Philosophie, science et politique : Réponse au Professeur Van Houtte*



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Transcription:

Philosophie, science et politique : Réponse au Professeur Van Houtte* Maureen Cain Introduction Dans son article sur «les fondements scientifiques de la sociologie du droit», non seulement le Professeur Van Houtte fait preuve de l érudition à laquelle ses travaux nous ont habitués mais encore il réussit à mettre en évidence, avec beaucoup de clarté et de précision, les problèmes les plus fondamentaux de cette discipline. C est un service d importance rendu à la sociologie du droit ; j espère y ajouter un peu dans cette brève réponse en soulignant quelques-uns des arguments en faveur d un point de vue radicalement différent. Van Houtte et moi-même sommes d accord, je crois, sur le fait que le débat et la discussion sont essentiels pour empêcher la science de tomber dans l idéologie et c est pourquoi j espère qu on considérera cette réponse comme une contribution à une entreprise conjointe : la sociologie empirique du droit. Alors qu on me permette encore un mot pour insister sur les points de vue que le Professeur Van Houtte et moi partageons. Nous croyons tous deux que les connaissances scientifiques comportent des conditions nécessaires qui les distinguent des autres discours (ou de la plupart d entre eux). [C est une question plus problématique de savoir si ces conditions considérées conjointement constituent une condition suffisante, une spécificité par rapport à tous les autres discours (Cain et Finch, 1981)]. Et, c est important, nous partageons le point de vue que la sociologie en général, y compris la sociologie du droit, est une discipline empirique. Donc, en ce qui concerne ces deux points les plus importants, nous sommes engagés dans la même entreprise, et notre discussion intervient dans le cadre de ces prémisses sur lesquelles nous sommes d accord. Néanmoins, le Professeur Van Houtte a raison de distinguer sa position de la mienne. Nos avis diffèrent non seulement sur la nature humaine, dont je dirai un mot à la fin, mais aussi sur le rôle * Trad. de l anglais par Arlette Lagarde, CRIV, Vaucresson. 237

M. Cain Philosophie, science et politique : Réponse au Professeur Van Houtte de la philosophie, le rôle de la théorie et le rôle de la politique. Je saisirai l occasion qui m est offerte ici par Droit et Société pour développer brièvement chacun de ces points à tour de rôle. Bases philosophiques Toute pratique scientifique suppose une onto]ogie et une épistémologie. C est la position que je défends contre Jean Van Houtte et que je veux essayer de justifier ici. On ne peut analyser un objet si l on n a pas une conception de l être de cet objet. Cette conception influencera et déterminera les manières possibles d avoir une connaissance de cet aspect. Dans sa conception positiviste des faits sociaux, Durkheim les considérait comme des «choses» (ce qui correspondait pour lui à la catégorie des objets des sciences physiques) bien qu on ne puisse les observer sensorielle ment, et cette conception se formait et s articulait avec une épistémologie incluant la médiation d «indicateurs» des faits sociaux, qui 501 1t sensorielle ment observables, et avec une méthodologie qui permet de choisir entre les indicateurs (par exemple, se rencontre dans toutes les sociétés d un type social donné, etc.) et qui, à son tour, est reliée aux techniques du traitement statistique, par exemple. Ces liens entre ces phases de la connaissance (ontologie, épistémologie, méthodologie, technique) ne sont pas indispensables, mais a) il est possible de spécifier les manières dont ces quatre phases s articulent et b) l ontologie exclut certaines épistémologies envisageables, par exemple le constructivisme, l épistémologie exclut certaines méthodologies et la méthodologie exclut certaines techniques. Je ne veux pas dire par là que les liens ou les articulations sont totalement négatifs. Une recherche des indicateurs requiert aussi une méthodologie qui permette leur identification, quoique aucune méthodologie particulière ne soit indispensable : on pourrait concevoir d autres façons d identifier ces indicateurs. C est pourquoi nous ajouterons un troisième lien d articulation entre les phases : c) l ontologie cadre les problèmes pour l épistémologie ; l épistémologie cadre les problèmes pour la méthodologie ; et la méthodologie cadre les problèmes techniques. Et je le répète, aucune de ces articulations entre les phases n est déterminée par la phase «antérieure». La créativité est toujours possible. Mais il faut que les articulations aient un sens logique. Pour moi (et, à propos, également pour Karl Popper), il faut que les articulations entre les phases soient objectives. Pour ces raisons, je ne peux pas être d accord avec le Professeur Van Houtte lorsqu il soutient qu on peut, et qu en réalité on devrait séparer la pratique sociologique des présuppositions ontologiques. 238

