jason, Le missionnaire de Harper

Documents pareils
Garth LARCEN, Directeur du Positive Vibe Cafe à Richmond (Etats Unis Virginie)

Canada. Bulletin d information. Réfugiés pris en charge par le gouvernement. Réinstallation des réfugiés au

mission Le conflit des «gars de Lapalme»,

LAURENT FABIUS, MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES

Assemblée publique annuelle novembre 2011 Trois-Rivières, QC. allocutions de

L enfant sensible. Un enfant trop sensible vit des sentiments d impuissance et. d échec. La pire attitude que son parent peut adopter avec lui est

INT. SALON DE LA CABANE DANS LA FORÊT JOUR

Le livret des réponses

Quelques exemples de croyants célibataires

Descripteur global Interaction orale générale

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

Conseil Municipal des Enfants à Thionville. Livret de l électeur et du candidat

À propos d exercice. fiche pédagogique 1/5. Le français dans le monde n 395. FDLM N 395 Fiche d autoformation FdlM

La petite poule qui voulait voir la mer

AVERTISSEMENT. Ce texte a été téléchargé depuis le site

1. La famille d accueil de Nadja est composée de combien de personnes? 2. Un membre de la famille de Mme Millet n est pas Français. Qui est-ce?

ENTREVUE D EMBAUCHE : COMMENT S Y PRÉPARER?

Course à la direction et statut de sympathisant

Lorsqu une personne chère vit avec la SLA. Guide à l intention des enfants

NOM:.. PRENOM:... CLASSE:.. STAGE EN ENTREPRISE. des élèves de...ème Du../../.. au./../.. Collège...

Guide d accompagnement à l intention des intervenants

NOUVEAU TEST DE PLACEMENT. Niveau A1

GROUPE DE SPECIALISTES SUR UNE JUSTICE ADAPTEE AUX ENFANTS (CJ-S-CH) QUESTIONNAIRE POUR LES ENFANTS ET LES JEUNES SUR UNE JUSTICE ADAPTEE AUX ENFANTS

LES RESEAUX SOCIAUX SONT-ILS UNE MODE OU UNE REELLE INVENTION MODERNE?

LA CAISSE DESJARDINS DE QUÉBEC

Aider une personne à cesser de fumer UNE ÉTAPE À LA FOIS. Le cancer : une lutte à finir

Aspirations et valeurs

Épreuve de Compréhension orale

Qu est-ce qui différencie une bonne photo d une mauvaise? Trois éléments sont importants : La composition L éclairage La qualité et la résolution

Test - Quel type de voisin êtes-vous?

Migration: un plus pour la Suisse Relations entre État social et migration: la position de Caritas

Activités autour du roman

LA MAISON DE POUPEE DE PETRONELLA DUNOIS

Conseil Diocésain de Solidarité et de la Diaconie. 27 juin «Partager l essentiel» Le partage est un élément vital.

INFORMATIONS UTILES À DESTINATION DES ÉTUDIANTS VENANT À MALTE ET GOZO POUR APPRENDRE L ANGLAIS

Loin de mes yeux. Chaque personne apprivoise la mort à sa façon, ce qui apporte à cette dernière

Réception de Montréal Secteur des valeurs mobilières. Discours d ouverture

LES CONSEILS CRÉATIFS DE DOUG HARRIS ET DAN O DAY

Paroisses réformées de la Prévôté - Tramelan. Album de baptême

Mademoiselle J affabule et les chasseurs de rêves Ou l aventure intergalactique d un train de banlieue à l heure de pointe

Compréhension de lecture

Thomas Dutronc : Demain

Fiche de synthèse sur la PNL (Programmation Neurolinguistique)

Guide à l intention des parents sur ConnectSafely.org

Quelqu un qui t attend

LIVRET DE VISITE. Autoportraits du musée d. musée des beaux-arts. place Stanislas

Questionnaire pour connaître ton profil de perception sensorielle Visuelle / Auditive / Kinesthésique

PRÉPARATION AU TEST! CULTURE INTERNATIONAL CLUB

Les Américains, les Britanniques et les Canadiens ont une position sévère envers la criminalité

La gestion des ressources humaines, un enjeu incontournable

Le rôle de leadership du chef Tecumseh dans la défense du Haut-Canada

ACCORD DES ADJECTIFS DE COULEUR Exercice d introduction

S ickness Impact Profile (SIP)

Donner, léguer... pour la vie et les projets de l Église Réformée à Lyon. Parlons-en!

SOMMAIRE. Présentation du projet Programmation 3 ème édition. Le Mot du Producteur. Informations pratiques. Demande d accréditation

Discours de présentation du prix John-Leslie Dany Girard, B.A.A., FCGA Président du Conseil, CGA-Canada

GUIDE POUR AGIR. Comment RÉDIGER. une lettre de MOTIVATION JE RECHERCHE DES OFFRES D EMPLOI ET J Y RÉPONDS. Avec le soutien du Fonds social européen

Mon boss ne délègue pas

B Projet d écriture FLA Bande dessinée : La BD, c est pour moi! Cahier de l élève. Nom : PROJETS EN SÉRIE

Comment préparer une demande de financement

Le Leadership. Atelier 1. Guide du formateur. Atelier 1 : Le Leadership. Objectifs

