Educateur de l enfance, les enjeux identitaires d un métier entre normes sociales et tradition Document distribué aux participants du Carrefour formation du 12 février 2014. 1. Entre normes et tradition, les tensions identitaires d un métier En Suisse, comme en Europe, les premières crèches voient le jour au XIXème siècle. Elles répondent à l industrialisation croissante, à l entrée des femmes dans les usines et à la nécessité de faire garder les enfants (Meyer, Spack & Schenk, 2002). Par ce biais, l Etat possède un dispositif de contrôle de la qualité des soins donnés aux enfants par leurs parents, et plus particulièrement les mères. (Bouve, 2010). Ainsi, la crèche se place sous l égide de la philanthropie puis de l assistance et non de la pédagogie, marquées par «la séparation institutionnelle entre le care et l éducation» (Humblet & Vandenbroeck, 2007, p.192). Par ailleurs, elle trouve sa légitimité dans l absence de la mère : réelle, pour cause d activité, ou symbolique par une incapacité à s occuper de ses enfants. Ce lien originel entre absence de la mère et mission de la crèche définit ainsi un rôle à la fois de substitution et d expertise pour le personnel accueillant les enfants. L accueil collectif de l enfance connaît, au fil des décennies, une complexification de ses fonctions premières. Peu à peu s ajoutent la participation à l insertion sociale des familles, l éducation à la diversité, à la citoyenneté, la transmission de valeurs démocratiques (Dahlberg, Moss & Pence, 2012). En 2012 en Suisse, près de 4 femmes sur 5 âgées de 15 à 64 ans exercent une activité professionnelle 1. Or une majorité se retrouve confrontée à un choix entre maternité et activité professionnelle, les deux étant très souvent incompatibles (Lévy, 2010). En effet, l Etat social suisse défend des valeurs fondées sur le modèle traditionnel bourgeois. L homme endosse le rôle de gagne-pain et chef de famille, la femme assure le bien-être des membres du foyer. Cette vision traditionnelle de la famille a entre autres conséquences l absence d une politique familiale globale et une grande disparité des offres des moyens de garde. Par ailleurs, dans un contexte de pénurie de places, l accessibilité aux structures d accueil est peu ou prou conditionnée par l existence d une activité professionnelle. 1 Source Office fédéral de la statistique : enquête sur la population active (ESPA) taux d activité professionnelle, 2013. 1
Dans ce contexte articulant tradition et mutation sociale, les éducateurs de l enfance semblent connaître une fragilité identitaire (Chaplain & Custos-Lucidi, 2005 ; Bovolenta, 2007). Un sentiment de non-reconnaissance sociale de leur métier a été renforcé par l exclusion de leur filière des Hautes Ecoles Spécialisées dans les années 90. L activité des éducateurs de l enfance, construite sur la référence maternelle, se trouve au cœur d un débat sociologique et idéologique, générant chez ces derniers des tensions identitaires internes et externes. Partant du présupposé d une fragilité identitaire professionnelle, cette recherche interroge la construction et la perception que les éducateurs de l enfance ont de leur identité professionnelle. 2. Une approche compréhensive Dans une perspective compréhensive, cette recherche tente «d améliorer la compréhension d un fait connu de tous» (Kaufmann, 2011, p. 27) ici la fragilité identitaire des professionnels de l enfance dans le contexte suisse et plus spécifiquement lausannois. La réflexion s est élaborée sur la base du discours des acteurs de terrain, soit 16 éducateurs de l enfance (13 femmes et 3 hommes), travaillant avec des enfants âgés de quelques semaines à six ans. Leur discours a été recueilli lors d entretiens de type compréhensif (Kaufmann, 2011). L analyse du matériel récolté a ensuite permis d apporter des éléments pouvant contribuer à une compréhension du processus de construction d une identité professionnelle chez les éducateurs de l enfance. 3. Identité et reconnaissance, éléments de compréhension Cette recherche se fonde sur un double cadre théorique : - L approche interactionniste proposée par Dubar sur la construction de l identité professionnelle (2006) tient compte de la dimension relationnelle dans la construction identitaire et permet de «dégager les différentes situations d interactions produisant des dynamiques identitaires de métier, ainsi que les conditions d accès à une légitimité.» (Osty, 2010, p.104). - Le concept d identité est intrinsèquement lié à celui de reconnaissance. Selon la théorie d Honneth (2002), l identité se construit sur le regard d autrui et ce, dans trois sphères : l intime qui permettrait, par les relations d affection, la confiance en soi ; la 2