La théorie : d abord ou après? Mon second différend avec le Professeur Van Houtte concerne le rôle de la théorie dans la recherche sociologique. Et, bien que je m identifie moi-même comme marxiste, j aurai recours une fois de plus à un modèle non-marxiste, à un autre des pères-fondateurs que j admire profondément. Ce n est pas parce que je veux dissimuler ma position personnelle (qui a été le principe directeur de mes recherches) mais parce qu Emile Durkheim et Max Weber ont tous les deux profondément réfléchi sur leur travail et par conséquent nous ont laissé des explications détaillées sur la façon dont ils faisaient de la sociologie et croyaient qu on devait en faire. En outre, je ne prétends pas que mon point de vue sur la nature de la science soit exclusivement marxiste et, en réalité, beaucoup parmi les marxistes peuvent ne pas le partager. Je ne suis pas d accord pour penser que la sociologie du droit est une science positive, dont la méthode ne peut s appliquer que pour les faits sociaux directement observés. Je ne crois pas que, sans théorie, les faits sociaux puissent être observés ou constitués en données. Au contraire, je crois qu on doit construire les concepts du premier degré des objets-du-monde avant de pouvoir «reconnaître» ces objets d une façon adaptée à la science. C est notre sens commun préexistant qui fixe les limites à notre connaissance si, par exemple, nous supposons qu une famille ou un juriste est un objet pré-déterminé dans le monde ou même si nous essayons d en construire une définition simplement opérationnelle, sur la base de cette connaissance de sens commun : à cette étape doit succéder une investigation dont les résultats sont ensuite théorisés c est ce que j appelle «l approche théorique après». Au contraire, j avance l idée que les concepts des objets du premier degré sont eux-mêmes construits au cours de la recherche et en relation avec une partie préexistante, théorie de la partie émergente. Prenons un exemple webérien, à savoir son concept du protestantisme. Ce n est pas une définition opérationnelle établie en fonction des noms des «églises» ou du nombre des fidèles qui les fréquentent et ce n est pas non plus la question de l idéologie que Weber retient comme signifiant arbitrairement choisi. Sa «reconnaissance» de l importance des doctrines sur la prédestination, de l incertitude chronique qu elles engendrent et le lien contradictoire entre ces doctrines et ce modèle paradoxal de l accumulation matérialiste et de l ascétisme, est une construction de type-idéal extrapolée à partir d une réflexion théologique approfondie et construite en liaison avec le concept particulier du capitalisme qu il développe. La conclusion théorique est un artefact de la construction du concept comme c est toujours le cas. Et, dans ses écrits méthodologiques, Weber est catégorique à ce sujet. Il n est pas possible d appréhender directement le monde (à cause de 239

