Former la personne dans la communauté



Documents pareils
«Si quelqu un veut venir après moi qu il renonce à lui-même, qu il se charge chaque jour de sa croix et qu il me suive» Luc 9 : 23.

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

Visita ad limina Apostolorum dei Presuli della Conferenza Episcopale del Benin

NOTRE PERE JESUS ME PARLE DE SON PERE. idees-cate

Vive le jour de Pâques

programme connect Mars 2015 ICF-Léman

Le Baptême de notre enfant

Du 6 au 14 août Neuvaine de préparation à la fête de l Assomption

Je viens vous préparer à cet évènement : L illumination des consciences

La Neuvaine de l'assomption

Tétanisés par la spirale de la violence? Non!

Quelques exemples de croyants célibataires

Mais revenons à ces deux textes du sermon sur la montagne dans l évangile de Matthieu.

Que fait l Église pour le monde?

22 Nous Reconnaissons la force du pardon

13 Quelle est l église du Nouveau Testament?

Les rapports du chrétien avec les autres

DIEU : CET INCONNU. «29 Terre, terre, terre, écoute la Parole de l Éternel.» (Jérémie 22, 29)

Conseil Diocésain de Solidarité et de la Diaconie. 27 juin «Partager l essentiel» Le partage est un élément vital.

Que chaque instant de cette journée contribue à faire régner la joie dans ton coeur

RESSOURCEMENT SUR MESURE

Un autre signe est de blâmer «une colère ouverte qui débute par le mot TU».

CHANT AVEC TOI NOUS IRONS AU DÉSERT (G 229)

Feuille de route

Emmanuel, Dieu avec nous

QUATRIÈME OBJECTIF: VOUS AVEZ ÉTÉ CONÇU POUR SERVIR DIEU

Mylène a besoin d aide!

Trait et ligne. La ligne avance, Elle indique une direction, Elle déroule une histoire, Le haut ou le bas, la gauche et la droite Une évolution.

LA PENSÉE. À quel point habile est votre pensée en ce moment? 1

UN CERTAIN ÉVANGILE SOCIAL

Création d un groupe de réflexion, de formation, de prière et de service missionnaire pour les jeunes professionnels

LA MAISON DE LA FOI au moment voulu, envers tous, et surtout habitants de la foi la moitié toute lassons surtout envers les frères en la foi.

Intentions de prière du Saint Père confiées à l Apostolat de la Prière. pour l année 2015 JANVIER FEVRIER MARS AVRIL

Paroisses réformées de la Prévôté - Tramelan. Album de baptême

La rue. > La feuille de l élève disponible à la fin de ce document

PRIÈRE POUR CÉLÉBRER L ANNÉE DE LA VIE CONSACRÉE CONGRÉGATIONS DE FRÈRES

APPROCHE PHILOSOPHIQUE DE LA CONFIANCE. Ce qu elle est Pourquoi nous en manquons En quoi elle est vitale

Histoire de Manuel Arenas

Sacerdoce commun et vie consacrée 1

Garth LARCEN, Directeur du Positive Vibe Cafe à Richmond (Etats Unis Virginie)

Le Chrétien qui porte du fruit

LE CHEMIN DE CROIX DE NOTRE DAME DE ROCHEFORT

Pourquoi Jésus vint-il sur la terre?

Cela lui fut imputé à justice. Lecture de l épître de Saint-Paul aux Romains, chapitre 3, versets 27 à 31 et chapitre 4 versets 1 à 25 :

Ne vas pas en enfer!

«Toi et moi, on est différent!» Estime de soi au préscolaire

Le Saint-Siège VISITE PASTORALE DU PAPE FRANÇOIS À TURIN RENCONTRE AVEC LES JEUNES DISCOURS DU SAINT-PÈRE. Piazza Vittorio Dimanche 21 juin 2015

Donner, léguer... pour la vie et les projets de l Église Réformée à Lyon. Parlons-en!

Les ministères dans l église Ephésiens

QUELQUES LIENS ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENT

Les 100 plus belles façons. François Gagol

QUI EST JÉSUS-CHRIST? Verset à mémoriser «Et pour vous, leur dit-il, qui suis-je? Pierre répondit : Le Christ de Dieu» (Lc 9,20)

«Ce Qui Sort de la Bouche de l Éternel»

CONTACT: Donald Lehr The Nolan/Lehr Group FOR RELEASE: (212) / mob +1 (917) Wednesday, March 11, 2015

Comme tout le monde, l Église

Le développement personnel : un allié ou un danger pour les chrétiens? Entretien paru dans Famille chrétienne du 28/03/2009, Numéro 1628

Affirmation de soi, confiance en soi, estime de soi

PAR VOTRE MEDECIN! «FUN», LES CIGARETTES RECOMMANDÉES NOUVELLE PERCÉE MÉDICALE!

