mettre en œuvre. En effet, le fardeau de la preuve sera le plus souvent trop lourd pour le demandeur, qu il s agisse d établir son préjudice ou de prouver la faute ou la mauvaise foi du défendeur. [Rz 37] C est pourquoi il faut saluer l arrêt «Rohrschelle» qui, quatre mois seulement après l arrêt «Milchschäumer» et sans se substituer au législateur, a su utiliser les moyens du droit positif afin que les titulaires de biens immatériels puissent au minimum recevoir une juste rémunération pour l usage indu qui a été fait de leurs droits exclusifs. [Rz 38] Malheureusement, le Tribunal fédéral n a pas saisi cette occasion pour indiquer de quelle manière devait être calculé le gain à restituer lorsque la demande se fonde sur les dispositions relatives à l enrichissement illégitime. Espérons qu il suivra les auteurs récents

Page 7 of 8 et acceptera de considérer que le montant dont le défendeur est enrichi pour avoir utilisé indûment et sans bourse délier le bien immatériel du demandeur correspond à une redevance de licence équitable. Autrement dit, espérons que le Tribunal fédéral acceptera de considérer l art. 62 CO comme l un des fondements possibles, avec l art. 423 CO, de la théorie de l analogie à la licence, au lieu de considérer celle-ci uniquement comme une méthode de calcul du dommage dans le cadre de l action en dommages-intérêts de l art. 41 CO. Claudia Maradan, dr. en droit, avocate, est collaboratrice au sein de l étude Kasser Schlosser avocats à Lausanne. Cette contribution fait suite à une conférence donnée lors du séminaire «Développements récents en droit des marques» organisé conjointement par l Institut fédéral de la propriété intellectuelle et le LES Suisse le 9 mai 2007 à Genève. 1 Art. 55 al. 2 LPM ; art. 35 al. 2 LDes ; art. 62 al. 2 LDA ; art. 73 al. 1 LBI, qui ne parle toutefois que des dommages-intérêts ; selon la jurisprudence, l action en remise du gain selon l art. 423 CO peut également être intentée par le titulaire d un brevet (ATF 132 III 379). 2 Sic! 2006, p. 774 Rohrschelle. 3 A l exception de l action en réparation du tort moral qui ne présente pas d intérêt dans ce contexte. 4 ATF 132 III 379 Milchschäumer II, également publié à la sic! 2006 p. 488. 5 En tout cas lorsque le droit immatériel invoqué a fait l objet d un enregistrement. 6 Tribunal fédéral «Logo-type», sic! 2/2004 p. 90 ; voir également ci-dessous ch. III.3, note 21. 7 P.-A. KILLIAS, La mise en œuvre de la protection des signes distinctifs, Lausanne 2002, n 294. 8 Tribunal fédéral «Milchschäumer», note 4. 9 ATF 122 III 463, où le Tribunal fédéral rejette le recours du défendeur contre l attribution à la demanderesse une photographe du montant correspondant aux prix recommandés par l Association suisse des banques d images et archives photographiques. Dans le même sens, voir également Tribunal d appel du Tessin, sic! 2004 p. 20, où le règlement SIA 102 a été pris comme référence pour le calcul du dédommagement dû à un architecte dont le droit d auteur avait été violé. 10 Tribunal fédéral, arrêt du 14 mai 2007, n 4C.52/2007, cons. 3. 11 R.M. JENNY, Die Eingriffskondiktion bei Immaterialgüterrechtsverletzungen, Zurich/Bâle/Genève 2005, n 227. 12 Tribunal fédéral «Milchschäumer», note 4. 13 P. KOHLER, Gewinnherausgabe bei Patentrechtsverletzungen Bemerkungen zum Entscheid «Rohrschelle» - Bundesgericht vom 12. April 2006, sic! 2006 p. 815ss (816). 14 Tribunal fédéral «Milchschäumer», note 4. 15 KILLIAS, note 7, n 329. 16 JENNY, note 11, n 594ss. 17 Ibidem, n 600. 18 Ibidem, n 602. 19 Note 4. 20 Tribunal Fédéral «Rohrschelle», sic! 2006, p.774 ; ATF 129 III 422 (425). 21 Tribunal fédéral «Logotype», sic! 2004, p. 90, où le défendeur a été jugé de bonne foi malgré une mise en demeure préalable du demandeur. 22 Ce qui est presque toujours le cas en droit de la propriété intellectuelle. 23 Tribunal fédéral «Logotype», note 21. 24 ATF 129 III 422 (425); dans le même sens, voir également KG St. Gall «Logo II», sic! 1999, p. 631 (633). 25 JENNY, note 11, n 325 ; P. KOHLER, Vermögensausgleich bei Immaterialgüterechtsverletzungen, Zurich 1999, p. 83 ; M. M. PEDRAZZINI, Patent- und Lizenzvertragsrecht, Berne 1987, p. 170 ; F.

Page 8 of 8 DESSEMONTET, L enrichissement illégitime dans la propriété intellectuelle, in Festschrift Max Kummer, Berne 1980, p. 195 ; contra : C. NERTZ, Der Anspruch auf Zahlung einer angemessenen Vergütung bei rechtswidridger Benutzung fremder Immaterialgüterrechte (sog. Lizenzanalogie), Bâle 1995, p. 122. 26 ATF 123 III 101. 27 Sic! 2006, p.774 «Rohrschelle». 28 KOHLER, note 13, p. 815. 29 KG St-Gall «Logo II» ; sic! 1999, p. 631 (633); KOHLER, note 25, p. 83 : cet auteur cite encore deux précédents très anciens, l un au Tribunal fédéral en 1899 (ATF 25 II 533 (541)), l autre devant le tribunal d appel de Berne en 1932 (ZBJV 69, 287 (289 s.)). 30 Sic! 2006, p. 775 (cons. 3.1):«Dem Verletzten steht ein Anspruch auf Herausgabe des Gewinns zu, weil der Patentinhaber das auschliessliche Recht auf Nutzung der Erfindung hat.» 31 JENNY, note 11, n 508. 32 Ibidem, n 592. 33 Ibidem, n 600. 34 Ibidem, n 602. 35 Ibidem, n 659 à 666 et références citées. 36 DESSEMONTET, note 25, p. 213 ; plus nuancé : Jenny, note 11, n 664, qui préconise le remboursement d une redevance de licence plus basse que la redevance équitable pour le bien immatériel considéré, si le défendeur peut établir que s il avait su que ce bien n était pas libre d utilisation, il aurait renoncé à l utiliser ou aurait utilisé un autre bien immatériel moins cher. 37 F. LOCHER, Zu den vermögensrechtlichen Fragen von Immaterialgüterrechtsverletzungen nach schweizerischem Recht vor dem Hintergrund neuerer Gerichtsentscheide, GRUR Int. 2007, p. 275ss (283). Catégorie Droit de la propriété intellectuelle Paru dans Jusletter 20 août 2007 Proposition de citation Claudia Maradan, Violation de droits de propriété intellectuelle et détermination du préjudice : dommages-intérêts vs. remise du gain, dans: Jusletter 20 août 2007 [Rz]