Vous avez un jour dit que vous vous sentiez iranienne en France et française en Iran.



Documents pareils
5 clés pour plus de confiance en soi

Fiche de synthèse sur la PNL (Programmation Neurolinguistique)

L enfant sensible. Un enfant trop sensible vit des sentiments d impuissance et. d échec. La pire attitude que son parent peut adopter avec lui est

Louise, elle est folle

Problèmes de rejet, de confiance, d intimité et de loyauté

PRÉSCOLAIRE. ANDRÉE POULIN (devant la classe) : Je me présente, mais je pense que vous connaissez déjà mon nom, hein? Je m'appelle Andrée.

LBE 2009 Migration Épisode 8 Rentrer à la maison : Ghana - Somalie

Garth LARCEN, Directeur du Positive Vibe Cafe à Richmond (Etats Unis Virginie)

D où viennent nos émotions

TÉMOIGNAGES de participantes et de participants dans des groupes d alphabétisation populaire

1. La famille d accueil de Nadja est composée de combien de personnes? 2. Un membre de la famille de Mme Millet n est pas Français. Qui est-ce?

JE NE SUIS PAS PSYCHOTIQUE!

C ÉTAIT IL Y A TRÈS LONGTEMPS QUAND LE COCHON D INDE N AVAIT PAS ENCORE SES POILS.

Conseil Diocésain de Solidarité et de la Diaconie. 27 juin «Partager l essentiel» Le partage est un élément vital.

Un autre signe est de blâmer «une colère ouverte qui débute par le mot TU».

Directives. 1. Je lis beaucoup. 2. J aime utiliser la calculatrice, un chiffrier électronique ou un logiciel de base de données à l ordinateur.

Lorsqu une personne chère vit avec la SLA. Guide à l intention des enfants

Pony Production. mise en scène : Stéphanie Marino. Texte et Interprètation : Nicolas Devort. création graphique : Olivier Dentier - od-phi.

Chansons engagées Des clips pour apprendre n MC JANICK : Qu est-ce qui? Paroles et musique : MC Janick EMI

Ma vie Mon plan. Cette brochure appartient à :

Thème 3 : La Seconde Guerre mondiale, une guerre d anéantissement ( )

Origines possibles et solutions

TOUS MALADES! (Texte de M.-A. Ard) - Le Médecin :

Je veux apprendre! Chansons pour les Droits de l enfant. Texte de la comédie musicale. Fabien Bouvier & les petits Serruriers Magiques

que dois-tu savoir sur le diabète?

Tapori France ATD Quart Monde /5

QUI ES-TU MON AMOUR?

Questionnaire pour connaître ton profil de perception sensorielle Visuelle / Auditive / Kinesthésique

La petite poule qui voulait voir la mer

AN-ANG, EN-ENG, IN-ING, ONG

LEARNING BY EAR. «Les personnes handicapées en Afrique» EPISODE 10 : «L histoire d Oluanda»

La rue. > La feuille de l élève disponible à la fin de ce document

TECHNIQUES D ÉDUCATION À L ENFANCE

«rend service» Xavier FONTANET

«LIRE», février 2015, classe de CP-CE1 de Mme Mardon, école Moselly à TOUL (54)

Activités autour du roman

Première éducation à la route Je suis piéton

T es qui dis, t es d où?

JE CHLOÉ COLÈRE. PAS_GRAVE_INT4.indd 7 27/11/13 12:22

Qualité de vie des résidents en EMS: Perspectives croisées

Circonscription de. Valence d Agen

Auxiliaire avoir au présent + participe passé

FELICITATIONS! Félicitations de vous offrir le temps de lire ces quelques pages qui peuvent littéralement changer votre vie.

ΥΠΟΥΡΓΕΙΟ ΠΑΙΔΕΙΑΣ ΚΑΙ ΠΟΛΙΤΙΣΜΟΥ ΔΙΕΥΘΥΝΣΗ ΜΕΣΗΣ ΕΚΠΑΙΔΕΥΣΗΣ ΚΡΑΤΙΚΑ ΙΝΣΤΙΤΟΥΤΑ ΕΠΙΜΟΡΦΩΣΗΣ

N 6 Du 30 nov au 6 déc. 2011

UNITÉ 5. Écris les noms des parties du corps indiquées dans les dessins. Bon Courage! Vol. 2

LES PARTIES DE CASH GAME

23. Le discours rapporté au passé

UN AN EN FRANCE par Isabella Thinsz

Accordez-vous le nombre de points correspondant à chaque réponse. Sauf avis contraire, pour chaque question, vous pouvez cumuler les réponses.