Trouver sa façon de flotter : quelle est la mienne?

Présentation du programme de danse Questions-réponses

Poèmes. Même si tu perds, persévère. Par Maude-Lanui Baillargeon 2 e secondaire. Même si tu perds Tu n es pas un perdant pour autant Persévère

AUJOURD HUI SI VOUS ENTENDEZ SA VOIX. «7 Aujourd hui, si vous entendez ma voix, n endurcissez pas vos cœurs.» (Hébreux 4, 7)

Origines possibles et solutions

POURQUOI DIEU PERMET-IL LE MAL? Masson Alexis -

Recommandez Sunrise. Un partenaire de confiance.

Bien-aimée sainte Anne, je veux te prier avec confiance pendant J'ai tant besoin de toi! Ne m'abandonne pas! SAINTE ANNE, SOIS LÀ

Camus l a joliment formulé : le seul. introduction

En la fête de l Assomption de la Vierge Marie, Homélie pour une profession perpétuelle 1

Assises de l Enseignement Catholique Intervention de Paul MALARTRE Paris Cité des Sciences de La Villette 8 juin 2007

TÉMOIGNAGES de participantes et de participants dans des groupes d alphabétisation populaire

Commission Vivre sa Nature

THÈME DIOCÉSAIN LA CHARITÉ

FAST RETAILING WAY (Philosophie d entreprise du groupe FR)

LE CEP ET LES SARMENTS 15:1-27 LEÇON

Version 6.0 du 07/11/06. Comment décloisonner mes services et les faire travailler ensemble vers les mêmes objectifs?

SCRUTINS NOTES PASTORALES

Quelqu un qui t attend

Jésus est au centre de l Église (Matt )

ETES-VOUS PRET.ES A ALLER MIEUX?

1. SCRUTINS. Du premier au dernier scrutin, les futurs baptisés approfondissent leur désir de salut et la découverte de tout ce qui s y oppose.

UN REVENU QUOI QU IL ARRIVE

Briller dans la communauté

«POUR NOUS IL L A FAIT PÉCHÉ» Sur II Corinthiens V, 20 - VI, 2

Jouer, c'est vivre! Repères sur le jeu en Action Catholique des Enfants

L OISEAU. Quand il eut pris l oiseau, Il lui coupa les ailes, L oiseau vola encore plus haut.

Les différents temps de la Messe

À propos d exercice. fiche pédagogique 1/5. Le français dans le monde n 395. FDLM N 395 Fiche d autoformation FdlM

La sphère d autorité se circonscrit au type de relation sur lequel elle se fonde

Communauté de travail des Églises chrétiennes en Suisse CTEC: Signature de la déclaration relative à la reconnaissance mutuelle du baptême

RITUEL POUR ATTIRER L ATTENTION DE QUELQU UN

Questionnaire pour connaître ton profil de perception sensorielle Visuelle / Auditive / Kinesthésique

de ta famille et de la maison de ton père un peuple le nom une bénédiction! ceux qui te béniront ; mais qui te réprouvera,

Problèmes de rejet, de confiance, d intimité et de loyauté

Fiche de synthèse sur la PNL (Programmation Neurolinguistique)

PAS SI DUR QUE ÇA! * La super chaussure qui donne envie de faire du sport! Flash basket*

I. LE CAS CHOISI PROBLEMATIQUE

Préparation de la visite. Visite symbolique et spirituelle Groupes: 6 e, 5 e, 4 e et 3 e (collège) Visites éducatives de la Sagrada Família

3 thèses : Problématique :

Les sacrements dans la vie de l Église

Blessure : LA TRAHISON - Masque : de contrôlant Structure de caractère : Psychopathe

Transcription:

