Germaine Tillion. Mémoire. Une résistante qui a traversé le siècle. 196 Chroniques I Mémoire I



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196 Chroniques I Mémoire I Mémoire Germaine Tillion Une résistante qui a traversé le siècle Elle a traversé le siècle avant de disparaître dans sa 101 e année. Comment mieux la définir que ne le fait Tzvetan Todorov : Celle qui a su traverser le mal sans se prendre pour une incarnation du bien? Toute sa vie, cette femme qui avait pour éthique Sauver des vies d où qu elles viennent, a pris des décisions, seule et après mûre réflexion, sans jamais être inféodée à aucun parti. Pour rester fidèle à cette éthique, elle avait tenu à se former en sciences humaines. En quoi a-t-elle marqué le siècle? Elle fait sa première expérience de terrain ethnologique en Algérie, chez les Berbères Chaouias dans les Aurès, de 1934 à mai 1940. Elle participe à la création du réseau du musée de l Homme, un des premiers réseaux de Résistance, dès l été 1940. Elle est trahie. Sa mère et elle sont internées dans le camp d extermination de Ravensbrück où sa mère, Émilie Tillion, sera assassinée dans une chambre à gaz. Germaine travaille à l ethnographie du camp et écrit un livret d opérette, Le Verfügbar aux Enfers, qui sera donné au théâtre du Châtelet, le 30 mai 2007, pour ses cent ans. Elle réalise des enquêtes sur les crimes d Hitler et de Staline. Elle effectue des missions en pleine guerre d Algérie. Elle y crée des centres sociaux pour lutter contre la clochardisation, faisant travailler au sein des mêmes équipes Algériens et Français. Elle fait cesser les attentats contre les civils pendant plusieurs semaines de cette guerre meurtrière. Elle participe à une enquête internationale dans les prisons et camps français d Algérie avec la CICRC (Commission internationale contre les régimes concentrationnaires). Elle lutte contre la torture. Elle combat avec conviction contre la peine de mort. Elle obtient pour les détenus le droit de préparer des examens en prison. Elle assume lucidement tous ces engagements, tout en assurant un enseignement à l EHESS où elle dirige des thèses. Une vie bien remplie, marquée par la générosité et l accueil de nombreux amis, notamment dans sa maison du Morbihan, tout près des marais de Gâvres, où elle a fait bâtir une maison. Elle nous en parlait en ethnologue : Cette maison, je l ai construite. Enfin, je n ai pas mis les pierres : j ai mis d abord les gens, ensuite les meubles autour des gens et ensuite les murs autour des meubles. C est dans cet ordre-là que la maison a été construite.

I hommes & migrations n 1273 197 On percevait d emblée chez cette intellectuelle très près des réalités une passion pour les rencontres. C est dans sa maison en Bretagne qu au calme et loin de Paris elle écrivait ses ouvrages et où elle recevait de nombreux d amis. Il était une fois l ethnographie (1) Elle naît en 1907 à Allègre, petit village de Haute-Loire. Très vite, elle s intéresse à la musique ; aucun livre ne lui échappe, aussi. Sa grande curiosité ne la quittera jamais, tant en mission dans les Aurès qu à Ravensbrück. Elle poursuit des études supérieures à Paris, à l école du Louvre, à la Sorbonne, puis à l École pratique des hautes études. Elle prend alors une direction qui orientera toute sa vie de chercheuse en sciences humaines, en suivant en 1925 les cours de Marcel Mauss à l Institut d ethnologie qui vient d être créé. Elle en sort diplômée en 1932, avec comme directeur de thèse Marcel Mauss lui-même. Toute sa vie, elle revendiquera le métier d ethnographe, qu elle mettra en pratique dans les plus petits détails. Dans sa maison, des centaines de fiches tapissent les murs, portant sur une multitude d ouvrages. Toutes ces fiches descriptives et analytiques sont écrites à la main dans une écriture très précise. Lors de la découverte tardive des centaines de photos qu elle avait prises dans les Aurès de 1934 à 1940 (qui n ont été développées qu en 2001), on trouvera chaque photo référencée et accompagnée d un commentaire détaillé sur la date et le lieu de la prise de vue, sur la description de la scène, sur l objet de la conversation qu elle avait eue avec les personnes photographiées. Elle est dans les Aurès, ce massif berbère où le pic le plus haut d Algérie (2 326 m), le djebel Chélia ( le bouclier ), domine le paysage de ses monts