Un autre regard sur. Michel R. WALTHER. Directeur général de la Clinique de La Source 52 INSIDE

CE1 et CE2. Le journal des. Une nouvelle maîtresse. Actualité. Loisirs. Culture

UNE ÉVALUATION Une évaluation c est quoi, çà sert à quoi? Evaluer mon projet et son plan d action pour le faire durer

PNL & RECRUTEMENT IMPACT SUR LES ENTRETIENS Présentation du 10/06/03

«Toi et moi, on est différent!» Estime de soi au préscolaire

réapprendre! Donnons la parole à ceux qui ont osé

Si on parlait de culture

6Des lunettes pour ceux qui en ont besoin

Ariane Moffatt : Je veux tout

PAS SI DUR QUE ÇA! * La super chaussure qui donne envie de faire du sport! Flash basket*

B Projet d écriture FLA Bande dessinée : La BD, c est pour moi! Cahier de l élève. Nom : PROJETS EN SÉRIE

Séance 1 - Classe de 1 ère. Cours - Application Introduction à la typologie et à l analyse des figures de style

Descripteur global Interaction orale générale

Rebecca Léo Thomas Gaspard

Unité 4 : En forme? Comment est ton visage?

Il y a un temps pour tout «Il y a un temps pour tout et un moment pour chaque chose», dit l Ecclésiaste signifiant ainsi à l homme qui veut accéder à

Utilisez les mots-ressources pour identifier les parties de la tête selon les numéros.

LA MAISON DE POUPEE DE PETRONELLA DUNOIS

Si c était une machine, ce serait un ordinateur génial pour voyager dans le temps et vers les autres continents.

OLIVER L ENFANT QUI ENTENDAIT MAL

N Y OU OÙ 1 Homophones grammaticaux de catégories différentes. ni n y ou où

Jouer, c'est vivre! Repères sur le jeu en Action Catholique des Enfants

Paroisses réformées de la Prévôté - Tramelan. Album de baptême

Les ordinateurs pour apprendre à lire et écrire à l âge adulte : L opinion de ceux qui apprennent à lire et écrire en Ontario

QUELQUES MOTS SUR L AUTEURE DANIELLE MALENFANT

À propos d exercice. fiche pédagogique 1/5. Le français dans le monde n 395. FDLM N 395 Fiche d autoformation FdlM

MEILLEURS AMIS... PEUT-ÊTRE? Producent Gabriella Thinsz Sändningsdatum: 23/

Le passé composé. J ai trouvé 100 F dans la rue. Il est parti à 5 h 00.

ACTIVITÉ 1 : LES ADJECTIFS POSSESSIFS

01 - BRIGITTE, Battez-vous

Parent avant tout Parent malgré tout. Comment aider votre enfant si vous avez un problème d alcool dans votre famille.

AVERTISSEMENT. Ce texte a été téléchargé depuis le site

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

VISITE DE L EXPOSITION AU THÉÂTRE DE PRIVAS :

Quand les enfants apprennent plus d une langue


Guide d accompagnement à l intention des intervenants

DEBAT PHILO : L HOMOSEXUALITE

Comment résister à l influence du groupe? (notamment en matière de tabac, d alcool et de drogues) Le point de vue d Infor-Drogues

Dis-moi ce que tu as fait, je te dirai qui tu es 1

Générique [maintenir Durant 10 secondes puis baisser sous l annonce]

Learning by Ear Le savoir au quotidien Les SMS, comment ça marche?

Les rapports du chrétien avec les autres

Unité 10. Vers la vie active

Poèmes. Même si tu perds, persévère. Par Maude-Lanui Baillargeon 2 e secondaire. Même si tu perds Tu n es pas un perdant pour autant Persévère

Un itinéraire à suivre : Anne Consigny

Mon boss ne délègue pas

Pour travailler avec le film en classe Niveau b Avant la séance...4 L affiche...4 La bande-annonce...4 Après la séance... 5

Transcription:

Née à Téhéran en 1969, Marjane Satrapi s installe en France en 1994. En 2000, elle commence la publication de Persepolis à L Association. Elle y raconte avec beaucoup d humour son enfance et sa jeunesse en Iran, les dernières années du chah, la révolution de 1979 et l instauration progressive d une république islamiste, la guerre contre l Irak et ses conséquences sur la vie quotidienne des Iraniens, puis l exil en Autriche, le retour en Iran jusqu à son départ définitif pour la France. Avec Persepolis, le lecteur découvre un autre regard sur un pays qu il ne connaît bien souvent qu à travers les manuels d histoire et l actualité, un regard de l intérieur, intime, quotidien, celui des gens ordinaires qui subissent, qui souffrent et qui résistent. Adapté en dessin animé par ses propres soins et avec la collaboration de Vincent Parronaud, Persepolis a été traduit dans une trentaine de langues et vendu à plus d un million d exemplaires. Quelques semaines avant de recevoir le titre de docteur honoris causa, Marjane Satrapi revient sur Persepolis, nous parle de son rapport à l identité et de la nécessité de sans cesse réinterroger le regard que nous portons sur la culture des autres. Au moment de commencer Persepolis, quelle était votre rapport à la bande dessinée? En Iran, je lisais un peu de bandes dessinées, comme tout le monde, des traductions d Astérix ou de Tintin, mais cela ne m intéressait pas. Il n y avait pas de personnages féminins auxquels je pouvais m identifier. Quand vous êtes une petite fille, vous n avez pas envie de ressembler à une vieille dame comme la Castafiore. Je ne voyais pas la bande dessinée comme un moyen d expression. C est en venant en France que j ai découvert le travail d Art Spiegelman 1 et des auteurs de L Association 2. Ce qui vous intéressait, chez eux, c était déjà l autobiographie? Je n aime pas ce terme. Pour moi, la bande dessinée autobiographique, c est des gens qui ont des problèmes avec leur entourage, leurs amis, leur sexualité, et qui en font des livres. Moi, ce qui m intéressait, c était de parler de ce qui s était passé autour de moi, en Iran et, pour ce faire, je n avais pas d autres choix que d affirmer la subjectivité de mon point de vue en me positionnant comme narratrice. Sans cela, Persepolis serait devenu un manifeste politique, 1 Dessinateur et auteur de bande dessinée américain né en 1948, Art Spiegelman est l auteur de Maus, un chef d œuvre incontestable de la bande dessinée contemporaine publié en deux parties, en 1986 et en 1991, et qui a reçu le Prix Pulitzer en 1992. Il y aborde la déportation des juifs d Europe au cours de la seconde guerre mondiale à travers le récit de son père, survivant du camp d Auschwitz, et sous une forme radicale très stylisée (les juifs sont représentés pas des souris et les Allemands par des chats). Maus parle tout autant de la Shoah que de la trace que cet événement historique a laissé dans la vie d Art Spiegelman lui-même, juif de la génération d «après». 2 Maison d édition de bandes dessinées fondée en 1990 par six auteurs (Jean-Christophe Menu, David B., Lewis Trondheim, Stanislas, Mattt Konture, Patrice Killoffer) en réaction aux standards de l époque, L Association a notamment édité L Ascension du Haut-Mal, de David B, référence régulièrement citée par Marjane Satrapi, dans lequel il raconte son enfance marquée par la maladie de son frère (l épilepsie).

historique ou sociologique. Or je ne suis ni politologue, ni historienne, ni sociologue. Je suis juste quelqu un qui a vécu des choses, qui voulait raconter la vie de gens normaux confrontés aux changements politiques de leur pays l Iran, ce n est pas seulement Shéhérazade et les fanatiques religieux. Je voulais montrer ce que l on ne voyait pas, ce qui se passait à l intérieur des maisons. L idée, c était d articuler l intime et le politique? Les gens me disent souvent : pourquoi t intéresses-tu toujours à la politique? Je ne m intéresse pas à la politique, c est la politique qui s intéresse à moi, à vous, à nous. Quand la politique prend des décisions qui changent votre vie, qui vous font souffrir, vous ne pouvez pas ne pas vous intéresser à elle. Un critique français avait écrit, à propos de Sang et or de Jafar Panahi 3, que le premier mérite du film était de nous montrer qu il y a des livreurs de pizza à Téhéran. Evidemment. À partir du moment où vous oubliez qu il y a des livreurs de pizza, que les gens écoutent de la musique, aiment manger des glaces comme tout le monde, vous les déshumanisez. Ils deviennent des notions abstraites. Après, vous pouvez les appeler moyenorientaux, fondamentalistes, fanatiques, tout ce que vous voulez, cela devient très facile de leur jeter des bombes. La démarche consiste à dire qu un individu reste un individu et que je peux m identifier à lui, malgré le contexte. Votre dessin, très stylisé, participe de cet effet d identification. Le dessin de la bande dessinée est là pour raconter. C est une écriture. Il faut éviter de surcharger l image avec trop d informations afin que le lecteur ne s éternise sur chaque case c est aussi une question de rythme. Je me concentre sur l essentiel. J adore les gravures de Felix Valloton, par exemple : une simple tache noire et vous voyez tous les mouvements d une foule de manifestants. La stylisation enlève tout exotisme au récit. Je déteste l exotisme. L orientalisme, c est un fantasme qui n a rien à voir avec la réalité. Téhéran, c est une ville très moderne, polluée, avec des tours, des autoroutes, qui ressemble plus à Los Angeles qu à cette idée que l Occidental peut se faire d un souk. Dans le film, on a gardé tout ce qui était orientalisant pour la partie viennoise. On voulait que le spectateur ressente le même choc culturel que la protagoniste de l histoire quand elle arrive à Vienne qu un Occidental puisse se mettre dans la peau d une Iranienne qui trouve l Autriche exotique. Cette question du point de vue est très marquante dans le quatrième volume de Persepolis, lorsque votre père et vous vous moquez des Européens affolés stockant des provisions au début de la première guerre du Golf. 3 Cinéaste iranien né en 1960, Jafar Panahi a notamment été l assistant d Abbas Kiarostami avant de réaliser ses propres films. Sang et or, en 2003, suit pendant quelques jours les déambulations d un livreur de pizza à travers les différentes couches sociales de la ville de Téhéran.

