Collège iconique du 4 février 2003 : Reconstitutions. Collège iconique. Reconstitutions. Christian Boltanski. 4 février 2003



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Transcription:

Collège iconique Reconstitutions Christian Boltanski 4 février 2003 Institut national de l audiovisuel 4 avenue de l Europe 94366 Bry-sur-Marne Cedex Tél. : 01 49 83 30 11 Mél : inatheque-de-france@ina.fr Site : www.ina.fr

Jean-Michel RODES : Bonsoir. Ça va être une soirée un peu particulière dans la mesure où, contrairement à ce qu on fait d habitude, avec une partie «exposé» et une partie «débat», là on va être complètement dans le débat dès le départ. C est François Soulages et Louise Merzeau qui vont assaillir de questions Christian Boltanski. Je propose à François d aller un peu plus loin dans la présentation de cette soirée. François SOULAGES : Merci, merci d être venus nombreux mais c est tout à fait normal pour accueillir, pour entendre, pour dialoguer avec Christian Boltanski. Plutôt que le mot «débat», qui me fait entendre un peu le mot «combat», je préférerais «conversation», «écoute», «dialogue», voulant dire par là que ce qui m intéresserait personnellement, et je crois que nous sommes d accord, Louise, Serge et Jean-Michel et moi, c est de vous accompagner, Christian Boltanski, dans une réflexion à voix haute autour peut-être de l image, puisque nous sommes au Collège iconique (mais lors de la dernière rencontre que nous avons eue vous disiez : «L image, ce n est peut-être pas tout à fait ce qui m intéresse»), autour de l art, autour d un certain nombre de problèmes qui peuvent se soulever aujourd hui. Selon la formule rituelle, je dirai qu on ne présente pas Christian Boltanski. Nous vous remercions d être là. Nous vous avons accompagné, ou vous nous avez accompagnés, depuis un certain nombre d années, depuis les années 1960-1965 (je crois que c était la IV e Biennale de Paris). Personnellement, votre travail m a énormément enrichi, il m a permis d avoir une sorte de fil rouge, de guide, dans cette pratique à la fois de l art, de l art contemporain (si cette expression peut ce soir avoir un sens), aussi dans cette réflexion sur : qu est-ce que c est qu être un être humain dans les années 1960, dans les années 1980, aujourd hui? comment les choses changent? Donc vous nous avez aidés. En réfléchissant à votre travail, j ai repris d une part beaucoup de choses que vous avez faites, des choses que vous avez écrites, j ai repris aussi des choses que j avais écrites sur vous depuis un certain temps. Je me suis d ailleurs rendu compte que, dans le dernier article que j ai fait sur la sculpture, la semaine dernière, je parlais de vous, je faisais un peu d une pierre deux coups. J ai repris aussi quelques grands textes, et un de ces textes qui m a paru le plus intéressant pour ouvrir cette soirée, c est un texte de Durkheim que je me permets de vous citer : «C est des mythes et des légendes que sont sorties la science et la poésie. C est de l ornementique religieuse et des cérémonies de culte que sont venus les arts plastiques.» Dans cette citation de Durkheim, totalement décontextualisée, reprise de façon sauvage par moi-même, ce qui m intéresse, c est cette «ornementique religieuse», ces cérémonies de culte dont Durkheim disait, il y a plus d un siècle, qu ils étaient à l origine des arts plastiques. J ai trouvé que c était intéressant et je voulais vous l offrir pour commencer. J ai pensé aussi à deux autres citations, mais qui à mon avis sont moins centrales et moins éclairantes, à savoir celle de Hegel, que nous connaissons bien mais que l on pourrait peut-être méditer en fin de soirée : «L art nous invite à la méditation philosophique», et celle de Ruskin : «Tout grand art est adoration.» Alors voilà, peut-être qu à partir de ces phrases, on peut rebondir. Le principe qui va gouverner notre soirée va être le suivant : nous allons vous poser des questions, au départ Louise, Serge, Jean-Michel et moi, et très rapidement tout le monde pourra prendre la parole pour profiter de cette occasion que nous avons d être avec un grand 2

artiste pour qu il nous dise un certain nombre de choses qui vont sûrement nous éclairer, à la fois sur son œuvre et sur l art en général. Christian BOLTANSKI : Ce que je pourrais dire pour commencer, c est qu il y a beaucoup d universitaires et de chercheurs parmi vous et que la réflexion d un artiste, c est quelque chose de tout à fait différent. Le discours que je peux tenir est d un autre ordre. Par exemple, je peux annoncer que ce soir dans la rue le ciel est rouge, et je n ai pas à le démontrer. Ce que dit un artiste est ainsi. On a vu d ailleurs avec les Fauves qu ils voyaient le ciel rouge. J ai souvent des discussions avec des philosophes et d autres chercheurs, et ils ont toujours tendance que je peux comprendre, quand je leur dis : «Le ciel est rouge», à me dire : «C est peut-être vrai, on pourrait le dire, mais il faut d abord lire tel historien qui a écrit que le ciel était peut-être un peu violet. Et puis il y a un philosophe du début du XIX e siècle qui a dit : Il est parfois pourpre.» Ils ont tendance à s appuyer sur une sorte de savoir, alors que le discours de l artiste est proche en ce sens d un discours religieux, c est-à-dire : ce que je dis n est pas la vérité, mais est ma vérité. On dit parfois : «Il faut voir pour y croire» ; dans mon domaine, c est plutôt : «Il faut croire pour y voir», c est l inverse. C est-à-dire que, effectivement, si je crois que le ciel est rouge, eh bien il est rouge, voilà. Et donc tout le discours que je peux tenir n est pas forcément appuyé sur une théorie précise, pas appuyé sur un savoir, mais appuyé sur une fabrication de croyances que chaque artiste se fait. Effectivement, j ai travaillé avec des images. Je travaille moins aujourd hui avec des images. J ai beaucoup utilisé la photographie. Je n ai pratiquement jamais dans ma vie fait une photographie, j en suis très incapable. Est-ce que c était tellement important pour moi? Il est certain, c est d ailleurs une chose extrêmement troublante, que je suis un peintre de la fin du siècle dernier (du XX e siècle). Et une chose qui m a toujours posé une question et même effrayé, c est qu on reconnaît très bien un artiste qui peignait en 1780 et un autre qui peignait en 1810. On est pris dans l histoire. C est-à-dire qu on a l impression, quand on est artiste, qu on est seul et que c est son soi qui parle. Et en fait, son soi parle par un langage qui est lié à un temps historique. Donc effectivement, moi, une des raisons pour lesquelles j ai utilisé la photographie, c est d abord que la photographie avait été inventée, mais c est également parce qu il s est sans doute trouvé un courant général, à la fin des années 1960, avec le pop art, pour utiliser des images photographiques. Ce n est pas la seule raison, mais c est vrai qu on est pris dans un temps historique. L image photographique m a intéressé. Même si je l ai peu lu, je pense que c est Roland Barthes qui a montré cela : la photographie fait preuve. Si on montre la photo de quelqu un, on se dit que cette personne a existé. Et pour moi il y a toujours un rapprochement entre un corps humain mort, un vêtement usagé et une photographie. Dans les trois cas, on a un objet, un objet manipulable qu on peut piétiner, déchirer, mais un objet qui est en relation avec un sujet, et un sujet disparu. Donc, finalement, peut-être que ce qui m a intéressé dans l image, dans l image photographique, c était cette relation avec ça : il y a eu quelqu un, il y a eu quelque chose, il y a eu un objet et maintenant on n a plus qu un objet. J ai beaucoup travaillé avec les vêtements usagés, effectivement, et j y vois une équivalence : il y a eu quelqu un. La photographie m a également intéressé parce que, il y a très longtemps de ça, je disais qu il y ait beaucoup de monde dans mon travail, beaucoup de gens, et j ai principalement, d une manière quasi 3