enneigés. Elle s y installe tout près d Arris, la commune la plus importante de ce territoire, pour travailler sur les populations et leurs modes de vie. Minutieusement, elle étudie la famille, les systèmes de parenté, les rites, les fêtes, les budgets, l autoconsommation dans l alimentation, l agriculture de montagne. Elle observe soigneusement la situation de la femme (2). Elle réalise une étude pertinente de modes de vie comparables entre les rives nord et sud de la Méditerranée, complétant l apport de l historien Fernand Braudel sur cette région et sur l identité de la France. Durant tout ce temps, elle aura tissé des liens avec tous les habitants, en jeune ethnologue répondant à la mission que lui a confiée Marcel Mauss pour un organisme de recherche britannique. Le réseau du musée de l Homme Elle écoute à la radio le discours du maréchal Pétain en 1940, qui demande l armistice avec les Allemands. Ce fut pour moi un choc si violent que j ai dû sortir de la pièce pour vomir (3) Elle prend immédiatement la décision de s engager dans la Résistance. Elle avait pu déjà mesurer le danger du nazisme lors d un séjour en Allemagne à Königsberg, en 1932-1933, puis en 1937,

198 Chroniques I Mémoire I en Bavière. Il faut faire quelque chose : elle rejoint une association d aide aux soldats coloniaux dirigée par Paul Hauet, colonel en retraite qui envoie des colis, organise l évasion des prisonniers et cherche des renseignements sur l armée ennemie. Elle noue peu de temps après des liens avec d autres groupes, dont celui qu ont constitué, au musée de l Homme, Boris Vildé, Yvonne Oddon et Anatole Lewitsky. Elle met en relation des résistants pour venir en aide à ceux qui sont en danger. Elle sert de pivot à une organisation combattante où se croisaient vieux militaires indomptables et jeunes savants progressistes, unis pour lancer un défi apparemment déraisonnable à cet ordre nazi qui se proclamait établi pour mille ans. (4) Sept de ses camarades sont fusillés en février 1942. Quelques mois plus tard, elle est trahie par un vicaire de La Varenne, l abbé Robert Alesch, agent de l Abwehr. Elle passe plusieurs mois dans la prison de la Santé puis à Fresnes, ne sachant pas encore que sa mère est également arrêtée. Elle est déportée en Allemagne sous le programme NN (Nacht und Nebel), qui destine les déportées à mourir sans laisser de traces. Déportée à Ravensbrück Elle est déportée le 31 octobre 1943 à Ravensbrück, camp d extermination qui rassemblait les femmes de toute l Europe. Elle commence à analyser toutes les fonctions du camp, reprenant les critères d observation qu elle avait adoptés dans les Aurès. Avec la complicité de ses camarades du camp, elle se cache pour écrire une véritable ethnographie du camp autour de trois thèmes : le travail, l argent, la mort. Si j ai survécu, écrira-t-elle plus tard, je le dois à coup sûr au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à la coalition de l amitié. (5) Émilie Tillion, sa mère, est déportée à Ravensbrück en février 1944. Elle ne survivra pas longtemps, gazée le 2 mars 1945 parce qu elle était de trop trop âgée, à 69 ans, au moment même où sa fille, malade, est alitée dans l infirmerie du camp. Germaine écrit sans cesse, rassemble une documentation qu elle met à l abri. On retrouvera notamment dans Ravensbrück des photos de jeunes filles polonaises les lapins dont les jambes ont été mutilées par les médecins nazis. On retrouvera aussi le manuscrit du Verfügbar aux Enfers, livret d opérette qu elle écrit, luttant au moyen de l humour et de la dérision contre la barbarie du camp. Elle réussit à faire passer ces documents avec l aide de ses amies de camp, lors de sa libération par la Croix-Rouge suédoise qui sauvera au dernier moment, le 23 avril 1945, plusieurs centaines de Françaises. À peine libérée, en Suède, elle réalise une enquête sur les détenues françaises, qu elle continuera à Paris avec le CNRS : elle servira plus tard au ministère des Anciens combattants pour établir perception des pensions. Elle continue d agir pour l amélioration de la vie des autres, défendant les droits de l homme face aux fléaux qui annihilent l humain. Elle assiste activement, en 1945, au procès du maréchal Pétain, puis aux procès

