Revue des Questions Scientifiques, 2013, 184 (3) : 285-290 Le Prix Nobel de Chimie 2012 N ayant pas reçu en temps utile le rapport sollicité sur les lauréats de chimie, nous avons été contraints, pour compléter les articles précédents, de puiser notre information sur la toile et de la compléter par le discours prononcé, à l ULB, le 14 mai 2012, à l occasion de la remise du titre de Docteur Honoris Causa à l un des lauréats : Brian Kobilka. Guy Demortier 1. Le Nobel de chimie distingue les Américains Robert Lefkowitz et Brian Kobilka Le Monde 10.10.2012 Deux médecins américains, Robert Lefkowitz et Brian Kobilka, ont reçu mercredi 10 octobre le prix Nobel de Chimie 2012 pour leurs travaux sur des récepteurs qui permettent aux cellules de comprendre leur environnement, une percée essentielle pour l industrie pharmaceutique. Le jury les a récompensés pour leur «étude des récepteurs couplés aux protéines G (RCPG), des récepteurs cellulaires propres aux mammifères. Robert Lefkowitz Brian Kobilka
286 revue des questions scientifiques Pendant longtemps, la façon dont les cellules pouvaient sentir leur environnement est restée un mystère», a rappelé l Académie royale des Sciences de Suède. Grâce aux travaux de Robert et Brian, nous savons à quoi ressemblent ces récepteurs». Les RCPG jouent un rôle «essentiel pour la communication entre nos cellules», a déclaré un membre du comité Nobel, Sven Lindin, après l annonce du prix à Stockholm. «Certains disent que jusqu à 50 % de tous les produits pharmaceutiques reposent sur une action ciblant les RCPG. Savoir à quoi ils ressemblent et comment ils fonctionnent nous donnera des outils pour concevoir de meilleurs médicaments avec moins d effets secondaires, a-til ajouté. M. Lefkowitz, 69 ans, professeur de médecine et de biochimie, travaille à l Institut médical Howard Hughes de Chevy Chase, dans la banlieue de Washington, et à l université de Duke, en Caroline du Nord. «Je dormais profondément quand le téléphone a sonné (...) C était un choc total et une surprise», a-t-il dit, contacté au petit matin sur la côte Est des Etats-Unis. M. Kobilka, né en 1955, est professeur de médecine et de physiologie moléculaire et cellulaire à l université de Stanford, en Californie. «Je n ai pas l habitude que ma recherche recueille une telle attention (...) Je suis encore complètement étonné et je commence lentement à assimiler que je suis lauréat maintenant», a-t-il déclaré à l agence de presse suédoise TT. «C est un peu une histoire père-fils» Les deux hommes ont travaillé ensemble sur la recherche qui a été primée. «Kobilka a été post-doctorant dans l équipe de Lefkowitz, souligne Stefano Marullo, qui dirige une équipe spécialisée dans les RCPG à l Institut Cochin (Inserm, CNRS, Paris-Descartes). C est un peu une histoire pèrefils.» «Lefkowitz a commencé à utiliser la radioactivité en 1968 afin de localiser les récepteurs des cellules. (...) Son équipe de chercheurs a extrait le récepteur de sa cachette dans la paroi de la cellule et elle est parvenue à une compréhension initiale de la façon dont elle fonctionne», a expliqué l Académie. «L équipe a franchi ensuite une grande étape durant les années 1980. La nouvelle recrue Kobilka a relevé le défi d isoler le gène qui code le récepteur béta-adrénergique à partir du gigantesque génome humain», a indiqué le jury. Enfin, «en 2011, Kobilka a réussi une nouvelle percée : lui et son équipe de recherche ont pris une image du récepteur béta-adrénergique au moment