exclusive, utilisé la photographie d êtres humains. C était le désir d avoir beaucoup de monde. Vous savez, il y a toujours cette chose très étrange avec une photographie : elle n apprend rien. On meurt deux fois : on meurt une première fois et on meurt une deuxième fois quand on trouve une photographie de vous et qu on ne sait plus qui vous étiez. Effectivement, une photo ne dit pas grand-chose. Elle dit : il y a eu quelqu un. J ai souvent aussi fait des listes de noms, j ai fait beaucoup de livres avec des listes de noms de catégories différentes, et c était la même chose : quand on voit un nom, effectivement il y a eu quelqu un. Une des choses de l être humain est d avoir un nom. Quand on voit «Jules Machin», il y a eu quelqu un qui s appelait Jules Machin. Mais ça ne dit rien de plus que ça. C est simplement : il y a eu un humain. Et pour moi, l utilisation d une photographie, d une photographie d une personne, c est la même chose : il y a eu quelqu un, il y a eu un humain. Donc c est à la fois cette sorte d absence de la personne et la preuve qu il y a eu quelqu un. Après ça, il y a eu différentes catégories qui m ont intéressé. Par exemple, vous le savez sans doute, j ai beaucoup travaillé avec les Suisses morts. Chez moi, j ai à peu près 6 000 Suisses morts. Il se trouve que, dans un journal du Valais, dans la notice nécrologique, on met également la photographie de la personne qui vient de mourir, donc c était un moyen d avoir énormément d humains. Donc j étais abonné à ce journal et, les bonnes semaines, j avais cent ou deux cents Suisses morts, ça allait assez vite. En fait, ce travail m intéressait parce que c était un travail sur la vanité, entre autres. C était : aujourd hui tous égaux. Je ne savais rien d eux, j avais simplement un visage, donc bons ou mauvais, riches ou pauvres, heureux ou malheureux, aujourd hui tous égaux. Et j avais choisi les Suisses parce qu ils n avaient pas de raisons historiques de mourir. Je pense que c est une pièce qui aurait été difficilement faisable avec des juifs, avec des Allemands ou avec d autres peuples. Mais les Suisses ayant cette tradition de neutralité, de santé ils meurent pourtant, mais ils n ont pas de raisons historiques. Donc ils me semblaient pour cela plus universels que d autres. Mais ce qui m intéressait, c était d avoir tous ces visages, je ne savais rien d eux, il y a seulement ces milliers de visages. J ai arrêté de collectionner les Suisses morts. Il s agit d images. Ce qu on appelle la qualité de l image m indiffère. J ai presque toujours utilisé les images en groupes. Prenons les Suisses morts. Si vous faites un travail avec deux cents Suisses morts, vous faites un choix, mais un choix qui est quand même très large. Si vous montrez une photo d un Suisse mort, à ce moment-là il y a un choix : pourquoi prendre celui-là et pas un autre? Donc il y a une sorte de choix divin qui me semblait impossible. C est pour ça que j ai plutôt travaillé sur des masses, des masses et des catégories. Par exemple, tous les membres du club Mickey en 1955 (c est une pièce très ancienne). Là, il n y a pas le choix, il y en a 62. J ai toujours refusé l idée de choisir quelqu un plutôt qu un autre. Ce qui m intéresse, peut-être le vrai sujet de mon activité, c est que je pense que chaque personne est unique et que, à la fois, chaque personne est extrêmement fragile. Donc il y a (ce n est pas une question récente, c est une très vieille question) cette chose étrange de l unicité de quelqu un et de sa fragilité. J ai travaillé à mes débuts à ce que j ai appelé : essayer de préserver la petite mémoire. C est-à-dire que les grands événements historiques sont dans des livres, mais par contre chacun de nous sait trois histoires drôles, où on peut acheter une bonne quiche lorraine dans le quartier Nous avons une mémoire. Et cette mémoire est une chose extrêmement fragile, qui forcément disparaît. Les premières œuvres 4

que j ai faites étaient pour essayer de préserver cette petite mémoire ce qui paraît totalement impossible. Mais en tout cas aujourd hui j ai toujours ce questionnement de l importance de chacun, de la différence de chacun justement parce qu il a cette petite mémoire, entre autres, et en même temps de sa disparition, non seulement physique mais aussi dans le souvenir des autres. J ai eu une grand-mère qui, je crois, était une femme remarquable. Aujourd hui, à part la mémoire de mes deux frères et de moi, il n y a plus rien, vraiment plus rien. Et notre mémoire d elle, en tout cas la mienne, est limitée. Après nous, il n y aura plus rien. Donc la mémoire de quelqu un, même la mémoire de quelqu un qui a fait des choses, disparaît très vite. C est une des questions que je me suis posées et qui a été, je pense, au centre de beaucoup d œuvres. Une autre question : j ai beaucoup travaillé avec un journal que vous connaissez sans doute, qui s appelle Détective, et j avais notamment une grande collection de ce journal du début des années 1960. J avais découpé toutes les images, mais je n avais pas découpé les légendes. Et naturellement, en regardant cela, il était tout à fait impossible de savoir qui était le meurtrier et qui était la victime. Ils étaient tous exactement semblables. Cette sorte de questionnement, est-ce que la victime et le meurtrier sont la même personne, est-ce qu une victime peut devenir meurtrier, est-ce qu un meurtrier peut devenir victime, ça m a aussi beaucoup intéressé. L activité, telle que je la conçois, de mon métier, et c est un métier, c est que je me pose des questions, je n ai pas les réponses mais, au lieu de poser ces questions avec des mots, je tâche de les poser aux autres avec des images ou avec une «installation», comme on dit, c est-à-dire disons avec un fonctionnement, un fonctionnement visuel qui fait que peut-être quelques personnes peuvent se poser des questions. D une part, naturellement on le sait tous, il n y a aucun progrès en art, la notion de progrès en art est une chose ridicule, mais pour moi il n y a même pas de changement en art. C est-à-dire que je ne me sens pas du tout un artiste contemporain, je pense que les sujets de l art sont toujours les mêmes et qu il y en a extrêmement peu : l interrogation devant la mort, la recherche de Dieu, le sexe Enfin, il y a au maximum quatre ou cinq sujets, qui sont toujours les mêmes depuis toujours. Effectivement on n emploie pas exactement les mêmes mots aujourd hui qu il y a trois cents ans, mais en fait il s agit de la même chose. Je crois que toutes les œuvres humaines parlent plus ou moins de la même chose. Je parle avec le langage de la fin du XX e siècle, mais je parle de sujets qui sont finalement très traditionnels. La vanité, par exemple, qui est un sujet classique dans l art, comme on le sait. Il n y a chez moi aucune idée de je ne dis pas de ne pas être un artiste de ce temps, puisque effectivement on est lié à ce temps, mais en tout cas d être un artiste moderne. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Le mode, le «médium», comme on dit, le moyen me semble peu intéressant. J ai utilisé dans ma vie des moyens différents. Je ne pense pas que ce soit la chose importante. On cherche à chaque moment à utiliser un moyen qui nous semble être le meilleur moyen de parler à ce moment-là, mais sans priorité. Je crois qu on s appuie toujours sur le passé, et sur un passé très ancien, et qu on répète. L autre chose, justement pour parler de répétition, c est que les artistes, en tout cas moi, mais je pense globalement tous les artistes, nous avons très peu d idées. Il semble que presque toujours il y ait une sorte d idée fondatrice. Je m excuse, c est un peu psychanalytique à 4,75 francs, mais je pense qu il y a une idée fondatrice, qu il y a un 5