SOYETTE, LE PETIT VER A SOIE

Remise de l Ordre National du Mérite à M. David LASFARGUE (Résidence de France 7 novembre 2014)

L ÉGLISE AU MOYEN ÂGE

Prénom : J explore l orientation et l organisation spatiale. Date de retour :

La petite poule qui voulait voir la mer

Trousse des nouveaux arrivants. Impôt sur le revenu. Feuilles de travail

Dis-moi ce que tu as fait, je te dirai qui tu es 1

OLIVER L ENFANT QUI ENTENDAIT MAL

devant le Conseil de surveillance de la normalisation comptable

ARCHITECTURE ET DECORATION RAPPORT DE STAGE - CLASSE DE 3E DU 14 AU 18 DECEMBRE 2009 THOMAS MASSONNEAU

UNE ÉVALUATION Une évaluation c est quoi, çà sert à quoi? Evaluer mon projet et son plan d action pour le faire durer

Déterminants possessifs

Quelle journée! Pêle-mêle. Qu est-ce que c est? DOSSIER Écoutez les phrases. Écrivez les mots de la page Pêle-mêle que vous entendez.

Je les ai entendus frapper. C était l aube. Les deux gendarmes se tenaient derrière la porte. J ai ouvert et je leur ai proposé d entrer.

le livret de Bébé nageur avec la complicité de bébé.

5 clés pour plus de confiance en soi

Le droit d espérer. Didier Chastagnier

La vie de cour au château de Versailles avant la Révolution Française (1789)

Ma vie Mon plan. Cette brochure appartient à :

MON LIVRET DE COMPETENCES EN LANGUE (Socle commun) Niveau A1/A2 / B1

École Collines d or BULLETIN DE NOUVELLES NOVEMBRE 2012

environics research group

6Des lunettes pour ceux qui en ont besoin

Encourager les comportements éthiques en ligne

programme connect Mars 2015 ICF-Léman

Learning by Ear Le savoir au quotidien Les SMS, comment ça marche?

Bilan de la situation des caisses de retraite au Québec

SECTION 5. Élaboration d un plan de sécurité. Sachez où aller et quoi faire si vous êtes victime de mauvais traitements. Un guide pour les aînés

Les services publics. La banque. La poste

Pour le parent à la recherche de son enfant enlevé par l autre parent

PAR VOTRE MEDECIN! «FUN», LES CIGARETTES RECOMMANDÉES NOUVELLE PERCÉE MÉDICALE!

Un autre regard sur. Michel R. WALTHER. Directeur général de la Clinique de La Source 52 INSIDE

Interview de Hugo, coordinateur de l espace de coworking de La Cordée Perrache (Lyon)

CHARLES DAN Candidat du Bénin pour le poste de Directeur général du Bureau international du Travail (BIT)

Intervention de Marisol Touraine. Ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes

Étude 2013 sur la. reconnaissance des bénévoles. Contenu. Comment les bénévoles canadiens souhaitent-ils que leurs contributions soient reconnues?

SOMMAIRE. > Notre premier concurrent. > Notre second concurrent.

Transcription:

Francophile, catholique pratiquant, ambitieux, Jason Kenney répand depuis six ans la bonne nouvelle conservatrice auprès des immigrants. C est à lui que Stephen Harper doit sa majorité au Parlement. On n a pas fini d entendre parler de ce jeune ministre albertain... jason, Le missionnaire de Harper Un grand portrait d Alec Castonguay PETER BREGG l actualité 15 décembre 2012 } 33