Rencontre pour l'année de la Vie Consacrée, Budapest, 14 novembre 2015 P. Mauro-Giuseppe Lepori, abbé général OCist Former la personne dans la communauté Solitude et communion Chaque vie humaine, la vie de chaque créature personnelle, capable de relation, vit tendue antre deux grandes dimensions: la solitude et la communion. Solitude et communion sont les deux dimensions dans lesquelles évolue chaque créature qui peut dire «moi» et «tu» ; chaque créature qui est consciente qu elle est un «moi» et qu il y a d autres «moi», et que ces réalités sont distinctes et pourtant destinées à la rencontre, au dialogue, à la relation, sans que cela puisse effacer ou supprimer la distinction individuelle. Le binôme «solitude et communion» est, dans la vie chrétienne tout- court et dans la vie consacrée en particulier, un peu le pain quotidien de notre chemin. Dans la vie religieuse cénobitique, ce binôme est une réalité qui, comme le caméléon, change de couleur sans être différente. On pourra alors la vivre sous la forme de «silence et dialogue», de «oraison et service», de «liberté et obéissance», de «garde du cœur et attention aux autres», etc. Ce qui est important pour nous est d apprendre à vivre dans ce binôme d une façon consciente et responsable, à la recherche d un équilibre et d une harmonie qui coïncident avec la maturité de notre vie en tant que personnes, donc de notre vie en tant que vocation personnelle qui nous vient directement du Dieu- Trinité qui, en nous créant, nous a voulus images de son propre mystère. Former la personne individuelle à vivre en communauté est donc l'essentiel de toute formation humaine et religieuse, de toute formation chrétienne. Être une personne est une immense grâce et une immense responsabilité. Et vivre son état de personne veut dire justement se comprendre et s assumer comme des êtres uniques, irremplaçables, donc seuls, mais qui ne s accomplissent que dans la communion d amour avec les autres. La vérité avec laquelle on assume la tension entre solitude et communion définit la qualité de chaque existence, et aussi la qualité d une vie consacrée, celle de chaque religieux ou religieuse en particulier, comme celle de chaque communauté. Nous constatons partout que dans la vie religieuse la solitude et la communion sont des tâches qui ne vont pas de soi, et qui ne vont pas l une sans l autre. Il y a une ascèse de la solitude ; il y a une ascèse de la communion ; et il y a une ascèse de l harmonie entre solitude et communion. Quand on ne vit pas bien la solitude, on ne vit pas bien non plus la communion ; et quand on ne vit pas la communion, on ne supporte pas la solitude. 1

L individualisme et le nivellement de masse de la société contemporaine nous rappellent que vivre notre vocation au niveau d une vraie solitude et d une vraie communion est un témoignage vital que nous pouvons offrir au monde, car l individualisme et le nivellement de masse détruisent nos contemporains, étouffent en eux la joie de vivre, la joie d'aimer. Ainsi, lorsque, vivant dans une communauté, suivant notre Règle, notre charisme, nous travaillons à purifier et approfondir notre capacité de solitude et de communion, nous ne réalisons pas seulement notre personne, mais nous apportons à la société un témoignage essentiel, indispensable à sa survie. Être personne Par où faut- il alors commencer? Je crois que la première chose est d apprendre à connaître et à reconnaître nous- mêmes et les autres en tant que personnes. La Bible, l Evangile, ne nous proposent pas des théories anthropologiques et philosophiques, mais ils nous annoncent le mystère de la personne, le mystère de l être humain comme créature sacrée. La définition fondamentale de l homme que donne la révélation judéo- chrétienne est que l homme est une créature sacrée. On ne peut pas tuer, car l homme est sacré ; on ne doit pas convoiter la femme de l autre, car elle est une créature sacrée ; il faut accueillir, couvrir et nourrir le pauvre, car il est une créature sacrée. Je suis sacré ; l autre est sacré. C est cette conscience révélée de la personne qui définit le sens et la valeur de la solitude et de la communion. Je suis image de Dieu et l autre est image de Dieu. À cause de cela, je suis un être unique et l autre est un être unique. Mais cette solitude sacrale de chaque personne trouve au fond d elle- même un lien profond et indissoluble avec l autre. Dans une vraie solitude, consciente du mystère sacré de notre «moi», l homme découvre au plus profond de son cœur le reflet du Visage de Dieu, le reflet de la lumière de Dieu. La communion naît lorsque la conscience de cette image de Dieu en nous rencontre la conscience de l image de Dieu dans l autre. Alors on comprend que ce qui nous distingue et individualise en profondeur est aussi ce qui nous unit profondément les uns avec les autres, dans une communion universelle. L unité entre ma solitude et la solitude de l autre est dans le Dieu qui nous crée en tant que personnes par l image de Lui qu Il inscrit en nous, et cette unité est la communion. Assumer sa solitude L homme contemporain est un homme seul. Il suffit d observer les visages des gens en ville, dans les aéroports, dans les trains, le visage des jeunes uniformisés par la mode et les faux modèles de vie réussie. Le tissu communautaire de notre société se déchire partout: dans les familles, dans les lieux de collaboration pour la formation ou le travail, dans les lieux où l on habite. L autre est un étranger, même s il ne vient pas d un autre Pays, et on regarde avec une méfiance jalouse 2