problème et que toute notre vie on va tourner autour de ce problème. C est comme quelqu un qui fait un voyage, et il y a trois cents manières de raconter ce voyage. On peut le raconter d une manière économique, décrire les paysages On parle toujours de la même chose, mais avec des angles un petit peu différents. Enfin, j ai très peu d idées, extrêmement peu d idées. Depuis très longtemps je répète les mêmes idées. Et je ne tiens pas tellement à avoir des idées, parce qu il me semble que chaque artiste est fait pour dire une chose, ou pour parler d une ou deux choses qui sont des problèmes qu il a. Si on prend l artiste que je préfère aujourd hui, qui est Louise Bourgeois, je crois qu elle a 95 ans, elle n a toujours pas résolu le problème avec son père, donc depuis très longtemps elle essaie de le résoudre. Elle ne va pas le résoudre, à mon avis, mais elle essaie toujours. Et entre-temps elle nous a fait ressentir ce que ça voulait dire d avoir un problème avec son père. C était une bonne chose. Dans les arts appliqués, il faut avoir des idées. Quand on est artiste, il ne faut pas avoir des idées, il faut avoir une idée. Enfin, ce n est pas une idée, c est une nécessité. Donc effectivement, j ai l impression que je refais plus ou moins la même œuvre depuis très longtemps et je pense que les changements, je veux dire les moments de «création», pour employer ce mot un peu ridicule, sont exceptionnels. Si on en a deux ou trois dans une vie, c est un maximum. Et crois qu ils sont liés à des moments de rupture. C est-à-dire, en étant très prétentieux, si tant est que j en aie eu, il me semble que j en ai eu un quand j ai compris que je devenais adulte, j en ai eu un autre quand j ai perdu mes parents et j en ai peut-être un en entrant dans la vieillesse. Vous voyez, ce sont des moments de rupture qui sont presque des moments corporels, où on change soi-même. Le reste du temps, ce n est pas qu on ne fait rien, mais les moments importants sont exceptionnels. Entre-temps, on analyse, on va un peu plus loin, mais il y a des moments d éblouissement où on comprend des choses. Mais c est un langage, là encore, qui est un langage non scientifique et non expliquable. C est relire constamment les mêmes choses, et les relire un peu différemment parce que soi-même on a vieilli. Mais tout en sachant, comme je le disais tout à l heure, qu on est lié à un temps et dans un temps, et qu on est lié à l histoire, à une histoire qui est son histoire, mais aussi à une histoire du monde. On peut regarder des images, ça ne vous dira rien de plus d ailleurs. François SOULAGES : Vous avez repris un peu ce que disait Roland Barthes, ç a été une émotion très forte, une sorte de choc très fort que peut provoquer la photographie, mais estce que dans les premiers travaux, je pense aux années 1965-1970, il n y avait pas aussi un jeu avec la photographie qui se donnait comme permettant d accéder à une réalité? Est-ce que vous avez joué avec tout ça? Christian BOLTANSKI : Il y a eu un moment dans ma vie où je me suis intéressé plus spécialement à ce que j ai appelé les «images-modèles». Là encore, je m excuse de dire ça devant vous, mais il me semblait que les photographes amateurs avaient dans leur tête un certain nombre de modèles qui venaient principalement de la peinture impressionniste. En fait, comme j ai travaillé sur les albums de photographies, l album de photographie n apprenait rien sur la famille, ou très peu de choses, c était une répétition de rituels : il y a toujours le départ en vacances, le repas d anniversaire, la première communion On 6

retrouve exactement les mêmes albums partout. J ai fait un travail que j aimais bien, qui m avait amusé. C était un petit musée américain, avec une communauté de collectionneurs autour. Chez les collectionneurs américains, même chez ceux qui ont ce qu on appelle de l «art conceptuel», il y a toujours un mur avec toutes leurs photos de famille dans des cadres dorés. Et donc le travail que j ai fait était d échanger deux familles, c est-à-dire que la famille Jones recevait les photos de la famille Smith, et vice-versa. Finalement, ce qui m amusait, c est que c étaient les mêmes photos naturellement, mais, puisqu elles n avaient plus une valeur d usage, ça devenait autre chose, ça devenait symbolique d une famille américaine. Dans le même ordre d idées, j ai été photographe scolaire dans un petit village de France, à Oiron, pendant six ans, donc j allais chaque année photographier les enfants. Il y avait deux copies des photographies : une copie qui était vendue aux parents pour une somme modique, enfin le prix d un photographe scolaire, et une copie qui était mise dans une sorte de centre d art qui se trouve tout près de là. Et naturellement c était exactement la même image, mais ce n était pas la même chose. Pour les parents qui voulaient une photographie, c était pour envoyer au grand-père pour dire : «Voyez, le petit a grandi», et quand elle était au musée, en groupe (à la fin il y en avait à peu près quatre cents), ça avait une valeur exemplaire. Donc ça m amusait que, avec la même chose, on ait une chose d usage et une chose exemplaire. Je m étais beaucoup intéressé aux images-modèles, c està-dire à toutes les catégories, où j avais fait beaucoup de photographies et de couleurs. Notamment, j ai fait toute une série sur un voyage de noces à Venise et il me semblait à l époque que ceux qui allaient à Venise à voyage de noces, c était principalement pour rapporter une photographie qu ils connaissaient déjà avant d y aller. J avais aussi travaillé sur l idée de la «belle photo», ce qu est qu une «belle photo». C est la seule fois où j ai vraiment travaillé comme photographe et je m efforçais de faire de très belles photos, de très jolies photos, dans cette catégorie. C est ce que je disais tout à l heure, il y a beaucoup de gens, et des gens divers. Il y a effectivement victimes et criminels mélangés, mais ce n est pas ceux qu on croit qui le sont. J ai principalement utilisé l image noir et blanc, ce qui est une faiblesse d ailleurs. Justement, comme l image noir et blanc n a plus d usage aujourd hui, elle est tout de suite ressentie comme quelque chose d esthétique. Les premiers travaux que j ai faits étaient de présenter l album de la famille D., cent cinquante photographies d amis qui m avaient donné leur album de photos. Ça commençait en 1939 et ça allait jusqu en 1955 ou quelque chose comme ça. Normalement, les gens trouvaient les premières photos plus belles que les dernières, parce que plus on s éloigne dans le temps, plus la photo paraît belle, alors que c étaient les mêmes gens qui les avaient faites, il n y avait pas de raison objective. Je me suis intéressé à beaucoup de choses qui ne sont pas vraiment des images. J ai beaucoup travaillé avec les objets trouvés, les objets perdus (selon les pays). J ai montré ça au Louvre, c était un peu spécial. Comme il y a beaucoup de visiteurs, ils ont un bureau des objets trouvés, et je leur ai demandé d exposer dans des vitrines archéologiques un mois de ce qui avait été perdu dans le Louvre et de le faire décrire par des archéologues. Donc il y avait par exemple : «Sac, fin du XX e siècle. Provenance asiatique», et une très longue description de l objet. Je leur expliquais que, effectivement, c étaient les fouilles du futur, que ça allait un jour être au Louvre. Mais de manière générale, pour moi, ce que je trouve dans les objets trouvés et ça, c est à peu près la même chose. 7

Quand on trouve des clés, c est qu il y a eu quelqu un qui avait ces clés, c est la trace de quelqu un qui n est pas là. Et puis par exemple si je perds ces lunettes, elles ne seront plus rien que des lunettes, alors que pour moi c est autre chose : je sais où je les ai achetées, je sais leurs défauts, elles ont une histoire, je les ai déjà perdues une fois L objet sans identité est un objet comme une photographie, on ne connaît plus son histoire, donc il n est plus rien. Je m achète souvent des habits aux puces et j ai toujours l impression d une résurrection. Vous avez une veste qui est posée sur le trottoir, qui a appartenu à quelqu un qui est mort ou que quelqu un a rejetée simplement, et elle est en attente. Si je l achète, elle va de nouveau naître, elle aura de nouveau une histoire. L objet, quand il est sans histoire, n est plus rien. Il n existe que parce qu on lui donne une histoire. Ces photographies, c est la même chose, elles ne sont rien, à part que là, on sait qu il y a eu une histoire, mais elles n ont plus d histoire. Vous voyez là pas mal de photographies d albums trouvés à Berlin, tout un travail qui s appelle «Sans-Souci» où j ai utilisé beaucoup d albums de photographies des années 1930-1940. Ce qui m intéressait, c était là encore une question sur le bien et le mal, c est que les nazis adoraient les enfants, fêtaient Noël, avaient des fiancées. Les nazis n étaient pas différents des autres. Ce qui est beaucoup plus inquiétant. Si on les reconnaissait, ce serait moins dangereux. Mais oui, ils aiment la musique et les enfants, comme nous tous. Et avec ces photographies, ces photographies très humaines, se posait pour moi une sorte de questionnement : on peut effectivement embrasser son enfant le matin et tuer un enfant dans l après-midi, et chacun de nous est ainsi. En principe, je fais peu de choix, mais j ai travaillé avec des sources différentes. Ça, c est par exemple l album de la famille D. Il y a eu des sources d albums de photographies berlinoises, il y a eu des Suisses, j ai beaucoup travaillé avec un journal qui s appelle El Caso, un journal criminel espagnol, qui s occupe de crimes. Ça, c est des photographies faites par moi, mais je dois dire que j ai eu beaucoup de mal à les faire. J allais chaque année dans ce petit village et je photographiais les enfants. François SOULAGES : Qu est-ce qui vous a poussé à faire ces photographies plutôt que de les faire faire par quelqu un d autre? Christian BOLTANSKI : Si je les avais prises dans ce cadre-là, il y aurait eu un regard sociologique peut-être. En m engageant moi-même à les faire, je me mouillais moi-même, parce que je ne parlais pas du goût des autres mais de mon goût, de comment je peux faire une photographie. Donc ça me semblait plus ambigu que si je prenais des photographies où là, il y aurait eu presque une sorte de jugement. Alors que là, je m appliquais. Difficilement, mais je m appliquais. François SOULAGES : Vous parlez d «image d image». J ai ici une phrase de vous : «La photographie pour moi, c est l équivalent de la trame pour Lichtenstein. C est quelque chose qui limite, qui empêche et qui indique que ce n est pas la chose elle-même. Quand il montre un paysage, il ne peint pas un paysage, mais une image de paysage. Et moi, ce que je fais, ce sont toujours plus ou moins des images d images. C est une réflexion sur les images.» Cette notion d «image d image» me paraît forte dans votre travail. 8