Pepto-Bismol. Chaussettes propres et sans trous.» Voilà les trois armes secrètes que Jason Kenney utilise depuis six ans pour bâtir la majorité conservatrice à la Chambre des communes et transformer en profondeur le système d immigration canadien. Le ministre s esclaffe en les énonçant, amusé de s entendre simplifier à l extrême sa méthode. En ce dimanche de mai, il vient de terminer en une seule journée une tournée exténuante de 14 activités dans les banlieues de Toronto, et la voiture file vers l aéroport Pearson, première étape de son retour à Ottawa. Le ministre rigole, mais il y a un fond de vérité derrière sa boutade. Depuis que le gouvernement Harper a pris le pouvoir, l Albertain Jason Kenney est en mission. Son objectif : comprendre, séduire et attirer au Parti conservateur les communautés culturelles, un électorat jadis acquis au Parti libéral du Canada. Il a serré des milliers de mains, digéré des centaines de repas très épicés et retiré ses chaussures un nombre incalculable de fois en entrant dans des mosquées, des temples ou des centres d intégration pour prononcer ses discours. Pendant plusieurs jours, L actualité l a suivi dans cette bataille de terrain. Un travail politique à l ancienne, loin des réseaux sociaux, où le contact humain, la proximité et le combat de valeurs entrepris par le Parti conservateur ont graduellement conquis bon nombre de nouveaux arrivants. Et permis à Jason Kenney, près de 2 400 rencontres et activités plus tard, de briser le monopole libéral sur les communautés ethniques. Un succès dont souhaite même s inspirer le Parti conservateur de Grande-Bretagne, où le premier ministre, David Cameron, cherche à copier la recette de son cousin canadien. Suivre Jason Kenney, c est faire une incursion dans la vie de l un des plus puissants ministres d Ottawa, membre du «club des barons» cette garde rapprochée de Stephen Harper qui dirige vraiment le gouvernement. Il est l homme à qui le premier ministre a confié la tâche de réformer en accéléré le système d immigration canadien, ce qui modifie au même rythme la mosaïque du nouveau Canada. Francophile, catholique pratiquant, ambitieux, discipliné en public mais capable de sautes d humeur en privé, Jason Kenney met tout en place pour devenir le prochain chef de file du mouvement conservateur canadien. «P urell. des sikhs sidérés Jason Kenney balaie du regard la foule dense des quelque 20 000 Canadiens d origine sikhe, vêtus de costumes et de turbans multicolores, venus célébrer la Vaisakhi fête qui commémore chaque année la fondation de cette communauté originaire du nord-ouest de l Inde. Assis en tailleur sur une mince couverture grise recouvrant l immense scène extérieure, le ministre bout intérieurement. Il peine à esquisser le demi-sourire de téflon du politicien. Kenney n aime pas ce qu il voit. Devant lui, une douzaine de drapeaux jaune et bleu du Khalistan fendent le rassemblement en direction de l estrade, portés par des gaillards qui combattent le chaud soleil de ce début mai en t-shirt. L homme au micro, qui harangue la foule en pendjabi, augmente la cadence et radicalise le ton. Il parle de génocide, d affrontements et de l indépendance du Khalistan pays qu une faction de nationalistes sikhs aimerait créer à l intérieur de l Inde. C en est trop. Jason Kenney, qui a appris de nombreux mots en pendjabi depuis qu il a été nommé ministre de l Immigration et de la Citoyenneté, en 2008, se lève en plein discours, traverse la scène et sort sous le regard médusé des trois députés conservateurs de la région, encore assis sur la scène, qui hésitent à le suivre. Au bas des marches, Kenney remet ses souliers en vitesse et porte la main droite à sa tête, avec l envie de retirer le bandana orange que tout visiteur doit obligatoirement porter sur les lieux du Rexdale Sikh Spiritual Centre y compris les journalistes. Il prend une grande respiration et se retient. Un organisateur sikh s approche, l air contrit. «Vous tentez d exploiter ma présence ici!» lance Kenney, le regard planté dans celui de son interlocuteur en turban blanc. «Ce n est pas une façon civilisée d agir. Je vous avais prévenu et vous l avez fait quand même. Je sais que vous voulez recevoir le premier ministre ici l an prochain. Oubliez ça! Il ne viendra pas.» Le ministre commence à se frayer un chemin vers la sortie, avec l organisateur sikh sur les talons, qui se confond en excuses. Il ne pourra jamais remettre en cadeau à Kenney le costume traditionnel coloré qu il lui avait réservé. L adjoint du ministre, Dominic, appelle le chauffeur en catastrophe pour qu il avance la voiture à l entrée des lieux, qui est bondée. Devant l ampleur de la fête, la Ville de Brampton, au nord-ouest de Toronto, a fermé les rues de son parc industriel en ce dimanche après-midi et, autour, la police dirige la circulation. Tout avait pourtant bien commencé, 25 minutes plus tôt. La célébration battait son plein. Les gens chantaient et dansaient dans tous les coins au son d une musique traditionnelle indienne. Des centaines d enfants s amusaient dans les jeux gonflables installés en bordure du boulevard 34 { 15 décembre 2012 l actualité

Chez les jeunes de la communauté chinoise de Toronto, Kenney est aussi connu que Justin Bieber. Il assiste ici à une cérémonie d appellation chinoise organisée en son honneur à Toronto le 21 janvier 2012. d.r. à quatre voies. Les odeurs d épices et de poulet rôti des barbecues géants chatouillaient les narines. Jason Kenney était monté sur scène avec les compliments réservés à un invité d honneur. Au micro, il avait lancé un bien senti : «Bole sonai hai? Sat siri akal!» Des milliers de personnes lui avaient répondu en chœur : «Sat siri akal!» Une formule sikhe de salutation qui pourrait se traduire par : «Qui se tient debout pour la vérité?», ce à quoi la foule répond : «Nous nous tenons debout pour la vérité, la vérité est Dieu!» Le ministre avait vanté les réalisations de son gouvernement, notamment la création, au sein du ministère des Affaires étrangères, du Bureau des libertés religieuses, qui assure la promotion et la défense de toutes les confessions. Il avait souligné que la Vaisakhi est maintenant une tradition canadienne, puisqu on la célèbre chaque année sur la colline du Parlement, à Ottawa. C est après son discours, une fois qu il était assis sur scène, que les drapeaux du Khalistan sont apparus À l entrée des lieux congestionnés, de longues minutes s écoulent avant que le chauffeur du ministre puisse s approcher avec le VUS Nissan noir. Dès que nous prenons place à l intérieur, Jason Kenney se tourne vers moi. «Je suis désolé», dit-il en français. Il retire finalement son bandana et explique que les nationalistes sikhs mènent maintenant leur combat au Canada. Ils espèrent convaincre les quelque 450 000 Canadiens d origine sikhe, dont la majorité vit en banlieue de Toronto et de Vancouver, de faire pression sur leur famille restée en Inde, mais également sur le gouvernement canadien, pour que celui-ci appuie leurs revendications. Ils veulent qu Ottawa reconnaisse un génocide dont les sikhs auraient été victimes en 1984, en Inde. «C était un discours extrémiste, dit-il. Je devais quitter la scène, sinon la communauté aurait pensé que je cautionne ce genre de démonstration. Certains groupes essaient parfois d utiliser ma notoriété pour faire avancer leur cause. Je dois être sur mes gardes. Il ne faut pas les encourager l actualité 15 décembre 2012 } 35