justement ces groupes d étrangers qui conservent au milieu de nous des structures de vie communautaire très fortes. On a peur qu ils soient en train de s organiser contre nous, qu ils menacent notre culture, notre culture qui ne sait plus nous rassembler, ce qui veut dire qu elle est devenue une abstraction, un souvenir, ou plutôt un rêve. Saint Benoît dit qu on ne peut pas devenir ermites sans passer par la vie commune (RB, ch. 1). Mais il est aussi vrai que je ne passe pas vraiment par la vie commune si je n y assume pas ma solitude. Si je n assume pas ma solitude dans la relation personnelle avec le Seigneur, je peux vivre en communauté mais je ne vis pas la communion : je vis à côté des autres, qui me sont sympathiques ou antipathiques, mais je ne vis pas en communion avec eux, c est- à- dire unis aux autres dans la conscience du mystère que le cœur de chacun est habité par Dieu : «La multitude des croyants n avait qu un cœur et qu une âme» (Actes 4,32). Frère Roger de Taizé a écrit dans son journal : «Je m attache à vivre en homme qui sait sa part inéluctable de solitude.» (Ta fête soit sans fin, Taizé 1971, p. 147). On ne vit pas vraiment en membre vivant d une communauté religieuse sans cette conscience de «sa part inéluctable de solitude». Notre solitude profonde est un fait inéluctable, inévitable. Refuser d accepter cela fait que la vie communautaire, ou souvent extra- communautaire, devient une fuite au lieu d être un soutien, une édification, une joie et une fête. Notre solitude est jugée par notre vie de communion, et notre vie de communion est jugée par notre solitude. Qui ne sait pas tenir dans sa solitude n arrive pas à supporter la vraie communion. Et qui n est pas ouvert à la communion ne peut pas supporter sa vraie solitude. Si solitude et communion ne circulent pas l une dans l autre dans la vérité, inévitablement on se réfugie ou bien dans un individualisme habité de distractions et compensations, ou bien dans une recherche des autres pleine de dissipation et d égocentrisme possessif. En cela nous devons être sincères avec nous- mêmes et nous aider les uns les autres. Evidemment, personne ne vit la solitude et la communion parfaites dès le début de sa vie religieuse, et probablement non plus à la fin. C est un chantier, c est une ascèse sans fin qui n aboutira que dans le But sans fin et inépuisable du Cœur de la Trinité. Le Pape François nous dit dans l'exhortation apostolique Evangelii gaudium qu'il est plus important et fécond d'initier des processus dans le temps que de posséder des espaces de pouvoir (cf. EG 222-223). Cela vaut surtout pour le processus de notre conversion à la vie de communion, pour vivre de la charité de Dieu. Je crois que chacun de nous devrait alors toujours se poser cette question : Est- ce que je demande consciemment et librement à la vie religieuse à laquelle Dieu m a appelé l aide pour grandir dans la solitude et la communion comme dimensions mûres de ma vie et de ma vocation? Est- ce que je demande cela aux responsables de ma communauté, à la communauté elle- même, à la règle, à la prière? En d autres termes : est- ce que je demande à ma vie consacrée de m aider à devenir pleinement «personne», c est- à- dire une créature à l image et à la ressemblance 3