M. Cain Philosophie, science et politique : Réponse au Professeur Van Houtte son infinité extensive et intensive). On peut le faire seulement par la construction du concept, ce qui implique un choix et, osons le dire, des valeurs. Les concepts eux-mêmes, afin d être des concepts, doivent être capables de s articuler dans la théorie avec d autres concepts. Pour Weber, la théorie venait d abord ; lui succédait une estimation impartiale (sans jugement de valeur) du fait sur le plan des concepts construits ; venait ensuite, résultat de cette estimation, une explication théorique plus décisive. En d autres termes, avoir une connaissance impartiale et objective au sens que Weber ne signifie pas qu on parte de modèles de faits bruts qu on théorise ensuite : modèle de la théorie en second. Plus exactement, sans travail théorique, le projet ne peut absolument pas être mis en route. Cela signifie qu il est possible d accepter une des conclusions de Van Houtte. Les sciences ne sont pas additives. Mais on peut aussi aller plus loin. Les connaissances produites par la sociologie ne sont pas additives. Si elles sont des élaborations en fonction de concepts qui sont rassemblés et organisés dans une théorie générale, alors bien sûr ces connaissances peuvent trouver des modes d articulation utilisables. Mais si les concepts du premier ou du second degré ne s articulent pas ainsi ou s articulent avec une théorie générale différente, alors même les connaissances produites dans le cadre de la sociologie restent discontinues et décousues. Nous dirons, évoquant à nouveau Popper, que ces théorisations isolées sont de la science moins rentable et, par conséquent, moins bonne. Politique et connaissance Mes positions ontologiques et épistémologiques personnelles m amènent à être d un avis radicalement différent de celui du Professeur Van Houtte sur la question des relations entre la connaissance et la politique (au sens large des organisations du pouvoir plutôt qu au sens étroit de l affiliation à un parti). J espère, toutefois, que les recherches empiriques que j ai effectuées au cours des années établissent clairement que je ne suis pas encline au partipris ou à la polémique primaire. Qu on me permette donc de développer dans quels sens importants la connaissance est politique. Mes présuppositions ontologiques sont des présuppositions réalistes. Je crois, en particulier, que les relations sociales, quoique continuellement en cours de création et de re-création, ont à tout moment une réalité autonome, que les sociologues cherchent à expliquer en construisant le concept de relations comme l objet de leur science. Je crois, c est vrai, en «une réalité matérielle qui existe par ses apparences, antérieure au discours à son sujet ou même à la possibilité de la connaître». En construisant les relations comme cet aspect de la réalité qu ils cherchent à comprendre, les sociologues sont, implicitement ou explicitement, en train d affir- 240

mer qu on peut, indépendamment des gens, comprendre les espaces de jonction entre eux. Les façons dont les gens se comportent, y compris la parole, révèlent la nature de ces relations. Des modèles de comportement relativement stables indiquent les catégories spéciales de relations que nous décrivons, à un niveau, comme institutionnalisées (connaissance, politique, etc.) ; à un niveau plus profond et en même temps encore plus abstrait, nous pouvons indiquer les structures de relations (y compris la connaissance et le pouvoir) qu on peut théoriser pour expliquer en partie la façon dont diverses institutions sont continuellement re-formées et changées, à la fois sur le plan interne et les unes par rapport aux autres. Les structures, en tant que concepts d une réalité dont nous croyons qu elle existe, sont impuissantes à provoquer quoi que ce soit. Mais dans deux cas, on a développé des théories élaborées de structures dont on peut démontrer heuristiquement qu elles donnent un sens aux façons institutionnalisées dont les gens pensent/parlent/se comportent. Ces deux cas sont a) la théorie marxiste sur la façon dont les classes se forment et se reforment dans les relations qui constituent la production, la distribution et l échange, théorie qui a été élaborée avec un succès variable pour inclure la politique et la connaissance, relations qui sont également actives dans ces processus ; et b) la structure sexe/genre, également répandue mais à des époques différentes, que Harsock a le plus clairement explicitée. Jusqu ici, j ai tracé les grandes lignes d une ontologie et, pour partie, d une méthodologie (analyse des comportements pour identifier les modèles). Cependant, la relation cruciale entre la connaissance et la politique se produit au niveau épistémologique. En bref, je considère que les sociologues font partie des institutions (je veux dire leur profession) et ils font également partie de ces deux structures que nous avons découvertes jusqu ici. Comme personne d autre, ils parlent de lieux situés dans la société ; ces lieux peuvent être identifiés et sont constitués de connaissances partagées, ou au moins de discours partagés, aussi bien que de facteurs économiques et de facteurs politiques/organisationnels. La connaissance, en fait, n est jamais ni totalement individuelle, ni totalement autonome. Mon ontologie me conduit en outre à affirmer qu on ne peut comprendre le niveau d institutionnalisation des pratiques de la connaissance (c est-à-dire le professionnalisme) que si on identifie les modes d articulation de ces pratiques avec le niveau plus fondamental de ces deux structures. Mon ontologie me conduit à affirmer que c est toujours possible ; qu il n y a pas de pratique institutionnalisée (familiale, professionnelle, ritualiste, etc.) qu on ne puisse étudier pour identifier ses relations avec la structure sexe/genre ou avec la structure de classe ; qu il n y a probablement pas de pratique institutionnalisée qui ne soit articulée avec ces structures (cela 241