Christian BOLTANSKI : C est un peu ce que je disais tout à l heure, c est-à-dire que je me suis principalement intéressé aux photos d amateurs et elles ont des modèles. On ne photographie pas la réalité, mais on photographie quelque chose qu on connaît déjà et on essaie que ce qu on va faire ressemble à ce qu on connaît. Donc, en ça, c est une image d image. Je suis toujours frappé, par exemple, dans les albums de photographies, qu on montre très rarement des gens malades, très rarement des morts, très rarement des images douloureuses. On montre des images du bonheur. C est donc lié à ce que doit être la photographie d amateur. Louise MERZEAU : Comment peut-on décrire ce qui s opère dans votre travail, dans l œuvre qui se construit? En termes de construction, vous partez souvent d images ou d objets trouvés, de documents d amateurs, vous récoltez des traces, des restes, vous le convertissez en quelque chose d autre, à la fois par une mise en espace et par une certaine forme de collection. Vous disiez que vous êtes plutôt contre la sélection, le choix ; je pense qu il y en a quand même un, en tout cas dans certains travaux. Il y a une orchestration dans un lieu, qui est lui-même souvent temporaire. Et au-delà il y a une œuvre qui s élabore, qui se construit aussi elle-même dans le temps. Quelle est sa finalité? Sauver, préserver ce qui pourrait s effacer? Réparer une perte? Ou au contraire ajouter de l effacement à l effacement? Christian BOLTANSKI : Aujourd hui, je pense qu à peu près 60 % de l activité que j ai est détruite après l exposition. Peut-être même plus. Aujourd hui, ce qui m amuse vraiment, c est d arriver quelque part et, en peu de temps, de construire quelque chose de visuel qui donne en principe des émotions. Les matériaux que j ai utilisés sont des matériaux extrêmement fragiles (je n ai jamais fait de monuments en marbre ou en bronze), donc qui ont un effacement. L idée même de préservation est chez moi totalement dérisoire, puisque tout ce que je fais s autodétruit, par exemple les pâtes à modeler. Donc il y a cette notion de ratage, qui, je pense, est très liée à l art. J aime beaucoup Giacometti et j aime beaucoup la notion de ratage chez Giacometti. Je pense que le ratage est une question très importante. Il y a ce désir, ce désir fin de préserver, et en même temps de savoir qu on ne peut rien préserver, que forcément ça se détruit. D une manière plus concrète et plus générale, quand je fais des rétrospectives, j ai toujours l impression que c est un peu comme quand on rentre chez soi le soir, qu on n a rien à manger, on ouvre le frigidaire, il y a une saucisse, deux pommes de terre et des œufs, et puis on fait revenir. Mon travail, c est ça. J arrive quelque part, j ai dans ma tête un certain nombre d éléments et je fais revenir. Même quand j emprunte des éléments, des œuvres à des musées, je les transforme toujours complètement et, très souvent, quand le prêteur, le conservateur vient, il ne retrouve plus son œuvre (je l ai coupée en trois ). Pour moi, une exposition n est pas une série d œuvres, c est une seule œuvre. C est plus un chemin. C est-à-dire que je tâche, quand je fais une grande exposition, qu il y ait un début et une fin. En cela, ça se rapproche sans doute plus des arts du temps comme le théâtre. Le but n est pas de se dire : tiens, là, il y a un beau tableau ou : ça, c est un tableau de telle époque. On est à l intérieur de quelque chose, on se 9

promène à l intérieur de quelque chose avec son propre temps, qui est une seule œuvre, mais une seule œuvre avec une progression. Très souvent, j utilise des éléments, disons plutôt des contraintes de corps, c est-à-dire d arriver dans un couloir très étroit, d ouvrir sur une grande salle, d avoir à descendre ou à monter. Ce qui m intéresse de plus en plus, c est de créer des lieux, des lieux éphémères, où on est à l intérieur de quelque chose, où le spectateur devient acteur d une pièce qui n existe pas. Vous savez ça mieux que moi, mais je pense qu il y a différentes manières de transmettre. Il y a une manière occidentale, chrétienne, qui est la transmission par la sainte relique, par le petit bout d os. Et puis au Japon, comme vous le savez, les temples japonais se font refaire tous les dix ans, les jardins zen tous les jours ; par contre, il y a des hommes qu on appelle quelque chose comme «monuments nationaux» parce qu ils ont le savoir. Donc il y a une transmission par l objet, ici, et dans d autres cultures il y a une transmission par le savoir. Et il me semble par exemple qu en Afrique il est plus important de savoir se servir d un masque que de préserver un masque. Une partie des choses que je fais, c est comme des règles du jeu qu on peut rejouer. Ça m a amusé : il y a un peu plus d un an, j ai vendu une œuvre importante au Centre Pompidou et je ne leur ai rien donné, aucun papier, aucun objet, rien, je leur ai raconté une histoire, c est-à-dire que je leur ai donné une règle verbale. Et c était à eux de jouer cette règle verbale, qu ils ont d ailleurs assez mal jouée, mais ça ne me regarde pas. Peut-être qu un jour quelqu un la jouera mieux. Beaucoup de mes œuvres sont comme des partitions musicales. Par exemple, je parlais des objets trouvés. La règle est de prendre tous les objets qui sont pendant un mois dans un bureau des objets trouvés et de les mettre sur des étagères. C est une règle. Que je sois là pour les installer ou pas, ça n a aucune espèce d importance. J ai fait aussi il y a longtemps ce que j ai appelé les «Inventaires», c est-à-dire de muséographier tous les objets de quelqu un. Prendre quelqu un qui est mort, ou qui est vivant mais qui est parti, et de mettre sous vitrine tous ses objets. Ça, vous n avez pas besoin d être là, c est une règle. De toute façon, mes œuvres sont tellement modifiables que j aimerais mieux actuellement, puisque je suis vivant, je joue ma propre musique, mais je souhaite qu après moi des gens jouent ma musique, qu elle soit interprétée. Interprétée et signée, et, puisqu elle est signée, réincarnée par celui qui l aura refaite. L œuvre, chez moi, est peu stabilisée. Naturellement, le poids des conservateurs, le poids du marché, tout ce qu on veut, tout ça fait qu il y a des choses stabilisées, mais pour moi elle est peu stabilisée. Elle est soit à un moment donné, quand je la joue dans un lieu, soit à interpréter complètement sans moi. Une autre chose qui m intéresse, c est qu il ne faut jamais que le spectateur découvre quelque chose, mais qu il reconnaisse. Je pense que l œuvre d art fonctionne comme une sorte de stimulus et que (ce que Duchamp a dit et ce que nous savons) celui qui la regarde termine l œuvre. Chacune des personnes qui regardent un film assises les unes à côté des autres voit un film différent. Chaque personne qui voit un tableau voit un tableau différent. Ou peut-être même qu on ne peut montrer que des choses que les autres savent, sinon on ne pourrait pas les montrer. En tout cas, il faut que chaque spectateur se dise : «Mais c est moi! C est mon histoire! Cet enfant qui court sur la plage, c est mon neveu», et à ce moment-là, à cause de cela, il peut y avoir une émotion. Je me suis un peu intéressé à l idée de bibliographie et de biographie. Si on peut lire Proust, c est parce que Proust ne parle pas de lui, il parle de nous. Nous avons tous été jaloux, nous 10