de Dieu? Est- ce que je demande à ma vocation religieuse l'aide et la grâce de répondre pleinement à ma vocation humaine, d'homme ou de femme créé à l'image et ressemblance de Dieu? La solitude et la communion du Christ Mais qu'est- ce que notre vocation sinon l'appel à suivre le Christ qui nous aime et nous demande et offre de partager sa vie et sa mission? La question alors est la suivante : comment le Christ veut- Il vivre en nous la solitude et la communion? Quelles sont les dimensions de la solitude et de la communion que Jésus vit pour nous et en nous pour racheter notre humanité, notre nature humaine personnelle faite de solitude pour la communion? Jésus a vécu la solitude. Personne, peut- être, n a été aussi seul que Lui sur cette terre. Jésus a dû subir une énorme solitude, mais Il l a aussi choisie. Jésus aimait une certaine solitude. Il aimait se retirer seul (Mt 14,23 ; Jn 6,15). Mais sa solitude n est jamais solitaire, jamais individualiste. Jésus ne se sent jamais seul : «Mon jugement est vrai parce que je ne suis pas seul : j ai avec moi le Père, qui m a envoyé» (Jn 8,16). «Celui qui m a envoyé est avec moi ; il ne m a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui est agréable» (Jn 8,29). Et surtout : «Voici que l heure vient déjà elle est venue où vous serez dispersés chacun de son côté, et vous me laisserez seul ; mais je ne suis pas seul, puisque le Père est avec moi» (Jn 16,32). Jésus révèle à ses disciples que le sens chrétien de la solitude est une profonde communion avec le Père, une profonde communion qui résiste à toutes les solitudes que l expérience humaine nous fait sentir : solitude de n être pas compris, solitude de n être pas aimés, solitude de la trahison des amis, solitude de l hostilité ouverte, solitude de l agonie, solitude de la mort C est pour les éduquer à ce sens de la solitude et de la communion que Jésus appelle ses amis à se retirer avec Lui à l écart. Là ils peuvent regarder ce qu est la solitude de Jésus, cette solitude qu Il cherche si souvent en s éloignant de la foule et aussi de ses disciples. Le sommet de cette éducation est offert à Pierre, Jacques et Jean sur le mont de la Transfiguration et à Gethsémani. Dans ces deux expériences les trois apôtres voient et entendent ce qu est la solitude de leur Maître : une solitude remplie de relation avec le Père, donc une solitude qui est déjà communion. Solitude trinitaire de la Communion des Trois Personnes. Dieu est en son être même un mystère personnel de solitude infinie et de communion infinie. Il y a un titre de Jésus qui exprime la synthèse de ce mystère de solitude et communion en Lui, un titre que, si je ne me trompe pas, on trouve seulement en saint Jean : le titre de «Fils unique» (Jn 1,14.18 ; 3,16.18 ; 1 Jn 4,9). Jésus est le «Fils unique» du Père. Dans ce titre, solitude et communion coïncident. «Fils» est un titre de communion ; «unique» est un titre de solitude. 4

Jésus Christ est unique en tant que Fils du Père : en Lui, solitude absolue et communion absolue coïncident. Et on peut dire que le Saint- Esprit est en personne cette coïncidence en Dieu de la solitude avec la communion, d unicité et de trinité. Même quand Il agit dans le monde, l Esprit est à la fois Celui qui conduit au désert dans la solitude, et Celui qui anime la communion dans l amour de charité. Mais à propos du titre «Fils unique» : dans le mystère du Salut, il en est comme si une sorte de déchirure se produisait au sein même de la Trinité, ou plutôt dans le Fils de Dieu. En effet, nous lisons au chapitre 3 de saint Jean : «Dieu a tant aimé le monde qu il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle» (3,16). Par l incarnation salvifique du Fils unique de Dieu, par ce don qui va jusqu à la mort sur la Croix, il en est comme si l unicité du Fils unique se déchirait pour nous, se déchirait pour élargir aux hommes la communion unique du Fils avec le Père dans l Esprit. La solitude du Fils unique se dilate jusqu à la déchirure du Cœur transpercé pour que tous les êtres humains puissent avoir la vie éternelle, c est- à- dire participer à l unicité du Fils de Dieu. Le Fils unique de Dieu, le Fils mono- gène de Dieu, devient premier- né, proto- gène. Comme écrit saint Paul aux Romains, Jésus devient «le premier- né d une multitude de frères» (8,29). L unicité filiale de Jésus Christ se dilate aux dimensions de l Eglise universelle. Cette dynamique de dilatation de la solitude pour Dieu en communion universelle en Lui devient ainsi la voie de la dilatation de notre cœur et de notre vie à la suite du Christ. Nous sommes appelés à entrer dans la solitude du Christ pour Lui permettre de la dilater en nous comme elle s est dilatée en Lui. C'est aussi le sens du célibat que la vie consacrée comporte. Cette dilatation de la solitude dans la communion ne va pas sans une certaine souffrance, ou plutôt un certain sacrifice. C est la parabole pascale du grain de blé : «Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s il meurt, il porte beaucoup de fruit» (Jn 12,24), le fruit de la communion, le fruit de la fraternité. Former la personne dans la communauté Comment marchons- nous dans cette dynamique, sur ce chemin de solitude christique qui se dilate en communion? Je crois qu il ne s agit pas de vivre autre chose que ce qui nous est proposé par notre vie consacrée. Notre vie religieuse est faite pour cela, veut réaliser cela. Mais il est important d en devenir conscients, car autrement nous risquons de passer à côté de notre chemin, à côté des chances de conversion et de croissance qui nous sont offertes chaque jour, durant toute la vie, par le charisme de notre vocation. 5

