L'ANALYSE ET LA SYNTHESE SONORE : UN POINT DE VUE MUSICAL SUR LE SON. Guillaume Loizillon Université Paris 8



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L'ANALYSE ET LA SYNTHESE SONORE : UN POINT DE VUE MUSICAL SUR LE SON Guillaume Loizillon Université Paris 8 Résumé : La synthèse sonore est une discipline musicale jeune et en plein développement. Bien qu étroitement liée à des dispositifs de haute technologie d apparition récente, elle est également le résultat d un long processus historique d élucidation du phénomène sonore. La synthèse se fonde sur des prédicats qui envisagent le son comme un ensemble de paramètres ou comme l interaction d objets matériels. Au delà de son rôle dans la création musicale contemporaine, elle nous aide à formuler des propositions générales sur la nature des sons et sur l audition. Cheminement historique Le son est au centre du processus de la composition musicale et ceci d autant plus que le développement des techniques actuelles permet sa création totale, quasi «ex nihilo» par les procédés de la synthèse sonore. Cette situation se double de l extension de l intérêt porté aux sons par des disciplines connexes à la musique et même étrangères à celle-ci provoquant une prolifération d activités techniques ou créatrices liées aux sons. La musique du XXe siècle nous démontre que la frontière entre un son spécifiquement musical et la totalité de la réalité sonore est de plus en plus poreuse, et que ce désir d extension du matériau conduit les compositeurs à une analyse approfondie des structures des sons et des modalités de leur perception. Traditionnellement, le son musical est à classer dans la catégorie des sons périodiques et harmoniques, c'est à dire qui dégagent une structure de hauteur claire et repérable et que sa facture nécessite un dispositif de création particulier et spécialisé : l'instrument de musique. L observation des expériences qui ont jalonné les siècles de théorie musicale fait apparaître que l écriture musicale s'est formée quand un paramètre du son a pu être quantifié, abstrait de ces contraintes mécaniques, et arraché à la seule expérimentation empirique du dispositif instrumental. Ainsi, la hauteur 1 a pris dans la musique une importance centrale dans la mesure où elle a très tôt rempli cette condition. Cette capacité à l'abstraction se fonde sur le constat que les intervalles musicaux primordiaux obéissent à des rapports 1 La théorie musicale traditionnelle sépare le son en quatre paramètres : La hauteur, l intensité, le timbre et la durée. 120

MEI «Médiation et information», nº 8, 1998 Guillaume Loizillon numériques simples. Les expériences de division de la corde, pratiquées dès la Grèce Antique par les Pythagoriciens nous révèlent la suite harmonique fondamentale suivante : les rapports 2/1, 3/2 et 4/3 donnent successivement l octave, la quinte et la quarte. Cette «mise en nombre» des sons de la musique (pour éviter l anachronisme anticipatoire de «numérisation») se développera au cours des siècles jusqu à aborder assez précisément une topographie du timbre, avec l analyse spectrale. Le constat est fait que ces rapports harmoniques singuliers entrent également en jeu dans la structure intime des sons. Ainsi, le passage progressif d'une musique des hauteurs à une musique du timbre, auquel nous assistons au cours de ce siècle, s'opère en partie grâce au fait que là, cette dimension du timbre s'ouvre à son tour à une théorisation et une abstraction. Pourtant, pour concrètement pénétrer dans la pratique, un renouvellement du dispositif instrumental s avère une condition supplémentaire indispensable. Ce basculement décisif s opère avec l apparition des techniques du son. Afin de donner un point de départ à ce processus, il faut considérer deux inventions emblématiques qui marquent un point de singularité dans l'histoire des sons : Le téléphone de Graham Bell (1875) et le phonographe de Thomas Edison (1877). L'enregistrement permet la conservation du son sur un support et rapidement sa reproduction en série. La radicale nouveauté de cette situation est l invalidation définitive du caractère éphémère du son et l opportunité de sa reproduction en série qui verra le jour quelques années après l invention du phonographe. Le téléphone, quant à lui, permet le transport, abolition de la distance entre la source et l'auditeur, et, sur un plan technique général, la transformation de l'onde acoustique mécanique en signal électrique. La numérisation, dernière étape en date des modes de représentation des sons, parachève ainsi le son dans sa dimension d objet analysable, malléable et à construire. Analyse et synthèse des sons Le discours critique ou analytique sur les dispositifs contemporains de communication ont conduit à les exprimer en terme d images et de sons. Cependant, cette double définition ne met pas en parallèle des termes qui sont le pendant l un de l autre comme catégories perceptives. En effet si les images présentent une forme intégrée et construite du visible, le son reste lié à l interrogation constante des processus physiques, physiologiques et psychologiques qui le fondent. Le cheminement vers l analyse du sens et des fonctions 121