avons tous attendu notre mère un soir dans une chambre, nous avons tous eu une vieille tante un peu ridicule, donc constamment on se dit : «Oui, c est moi, il me connaît.» Toute la chose de l art est de parler de son village, donc de parler de soi-même, mais que ce village devienne le village de chacun et que chacun, avec son propre passé, refasse l œuvre. Je vais vous donner un exemple un peu grotesque. J ai exposé au Japon et j ai montré ces œuvres que vous connaissez peut-être, qui sont faites avec des vêtements, énormément de vêtements, plusieurs tonnes, qui couvrent complètement le sol d une chambre. Si je montre ça ici en Occident, à tort ou à raison, beaucoup de gens vont voir un lien avec des images de la Shoah. Quand je l ai montré au Japon, ils m ont dit : «Mais comment vous connaissez cette tradition du lac des morts, cette tradition zen? C est incroyable. D ailleurs, votre art est totalement japonais. Vous ressemblez un peu à un Japonais. Vous devez avoir un ancêtre japonais.» Et forcément, parce qu ils relisaient le travail par rapport à leur savoir et à leur vécu. Ils ne se trompaient pas beaucoup : il s agit, d une manière générale, de parler de dépouilles. Donc, que ce soit quelque chose qui peut évoquer la Shoah ou quelque chose qui peut évoquer le lac des morts, ça n est pas si loin. Mais en tout cas chacun relit avec son savoir. Pour ça, je crois qu il faut avoir un objet reconnaissable. Dans ma vie, j ai beaucoup utilisé les boîtes de biscuits, plusieurs milliers, des dizaines de milliers de boîtes de biscuits. Et si j ai travaillé avec les boîtes de biscuits, c est parce que c est effectivement un objet minimaliste et que j ai une formation d artiste minimaliste, mais aussi parce que c est quelque chose, en tout cas pour les gens de ma génération, que chacun de nous a connu dans son enfance parce que la grand-mère mettait là les choses un peu précieuses, des photos qu on voulait garder Enfin, la boîte de biscuits est le coffre-fort du pauvre. Donc il était plus intéressant de se servir d une boîte de biscuits, qui, on le sait, renvoie aux urnes funéraires, que de se servir d un cube en inox. C est la même forme, mais il y a une charge affective plus grande. Donc j ai toujours essayé, sans doute également pour ça, pour retourner aux images, de me servir de photographies connues, pour que chacun puisse dire : «Ah oui, celui-là, il ressemble à mon oncle. Ah, tiens, on avait la même salle à manger.» C est-à-dire de prendre quelque chose qui est déjà connu. François SOULAGES : C est plus un processus de projection que d identification. Christian BOLTANSKI : C est-à-dire que chacun, si ça fonctionne, doit dire : «Oui, c est moi. C est mon histoire. Je me reconnais.» François SOULAGES : C est dans ce sens-là que vous dites que c est vous qui tenez le miroir. Christian BOLTANSKI : J avais cette idée, mais elle est un peu trop christique. J avais l idée que, plus on travaille, moins on existe, et que finalement on a comme un miroir devant son visage et que chacun qui le regarde se reconnaît. Enfin c est un peu lourd. Louise MERZEAU : Cette reconnaissance peut-elle ou doit-elle s opérer aussi sur le plan collectif? Vous comparez vous-même souvent votre travail à des rites funéraires. Dans le rite, il y a la répétition, l objet comme trace d un disparu, mais il y a aussi évidemment le 11

groupe qui se constitue à travers le rituel, avec des places assignées et une médiation. Estce que vous placez votre travail entre ce groupe et un autre monde, dans ce sens d une identité collective à construire? Christian BOLTANSKI : Je pense que je me suis servi parfois de formes proches de formes religieuses, mais de manière relativement imprécise. Dans quelque chose qui s appelle «Autels», il y a pas mal de choses qui ont une forme d autel, mais qui ne sont pas directement liées à une religion propre. Donc je pense, effectivement, que je me suis servi, consciemment ou inconsciemment, de formes connues dans la ritualisation. Il est sûr, par exemple, que si je mets un manteau bras écartés sur le sol, ça rappelle quelque chose. Dans un pays chrétien, ça rappelle quelque chose. Donc, effectivement, dans ce même souci que le spectateur reconnaisse, je me suis servi, d une manière relativement imprécise, de formes rituelles, étant persuadé que la première relation qu on a avec l art, c est quand on est dans une église et qu on voit le prêtre faire puisqu on est justement devant ce qui n est pas dit avec les mots. Donc j ai utilisé ça, oui, consciemment et inconsciemment. Aussi consciemment. Forcément, puisque les gens doivent se reconnaître, on utilise des choses, des éléments, des organisations qui sont tracés dans la mémoire et qui donc, dans un monde occidental, se reconnaissent d une certaine manière. Je tâche toujours de faire attention. Par exemple, justement, les pièces de vêtement, la règle du jeu est qu on doit toujours prendre des vêtements usagés mais très récents et que, si je les installe moi-même, je mets toujours en évidence un tee-shirt avec un Mickey ou quelque chose comme ça, pour compliquer un peu la lecture et empêcher qu on pense trop à ce qu il n y ait qu une seule sortie. La beauté de l art, enfin de la poésie, c est qu elle est imprécise. C est qu un chapeau devient un chameau. En cela, chacun construit plus. Donc il faut essayer que ce qu on dise soit relativement imprécis. François SOULAGES : Est-ce que, pour employer un mot qu on utilise depuis un certain temps, vous «revisitez» vos œuvres, vos travaux, ou les souvenirs que vous avez de vos travaux? Est-ce que vous les reprenez, vous les réactivez, etc.? Ou est-ce que, quand un travail est fait, vous passez à un autre? Est-ce qu il y a constitution chez vous d une sorte de mémoire de votre travail et puis vous vous orientez vers le futur? Ou est-ce que vous essayez de retravailler? Christian BOLTANSKI : Je me sers vraiment des mêmes choses, des mêmes éléments. Par exemple, aujourd hui, il est exceptionnel que je trouve une nouvelle source de photographies. J ai tellement de gens chez moi J ai tous ces Suisses, tous ces criminels espagnols J ai de quoi, donc je n ai pas besoin d avoir d autres visages, ils sont là. Je les emploie d une autre manière. Je retravaille toujours sur la même chose, et de plus en plus, je crois. Louise MERZEAU : Est-ce que vous éprouvez vous-même une fascination pour ces images, notamment pour ces photographies, pour leur qualité d images, leur grain, leur flou, leurs rayures, leurs taches? Est-ce qu il y a un rapport corporel, physique ou de fascination 12

pour la matière première que vous utilisez (je pense aussi aux vêtements que vous utilisez)? Ou est-ce que c est indifférent? Christian BOLTANSKI : Pour les vêtements, par exemple, même quand j installe les pièces de vêtements, je me fous éperdument qu il y ait une robe verte à côté d une robe jaune. Sur les images, il est sûr que, dans beaucoup d images que j ai utilisées, je leur ai fait faire un traitement. Par exemple, elles sont presque toujours floues et grises. Effectivement, c est aussi pour les rendre plus universelles. Un visage flou est plus reconnaissable par tous comme voisin, cousin que s il était trop net. Donc le flou apporte cette chose un peu plus générale. Dès qu on fait un travail visuel, on se pose des questions de format, de gris, de flou. Là-dessus, je ne tire jamais mes photographies moi-même, je donne des indications relativement peu précises. Il n y a pas un vrai travail. Il y a toujours le même labo, qui est un mauvais labo, enfin pas spécialement bon. Je lui dis toujours : «Je voudrais gris et flou, comme d habitude», il me fait gris et flou comme d habitude, et puis voilà. Je ne fais pas cinq essais pour essayer d avoir le bon gris ou des choses comme ça. Mais effectivement je dis souvent à mes étudiants, pour m amuser méchamment, que je ne travaille jamais et que je passe mon temps à regarder la télévision, ce qui est en partie vrai. Mais il est sûr que, malgré tout, il est parfois nécessaire de toucher aux choses. C est-à-dire que la manière de créer, pour moi, c est de traîner dans mon atelier, d épingler une image au mur, de la regarder, qu elle soit moche. Et puis il y a par terre un bout de tissu, je me dis : «Tiens, je vais mettre le bout de tissu à côté de l image.» C est encore plus moche. Je pense (et en ça je suis un artiste traditionnel) qu il y a effectivement souvent la nécessité de toucher, d essayer. Et là, c est exactement comme de mettre du bleu sur un tableau. Il y a effectivement ça. Ce n est pas toujours comme ça. Il y a parfois des œuvres que je vois totalement finies sans avoir à les essayer. Mais, même si on ne garde rien, cette sorte d errance désespérée à essayer de faire quelque chose est sans doute utile à travailler. Quand on essaie de travailler, il faut s ennuyer énormément, c est-à-dire rester enfermé chez soi, ne rien faire, ou des choses bêtes, essayer de regarder un journal et lâcher cinq minutes après. Et ça peut durer des mois et des mois. On est dans une espèce d état de vacuité malheureuse qui fait que, quelquefois, on peut croire qu on a eu une idée d une œuvre qui peut être intéressante. Mais il y a un besoin énorme de traîner, et parfois de traîner en manipulant. En tout cas, être dans cette sorte de vide. Mais ce vide, tout peut apporter : se promener dans la rue, regarder une tache sur le sol Je dis pour me flatter, parce que ce n est pas tout à fait vrai, malheureusement, que je regarde tous les feuilletons à la télé mais que j arrive à m abstraire complètement de ce que je vois et que je m intéresse seulement à un dixième de l image qui peut m apporter quelque chose. Ce n est pas sûr que ce soit tout à fait vrai, mais on a tout de même une sorte de formation qui fait que je regarde plus ça que ça, et qu on arrive à choisir, dans le monde qui nous entoure, ce qui peut être utile à notre activité. Ça fonctionne plus ou moins comme ça. François SOULAGES : C est travailler aussi son regard? Après, quand tout ça est exploité, est-ce que ça peut donner une sorte de style? C est la confrontation avec des images, 13