Notre vocation religieuse est la vocation du grain de blé qui tombe sur une bonne terre. La terre nous est donnée, l eau est versée en abondance, le soleil est là pour nous réchauffer et nous faire mûrir. Il serait vraiment dommage de rater le miracle de la conversion de notre solitude en communion féconde, simplement parce qu on se trompe de projet, parce qu on voudrait vivre autre chose, parce qu on rêve d une fécondité sans passage par la mort, ou parce qu on se croit déjà fécond tout seul. J aimerais seulement passer en revue certains aspects quotidiens de notre vie consacrée chrétienne, communs à tous les charismes, à la lumière de ce que je viens de dire. Je ne veux pas être exhaustif et complet, mais simplement offrir quelques éléments de réflexion sur l expérience quotidienne de chacun de nous. 1. Solitude et silence Nous constatons que souvent nous avons de la peine à assumer la solitude et le silence que comporte notre vie religieuse. Parfois, nous sommes tentés de les détourner, par la recherche de contacts, l accès aux moyens de communication et d information, etc. Bref : nous sommes tentés de fuir le silence et la solitude. Or, Jésus, tout au contraire, cherchait le silence et la solitude, Jésus aimait à se retirer. C est que Lui ne pensait pas au silence et à la solitude : Il pensait à la rencontre avec le Père. Pour Lui, la solitude était un rendez- vous et le silence un profond dialogue d amour. Si nous n abordons pas nos espaces éducatifs de solitude et de silence dans la même optique, nous ne pourrons jamais les désirer, les aimer, et donc les vivre. Je crois que là nous sommes tous et toutes des enfants de notre temps. On ne cherche le silence et la solitude que pour fuir le dérangement des autres, on ne les cherche pas comme rencontre avec Dieu. Il y a là un point essentiel du témoignage spécifique de notre vocation, car c est là que le grain de blé commence son processus de passage de la solitude à la communion. La solitude se dilate en communion seulement si en elle nous rencontrons le Père qui nous donne la vie, le Père de toute fécondité. La communion ne s obtient pas en cassant le grain de blé en mille molécules, mais par l enfoncement du grain dans l immense sein paternel et maternel de la terre. La solitude avec le Père est la source de toute fécondité, la source intérieure, celle qui fait que la fécondité de communion de notre vie n est pas quelque chose que nous faisons avec nos mains et nos forces, mais un événement de grâce dont nous sommes les instruments vivants et libres. Sans ce silence qui rencontre le Père dans la solitude, nous pouvons créer des associations, des rassemblements de gens, mais pas une communion de personnes, de frères et sœurs, pas l Eglise. 2. Travail et service De là vient toute la conception chrétienne du travail, du service, des emplois, des charges. On peut œuvrer comme un grain de blé qui se casse en mille fragments stériles, ou comme le grain de blé qui se donne pour une fécondité de communion. 6