à reproduire ici les tensions de leur pays.» Un message qu il répète également aux nouveaux arrivants chinois et tibétains, grecs et turcs, israéliens et iraniens Il jette un coup d œil par la vitre. La foule s éloigne. Il soupire. «Bienvenue dans mon monde», lâche-t-il. Il aurait pu dire «mes mondes», tellement la nouvelle toile immigrante et multiculturelle du Canada est étendue, diversifiée près de 200 langues et en plein bouleversement politique. Et Jason Kenney est au cœur de ces transformations. Plus de 250 000 nouveaux arrivants s installent au Canada chaque année, avec des pointes à 280 000, comme en 2010, soit l équivalent de 0,8 % de la population la plus importante proportion des pays industrialisés, suivie par la Grande-Bretagne et l Allemagne (0,7 % chacune). Le Québec, qui sélectionne ses immigrants économiques en vertu d une entente avec Ottawa, accueille l équivalent de 0,6 % de sa population, soit quelque 50 000 immigrants par année. Les démographes estiment que, à compter de 2015, la totalité de la croissance de la population active canadienne sera attribuable aux nouveaux arrivants. Responsable du multiculturalisme et de l identité canadienne depuis l arrivée au pouvoir de Stephen Harper, en 2006, puis à la tête du ministère de l Immigration depuis 2008, Jason Kenney a réussi à donner un nouveau visage au Parti conservateur aux yeux des communautés ethniques. Dans les coulisses du gouvernement, on le dit sans détour : Kenney est l architecte de la majorité conservatrice au Parlement, ayant travaillé discrètement mais sans relâche, depuis cinq ans, à bâtir des ponts avec les immigrants. À tel point que plusieurs communautés ont carrément tourné le dos au Parti libéral du Canada, ce qui a fait basculer des régions entières à l avantage du Parti conservateur en Ontario et en Colombie-Britannique. Un travail méticuleux aussi long que complexe. Le ministre a dû, avec la patience d un moine bouddhiste, assimiler les subtilités de chaque communauté et apprendre ses traditions, afin de savoir comment réagir aux multiples revendications et particularités. Ce n est pas un hasard si la première tournée du libéral Justin Trudeau dans sa course au leadership, en octobre, l a mené à Richmond et à Mississauga, deux villes à forte densité ethnique autrefois libérales et aujourd hui conquises par les conservateurs. À leur façon, Kenney, 44 ans, et Trudeau, 40 ans, représentent l avenir de leur formation. Et se battent sur les mêmes terrains. «prouve-moi que j avais tort!» La longévité en poste de Jason Kenney et l étendue de ses réformes surprennent les experts. «L immigration hérite généralement d un ministre junior, sans grande présence, qui a hâte de changer de ministère. Kenney, lui, est presque un premier ministre adjoint! Il est là depuis quatre ans et il procède à une quantité inouïe de réformes. Certaines sont bonnes, d autres sont très idéologiques», affirme Stephan Reichhold, directeur de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes, à Montréal. Pas mal pour un homme qui s intéressait peu aux politiques d immigration avant 2006 et qui ne voulait rien savoir de ce rôle au Cabinet! Le jeune député albertain avait même refusé d être critique en matière d immigration lorsque les conservateurs siégeaient dans l opposition. «Je voyais ça comme une énorme pression et une gestion délicate de cas humains, avec des politiques très complexes. Même une fois au pouvoir, j ai voulu me sauver en courant quand le premier ministre m en a parlé!» raconte Jason Kenney, éclatant d un grand rire qui fait plisser son visage rond. Stephen Harper l a coincé avec un argument qui fait vibrer l une de ses cordes sensibles : l avenir du mouvement conservateur canadien. Au moment de former son premier conseil des ministres, fin janvier 2006, Harper convoque Jason Kenney dans une suite d hôtel à Ottawa. «Tu te rappelles la conversation qu on a eue en octobre 1994?» lui demande-t-il. Jason Kenney s en souvient parfaitement. En ce dimanche frisquet d automne, le congrès du Parti réformiste venait de prendre fin dans la capitale fédérale, et Stephen Harper, jeune député de 35 ans fraîchement élu, sirotait une bière au pub Royal Oak, rue Bank, quand Jason Kenney est venu lui parler. Les deux hommes se connaissaient déjà, car Kenney, malgré ses 26 ans, dirigeait alors la Canadian Taxpayers Federation, un important lobby qui milite pour que les gouvernements perçoivent moins de taxes et d impôts. Jason Kenney lui expose alors sa théorie : la division du mouvement conservateur entre le Parti réformiste et le Parti progressiste-conservateur n est pas le seul problème de la droite. «Même avec un mouvement uni, dit-il, le conservatisme a plafonné. Les votes stagnent.» Il ajoute que pour s imposer, les conservateurs devront traverser «la dernière frontière» : celle des immigrants. «Regarde les changements démographiques, c est l avenir. Les immigrants ont les mêmes valeurs que nous, il faut leur parler, les convaincre!» Stephen Harper est sceptique et réplique que ce segment de la population très libéral ne votera jamais pour les conservateurs. Mieux vaut donc, selon lui, se concentrer sur les Canadiens de souche. Lorsque Harper accède au pouvoir à la tête d un gouvernement minoritaire, 12 ans plus tard, il propose à Jason Kenney de poursuivre la mission que celui-ci a lui-même définie, sans trop le savoir, une bière à la main, dans un bar d Ottawa! «Prouve-moi que j avais tort», lui lance le premier 36 { 15 décembre 2012 l actualité