des sons reste attaché à cette première approche. Sous l angle de la perception, le son est un phénomène fugace et immatériel qui ne s appréhende que par le seul et unique sens de l audition, sans qu aucun autre ne puisse le suppléer. Sa réalité physique est, pour sa part, extrêmement matérielle et «terrienne», mettant en jeu des phénomènes tels que la pression atmosphérique, la température ou la structure des corps... Le son n est pas une qualité liée aux objets (forme ou couleur) mais un objet ou événement en lui même, singularisé par ses propres modalités énergétiques et temporelles et ses multiples dimensions perceptuelles. On peut établir une chaîne de la production sonore suivant le modèle suivant : 1 Perturbation du monde physique (choc, frottement, souffle..) : cause ou source 2 Production et propagation de l onde acoustique : Signal (dans le sens d un flux énergétique véhiculant de l information) 3 Perception, qui fonde le phénomène dans sa dénomination sonore : prise en charge cognitive et identification (parole, musique, nuisance, avertissement, son inouï...) Ce schéma préalable nous fournit un cadre général pour aborder l analyse et la synthèse sonore. Au delà de son intérêt profond dans la création musicale, cette activité aide à affermir la compréhension du phénomène sonore tant dans sa nature physique que dans les multiples dimensions de l audition. La synthèse est une discipline qui prend désormais une part entière dans la formation et la pratique musicale. Présente dans chacun des registres des esthétiques musicales, sa réalité la plus commune apparaît dans les musiques populaires, véhiculée par des instruments précisément nommés «synthétiseurs». Ces derniers sont abondamment produits par l industrie des instruments de musique depuis maintenant une trentaine d année. Ces machines, dans leur utilisation paresseuse, sont souvent vues comme de vastes bibliothèques de sons mimétiquements calqués sur les instruments traditionnels et parfois complétées de quelques nouveaux archétypes de timbres, issus de leurs capacités propres. La brève histoire des synthétiseurs a pourtant déjà créé des sons «millésimés» qui perdurent d une génération de machine à l autre. «La techno», courant actuel des musiques populaires est ainsi modelée sur l articulation de l ordinateur automate et des sons issus de premiers synthétiseurs analogiques des années 60 et 70. Il est pourtant possible d attacher à la synthèse sonore un intérêt plus puissant que celui d une seule extension de registre des sons instrumentaux. Face à celle proposée par les synthétiseurs 122