juridique qui, par l affirmation de droits, apporterait le respect de soi ; la collective qui offrirait l estime de soi. 4. Identité professionnelle, le discours des éducateurs de l enfance L analyse des discours des éducateurs de l enfance amène plusieurs constats éclairant le nœud identitaire dans lequel ils se trouvent. Leur métier n est que rarement un premier choix de carrière. Plusieurs facteurs peu valorisants orientent les personnes dans cette voie : facilité d accès, rapport difficile à la scolarité, proximité de la fonction maternelle, dimension a priori non contraignante du métier. Ces éléments professionnellement fondateurs peuvent trouver un écho dans la non-reconnaissance sociale de ce métier. Les éducateurs de l enfance rencontrent des difficultés à décrire leur métier. Dans la moitié des discours, la dimension du travail auprès des enfants disparaît, au profit du soutien pour les familles, de l intégration, de la prévention et du travail en équipe. Peu d importance est ainsi donnée au quotidien et au travail auprès des enfants, qui apparaissent comme peu valorisants. Parallèlement, la référence de la "bonne mère" (Bloch & Buisson, 1998) reste présente dans une conception oblative du métier. Par ailleurs, les professionnels mettent l accent mis sur l individu et non le collectif. Se reproduit ainsi de manière institutionnalisée le modèle familial et la dyade mère-enfant ou "substitut maternel-enfant". La prévalence du modèle traditionnel semble également influencer les relations que les professionnels de l enfance tissent avec les parents. Bien que conscients du pouvoir d expert qu ils peuvent exercer, ils portent un regard normatif sur les parents, et notamment ceux qui ne travaillent pas. Cette représentation est cohérente avec le discours politique actuel qui tend à soumettre l accessibilité des crèches à l activité professionnelle des parents. Or, en subordonnant le droit de bénéficier d une place d accueil à cette dernière, les éducateurs s auto-disqualifient : ils revendiquent implicitement une fonction de gardiennage et non d éducation sociale complémentaire à la famille. En termes de reconnaissance externe, le discours de l entourage des éducateurs est à la fois stéréotypé et dévalorisant. Cette réalité entrave la construction d une identité professionnelle ancrée et gratifiante. La reconnaissance ressentie par les professionnels de l enfance est vécue 3
essentiellement à «l interne»: le remerciement d un parent, la confiance de la direction, le sourire d un enfant. Cette autarcie identitaire, d une part, empêche la constitution d un corps professionnel comme entité actrice sur les plans politique et social. D autre part, elle renforce l analogie avec la fonction maternelle : celle qui traditionnellement œuvre à l interne, se dévouant à ses enfants. 5. Conclusion et perspectives Les sphères d interactions qui instaurent le sentiment de reconnaissance chez un individu (Honneth, 2002) sont vécues comme majoritairement disqualifiantes par les professionnels de l enfance. Une forme de mépris pour soi-même et son métier peut alors être perceptible chez les éducateurs qui, parfois, occultent leur activité professionnelle, voire mentent sur celle-ci. Par ailleurs, l attachement à la référence maternelle dans ce qu elle a de plus traditionnel rend laborieuse la visibilisation de la professionnalité des éducateurs de l enfance. Des pistes se dessinent pour une évolution conceptuelle nécessaire du métier : la réhabilitation du travail auprès des enfants et du quotidien comme champ de l activité professionnelle. Valoriser la dimension collective du métier permettrait un détachement de la référence maternelle. L appropriation de la clinique éducative qui se dégage du discours des éducateurs est une spécificité qui implique des compétences se situant en deçà d une "simple" technicité. Les éducateurs de l enfance travaillent en effet dans la subjectivité permanente du lien à l autre, dans la singularité des réponses. Cette dimension du métier peut participer pleinement à une valorisation identitaire professionnelle. Enfin, la mixité au sein des équipes ethnique, socio-économique ou de genre est une ouverture probable vers d autres manières de penser la famille et l enfance. 4
6. Bibliographie Bloch, F., Buisson, G. (1998). La garde des enfants, une histoire de femmes : entre don, équité et rémunération. Paris : L Harmattan Bouve, C. (2010). L utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un pari sur l enfant pauvre. Berne : Peter Lang. Bovolenta, M. (2007). Educatrice de la petite enfance. Un métier féminin en perte de reconnaissance. Travail de formation continue en étude genres, Université de Genève. Chaplain D.-L., Custos-Lucidi, M.-F. (2005). Les métiers de la petite enfance. Des professions en quête d identité. Paris : La Découverte Dahlberg, G., Moss, P., Pence, A. (2012). Au-delà de la qualité dans l accueil et l éducation de la petite enfance. Toulouse : érès Dubar, C. (2006, 3 ème professionnelles. Paris : Armand Colin éd.) La socialisation. Construction des identités sociales et Honneth, A. (2002). La lutte pour la reconnaissance. Paris : cerf Humblet, P., Vandenbroeck, M. (2007). «Sauver l enfant pour sauver le monde. Le care et la (re)construction de problèmes sociaux» In : Brougère, G., Vandenbroeck, M. (dir.) (2007). Repenser l éducation des jeunes enfants. Bruxelles : Peter Lang, p. 189-206 Kaufmann, J.-C. (2011, 3e éd.). L entretien compréhensif. Paris: Armand Colin Lévy, R. (2010). La structure sociale de la Suisse. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes Meyer, G., Spack, A., Schenk, S. (2002). Politique de l éducation préscolaire et de l accueil socio-éducatif de la petite enfance en Suisse. Lausanne : Cahiers de l EESP Osty, F. (2010). Le désir de métier. Engagement, identité et reconnaissance au travail. Rennes : PUR 5