DARRYL DYCK / LA PRESSE CANADIENNE ministre dans cette chambre d hôtel. Il le nomme secrétaire parlementaire du premier ministre et responsable du multiculturalisme, avec un double mandat. Le premier, plus politique, est de s assurer que les nouveaux arrivants s intègrent bien. «Les gens doivent pouvoir conserver leur identité tout en devenant une partie intégrante du Canada, lui dit Harper. Le multiculturalisme ne doit pas mener à la ghettoïsation des immigrants.» L autre mandat est partisan : devenir le lien entre le gouvernement, le Parti conservateur et les communautés culturelles, afin d augmenter les chances de succès aux prochaines élections. Horaires d enfer Kenney comprend l ampleur de la tâche en mars 2006, lors de l une de ses premières rencontres dans son nouveau rôle. Un leader de la communauté coréenne de Vancouver, médecin réputé de la région, lui demande carrément pourquoi les conservateurs sont racistes et anti-immigration. Surpris, Jason Kenney tente une défense, fait valoir que c est l ancien premier ministre conservateur John Diefenbaker qui a éliminé la discrimination raciale dans la sélection des immigrants, en 1962. Il se lance dans un discours sur les valeurs qu ils partagent : la famille, la valorisation du travail, la lutte contre la criminalité Le Coréen l écoute quelques minutes, puis l interrompt. Si la communauté coréenne vote majoritairement pour le NPD et le PLC à Vancouver, dit-il, c est surtout parce que leurs députés aident les immigrants à s installer, à trouver un logement. Ils deviennent le visage de l autorité canadienne. «Les élus assistent à nos activités, ils sont présents dans nos médias.» Pour Jason Kenney, c est le déclic. «Ça m a réveillé, dit-il. J ai compris que j allais devoir être partout, tout le temps. La relation personnelle est cruciale pour les nouveaux arrivants.» Depuis, le ministre est sur la route trois fins de semaine sur quatre, multipliant les réunions et les discours aux quatre coins du pays. Certains dimanches, à Toronto, Vancouver ou Montréal, il peut assister à jusqu à 20 activités organisées par les communautés culturelles, débutant à l aube dans un temple pour finir à la noirceur dans une réception partisane. «Pendant la dernière campagne électorale, j en faisais tellement que je suis devenu mêlé : j ai salué le mauvais dieu dans une église! J ai eu l air complètement ridicule!» avoue Kenney en rigolant. Il ne rentre dans ses terres, à Calgary-Sud-Est, circonscription qu il représente depuis 1997, qu une journée par mois. Ce qui ne l a pas empêché d être réélu en 2011 avec 76 % des suffrages et une avance écrasante de 42 000 voix l un des meilleurs résultats au pays. «Mes électeurs comprennent que je travaille pour la cause conservatrice et que j ai un horaire chargé», dit Kenney. Les victoires sont si faciles pour lui qu une partie des dons politiques qu il recueille sont régulièrement transférés à des associations conservatrices moins nanties au Québec et en Ontario. Depuis 2007, Jason Kenney a ainsi envoyé plus de 179 000 dollars à des candidats conservateurs qui bataillaient dans des luttes plus serrées. Un rythme de vie avec lequel il réussit à composer, mais qui n empêche pas les creux de vague. «Le vendredi, quand je vois arriver la fin de semaine avec 20 ou 25 rencontres prévues, sans compter les déplacements, je sens parfois une grande fatigue m envahir. Je dois me motiver en pensant que chaque geste compte à long terme», dit Jason Kenney. C est aussi un défi physique. «Les gens des communautés aiment te toucher, t embrasser, te serrer, alors que les contacts physiques, ce n est pas mon fort», ajoute-t-il. Le ministre n a ni femme ni enfant. Il partage sa maison, en Alberta, avec sa mère, Lynne. Et il a peu de temps pour Apôtre de la liberté de religion, Stephen Harper participait à la cérémonie du centenaire du temple gur-sikh d Abbotsford, en Colombie-Britannique, le 28 août 2011. les amis ou une vie amoureuse. Ses proches ne le décrivent toutefois pas comme un solitaire. Il se fait d ailleurs un point d honneur d organiser une ou deux réceptions par année à son condo, à Ottawa, pour ses collègues députés et les employés du Parti conservateur. «J aime travailler et être au service du public, dit Kenney. Je n ai pas le temps d avoir une vie privée. On a obtenu un gouvernement majoritaire, il ne faut pas perdre cette occasion de faire des changements importants.» Bâtir un lien de confiance entre le gouvernement et les com munautés immigrantes est rapidement devenu la priorité de Jason Kenney. Son équipe organise de six à huit fois par année des «journées d amitié» sur la colline du Par- l actualité 15 décembre 2012 } 37