MEI «Médiation et information», nº 8, 1998 Guillaume Loizillon commerciaux, la synthèse réalisée à l'aide de l'ordinateur permet une définition beaucoup plus précise et fine du timbre, ainsi que la création de formes plus complexes, esquissant déjà des objets, fragments ou motifs de compositions musicales. «L écriture» des sons se fait par les moyens de langages spécialisés qui peuvent pratiquer différents modes de synthèse ou se particulariser dans un seul. Le musicien se trouvera donc face à des "listing", enchaînement d'instructions, qui forment pour la machine un algorithme de construction sonore. D autres logiciels autorisent des approches plus intuitives avec, entre autre, la possibilité de réagir directement sur des représentations graphiques du son. Les modes de synthèse se divisent schématiquement en deux grandes catégories. D une part les modèles de signaux, dans lesquels le travail consiste à construire le son directement à partir de ses caractéristiques acoustiques sans s attacher au moindre principe causal. Ces modèles de signaux se déploient eux-mêmes en plusieurs modes de synthèse (additive, soustractive, modulation de fréquence, formants...), chacun efficace pour une typologie particulière de son. La quasi totalité de ces modes de synthèse se fondent sur l analyse du son comme un spectre dont l intensité et le rapport des partiels évolue dans le temps, rappelant ainsi les fondements de l harmonie. C est pour cela que l on assimilera souvent les modèles de signaux à un modèle spectral dont l une des grandes vertus est de permettre à la fois l analyse et la synthèse. Il est cependant utile de mentionner l existence de synthèses «granulaires» qui définissent un «grain» élémentaire de son que l on multiplie et combine. (Grain de Gabor ou ondelettes, fonction d onde formantique...) D autre part, restant attachés cette fois-ci à la cause du phénomène sonore, se trouvent les modèles physiques. Ces types de synthèse nécessitent de grandes capacités de calcul et sont d apparition plus récente. Elles mettent en jeu des objets virtuels tels que des masses, des ressorts, des plaques des cordes, des tuyaux auxquels on injecte des forces ou dont on provoque l interaction dynamique. Le son obtenu est le résultat du comportement de ces objets, déplacement ou déformation. Le lien avec la réalité physique peut apparaître comme une limitation en regard des modes de synthèse de signal, qui peuvent théoriquement produire tous les sons imaginables. Pourtant, en instituant la causalité des sons comme un ensemble de données paramétrables et formalisables par une écriture il nous est montré que les sons obtenus par l une ou l autre des techniques restent assez 123

souvent typologiquement marqués par le mode du synthèse, en dépit de leur grande diversité. Cette dualité entre d un côté une considération pour la cause et de l autre une construction des effets, fait apparaître une distinction phénoménologique entre deux possibles conceptions du son. Ce point vue avait déjà été mis en évidence par Roman Jakobson en 1942 dans le contexte de l étude la parole. Sans employer les même termes il distinguait deux aspects au phénomène du langage : «l aspect moteur et l aspect acoustique». Ce dernier étant pour lui le seul véritablement apte à nous fournir des renseignements sur la réalité de la parole. Objet sonore, événement sonore. Sur un plan général il nous apparaît alors une conception du son comme «chose audible» opposable à «un événement, manifeste de la dynamique du monde faisant apparition dans la perception auditive».(dokic & Casati, 1994) L expression «chose audible» rappelle à la mémoire du musicien le concept «d objet sonore» avancé par Pierre Schaeffer dans les années 50. L objet sonore considère le son pour lui-même, indépendamment de toute référence causale et perçu dans les conditions de «l écoute réduite», c est à dire enregistré, donc dégagé de la vue de la source. On peut alors penser le son tour à tour comme un objet, puis comme un événement, et assimiler ces deux conceptions aux modes de synthèse de signaux et aux modèles physiques. La pratique de chacune des techniques confirme la réalité psychoacoustique des deux approches. Les modèles spectraux produisent des créations sonores abstraites, des textures mobiles et fluides, des jeux complexes sur les harmoniques pouvant aller jusqu à la création de sons paradoxaux : sons descendants ou ascendants indéfiniment, gamme montante tout en devenant plus grave, etc. (Risset,1969). Le son y est ici «mis à plat» ; chacun de ses paramètres peut être traité séparément et fonctionner indépendamment des autres, en contradiction complète avec la nature même des corps sonores. Sur le terrain de l imitation ils sont assez efficaces pour la synthèse de voix, tout du moins les voyelles, confirmant ainsi, à posteriori, l hypothèse de Jakobson. La faiblesse qui leur est parfois reprochée est de trahir immédiatement leur caractère «électronique», symptôme de froideur et d absence de vie. Quelques remarques devraient permettre d éclairer ce fait. Tout d abord, il est vrai qu une utilisation simpliste et rapide des synthétiseurs (instruments ou 124