confrontation avec une mémoire, confrontation avec la «réalité»? Quel rapport vous instaurez? Christian BOLTANSKI : Je vous dis, on répète toujours la même chose et à peu près les mêmes questions. De temps en temps, il y a une question qui se rajoute totalement, ou une manière de regarder une question un peu différente. On a forcément une sorte de vocabulaire qu on s est fait. De temps en temps, on ajoute un mot à son vocabulaire. Ce que je dis est très difficile à dire ici ce n est pas explicable. Voilà. Ce n est pas explicable, pourquoi je pense qu il y a des artistes bons et mauvais. Ce n est pas explicable, pour soimême, pourquoi on pense qu on a fait une œuvre bien ou pas bien. On ne peut pas l expliquer. Ça a l air très réactionnaire et très traditionnel de dire ça. Je ne peux pas l expliquer. Simplement, il semble souvent que, pour arriver à quelque chose qui peut vous satisfaire, il y ait eu un temps très très long, comme d être devant un mur, et un jour, il n y a plus de mur. C est une vision très mystique de la chose. Moi, je pense que j ai plus ou moins ce fonctionnement-là. Donc il y a ça, qui est le vrai fonctionnement, et puis il y a le fonctionnement quand je fais une exposition, où j emploie des éléments différents, et là il y a une sorte d état d excitation très grand parce qu on travaille avec des gens, parce que le temps est court. Généralement, je m occupe d une exposition en cinq ou six jours, donc on travaille douze heures par jour. Et là, c est comme si on était sous de la coke ou sous du vin toute la journée. Il y a une sorte d excitation extrêmement grande de fabrication, mais en même temps on n invente pas beaucoup, on remodèle des choses qu on sait. Ce n est pas vraiment le moment où on trouve quelque chose, on arrange. François SOULAGES : C est un grand moment de latence, d inaction où se constituent les conditions de possibilité de la création Christian BOLTANSKI : Et puis il y a un moment d installation, qui est beaucoup plus heureux puisqu on est avec d autres, et puis il y a une date, donc il y a un énervement, il y a toujours des catastrophes. Et là j ai vraiment l impression de créer, comme on dit, et j adore ça. J ai une exposition qui est actuellement au Mexique, qui est énorme, qui doit faire 2 000 ou 3 000 mètres carrés, et je m étais donné comme règle d arriver avec rien, de rester et de tout faire en huit jours. On a monté ça avec six ou sept personnes, et c était une très grande joie. Depuis quelques années je m intéresse à je ne peux pas dire que je m intéresse au théâtre ni à l opéra, mais je m intéresse beaucoup à quelque chose qui est entre le spectacle musical et l installation. Par exemple, avec deux amis, Il y a Kabakov et Jean Kalman, on a fait la Tétralogie de Wagner à Berlin dans un très beau lieu qui est un ancien hôpital désaffecté, un lieu énorme. Pendant deux jours, il y a eu énormément de spectateurs, 6 000 ou quelque chose comme ça. Les spectateurs se promenaient dans ce lieu très grand où il y avait différents pavillons. Leur cheminement était aléatoire, mais il se passait des choses, parfois avec de la musique enregistrée, parfois avec des chanteurs. Donc je m intéresse aujourd hui beaucoup à une forme qui soit un peu comme ça. L année dernière, j avais fait un truc avec Jean Kalman et un musicien qui s appelle Franck Krawczyk, qui était une reprise de la 3 e de Mahler, très transformée, et il y avait un chemin où il se passait des 14

choses. Il y avait une entrée, une sortie, et il se passait des choses entre-temps. On pouvait rester cinq minutes ou cinq heures, c était permanent de 17 heures à minuit. À Berlin, c était de midi à minuit. Ce sont des trucs permanents où on reste autant qu on veut. Il y a les arts du temps et les arts de l espace. La peinture et la sculpture sont des arts de l espace. La musique, la littérature, le théâtre, etc. sont des arts du temps. Et il semble que l émotion est plus facile à donner quand on utilise un art du temps que quand on utilise un art de l espace, parce que dans un art du temps il y a le suspense. Quand on lit un livre, on ne sait pas ce qu il y a sur l autre page. Le suspense crée le choc. En musique aussi, c est comme ça. Si on peut avoir de l émotion avec Bach, il me semble que c est parce qu on a plus ou moins intériorisé la musique de cette période et que Bach introduit des cassures à l intérieur de ce code, donc on a brusquement : «Ah!» Le suspense permettant la cassure ou le renversement crée l émotion. Donc je m intéresse de plus en plus à essayer, dans mon domaine qui est un art de l espace, à introduire du temps. Ou un cheminement, comme je le disais tout à l heure. Louise MERZEAU : Je voulais justement vous demander si l un des objets de votre travail n est pas cette tension ou cet apparent paradoxe entre une dimension minimaliste ou pauvre, et une dimension spectaculaire du moins pour le spectateur. Christian BOLTANSKI : Il y a une volonté théâtrale, de plus en plus. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose, mais de plus en plus il y a une volonté théâtrale. C est pour moi des sortes de pièces de théâtre où le spectateur devient acteur, où le temps n est pas exactement le même, où il n y a pas de texte. J ai travaillé une fois avec un texte de Kawabata, mais en principe il n y a pas de texte. En tout cas, ce sont des choses qui pour moi sont proches du théâtre. Et je cherche une forme hybride. Je ne suis pas sûr d avoir trouvé, mais je cherche une forme hybride un peu entre les deux. En tout cas, le fait que je cherche cette forme hybride et que j aie fait quelques petits spectacles a certainement une influence très grande sur mon activité de peintre. Nathalie HEINICH : Vous vous dites peintre? Christian BOLTANSKI : Oui, absolument. Je me dis peintre parce que, justement, c est un art de l espace, en gros c est les images. Je ne sais pas comment appeler ça. Le mot «plasticien» est tellement laid Je n aime pas le mot «plasticien». Donc effectivement, comme je pense qu il n y a aucun changement et que je suis un artiste très traditionnel, je suis un peintre dans la tradition. Finalement, je ne vois pas beaucoup de différence. C est une image qui est là pour donner des émotions et poser des questions, ce qui est l objet de la peinture, qui est une image qui ne bouge pas, contrairement au cinéma. Je ne vois pas tellement d autre nom. Nathalie HEINICH : Artiste? 15