On devrait toujours, dans les cours d histoire, donner le point de vue de l autre. Churchill, pour vous, c est ce grand homme qui a sauvé l Europe. Du point de vue iranien, c est celui qui a fomenté un coup d état en Iran avec l aide des Américains. Je pense aussi à ce film sur la guerre du Pacifique, Lettres d Iwo Jima, que Clint Eastwood a tourné du point de vue des Japonais. Dans ce film, les Américains deviennent l ennemi l ennemi, c est toujours l autre. Bien sûr. Chaque peuple est souverain chez lui. L humanisme, l amour de son prochain, l amitié, ce sont des valeurs qui appartiennent à tout le monde. Il y a une arrogance de la part des Occidentaux de croire qu elles leur appartiennent exclusivement. Vous voyagez régulièrement aux Etats-Unis, vos livres y sont traduits, étudiés dans les universités. Vous aviez des a priori sur les Américains avant de partir là-bas? Vous avez des a priori sur nous, nous avons des a priori sur vous. La bêtise humaine est partout pareille. La première fois que je suis allé aux Etats-Unis, j y suis allé avec l idée que j allais détester ces gens-là, je pensais à l impérialisme, au capitalisme, et finalement je me suis retrouvée avec des gens très ouverts, très sympathiques. Au moment de l intervention américaine en Irak et des tensions avec la France, c est moi qui défendais les Américains auprès des Français. Les gens me disaient : «Tu es folle, comment peux-tu défendre ceux-là même qui te nomment axe du mal.» Je leur répondais : «C est qui, eux? Eux, ce n est qu une partie du pays. Il y a une autre partie qui en a assez de cela.» Quand j étais à Milwaukee, dans le centre des Etats-Unis, à l époque, je n ai pas vu de vin français vidé dans les caniveaux, les french fries s appelaient french fries, et tout était très normal. Avoir deux identités, c est une chance? Je ne crois pas à la confrontation des cultures. Quand j étais jeune, je pensais que je devais être l une ou l autre. Je ne le pense plus. Dans votre éducation, il y a des choses que vous gardez et d autres qui vous semblent abjectes et que vous rejetez. C est la même chose pour l identité. Je dis toujours : je suis assise entre deux chaises, ce n est pas très confortable mais si j ai besoin de m allonger, je peux m allonger. Ceux qui n ont qu une seule identité, ils n ont qu une seule chaise, ils sont plus confortablement assis, mais ils ne peuvent pas s allonger. Pour moi, plus vous avez de chaises, mieux c est. Vous avez un jour dit que vous vous sentiez iranienne en France et française en Iran. Quand je suis en France, je défends mes amis américains. Quand je suis aux Etats-Unis, je défends mes amis français. On est toujours quelque chose quelque part. Le pays d origine, c est une question de géographie : le soleil ne brille pas de la même manière partout, l herbe n a pas la même senteur, les arbres n ont pas la même couleur. Donc, lorsque vous naissez dans une géographie, vous avez un sentiment d appartenance très fort, c est vos racines. Une fois que vous êtes partis de cet endroit-là, votre maison est partout et en même temps nulle part. Le déracinement, c est très dur mais cela donne aussi énormément de liberté. Avoir une identité multiple, cela relie au monde entier. Oui. Vous vous rendez compte que, dans le fond, tout est possible, que ce n est pas une question de langue mais de langage. Parfois, quand je parle avec des Iraniens, je ne