Pensons au reproche que Marthe fait à Jésus : «Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse servir toute seule?» (Lc 10,40) «Toute seule» : oui, Marthe est toute seule, mais justement d une solitude solitaire, sans union avec Dieu. Marthe s émiette : chaque assiette qu elle pose sur la table, chaque tour de louche dans la casserole, chaque pas qu elle fait pour passer du four à la table, chaque goutte de sueur qui tombe de son front, deviennent comme un morceau d elle- même qui se détache d elle. Chaque geste la divise, la dissipe, l émiette. Pourquoi? Toujours parce que sa solitude n est pas habitée, n est pas priante, n est pas une germination de communion avec Dieu, et par Lui avec les autres. Elle est seule, non parce que sa sœur ne l aide pas, mais parce qu elle n est pas avec Dieu. Elle n est pas non plus avec Jésus qu elle voudrait servir et honorer. Tandis que si sa solitude était habitée par l amour de la présence de Dieu, chaque geste serait un geste d amour, une semence de communion qui rendrait sa vie heureuse et féconde. 3. Le rôle de l autorité Quel rôle peut jouer le service de l autorité dans une communauté par rapport au binôme «solitude et communion»? Je crois que le rôle de l autorité est indispensable pour que chaque frère ou sœur trouve l équilibre et l harmonie entre solitude et communion. Dans un certain sens, le ou la responsable est là pour aider chaque frère ou sœur à trouver son chemin de liaison entre sa solitude et la communion qui la dilate. Je le remarque assez clairement dans les communautés que je visite : ceux qui ont le souci de vérifier leur chemin dans un dialogue transparent et fidèle avec leurs supérieurs sont beaucoup moins individualistes que ceux qui ne le font pas. Ce n est pas avec la bonne volonté ou des rêves de sainteté qu on vainc l individualisme qui entrave la dilatation de notre solitude en communion, mais par cette humilité consciente qui se laisse accompagner dans la vérification de la relation qu on a avec la communauté. L écoute et le regard du responsable est là pour aider chaque frère à se voir comme il est par rapport à la communauté. Si un frère cherche et accueille cette confrontation avec ce regard, même s il est le pire individualiste et égoïste du monde, il fera un chemin vers la communion, il fera un chemin de dilatation du cœur qui rendra féconde sa vie. Par contre, un frère altruiste, généreux, dévoué, spirituel, et même obéissant, mais qui ne cherche pas et n accepte pas cette vérification de sa relation avec la communauté, ne deviendra pas un homme de communion et sa vie, si généreuse qu elle puisse être, demeurera foncièrement stérile. Il est beaucoup mieux d être un grain de blé petit, moche et sale, mais qui se laisse semer dans la terre, que d être un magnifique grain de blé luisant, gros et parfait, mais qui se tient loin de la terre. 7

Le service de l autorité, malgré toutes les limites de ceux qui l exercent, est dans l Eglise une aide objective pour que chacun trouve la voie concrète de sa descente dans l humus qui transforme sa solitude en vie de communion. Au fond, les supérieurs sont des semeurs de leurs frères et sœurs dans le champ fertile du Royaume. 4. Prière commune Il y a un domaine où la tension et le passage de la solitude à la communion sont constamment exercés, cultivés, recommencés : notre prière commune. Prier ensemble, chanter ensemble l Office divin, célébrer ensemble l Eucharistie, c est toujours des moments et des temps où la solitude de chacun chemine dans le Christ vers une communion universelle. Dans la prière commune la solitude personnelle devant Dieu n est pas effacée. La prière communautaire dilate la prière personnelle sans la supprimer. Quand nous chantons l Office, cela ne veut pas dire que la prière commune forme comme un nuage indéfini qui monte vers Dieu. Chaque priant demeure personnellement devant le Seigneur. Mais la prière faite ensemble, la prière des autres et leur présence rappellent à chacun que Dieu aime voir monter de chaque individu une prière de communion, donc une prière qui se dilate dans le cœur des autres. Les autres qui prient avec nous sont une aide, un support, un réconfort, mais souvent aussi une épreuve. Souvent, les autres dérangent notre prière. La tentation est de penser : «Je prierais beaucoup mieux si j étais seul!». Pourtant, c est justement là ou nous percevons les autres dérangeant notre prière que nous comprenons combien notre prière n est pas encore sortie de sa coquille. Ainsi, nous comprenons que bien facilement, notre prière en solitude aussi est encore enfermée sur elle- même et ne peut pas encore se dilater aux dimensions de la communion universelle avec tous les hommes et avec Dieu, le Père de tous. Oui, là aussi se confirme la loi du grain de blé. Parfois nous avons besoin que la communauté nous aide à tomber dans la terre, parfois, comme un épi, nous faisons déjà un peu avec les autres l expérience pascale de la résurrection fraternelle, féconde et joyeuse. Tout est grâce, la grâce de passer, par la miséricorde de Dieu et de nos frères et sœurs, d une vie seule à une vie de solitude, et d une vie de solitude à une vie de communion avec tous en Dieu, la vie du Christ en nous, la vie du Christ dans le monde pour le sauver! 8