nobel de chimie 287 exact où il est activé par une hormone et envoie un signal vers la cellule. Cette image est une oeuvre d art moléculaire, le résultat de décennies de recherche», selon l Académie. «Ce travail de cristallographie, qui montre le récepteur activé et au repos, permet de mieux comprendre comment il fonctionne», souligne Stefano Murillo. L image de la clé et de la serrure On utilise fréquemment l image de la clé et de la serrure pour expliquer comment une substance se couple sélectivement à un récepteur afin d enclencher une cascade de réactions au sein de la cellule. Pour Stefano Murillo, cette image reste approximative, dans la mesure où le récepteur n est pas une structure figée, mais qu il a une probabilité de se trouver dans une conformation ou dans une autre selon l environnement dans lequel la cellule se trouve. Cet équilibre est mouvant. «Imaginez un jeu de ballon où les participants ont aléatoirement les bras ouverts ou fermés ce sont les récepteurs. Quand ceux qui ont les bras ouverts reçoivent la balle, ils sortent du jeu : de proche en proche, il restera de moins en moins de gens en piste», indique Stefano Murillo pour illustrer ce phénomène de recrutement des récepteurs. C est en fait toute une chaîne mouvante qu il faut prendre en compte : le ligand, qui se lie au récepteur, qui lui-même modifie la conformation de la protéine G, ce qui engendre des réactions chimiques à l intérieur de la cellule. Obésité, maladies neurodégénératives ou psychiatriques À ce jour, plusieurs centaines de RCPG dont une grande variété concerne la perception olfactive ont été dénombrés. «Ils sont impliqués dans 100 % des fonctions des organismes. Pour 60 % d entre eux, on connaît le ligand qui les fait réagir et 35 % des dépenses de santé concernent des médicaments qui ciblent ces mécanismes», souligne Stefano Murillo. L industrie pharmaceutique se focalise actuellement sur des récepteurs qui pourraient jouer un rôle dans l obésité, les maladies neurodégénératives ou psychiatriques. Des domaines où toute innovation pourrait marquer un progrès sensible par rapport à la pharmacopée existante le coût des études cliniques interdisant de suivre toutes les pistes simultanément. En France, un groupe de recherche spécialisé sur ce domaine stratégique vient d être créé. Coordonné par le CNRS, il compte environ 150 chercheurs
288 revue des questions scientifiques seniors dans plusieurs équipes. Cette communauté-là n est en rien surprise par l attribution du Nobel aux deux Américains. «On pensait seulement que ce serait plutôt en médecine qu en chimie», note Stefano Murillo. 2.- Présentation du Professeur Kobilka à la cérémonie de remise des distinctions de Docteur Honoris Causa de l ULB ( 14 mai 2012). Brian Kobilka, vous êtes médecin, diplômé de l Université de Yale et professeur au département de physiologie cellulaire et moléculaire de l Université de Stanford. Vous êtes membre de l Académie des Sciences des USA depuis 2011. Votre parcours scientifique est exemplaire. Il illustre comment la maîtrise d un impressionnant éventail de concepts et de technologies, alliée à une persévérance de plus de vingt années, vous ont permis d atteindre un objectif que beaucoup croyaient hors d atteinte : la détermination de la structure tridimensionnelle d une famille de récepteurs membranaires. C est au cours de vos stages dans des services de soins intensifs que naît votre intérêt pour la pharmacologie. Vous notez, en effet, l efficacité particulière de médicaments agisssant sur un groupe de récepteurs membranaires, les récepteurs couplés aux protéines G. Derrière ce nom barbare, se cachent plusieurs centaines de récepteurs impliqués dans l ensemble de la physiologie et de la physiopathologie. Ces protéines traversent sept fois la membrane cellulaire, une caractéristique qui ne permettait pas leur purification ni l étude de leur structure par les méthodes disponibles. Après vos études de médecine, en 1984, vous choisissez de rejoindre l équipe du professeur Robert Lefkowitz qui étudie depuis de nombreuses années la pharmacologie des récepteurs de l adrénaline. C est donc à la Duke University d abord puis, à partir de 1989, dans votre propre laboratoire à l Université de Stanford, que commence une longue quête qui vous conduira 23 ans plus tard à élucider la structure tridimensionnelle du récepteur bêtaadrénergique. Dans le laboratoire de Robert Lefkowitz, en 1987, vous purifiez, clonez et séquencez le gène du récepteur beta2 adrénergique. Ce travail est l occasion d une découverte majeure : ce récepteur et la rhodopsine de l œil sont cousins. À une époque où la séquence du génome humain est encore inconnue, cette observation rend d emblée possible l étude de l ensemble de la famille des récepteurs G-couplés par les méthodes de la génétique moléculaire. Elle condui-