M. Cain Philosophie, science et politique : Réponse au Professeur Van Houtte est concevable, comme il est concevable qu il existe d autres structures non imaginées mais potentielle ment théorisables). On peut arguer à juste titre que la sociologie n est pas une unité ; que nous ne parlons pas tous du/des même(s) lieu(x). C est exact. Les pratiques du savoir professionnel ne sont ni unitaires ni figées. Les relations de tout sous-ensemble identifiable de pratiques sociologiques avec les structures de classe et sexe/genre deviennent par conséquent dans chaque cas la matière d une investigation empirique. Je n ai pas effectué ces travaux empiriques (bien que j ai procédé ainsi pour ma recherche sur les juristes anglais). Mais l argument épistémologique, que toute connaissance doit nécessairement être parlée à partir d un lieu, demeure. Et puisque ces lieux sont constitués dans le débat politique et idéologique (d où cette discussion), toute connaissance est politique. Et puisque ces lieux de débat institutionnalisés sont articulés avec deux structures plus fondamentales, toutes les connaissances et tous les débats sont articulés d une manière ou d une autre avec les positions de classe et de genre. L attitude responsable, me semble-t-il, n est pas de nier ce caractère inévitable et de réclamer en conséquence le privilège d être libéré de la nécessité d un examen minutieux ; mais plutôt de reconnaître le caractère inévitable, de retrouver les liaisons et de se mettre, ainsi que ses collègues, dans la position de choisir plus consciemment la nature de leurs articulations avec les structures de classe et sexe/genre, et, au niveau institutionnalisé (ou niveau de l organisation), de travailler sur le plan de l État pour que soient possibles ces engagements et ces libertés. De cette façon, la science sociologique deviendra plus lucide sur elle-même et je suis certaine que Van Houtte et moi-même serons tous deux très heureux de ce résultat. À propos des gens J ajoute ce paragraphe final sur les gens -- sur la nature humaine -- car c est là, à la page 5 de l article de Van Houtte, que le débat a commencé. Dans le contexte de la brève discussion ontologique et épistémologique qui précède, il m est maintenant possible de placer mes commentaires de 1983 avec lesquels je suis toujours en accord. Pour les sociologues, le concept premier est la relation à partir de laquelle on identifie les niveaux d analyse plus profonds et plus abstraits. Comportement/ parole/pensée humains sont donc à la fois le fait et le a produit «des relations. Pour le sociologue, c est cela la nature humaine pour autant qu on puisse la connaître. Sans doute, le biochimiste et le théologien ont des points de vue différents : je serais surprise, même inquiète, s il n en était pas ainsi. Mais pour le sociologue, c est la seule chose qu on connaisse et qu on puisse connaître sur les gens. Si la nature humaine «elle-même» est pré-supposée et qu on lui donne le premier rang ontologique, alors on est sorti de la sociologie pour en- 242

trer dans un autre mode de pensée. Il est logiquement impossible qu il en soit autrement. Mais ce qu il ne faut pas oublier dans tout cela, c est qu en exerçant leurs relations, les gens sont aussi en train de les faire et de les changer. Autrement, il serait impossible pour moi de dire, comme je viens de le faire : allons, sociologues féministes et marxistes, il faut nous unir plus étroitement et mettre à la disposition de nos collègues nos analyses de la nature du monde et de la science. La potentialité de la politique est sans doute ce qu il y a de plus extraordinaire à la fois pour les gens et pour la sociologie. Réplique Nous sommes fort sensibles au fait que Maure en Cain, dont nous avons toujours apprécié la confraternité amicale et le sérieux scientifique, trouve dans notre article matière à dialoguer. Sa réplique permet de préciser certaines de nos thèses et d élucider certains malentendus. Nous nous réjouissons qu il y ait accord sur le fait que : 1) «Les connaissances scientifiques comportent des conditions qui les distinguent des autres discours (ou de la plupart d entre eux)» ; 2) «La sociologie en général, y compris la sociologie du droit, est une discipline empirique». Il y aurait désaccord sur un certain nombre de points. Nous réagissons sur chaque point en particulier. Toute pratique scientifique suppose une ontologie et une épistémologie À l encontre de ce que M. Cain semble prétendre, il ne m est pas difficile de souscrire à cette thèse. En effet, j ai écrit «Il est incontestable que tout sociologue (du droit) a, consciemment ou inconsciemment, une certaine philosophie» (philosophie, c est-à-dire ontologie et épistémologie). Mais nous différons de M. Cain dans la mesure où nous insistons sur l autonomie» e l activité scientifique. Cette autonomie est relative car les présuppositions philosophiques influencent l activité scientifique. On en tiendra compte lors de la lecture d une étude sociologique. Toutefois la «déontologie» sociologique oblige le sociologue à prendre ses distances vis-à-vis de ses positions philosophiques. On peut avoir différentes positions philosophiques et collaborer à un même travail empirique. Je n exclus pas que certaines positions philosophiques (par exemple un marxisme dogmatique) peuvent exclure toute collaboration. 243