MEI «Médiation et information», nº 8, 1998 Guillaume Loizillon programmes) entraîne une production sonore pauvre, morne et de peu de séduction. Les résultats les plus probants apparaissent quand une véritable intention de composition guide le musicien et qu il met en oeuvre une grande quantité de paramètres, soigneusement contrôlés. C est en cela que l analyse et la compréhension du mécanisme des sons instrumentaux reste une excellent point de départ pour la synthèse sonore. De plus, s étant affranchi, comme il a déjà été dit, de toute référence causale, ces objets sonores interrogent la perception auditive, fortement armée et éduquée pour tenter de déceler dans tout son une cause événementielle possible. Cette impossibilité à identifier une source ni une catégorie psycho-acoustique reconnue (frottement, grincement, bourdonnement, craquement...) fait que, souvent les sons de synthèse sont assimilés, pour des auditeurs peu habitués, à l étrange, à l inconnu, au bizarre. La synthèse par modèles physiques oblige à interroger à nouveau la notion d'objet sonore. Sur le terrain de l imaginaire, on peut en effet, comprendre cette pratique comme la mise en scène d'événements sonores. Ce qui frappe immédiatement à l écoute des sons ainsi réalisés 1 est leur «hyperréalité sonore». L idée de matière, bois, métal, verre...s insinue immédiatement dans la conscience auditive. Outre ces couleurs sonores spécifiques, les opportunités particulières qu'offrent les différents modes d'excitation. font surgir des formes énergétiques qui s identifient comme telles et accentuent la perception événementielle (rebonds, roulements, frottements...). Cette adjonction de la force dans le processus de la synthèse sonore parait, en effet, une voie d'exploration originale dans la mesure ou elle permet la création d'événements sonores qui, tout en évoquant la réalité mécanique, en donne une image distanciée, épurée et peut-être utopique. Dans ce type de synthèse, il n'est plus question de spécifier les éléments en termes de fréquence, de temps ou de tables d'ondes, mais de provoquer un processus causal imaginaire, dont on rendra perceptible l'aspect sonore. C'est ainsi que tous les éléments qui, dans la synthèse par modèle de signal sont explicitement spécifiés (fréquence, durée, profil dynamique), deviennent en synthèse par modèles physique des conséquences de la définition de la forme et la matière des objets et des modes d'interactions entre ceux-ci. Nous sommes, en ce sens, réellement placés dans certaines des conditions instrumentales ; 1 J évoque ici une série d exemples sonores que j ai réalisés avec le logiciel «Modalys», développé à l IRCAM. Une présentation de ces exemples à été faite lors du forum IRCAM de mars 1997. 125