I hommes & migrations n 1273 199 de Hambourg (1946-1947) et de Rastatt (1950) où seront jugés les chefs SS de Ravensbrück. Avec David Rousset, elle enquêtera ensuite sur les camps de concentration dans certains pays et en URSS. Son action pendant la guerre d Algérie Dès le déclenchement de la guerre, le 1er novembre 1954, dans les Aurès qu elle connaît bien pour y avoir séjourné entre 1934 et 1940, elle part en mission pour retrouver vingt ans plus tard une Algérie en proie à un grave conflit avec la France. Elle pressent qu il va durer longtemps. Munie de ses outils de recherche et de son sens de l observation des situations, elle agit pour la compréhension et pour la vie des habitants, pour améliorer leur vie matérielle mais aussi pour sauver des vies. Conjuguant analyses d ethnologue et idéal citoyen, elle publie sur le vif L Algérie en 1957 (6). Elle examine l économie de ce pays en guerre, dans une approche qui sera reconnue comme singulière et pertinente, mais qui lui valut aussi des polémiques. Elle continuera avec un deuxième ouvrage, Les Ennemis complémentaires (7). Elle se tient en dehors de tout jugement et de toute critique, sachant que ce qu elle écrit est le résultat de ses analyses critiques, nourries de sa formation en sciences humaines. Les centres sociaux Tout, en elle, témoigne d une perception lucide qu elle met au service d une éthique. Après avoir analysé une situation, elle ne redoute jamais d avoir à prendre une décision, laquelle s avère toujours réaliste. Dès le début de son nouveau séjour en Algérie, elle observe que les ruraux fuient les monta - gnes en même temps que la faim, se regroupant dans de véritables bidonvilles à la périphérie des grandes villes d Algérie. Elle discerne l avancée d une véritable clochardisation. La clochardisation, c est le passage sans armure de la condition paysanne (c est-à-dire naturelle) à la condition citadine (c est-à-dire moderne). J appelle armure une instruction primaire ouvrant sur un métier. En 1955, en Algérie, j ai rêvé de donner une armure à tous les enfants, filles et garçons. (8) Elle cherche à enrayer ce phénomène en créant des centres sociaux éducatifs. Comment? sinon avec des objectifs précis : l enseignement de la santé, une formation générale socioprofessionnelle, accessibles à tous, afin de mener une action collective qui soit adaptée à un mode de vie rural fondé sur la subsistance. Pour atteindre ces objectifs dans une Algérie en guerre, elle fait travailler au sein des mêmes équipes Algériens et Français. C est un projet social et éducatif destiné à une population appauvrie, notamment à des ruraux nouvellement citadins et au sousprolétariat qui peuple les bidonvilles adultes comme enfants, hommes comme femmes. Ces équipes mixtes offrent d une part des services sociaux de santé (dispensaire, secrétariat social et sanitaire), d autre part des prestations d enseignement général et professionnel. Elle tenait à cette harmonisation : Pour moi,

200 Chroniques I Mémoire I les centres sociaux en Algérie devaient être un escalier bien large pour que toutes les générations puissent y monter ensemble De toutes les choses que j ai faites dans ma vie, ce qui me tient le plus à cœur, c est d avoir créé les centres sociaux en Algérie. (9) Ces centres sociaux ne plaisaient pas à tout le monde. Leur personnel, algérien et français, est confronté à des oppositions qui se concrétisent par des arrestations, des expulsions et même des assassinats, dont le plus grave est celui de six dirigeants (trois Algériens et trois Français) par un commando de l OAS, lors d une réunion de travail le 15 mars 1962 à Alger. Parmi eux, Mouloud Feraoun, écrivain kabyle francophone et ami d Albert Camus, qui tombe, avec cinq de ses camarades, sous les balles dans la cour d une école, trois jours avant le cessez-le-feu qui mit fin à sept années de guerre. Arrêt des attentats contre les civils Germaine Tillion est toujours en alerte quand l Algérie est concernée et, en cette période de guerre, elle ne cesse d être dans l action. Nous sommes en 1957, en pleine bataille d Alger. L armée a tous les pouvoirs de police. Des rumeurs de torture et d exactions circulent. Elle ne peut supporter cela de la part de l armée française. Elle veut vérifier. Elle participe donc à une mission de la CICRC (Commission internationale contre le régime concentrationnaire) pour recueillir les témoignages des détenus dans les prisons et les camps. Yacef Saâdi, qui commande les attentats, veut alors la