Chrétiens d Orient Un pape inquiet, un Occident muet Le sort des chrétiens d Orient ne mobilise guère la communauté internationale, tout au moins jusque récemment. C est pourquoi François n a pas attendu de devenir pape ni l extension de ces événements pour s intéresser à cette communauté. Jean-Claude Petit * On aurait pu penser que le pape François, tout occupé à la réforme de l Église catholique, ne trouverait pas, dès la seconde année de son pontificat, le temps d aller à la rencontre des chrétiens d Orient. C était ignorer les deux événements de sa vie qui allaient orienter, à jamais, son regard de pasteur vers ces hommes et ces femmes, héritiers du message évangélique, qui «ont traversé le temps, conscients d être les porteurs de cette lumière qui, jadis, embrasa le ciel de Palestine avant de rayonner dans le monde». (Joseph Maïla, Géopolitique et religions au Proche- Orient, Éditions Salvator, p. 15.) Le premier de ces événements se situe en 1973. Le Latino-Américain Jorge Mario Bergoglio se rend, cette année-là, en pèlerinage à Jérusalem. Or voilà que, sitôt après son arrivée, éclate une nouvelle guerre israélo-palestinienne qui compromet totalement la démarche de l homme de paix qu il était déjà. Mais le jésuite argentin n en oublie pas pour autant que, neuf ans avant lui, en 1964, le pape de l époque avait risqué, dans la ville sainte du christianisme, un geste prophétique de réconciliation entre orthodoxes et catholiques divisés depuis le schisme de 1054. Paul VI, maître à penser de François, en donnant l accolade au patriarche Athénagoras Ier de Constantinople, avait ouvert là, dans la foulée du concile Vatican II, un chemin historique inoubliable. Jérusalem, berceau du christianisme, et l Orient où s est répandu son message d amour et de paix, n allaient plus quitter le cœur du futur pape argentin. Son engagement vigoureux contre la guerre en Syrie ainsi que celui contre les atrocités de l État islamique dont sont victimes les chrétiens d Orient et les autres minorités religieuses, en sont les preuves les plus récentes et les plus éclatantes. L URGENCE DE L UNITÉ ENTRE LES CHRÉTIENS On comprend dès lors pourquoi le pape François n a pas tardé à mettre à son agenda, du 24 au 26 mai dernier, une rencontre de cinquante-cinq heures avec ses frères chrétiens du Moyen-Orient, en * Journaliste écrivain. Président de Chrétiens de la Méditerranée, le réseau des citoyens des acteurs de paix. Exode. La privation de la liberté religieuse accélére l exode des chrétiens d Orient dont deux millions ont quitté la région ces dix dernières années shutterstock.com - 80 -
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«La liberté religieuse est un droit fondamental et nous espérons qu elle soit tenue en grande considération dans tout le Moyen-Orient.» François lors d une rencontre avec le roi Abdallah II de Jordanie. commençant par ceux de la Terre sainte, autrement dit la Jordanie, Israël et la Palestine, sans oublier ceux des autres pays, de l Irak à l Égypte en passant par la Syrie et le Liban, région entière où il ne manquera pas de se rendre sans tarder. C est que l évêque de Rome, ainsi qu il a voulu se présenter le soir de son élection, s il mesure ce que l Église universelle doit aux chrétiens d Orient, connaît bien aussi les défis majeurs auxquels ils sont confrontés. Tellement bien qu il a tenu à préparer lui-même la majorité de ses interventions. En frère qui sait trouver les mots de la fidélité et de l affection. Au premier rang de ces défis figure, pour le pape François, l urgence de l unité entre les chrétiens. Les Églises orientales ont l âge du christianisme. L annonce du message évangélique, on le sait, a rapidement touché l ensemble moyenoriental puis la Méditerranée. Mais elle a connu aussi des résistances qui sont allées jusqu à des persécutions et des controverses théologiques, sources de déchirures, dont la plus importante fut celle de 1054, appelée communément le schisme d Orient. À cette occasion, les Latins prirent le nom de catholiques et la majorité des Orientaux celui d orthodoxes. C est pour faire un nouveau pas vers de possibles retrouvailles, cinquante ans après Paul VI, que François a tenu à associer étroitement le patriarche de Constantinople Bartholomée à sa visite à Schisme. En 1964, Paul VI, maître à penser de François, donna l accolade au patriarche Athénagoras Ier de Constantinople à Jérusalem, un geste fort de réconciliation entre orthodoxes et catholiques divisés depuis le schisme de 1054. On voit ici, le pape et le patriarche devant la basilique St Pierre au Vatican en octobre 1967. Rue des Archives/CPA2 Jérusalem et à prier avec lui sur le lieu saint de la résurrection du Christ. «Pour moi, disait-il en décembre 2013, l œcuménisme est prioritaire.» Il ne pouvait pas en donner meilleure preuve. Mais le pape sait aussi qu à l indispensable unité des Églises chrétiennes, condition de leur crédibilité dans leur engagement pour la justice et la paix au Moyen-Orient, s ajoute l urgence d un vrai dialogue entre les trois monothéismes. D où son appel pressant, le 26 mai, sur l esplanade des Mosquées à Jérusalem : «Respectons-nous et aimons-nous les uns les autres comme des frères et des sœurs! Apprenons à comprendre la douleur de l autre! Que personne n instrumentalise, par la violence, le nom de Dieu! Travaillons ensemble pour la justice et pour la paix!» En s exprimant aussi clairement et aussi fortement, François apportait ainsi légitimité et appui à l engagement souvent difficile mais réel des chrétiens dans le dialogue interreligieux au Moyen-Orient, au Liban, en Jordanie et en Palestine principalement. - 82 -