le ment, où des leaders des communautés culturelles chefs spirituels, directeurs de centre communautaire, présidents de chambre de commerce ethnique, etc. viennent rencontrer les ministres de leur choix pour discuter de leurs dossiers prioritaires. «Ça donne une chance aux communautés de se faire entendre au plus haut échelon à Ottawa, et elles apprécient ce geste», affirme Agop Evereklian, d origine arménienne, qui a été chef de cabinet de Jason Kenney de 2008 à 2010 et qui était jusqu à récemment chef de cabinet de l ex-maire de Montréal Gérald Tremblay. Un accès qui fait toutefois grincer des dents sur la Colline. «C est un traitement de faveur inéquitable, presque du lobbying sans le dire», affirme un fonctionnaire qui a requis l anonymat. L équipe de Kenney s est imposée comme le réservoir d informations du Conseil des ministres sur les différentes communautés. C est elle qui coordonne tous les communiqués de presse que publie systématiquement le premier ministre pour souligner les différentes fêtes nationales et traditionnelles (Diwali, Vaisakhi, Yom Kippour, Nouvel An chinois ). Les excuses et compensations financières d Ottawa pour la taxe d entrée imposée aux immigrants chinois avant 1923, ou encore les reconnaissances officielles des génocides arménien et ukrainien, c est encore Kenney. «Il agit comme chef d orchestre pour corriger les erreurs du passé. Ça peut ne pas sembler important pour la majorité de la population, mais pour les communautés concernées, c est immense», dit Agop Evereklian. En 2008, Jason Kenney a mis sur pied le Programme de reconnaissance historique pour les communautés, doté d un budget de 13,5 millions de dollars, afin de financer des projets de commémoration ou l érection de statues en l honneur des membres importants de leur histoire. Les collectivités italienne, juive, indienne et chinoise en ont profité abondamment. En entrant en fonction, Jason Kenney a insisté pour que tous ses collègues du Conseil des ministres intègrent dans leur entourage des Canadiens issus de l immigration. Son propre cabinet est l un des plus étendus, avec, dans toutes les grandes villes, des attachés politiques qui font le lien avec les leaders des communautés. Une véritable toile d araignée, qui capte l information sur le terrain et la renvoie chaque jour à Ottawa. Le ministre enrichit ses connaissances avec la revue de presse des médias ethniques, qu il se fait traduire et qu il scrute chaque matin en se levant. «Je regarde ça avant les nouvelles de la presse nationale», dit-il. En ce dimanche matin de mai, dans la voiture qui nous amène d une activité à l autre au cœur de Toronto, Jason Kenney feuillette un journal sino-canadien acheté au dépanneur quelques minutes plus tôt. Il demande à son «La citoyenneté canadienne n est pas à vendre», dit Kenney, dont le ministère a ouvert une chasse aux fraudeurs. À ce jour, 3 100 personnes ont vu leur citoyenneté révoquée. chauffeur d origine chinoise de traduire en anglais quelques gros titres. Puis, il s exerce à dire en mandarin : «Bonjour, je suis ministre de l Immigration.» Le conducteur rit à gorge déployée et tente de corriger l accent du ministre, qui s amuse lui aussi. «Ne me fais pas dire des niaiseries, lance Kenney. Je compte sur toi!» La voiture du ministre s arrête devant le Lucky Moose Food Mart, rue Dundas. Une grosse vache rose de deux mètres de haut, dans la plus pure tradition tape-à-l œil chinoise, sert d enseigne. En 2009, l épicerie a fait la manchette quand son propriétaire, David Chen, s est fait justice lui-même contre un voleur à l étalage qu il avait pris en flagrant délit. Après une courte bagarre, il l a immobilisé avant d appeler la police. Le voleur a toutefois porté plainte pour voies de fait. Le NPD et le Parti conservateur ont alors saisi l occasion pour proposer des projets de loi afin de permettre dorénavant à un commerçant d utiliser une «force raisonnable» contre des intrus, sans risque de se faire poursuivre. Aujourd hui, des photographes et quelques journalistes de la communauté attendent Jason Kenney. Il les salue en mandarin, achète une bouteille d eau et deux autres journaux chinois. Il serre la main de David Chen. Les flashs des appareils photo immortalisent le moment. «Nous avons tenu parole, lui dit-il. Nous avons passé votre projet de loi.» Chen, qui parle un anglais laborieux, se contente de sourire. Une fois de retour dans la voiture, Kenney me dit : «Cette affaire a fait beaucoup de bruit dans les médias chinois du Canada. C est là que je l ai lue en premier.» De 2006 à 2011, le nombre de Canadiens parlant mandarin, en majorité des nouveaux arrivants, a bondi de 51 %. Il y a maintenant trois quotidiens publiés dans cette langue au pays, sans compter les bulletins d informations télévisés, les hebdomadaires et les sites Web, explique le ministre pour justifier toute l attention qu il porte à cette communauté. Les communautés indienne, coréenne, ukrainienne, philippine, italienne, haïtienne et toutes les autres qui DESIGN PICS / ALAMY 38 { 15 décembre 2012 l actualité