M. Cain Philosophie, science et politique : Réponse au Professeur Van Houtte Le rôle de la théorie dans la recherche sociologique M. Cain n est pas d accord avec ma thèse qu une science positive a peut s appliquer uniquement pour les faits sociaux directement observés... Je ne crois pas que, sans théorie, les faits sociaux puissent être observés ou constitués en données... Au contraire, j avance l idée que les concepts des objets du premier degré sont eux-mêmes construits au cours de la recherche et en relation avec une partie pré-existante, théorie de la partie émergente». Ces opinions de M. Cain, je les partage. D où vient un possible malentendu. Je propose deux clarifications. En référant au «vécu direct des faits sociaux», je voulais souligner que la connaissance scientifique est une connaissance au premier degré, afin d aboutir à des explications fondées sur des vérifications. La connaissance philosophique est une connaissance du second degré qui s efforce d intégrer les connaissances partielles dans des totalités infinies. (G. Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie, T. II, Paris, PUF, 1963, p. 487-488.) En plus, le concept «théorie» de M. Cain est ambigu. Dans mon article, je plaide une déconnexion de la pratique sociologique des théories globales de société (par exemple le marxisme), ce qui est d un autre ordre que la théorie de Max Weber sur les origines du capitalisme. La théorie, comme la conçoit Max Weber, n est pas en contradiction avec mes vues sur la sociologie, au contraire. Politique et connaissance Sous le titre «politique et connaissance», M. Cain décrit ses positions épistémologiques et ontologiques qui, comme elle le remarque, ne sont pas les nôtres. Au cours de son exposé, la théorie de M. Cain subit certaines métamorphoses. Dans un premier temps, M. Cain écrit «dans deux cas on a développé des théories élaborées de structures dont on peut démontrer heuristiquement qu elles donnent un sens aux façons institutionnalisées dont les gens pensent/parlent/se comportent «. Il s agit de la théorie des classes sociales d une part et de la théorie concernant la «sex/gender structure» d autre part. De telles théories peuvent être considérées comme sociologiques. Mais M. Cain va plus loin : «Mon ontologie me conduit à affirmer que c est toujours possible ; qu il n y a pas de pratique institutionnalisée (familiale, professionnelle, ritualiste, etc.) qu on ne puisse étudier pour identifier ses relations avec la structure sexe/genre et la structure de classe». Il nous semble qu un tel «statement» est métasociologique, un «a priori». Une théorie sociologique doit, selon nous, toujours se soumettre à une possible vérification ou falsification empirique. M. Cain semble l exclure. N est-elle pas en contradiction avec la thèse qu elle prône au début de sa réplique : la sociologie est une discipline empirique. 244

Et la nature humaine? «Comportement/parole/pensée humains sont donc à la fois le fait et le a produit «des relations. Pour le sociologue, c est cela la nature humaine, pour autant qu on puisse la connaître. Sans doute le biochimiste et le théologien ont des points de vue différents». Ces phrases nous ont surpris. D un texte précédent, nous avions conclu que M. Cain considérait la nature humaine, comme telle, produit des structures sociales. Cela était en concordance logique avec la théorie marxiste traditionnelle. Accepter un discours théologique qui a une signification propre nous semble bien loin de cette tradition. 245