chrétiens d Orient UNE TROISIÈME GUERRE MONDIALE? À supposer qu elle advienne un jour, l unité des Églises ne résoudra pas un second défi à relever, le plus rapidement possible, par la majorité des pays de la région, Israël inclus : celui de la liberté religieuse (lire encadré). Le pape perçoit mieux que quiconque à quels drames humains, aujourd hui plus que jamais, conduit la privation de ce droit fondamental. Certes, du chaos qu a connu l Irak au régime autoritaire de l Égypte, les situations sont diverses. Elles vont de l inhumanité de l État islamique à l attitude pacifique et ouverte du Liban et de la Jordanie en passant par l ambiguïté de l Arabie Saoudite. Mais elles ont, à leur source, une même origine : la privation de la pleine citoyenneté des croyants des diverses minorités religieuses (lire encadré). Car nous voilà bien face au défi majeur qu aux yeux du pape le monde entier doit relever sans plus tarder : celui de la paix au Moyen-Orient. Depuis le début de son pontificat, on l aura remarqué, le - 83 - mot de paix revient, dans ses propos, comme un leitmotiv qui, à son tour, laisse percevoir une profonde inquiétude. Évoquant la mainmise de l État islamique sur la région, François n est-il pas allé jusqu à parler des «éléments accumulés d une troisième guerre mondiale»? À cet égard, la privation de la liberté religieuse ne peut qu accentuer les violences et la haine, et accélérer l exode des chrétiens d Orient dont deux millions ont quitté la région ces dix dernières années, selon le Centre catholique jordanien. On comprend
Le dôme du Rocher, troisième lieu saint musulman après La Mecque et Médine, où s élève également la mosquée al-aqsa et le mur ouest de Jérusalem dit Mur des lamentations pour les juifs. shutterstock.com l inquiétude grandissante du Vatican pour l avenir. Mais ce n est pas tout, loin de là! Dès le début de son voyage, le 24 mai, rencontrant réfugiés et jeunes handicapés à Béthanie au-delà du Jourdain, l homme de paix s est laissé aller à l émotion puis à la colère : «Je pense en premier lieu à la Syrie aimée, déchirée par une lutte fratricide qui dure depuis trois ans et qui a fait d innombrables victimes, obligeant des millions de personnes à s exiler dans d autres pays. Tous, nous voulons la paix! Mais en voyant ce drame de la guerre, en voyant ces blessures, je me demande : qui vend ces armes à ces gens pour faire la guerre? Voilà la racine du mal! La haine et la cupidité de l argent dans la fabrication et la vente des armes.» ISOLEMENT ET EXODE DE COMMUNAUTÉS ENTIÈRES À Bethléem, le pape s attardera sur un autre constat devant les autorités palestiniennes : «Le Moyen-Orient, depuis des décennies, vit les conséquences dramatiques du prolongement d un Un voyage crucial Le 24 mai dernier, tout au long de son voyage, François va, une nouvelle fois, joindre le geste à la parole. Il descendra de sa voiture à la surprise générale et se recueillera en posant les mains sur le mur de sept cents kilomètres qui sépare Israël de la Cisjordanie et enferme les Palestiniens, au mépris de leur vie conflit qui a produit tant de blessures difficiles à cicatriser [ ] L incertitude de la situation et l incompréhension entre les parties produisent insécurité, droits niés, isolement et exode de communautés entières, carences et souffrances en tout genre.» François, le pape de la paix, ne se contentera pas de décrire une situation inquiétante pour les chrétiens d Orient ni, non plus, d énoncer les défis à relever - 84 - quotidienne. Il déjeunera avec des familles palestiniennes défavorisées avant de rencontrer les enfants du camp de réfugiés proche de Bethléem. Et tant d autres gestes encore, signes d un partage quasiment sans limites, dans l espoir d apaiser tant soit peu tant et tant de blessures. pour la stabilité de la région, ni même d en appeler aux valeurs de liberté, de respect et de justice. Il sait d expérience qu il ne suffit pas de discourir. N a-t-il pas précisé clairement dès le début de son pontificat que «la chose dont l Église a le plus besoin, c est la capacité à soigner les blessures» (lire encadré)? L homme de la paix n avait pas fini de délivrer son message. Alors qu il ne l avait pas prévu du tout, semble-t-il, le pape François, le dimanche 25 mai, à Bethléem, adressa une invitation aux présidents d Israël et de Palestine, à venir prier avec lui dans sa maison du Vatican. Ce que les deux hommes acceptèrent. Le messager de la paix venait d enraciner sa diplomatie de la rencontre et du dialogue dans l intériorité partagée et l écoute silencieuse de plus grand que nous. Sans doute parce qu en réalité la paix véritable est à la fois engagement et don. Jusqu au bout, le pape François aura montré aux chrétiens d Orient une solidarité sans limites. On peut être sûr qu il continuera. Et qu il appellera l Occident à se réveiller avant qu il soit trop tard.