forment la mosaïque canadienne ont aussi leurs propres médias. «Le Parti conservateur en était complètement absent avant», dit Jason Kenney. Il tourne la page du journal et aperçoit une photo de Thomas Mulcair prise lors d un rassemblement de la communauté chinoise à Richmond, en banlieue de Vancouver. «Il semble avoir compris que c est important», dit Kenney d une voix ironique. Dans les rues de la circonscription à forte immigration chinoise de Trinity-Spadina, au centre de Toronto, on salue à coups de klaxon le ministre qui marche sur le trottoir. Les gens s arrêtent pour lui parler. Une passante dans la vingtaine affirme qu il est aussi connu dans la communauté chinoise que le chanteur Justin Bieber! «Je peux marcher des heures à Calgary sans me faire reconnaître, mais pas ici», dit-il. Olivia Chow, députée néo-démocrate locale et veuve de Jack Layton, affirme que le travail de Jason Kenney force les députés des autres partis qui sont dans une circonscription à forte concentration d immigrants à «surveiller leurs arrières». «C est une bête politique, dit-elle. Il est toujours là au bon moment, sa photo est dans les journaux.» Au bureau de Jason Kenney, tout est minutieusement calculé. Moins d un mois avant la dernière campagne électorale, son directeur des affaires multiculturelles, Kasra Nejatian, envoie à des députés et organisateurs conservateurs une lettre leur demandant de recueillir rapidement 200 000 dollars, destinés à une campagne éclair de publicité dans les médias ethniques. D une valeur totale de 378 000 dollars, celle-ci devait commencer le 20 mars 2011, jour du premier match de la Coupe du monde de cricket, très populaire en Asie. Un document de 21 pages, intitulé «Abattre les frontières : bâtir la marque de commerce conservatrice dans les communautés culturelles», était joint à l envoi. Visant les Chinois, les Juifs, les Ukrainiens et les Asiatiques du Sud (sikhs et hindous), ce document résume la stratégie conservatrice. «Si les Asiatiques du Sud du grand Toronto formaient une ville, il s agirait de la troisième ville en importance du Canada», peut-on y lire. «Il y a beaucoup de votants ethniques. Il y en aura encore plus sous peu. Ils habitent là où nous avons besoin de gagner.» Le document ajoute que, une fois séduites, les communautés culturelles peuvent rester fidèles au même parti très longtemps. Dix circonscriptions «très ethniques» celles où les immigrants représentent plus de 20 % de la population étaient ciblées dans la stratégie publicitaire pré électorale conservatrice : quatre en Ontario, quatre en Colombie-Britannique, une au Québec (Mont-Royal) et une au Manitoba. Le jour du scrutin, le 2 mai suivant, le Parti conservateur en remportera sept. Pendant la dernière campagne électorale, la stratégie multiethnique a ciblé un total de 30 circonscriptions au pays. Autant d endroits répertoriés par Jason Kenney et labourés depuis cinq ans par la machine conservatrice. Le PCC en remportera 20, en route vers une majorité parlementaire de 11 sièges. Le document partisan était imprimé sur le papier officiel du bureau du ministre Jason Kenney, ce qui a fait bondir le député néo-démocrate Pat Martin, qui y voit l exemple par fait d un gouvernement qui oublie sa neutralité et se met au service de la machine du parti politique. «Ils violent toutes les règles en utilisant les ressources du gouvernement pour solliciter de l argent lors d une campagne du parti, dit Martin. C est choquant. Le ministre aurait dû démissionner.» Le castor au travail Certains de ses collègues comparent Jason Kenney à un castor, non seulement en raison de son allure un peu ronde et de son patriotisme canadien, mais surtout parce qu on le voit toujours en train de travailler. Lorsque ses adjoints arrivent au bureau, vers 7 h, le ministre est déjà là. Et vers 20 h, quand ils rentrent à la maison, Jason Kenney, lui, quitte la colline du Parlement et se dirige vers la rue Laurier, au centre-ville d Ottawa, où se trouve son deuxième bureau, au ministère de l Immigration. Il monte au 21 e étage, ferme la porte, installe son ipod sur le socle de la chaîne stéréo et écoute de la musique classique ou du chant grégorien en lisant ses dossiers, parfois délicats notamment les cas d expulsion du pays, auxquels il a le pouvoir discrétionnaire d accorder un sursis. C est généralement durant cette deuxième phase de la journée qu il reçoit un appel d un numéro confidentiel : celui du 24 Sussex, la résidence de Stephen Harper. Le premier ministre prend souvent quelques minutes, tard en soirée, pour consulter Jason Kenney sur différents dossiers, parfois sans aucun lien avec l immigration (les deux hommes dorment peu). Le ministre ne prend la direction de son condo que vers minuit. Dévoué à son travail, à l aise avec les médias (il est l un des rares ministres anglophones à accorder des entrevues en français), Jason Kenney s est graduellement imposé comme l un des ministres les plus influents d Ottawa, avec John Baird, aux Affaires étrangères, et Jim Flaherty, aux Finances. Il siège au sélect Comité des plans et priorités du Cabinet, le seul qui se réunit chaque semaine pour élaborer la stratégie du gouvernement. «Il est l un des rares ministres à avoir la confiance totale de Harper», dit une source proche des deux hommes. En ce dimanche 22 avril, alors que les journalistes se concentrent sur le Jour de la Terre et la manifestation qui aura lieu ce jour-là au centre-ville, Jason Kenney est dans l ouest de Montréal. Il commence sa journée à 8 h par un brunch de financement à Pointe-Claire, en compagnie l actualité 15 décembre 2012 } 39