celle de l'exploration des capacités sonores d'un dispositif mécanique. Perspectives Le problème principal actuel reste le développement d outils qui permettent une relation aisée entre l'être humain et les machines. C'est en cela que la collaboration des artistes et des scientifiques reste primordiale, afin de ne pas perdre la musique dans la seule valorisation des performances de la technologie. Plus que jamais, une attitude critique et la conscience claire que la pratique artistique est faite également de transgressions et d'énigmes restent indispensables pour imaginer une véritable perpétuation de la création. Ainsi, le véritable enjeu de la synthèse sonore ne se dessine pas comme un avatar de la technologie des ordinateurs. L Evocation du cheminement historique tenu comme préalable à la description des processus de synthèse est là pour nous affirmer cet état des choses. Les outils de synthèse sont sans cesse en évolution. Cela est sans doute un attrait puissant pour le musicien, mais également un risque pour la pérennité des oeuvres qui l'utilisent. La technologie des ordinateurs, qui propose sans cesse des machines plus puissantes, laisse entrevoir la création de modèles d'une complexité grandissante. C est pour cela qu un voeu important des musiciens doit pouvoir se concrétiser : celui de stabiliser les principes et les outils de réalisation afin de ne pas sans cesse mettre en cause les habitudes de création. Si les sons mêmes, issus des programmes de synthèse, peuvent maintenant être assurés d'une bonne chance de conservation, les dispositifs qui ont permis leur création ne sont pas, quant à eux, assurés de la même pérennité. C'est en cela que la synthèse sonore nous fournit un exemple des problèmes non résolus de la technologie contemporaine. Si la science et la technique font du progrès une valeur centrale et motrice de leurs activités, la proposition demeure en contradiction avec la pratique artistique. C'est pour cela qu'on peut regretter qu'en l'espace d'une génération, des outils soient apparus, sans doute limités dans leurs performances purement techniques, puis aient été abandonnés, avant même d'avoir pu livrer toutes leurs potentialités créatrices, rendant ainsi les oeuvres créées par leur aide à l'état de traces, sans possibilité réelle de recréation. Pour le compositeur, un registre nouveau du travail musical apparaît : celui de collectionneur de sons. On connaît déjà cette démarche des compositeurs de la musique concrète, exploitant des sons, collectés et conservés au cours des années, qui réapparaissent de manière récurrente dans les différentes pièces de leurs oeuvres. Le 126

MEI «Médiation et information», nº 8, 1998 Guillaume Loizillon son de synthèse n'appartient pas exactement à la catégorie des "sons fixés" définie par Michel Chion, mais à une autre nomenclature que l'on pourrait qualifier de "sons composés". Par cette différence, ils entretiennent avec la conservation un rapport tout à fait autre que les sons fixés, irrémédiablement soumis à leur nature d'instantanés sonores. Les sons réalisés par synthèse existent par le programme, qui les génère. Tant que l'on peut compiler de nouveau ces programmes, les sons sont virtuellement conservés, et avec ceux-ci les principes génératifs de leur existence et leurs déclinaisons possibles. Si la capacité de calcul disparaît, effet pervers du renouvellement technologique, seule la fixation du son même devient possible pour en assurer la pérennité tout en bloquant la possibilité d'un travail renouvelé. On peut alors imaginer le compositeur en possession d'une telle bibliothèque dans laquelle il sera amené à puiser les éléments de son oeuvre. Ces sons ou ces modèles ne sont pas encore de la musique mais ils ne sont pas non plus des éléments neutres et abstraits comme un catalogue instrumental. Ils appartiennent à un espace intermédiaire et intime de l'art du compositeur, comme des objets familiers que l'on observe, que l'on trie et que l'on dénombre ou que l'on remet sur la table de travail. Références Roberto Casati & Jérôme Dokic, La philosophie du son, ed Jacqueline Chambon, Nimes, 1994. Michel Chion, L'art des sons fixés ou la musique concrètement, Ed. Metamkine, Nota-Bene, Sono-Concept, Fontaine, 1991. Hermann von Helmholtz, "Théorie physiologique de la musique fondée sur l'étude des sensations auditives" Paris, ed. Victor Masson & fils 1868. Réédition, Jacques Gabay, Sceaux, 1990. Roman Jakobson, Six leçons sur le son et le sens, 1942, Editions de minuit, Paris, 1976. John R. Pierce, Le son musical, musique, acoustique, informatique, Ed. Belin, Paris 1984. Guillaume Loizillon, Modes des descriptions des sons et synthèse sonore Thèse de doctorat, Université Paris 8, 1996. Jean-Claude Risset, An Introducing Catalog of Computer Synthesised Sounds, Bell Laboratories, 1969. Réédité intégralement avec le CD The historical CD of digital sound, Wergo 2033-2, 1995 Julius Orion Smith III Observations sur l'histoire de la synthèse numérique du son, (Les cahiers de l'ircam n 2 : La synthèse sonore) Ed. IRCAM-Centre Georges Pompidou, Paris, 1993. 127

Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, ed. Du Seuil, Paris 1966, 128