comprends pas du tout ce qu ils disent. Il m est arrivé de parler avec des gens qui venaient de pays où je n avais jamais été, en utilisant une langue qui n était ni la leur ni la mienne, et de très bien les comprendre. C est une question d intelligence commune. Si vous avez de la culture générale, la communication devient facile. Est-ce que Persepolis aurait été possible sans l exil? J avais besoin d avoir du recul. Quand j ai quitté l Iran, j avais beaucoup de colère en moi. Je me suis rendu compte que j étais devenue quelqu un de violent et que si je commençais à réagir comme ceux que je condamnais, il n y aurait plus de différences entre eux et moi. J ai donc dû apprendre à me calmer. Après, j ai pu écrire. Comment se calme-t-on? En Iran, quand vous vivez dans un état de stress constant, que vous ne pouvez pas faire ce que vous avez envie de faire, que vous n avez pas de liberté d expression, ça vous paralyse, et quand vous êtes paralysé, vous ne réfléchissez plus et vous pouvez faire n importe quoi. Comme le disent les Américains, ce dont il faut avoir peur, c est de la peur elle-même. En France, j ai pu connaître le luxe de la civilisation, sentir que je pouvais faire et dire des choses sans que cela ne porte à conséquences. Dans le troisième volume de Persepolis qui raconte vos années en Autriche, vous dites une chose très belle : «Si je n étais pas intègre à moi-même je ne pourrais jamais m intégrer.» Pour moi, cette phrase, c est la définition même de l individualisme. On ne peut être bien dans une société que si et seulement si on connaît sa valeur en tant qu individu. Je revendique mon individualisme, c est la base de la démocratie. C est à partir du moment où vous connaissez votre place que vous pouvez vous intéresser à l autre. Vous allez vous voir décerner, le 2 février prochain, le titre de docteur honoris causa de l UCL et de la KUL. Le thème de la multiculturalité choisi cette année vous correspond particulièrement. Evidemment. Je suis une Iranienne qui a acquis la nationalité française, qui passe beaucoup de temps aux Etats-Unis et qui est marié à un Suédois. Quant au titre de docteur honoris causa, il me touche beaucoup. Mes parents sont très fiers. En Iran, les études, cela compte beaucoup. Je vais vous raconter une anecdote. Il y a quelques années, quand ma grand-mère paternelle est décédée, mon grand-oncle a fait un jeu avec le nom de tous les petits-enfants et moi il m a nommé «docteur Marjane». Mon père avait dit à mon oncle : «Tu exagères, ma fille n est pas docteur!» Maintenant que je vais être réellement docteur, mon grand oncle va dire à tout le monde que je suis Président de la république française! Adapter Persepolis en dessin animé, c était élargir votre auditoire? A un moment, on m a donné de l argent pour faire quelque chose que je n avais jamais fait. C est comme si vous donniez un jouet magnifique à un enfant pour qu il puisse jouer avec, il ne dira pas non. Je me disais qu au pire, je ferais un mauvais film, mais qu au moins, j aurais appris un nouveau métier. Je n étais pas sûre que je pourrais y arriver, j étais même sûre que cela ne pouvait pas être bien, et c est peut-être pour ça que cela a réussi.

C est peut-être parce que vous n avez pas d a priori sur le «comment faire» que vous osez des choses originales, inattendues. Ma faiblesse, c est aussi ma force. Quand j ai commencé à faire de la bande dessinée, je ne connaissais rien, alors j ai dû moi-même inventer mes propres codes. L inconnu m intéresse. Cela permet de garder une fraîcheur. Dès que je sais très bien faire quelque chose, dès que je comprends comment cela fonctionne, ça m intéresse moins. Apprendre une nouvelle chose, c est magnifique. Vous allez refaire de la bande dessinée? C est un travail très solitaire. Pendant sept ans, j ai vraiment vu très peu de monde. Pour le moment, j ai envie de refaire un travail collectif. Quand vous êtes entourés- d une équipe, il y a une espèce d énergie qui vous met en marche. Je travaille sur un film qui aura avoir avec l Iran et Poulet aux prunes 4 mais cela ne sera plus un dessin animé. J ai envie de voir comment c est de travailler avec des vrais acteurs. Je ne sais pas encore très bien à quoi cela ressemblera. Propos recueillis par Régis Duqué 4 Publié en 2004, Poulet aux prunes est la dernière bande dessinée de Marjane Satrapi à ce jour.