des sénateurs Jacques Demers et Larry Smith. Puis, direction Dollard-des-Ormeaux, au temple Gurdwara Saheb, où Gurdeep Singh Sohal, homme souriant dans la cinquantaine qui dirige ce lieu de culte, le présente aux fidèles sikhs comme un ami. Dans l entrée, des dizaines de paires de chaussures sont empilées pêle-mêle dans un fatras de plastique et de cuir. Jason Kenney, ses assistants et moi-même y déposons les nôtres en essayant de bien nous rappeler où nous pourrons les retrouver! Le ministre se noue un bandana orange sur la tête et prend la direction de la grande salle toute blanche et couverte de tapis, où les femmes s assoient par terre à gauche et les hommes à droite. «Disons que mon catholicisme est souvent mis à l épreuve!» lance, sourire aux lèvres, l assistante italienne du minis tre, qui doit se conformer aux rituels de chaque lieu de culte. Le ministre rejoue la carte de la proximité. Il prononce quelques mots en pendjabi, puis remercie les sikhs en anglais pour leur contribution au Canada depuis un siècle. «Nous avons deux ministres sikhs, dit-il. Tim Uppal [Réforme démocratique] et Bal Gosal [Sports]. Nous respectons la liberté de religion, c est important pour notre gouvernement.» Après la courte cérémonie d une dizaine de minutes, Jason Kenney est entraîné dans une petite salle au deuxième étage du temple. Un classique, m explique-t-il en montant les marches. «Réussir à parler à un ministre en privé, c est une démonstration de puissance de la part des dirigeants de la communauté.» Dans la pièce aux murs beiges et nus, 11 hommes l attendent pour discuter autour d une table ronde certains en habit traditionnel, d autres en jeans et t-shirt, mais tous avec des turbans de différentes couleurs. «Le temple n a plus de prêtre depuis des semaines», commence Gurdeep Singh Sohal. Les leaders de la communauté souhaiteraient faire venir un leader religieux de l Inde pour quelques mois. Jason Kenney écoute, prend quelques notes, puis explique qu il existe un visa temporaire pour les travailleurs religieux qui veulent venir prêcher au Canada. Les hommes se regardent, gênés. «On nous l a refusé», dit l un d eux. Jason Kenney pose son crayon. «Si le prêtre donne sa date de départ et respecte les conditions d admission, le visa sera accepté dans 90 % des cas. Mais si le prêtre vient ici et demande le statut de réfugié, ça ne fonctionne pas. Votre dossier sera moins bon et les visas seront plus difficiles à obtenir», dit le ministre en regardant les hommes. L un des leaders de la communauté s éclaircit la gorge et demande si le ministre peut intervenir. «Non, réplique Kenney. Dans notre système, ce sont les fonctionnaires qui suivent les règles et prennent les décisions. Je sais que ça peut être difficile à comprendre pour certains, mais c est comme ça. Si je commence à prendre des décisions personnelles, le système s écroule.» Une fois de retour dans la voiture, Jason Kenney écrit un court message sur Twitter pour signaler la fin de l acti- Les conservateurs britanniques inspirés par Kenney Il n y a pas qu au Canada où les communautés immigrantes deviennent une cible politique de choix. En Grande-Bretagne, le gouvernement conservateur minoritaire de David Cameron cherche lui aussi à briser la domination sur le vote ethnique de son adversaire travailliste (le Labour Party), qui récolte plus de 68 % des voix immigrantes. Et pour y parvenir, le Parti conservateur britannique va s inspirer de la méthode élaborée par Harper et Kenney. Le 15 octobre dernier, lors d une visite à Londres, Jason Kenney a fait un détour en matinée au 10 Downing Street, résidence officielle du premier ministre britannique, pour livrer une partie de ses secrets. Le secrétaire politique de Cameron, Stephen Gilbert, était présent, tout comme une poignée de stratèges et une vingtaine de députés et candidats conservateurs qui représentent des circonscriptions à forte densité ethnique. «Nous sommes heureux de faire partager notre expérience aux autres partis de centre droit des pays démocratiques», dit Jason Kenney. Le ministre a résumé ainsi sa technique à ses hôtes : une présence assidue dans les circonscriptions et dans les rassemblements, un travail acharné, des politiques et des gestes symboliques dirigés vers les communautés, et une bataille de valeurs. «On a réussi notre approche basée sur les valeurs conservatrices, comme la responsabilité personnelle, la réduction du fardeau fiscal, la lutte contre la criminalité», leur a-t-il dit. Les conservateurs britanniques suivront la recette. Ils vont sélectionner une trentaine de circonscriptions ethniques et y assurer une présence constante. «Si on veut remporter une majorité, on a besoin de l appui des nouveaux arrivants, affirme Sayeeda Hussain Warsi, coprésidente du parti de David Cameron. Il faut que les gens qui partagent nos valeurs, parfois sans le savoir, votent pour nous y compris les immigrants. On doit apprendre de l expérience des autres pays.» 40 { 15 décembre 2012 l actualité