Christian BOLTANSKI : Oui, mais artiste, il y a artiste de music-hall, artiste lyrique Artiste, d abord, ça me semble toujours très prétentieux. «J aurais voulu être un artiste», comme dit l autre Non, si vous voulez, les endroits où ce que je fais est montré sont des musées de peinture, je ne suis exposé que dans des musées de peinture, à côté de la peinture, donc ça doit avoir un lien. Parfois, dans les vieux musées du XIX e siècle, il y a peintures et sculptures à l entrée, et je suis exposé dans des musées de peinture, donc c est sans doute de la peinture puisqu on me met dans des musées de peinture. Ce n est pas du théâtre puisqu on ne me met pas dans un théâtre. Ce n est pas de l écrit, puisque ce n est pas des livres. Ça doit être de la peinture. C est toujours des mots. Prenez par exemple la vidéo. Pour moi, il y a deux sortes de vidéo totalement différentes. Il y a quelque chose qui est la vidéo sculpture, c est-à-dire : on est debout, il y a un ou plusieurs écrans et on bouge à l intérieur d une chambre. À ce moment-là, on est dans un domaine qui, pour moi, est le domaine traditionnel de la sculpture. Et puis il y a une vidéo faite par des artistes, qui est une vidéo narrative, avec un début et une fin, et qu on doit regarder assis. Là, on est dans un autre domaine, qui est le domaine du cinéma. Donc, avec le même médium, on peut faire de la sculpture ou du cinéma. C est plutôt la position du corps qui est déterminante, ce n est pas le moyen. Certaines vidéos, par exemple les vidéos de (?), sont totalement de la sculpture. Les vidéos narratives ne sont pas de la sculpture. Le choix du moyen n a aucune importance, c est pour ça que je me dis peintre, parce que d une part je suis montré dans des lieux où on expose de la peinture, et puis d autre part parce que c est le même «regard», si je puis dire. Louise MERZEAU : Vous-même, vous n avez pas envie de travailler avec des images animées, vidéo ou numériques, sous une forme quelconque d écran? Christian BOLTANSKI : Je suis très incompétent pour tout ce qui est technique. J ai fait dans ma jeunesse un certain nombre de petits films, ce qui m avait demandé beaucoup d efforts, et comme je suis assez paresseux Maintenant, avec la vidéo, c est beaucoup plus simple, mais à ce moment-là c était lourd. Je ne dis pas non. Je pense que je suis incapable de faire un film narratif, certainement. D utiliser une image animée, c est possible. C est vraiment possible. Mais à ce moment-là ce serait pour moi plutôt du matériel. De même que j utilise la photographie et que je ne suis pas photographe, si j utilisais de l image prise en vidéo, je ne serais pas vidéaste. Ce serait du matériel que j utiliserais. Il y a un grand nombre d artistes qui travaillent avec la vidéo, donc c est une chose qui m intéresse. Ce serait possible, mais ce serait pour moi comme du matériel. François SOULAGES : Il y a un thème ou une problématique qui joue un grand rôle, je crois, dans votre travail, c est la problématique de l enfance. On pourrait aussi la relier à la problématique de la mémoire. Vous dites parfois : «J ai tellement raconté et inventé des histoires liées à l enfance, à mon enfance, que j en ai perdu d une certaine manière mes souvenirs personnels.» Est-ce que ce qui est important pour vous dans un souvenir, ce serait l aspect personnel, particulier, singulier, la somme de tout cela? Un peu comme quelqu un qui aurait pris sa vie en vidéo et qui aurait essayé de capter le maximum d images. Ou bien est-ce que c est le fait de s être tourné vers ce passé, le fait de travailler sa 16

mémoire? Vous voyez ce que je veux dire? D un côté, ce serait l ensemble des éléments ; de l autre, ce serait le rapport à cette possibilité humaine qu est la mémoire. Tout ça étant lié à l enfance. Vous le disiez d une certaine manière, c est quand vous avez eu l impression d avoir quitté l enfance que quelque chose d important s est passé. Christian BOLTANSKI : Je pense à cette phrase de Kantor, pour qui j ai la plus grande admiration : «On porte tous un enfant mort en nous.» Et moi j ai vraiment cette notion que la première chose qui meurt en nous, c est par exemple le petit Christian. Il est mort. J en ai un très vague souvenir, mais il est mort. Et finalement, je pense que si je me suis intéressé à l enfance, ce n est pas en tant que telle, c est en tant que première mort. Oui, on a en nous, étrangement, un autre être dont on a perdu le souvenir. Il y a cette histoire, qu on m a racontée comme vraie mais qui est sûrement fausse, d un couple qui a une petite fille de cinq ans et qui va avoir un bébé. La petite fille de cinq ans dit : «Je veux absolument parler au bébé quand il va arriver. Je veux parler au bébé, je veux parler au bébé.» Et elle réclame tellement que, finalement, on la met dans une chambre avec le bébé (elle veut parler seule avec lui) mais, comme ils ont peur, ils mettent une sorte d interphone. Et la petite fille dit au bébé : «Parle-moi de Dieu, parce que je commence à oublier.» Effectivement, ce qui m a semblé intéressant dans l enfance, c est cette chose qu on oublie, qui est là mais qu on oublie. C est comme quand je vous disais que j ai travaillé sur la «petite mémoire», cette chose qui se perd. Mais en dehors de ça, je n ai pas un intérêt spécial pour les enfants. Ça ne m intéresse pas beaucoup. Les enfants en tant que tels, je n ai rien contre, mais ça ne m intéresse pas spécialement. Ce qui m intéresse, c est une phrase de Napoléon, une phrase qui est très bizarre parce que c est la phrase la plus ignoble que je connaisse et en même temps la plus intéressante. Napoléon était à Austerlitz, par exemple, où il voit des milliers de morts, et il dit : «Aucune importance. Une nuit d amour va remplacer tout ça.» Naturellement, cette phrase est particulièrement ignoble, mais en même temps c est pour moi la seule raison d espérer. Effectivement, on n est jamais remplacé, mais remplaçable, heureusement. Donc la seule chose qu on peut dire, c est que, effectivement, il y aura d autres gens ici dans quelques années, voilà, et qu on est à l intérieur d une histoire. Ce que je crois de plus en plus, c est qu on est à l intérieur d une histoire et qu on est humain parce qu on sait qu on est à l intérieur d une histoire, une histoire passée, une histoire à venir. Mes préoccupations aujourd hui sont plutôt celles-là. Ce qui ne veut même pas dire la transmission, d ailleurs, simplement de savoir que les choses continuent. Ce n est même pas la transmission d un savoir, c est que ça continue. En principe, ça continue. Je ne sais pas si mon activité est directement visible là-dessus, mais en tout cas c est mes préoccupations actuelles pour essayer de faire de l art. Françoise SOULAGES : Je serais bien revenu sur autre chose, mais enfin tout cela est quand même très lié à la mémoire, c est l histoire de la sélection. Pourquoi dites-vous : «Quand je prends la photo, c est moins de la sélection que quand je choisis des photos faites par d autres»? Et à côté de la sélection, qui est un choix positif, il y a l élimination. Est-ce qu il y a de l élimination chez vous? Est-ce que vous jetez des choses? 17

Christian BOLTANSKI : Des œuvres, vous voulez dire? François SOULAGES : Des Suisses, par exemple? Vous jetez des Suisses? Christian BOLTANSKI : Non, les Suisses, je les ai gardés. Dans l ensemble, je garde les événements, enfin les sources qui m ont servi. J avais gardé toutes mes archives, je viens d en faire une œuvre, ce qui est une manière de s en débarrasser. Comme ça, on ne la jette pas, mais on ne l a plus chez soi, ce qui est un avantage. C est une très grande œuvre (j avais beaucoup d archives). Naturellement, j ai mélangé aussi bien des éléments très personnels que des éléments professionnels, tout ce qui reste de la vie de quelqu un. C està-dire qu il y a à la fois des lettres amoureuses et des papiers de douanes pour faire voyager des œuvres. Donc c est une énorme œuvre avec beaucoup de documents, mais où tout s égalise complètement, et qui fait effectivement ma vie. Serge TISSERON : Merci beaucoup, j étais un peu sous le charme en vous écoutant et je me disais que ça m éclairait beaucoup sur votre travail. J avais envie de prendre un peu tout ce que vous nous avez dit là pas seulement comme une sorte de porte d entrée vers votre travail, mais presque comme un équivalent des œuvres visuelles que vous créez. Donc je me suis attaché aux différentes scansions de votre discours ce soir, de votre improvisation. C est toujours bien de s intéresser aux moments successifs d une improvisation. D abord, vous avez parlé de «préserver la petite mémoire», la mémoire de la grand-mère, la grandmère morte, ces choses qu on cherche à préserver et qu on découvre qu on ne préservera jamais. Donc le désir de préserver la petite mémoire, l angoisse de ne pas y arriver. Et puis après vous nous avez parlé de votre travail avec Détective, c est-à-dire qu à ce moment-là il ne s agit plus de préserver la petite mémoire, mais de participer à son effacement puisque vous avez dit que vous preniez des images, que vous coupiez les légendes, que vous les mélangiez et qu on ne pouvait pas les reconnaître. Et dans un troisième temps vous avez évoqué vos parcours au marché aux puces, le fait de trouver une veste, tout ce travail de résurrection. Je me disais que finalement c était une manière de lutter contre cet effacement, bien sûr, en invitant chacun à habiter les objets et la mémoire différemment. Dans un quatrième temps, vous avez évoqué le fait que vous travailliez maintenant, au moins en partie, en donnant des règles pour que, quand vous n êtes pas là, quand vous vous absentez volontairement ou le jour éventuellement où vous ne pourrez plus être là du tout, on puisse construire les choses à partir des règles que vous aurez données. Et enfin, dans un cinquième temps, pour terminer, vous nous avez parlé de l introduction du temps, que le spectateur devienne acteur, etc. Je me posais deux questions. La première, c est que cette succession de tout ce que vous nous avez dit ce soir, c est un peu la succession des moments d une liturgie. C est-à-dire que d abord on cherche à garder, puis on accepte de perdre, ensuite on ressuscite et on introduit ce qui se passera quand on ne sera plus là et ce que feront les autres pour nous continuer. Donc ma première question, c est : est-ce que vous avez l impression, dans votre démarche, d être inspiré ou d avoir été inspiré par des rituels liturgiques? Ma deuxième question, plus intéressante à mon avis, est de savoir si ces différents moments qui ont marqué votre discours ce soir pourraient être finalement tous 18