nobel de chimie 289 ra au clonage de centaines récepteurs «orphelins» (sans ligand connu), dont vous êtes le premier à publier un exemplaire, en 1987. Parmi ces récepteurs en attente de ligand, la grande famille des récepteurs olfactifs vaudra le prix Nobel à Richard Axel et Linda Buck, qui les découvrent en 1991 en se basant sur vos travaux. Dans votre propre laboratoire, à Stanford, vous vous lancez dans une série de recherches sur la biochimie et la pharmacologie du récepteur bêtaadrénergique, tout en vous fixant comme objectif de le purifier en quantité suffisante pour en déterminer la structure tridimensionnelle. Cette partie du projet est extrêmement risquée vu la nature même de cette protéine qui rend sa cristallisation aléatoire. Les sceptiques sont tellement nombreux que vous vous attelez vous-même au projet pour protéger de l échec vos stagiaires posdoctoraux. La cristallisation de la rhodopsine en 2000, par Krzysztof Palczewski, ouvre la voie, mais alors que la rhodopsine est très abondante et facile à purifier, le défi reste de produire le récepteur adrénergique en quantité suffisante et d en obtenir des cristaux. Par une série d avancées méthodologiques, vous réussissez à obtenir des cristaux de petite taille qui ne sont malheureusement pas exploitables par les équipements disponibles à Stanford. Gebhard Schertler, alors à Cambridge UK, vous ouvre l accès à la European Synchrotron Radiation Facility, à Grenoble et, avec lui, vous obtenez une première série d images, dont la résolution est néanmoins encore insuffisante. Avec votre équipe, vous imaginez alors de stabiliser la structure du récepteur avant sa cristallisation, soit par l interaction avec un anticorps, soit en l amputant de ses régions instables, soit, encore, en le fusionnant avec une autre protéine. Et le succès est au rendez-vous, en 2007 vous publiez la structure tridimensionnelle du récepteur bêta-adrénergique dans son état non stimulé. Depuis lors, vous perfectionnez le protocole de cristallisation et vous réussissez successivement à établir la structure du récepteur dans son état activé, puis, véritable tour de force, en interaction avec sa protéine G. Notons à ce propos le rôle joué par votre collaboration avec Jan Steyaert, de la VUB, qui avec ses «nanobodies», des anticorps de camélidés, vous a permis de stabiliser des complexes moléculaires de grande taille. Brian Kobilka, vos travaux sur le récepteur bêta-adrénergique nous permettent d appréhender le fonctionnement de l ensemble de la famille des récepteurs G-couplés, à l échelle de l atome. Faisant suite à vos travaux de pionnier, en quelques années, les structures tridimensionnelles ont été établies
290 revue des questions scientifiques pour un récepteur de l adénosine, de la dopamine, des récepteurs de chimokines, des récepteurs de l acétylcholine et, très récemment, des récepteurs morphiniques. Vu le très large éventail des phénomènes contrôlés par ces récepteurs, des retombées fondamentales sont attendues dans virtuellement tous les domaines de la physiologie. Mais vos travaux ouvrent également de très larges perspectives d application dans l élaboration de nouveaux médicaments qui ciblent les récepteurs G-couplés. Plutôt que de tester à l aveugle des dizaines de milliers de molécules, les composés actifs pourront dorénavant être construits «sur mesure», en les moulant littéralement sur la structure tridimensionnelle du récepteur ciblé. Brian Kobilka, l Université Libre de Bruxelles est fière d être la première à vous compter parmi ses docteurs honoris causa.