présents dans les œuvres que vous nous présentez. J ai l impression que dans ce que vous faites, il y a tous ces moments, et que tous ces moments qui sont présents chacun à l état d un petit élément, tous ces éléments réunis donnent une extraordinaire complexité aux œuvres de vous qu on peut voir. Voilà. Je vous remercie vraiment beaucoup de ces repères que vous m avez permis de poser. Et puis, j ai encore une troisième question. Vous nous avez beaucoup parlé de votre rapport à ce que vous avez nommé «construction à partir du vide», ou à partir de photographies comme modèles, enfin de photographies qui ne sont pas des œuvres. Alors la question que j ai envie de vous poser est celle-ci : est-ce qu il y a un artiste ou quelques artistes dont vous pouvez vous sentir plus proche, d une façon ou d une autre? Christian BOLTANSKI : Vous savez, on a tous des pères, des grands-pères, des cousins, des frères Même si je sais que la plus grande importance de tout artiste du XX e siècle c est Picasso, je me sens plus proche de Giacometti. Même si son importance est moindre, sans aucun doute. Là-dessus, pour parler de choses plus proches que moi, là encore, vu ma génération et le moment où je suis né, sans doute que mes deux pères seraient Andy Warhol d un côté et Beuys de l autre. Avec cette chose très étrange, c est qu ils sont pour moi assez proche. Beuys est l artiste traditionnel et le croyant, c est «Dieu est venu» ; et Warhol, qui a d ailleurs fini comme croyant, mais tout son art est : «Il n y a pas d inspiration. J ai fait ça comme ça, je m en fous. Quelqu un l a fait pour moi.» Beuys est un artiste au sens très traditionnel du terme, en même temps très romantique, et il y a vraiment cette idée de l inspiration, «Dieu est venu». Et Warhol, c est : «J avais besoin de fric, quelqu un a fait ça pour moi.» C est un jeu chez les deux. En tout cas, il est certain que, pour les gens de ma génération, ç a été les artistes les plus marquants. Sinon, j ai beaucoup de frères ou de grands frères comme Gerhard Richter ou Bruce Nauman, que j admire beaucoup. On peut dire que, effectivement, je suis dans une tradition qui viendrait à la fois de Beuys et de Warhol. Avec tout ce qui peut être très douteux chez Beuys, ce côté un peu Raspoutine. Mais disons que, d une manière générale, je me sens très proche de l art allemand et de l Allemagne. Ce qui a le plus d influence sur moi aujourd hui, ce n est sans doute pas des plasticiens mais plutôt Tadeusz Kantor, qui est mort il y a dix ans, et Pina Bausch. Ça m apporte plus aujourd hui de voir un spectacle de Pina Bausch que de voir une exposition d arts plastiques. François SOULAGES : Vous disiez l autre jour que les «pères du désert» vous inspiraient encore Christian BOLTANSKI : Oui. En me moquant un petit peu. Il y a chez les artistes cette notion de «pères du désert», c est-à-dire cette notion de quelqu un qui fait un geste limité toute sa vie, et sa vie devient exemplaire par la répétition continuelle de la même chose. Je pensais notamment à un ami qui s appelle Toroni, qui fait depuis trente ans exactement le même tableau. C est très proche d une sorte d ascèse, de s empêcher de faire autre chose. Il y a forcément, là encore vous le savez tous, de grandes relations entre le domaine religieux et l art, qui sont à des niveaux très différents. Je dis toujours par exemple, pour m amuser, que 19

les grandes villes d Europe ont presque toutes été fondées par une relique : on trouvait un petit bout d os, on construisait une cathédrale, beaucoup de gens venaient en pèlerinage, une foire était là et la ville devenait riche. Aujourd hui, l exemple de Bilbao est pour moi très intéressant parce que c est une ville qui est croulante, ils ont construit cette cathédrale, ils ont mis quelques vieux bouts d os à l intérieur pendant un mois et la ville est devenue riche. C est le même type de fonctionnement. Il y a je ne sais plus combien de centaines de milliers de visiteurs chaque année qui viennent prier dans ce lieu. Le fonctionnement est le même. Aujourd hui, les nouveaux princes ne construisent plus d églises, ils construisent des musées. Je ne sais pas si c est mieux ou moins bien, je n ai pas de jugement là-dessus, mais en tout cas c est à peu près le même fonctionnement. En dehors de cela, je pense effectivement que ce sont des activités qui sont assez proches. Je disais il y a quelque temps pour faire chier le monde (je ne le dis plus aujourd hui, mais je vais vous le dire ce soir) que le seul art qui m intéressait était l art chrétien. Ce que je voulais dire, ce n était pas l art chrétien au sens catholique du terme, si je puis dire, mais il y a par exemple dans le cinéma un grand renouveau d un art d amour, un art humaniste et un art d amour. Par exemple, j aime beaucoup une photographe qui s appelle Nan Goldin, qui est peu chrétienne apparemment, mais je pense que son travail l est parce qu elle peut regarder un travelo complètement drogué et elle nous montre un être splendide, c est-à-dire qu elle a toujours un regard d amour sur chaque personne qu elle photographie. Cette chose m intéresse, ce regard m intéresse. D une manière plus générale, je pense qu aujourd hui je m excuse encore de dire ça, vous connaissez ça mieux que moi, c est un cliché une des réelles luttes est entre humains et post-humains, et je me sens de plus en plus du côté humain et de moins en moins du côté post-humain. Je pense qu un des vrais problèmes et des devoirs que je me suis donnés est d être humain et non post-humain, avec tous les dangers que pour moi représente la post-humanité. Louise MERZEAU : Qu est-ce que vous entendez par «post-humain»? Christian BOLTANSKI : Ce n est pas forcément le clonage, mais c est par exemple d être fâché avec la mort. Aujourd hui, on ne meurt plus. Ça m étonne toujours : avant, les gens mouraient en bonne santé. Les écrivains avaient toujours une dernière parole extraordinaire. Kafka buvait du champagne la nuit de sa mort Enfin, les gens mouraient en excellente santé. Et maintenant les gens meurent en très mauvaise santé. Ils ne meurent même plus, on les débranche un jour. Donc on a nié la mort. Et je pense que c est une chose extrêmement triste. Alors il est peut-être mieux de ne pas vivre vingt ans de plus mais de mourir en bonne santé, ou en tout cas paisible. Pour parler de moi, par exemple, j aime beaucoup les saucisses, mais je suis totalement incapable d égorger un cochon, même de le voir égorger. C est une chose qui m est impensable. D une manière générale, il y a une tendance, sans parler des dangers de la science qui sont des problèmes qui me dépassent, à oublier les éléments qui font qu on est humain, c est-à-dire qu on va mourir et qu on doit tuer. Avant, dans les sociétés traditionnelles, la mort était l occasion d un grand repas, les jeunes gens se rencontraient et fondaient une société. Quand on avait une ferme, le grandpère mourait, le père prenait la place du grand-père, le fils prenait la place du père, et ce qui 20