rencontrer dans sa cache secrète au moment où il est partout recherché par les autorités militaires. Elle obtient de lui l engagement de ne plus causer d attentats contre les civils ( Faire la guerre entre militaires, mais ne plus tuer des civils ). Elle n a pu en revanche faire cesser la pratique de la guillotine de la part des autorités politiques françaises, ce qui était la contrepartie demandée par Yacef Saadi. Le terrorisme est la justification des tortures aux yeux d une certaine opinion. Aux yeux d une autre opinion, les tortures et les exécutions sont la justification du terrorisme. (10) Au cœur d un début de négociation pour faire cesser les atrocités, elle ne fut pas comprise tout de suite par les autorités, mais ne s est pas découragée pour autant. Son obstination décupla alors pour informer les politiques, y compris le général de Gaulle. Elle obtint que des condamnés à mort fussent graciés. Sauver des vies, quelles qu elles soient!, telle était sa philosophie. [ ] Je n ai pas choisi les gens à sauver : j ai sauvé délibérément tous ceux que j ai pu, Algériens et Français de toutes opinions. Je n ai ni cherché ni (certes) désiré les périls représentés par l entreprise qui me fut proposée en juillet 1957 : exactement, c est l entreprise qui est venue me tirer par la main [ ]. Il se trouve que j ai connu le peuple algérien et que je l aime ; il se trouve que ses souffrances, je les ai vues, avec mes propres yeux, et il se trouve qu elles correspondaient en moi à des blessures ; il se trouve, enfin, que mon attachement à notre pays a été, lui aussi, renforcé par des années de passion. C est parce que toutes ces cordes tiraient en même temps, et qu aucune n a cassé, que je n ai ni rompu avec la justice pour l amour

I hommes & migrations n 1273 201 de la France, ni rompu avec la France pour l amour de la justice. (11) Dans cette action pour la paix, elle rejoint Albert Camus dans ses combats contre la peine de mort, contre les attentats dont sont victimes les civils, les innocents. Dès janvier 1956, elle participera à la réunion qu il organisa à Alger pour une trêve civile et qui leur valut les huées. On a souvent reproché à Camus une phrase qu il aurait prononcée à Stockholm : [ ] entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. En réalité, cette citation est tronquée ; Germaine Tillion connaissait la phrase entière, qui ne souffre d aucune ambiguïté. À l étudiant algérien qui réclamait justice, il avait répondu : En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c est cela, à la justice, je préfère ma mère. Jean Daniel rend hommage à Camus et à Tillion pour leurs prises de positions identiques face à la cruauté du terrorisme aveugle : [ ] Ce qui me frappe dans les textes de Germaine Tillion, ce sont les courages insolites d un engagement parfaitement libre. Comme Camus, Germaine Tillion pense par elle-même sans se soucier des doctrines environnantes ni des modes de pensée. Elle est, dans l univers du témoignage intellectuel, aussi solitaire qu elle l a été dans la recherche des institutions aurasiennes [ ] (12) Une pensée libre Enseignante à l EHESS, elle dirige des thèses de doctorat. En sa présence, on écoute les étudiants exposer leurs recherches, exposés enrichis par ses propres observations, qu elle dispense avec une compétence nourrie de son expérience du terrain. On est surpris par la qualité de son écoute, par son respect de l itinéraire de recherche de chacun. Que ce soit sur les Berbères du Moyen Atlas, le tatouage féminin, la condition des femmes en Afghanistan, l oasis de Timimoun, les structures de parenté des Touaregs de Haute-Volta ou l interculturalité dans le mariage ; elle guide les étudiants en replaçant leur exposé dans une approche méthodologique qu elle fait partager à tout l auditoire. Ses qualités pédagogiques relèvent d une transmission directe de son métier d ethnologue, bien loin d une autorité mandarinale. Mais d autres exigences continuent de l animer. N est-elle pas à l origine de prises de décisions concrètes au service des migrants, des minorités, des détenus en prison qui, grâce à elle, peuvent désormais préparer des examens? Elle milite dans une association avec ses amies des camps de concentration. Féministe, oui, elle l est, non sur des bases idéologiques, mais en se fondant sur des connaissances en sciences humaines et en ethnologie qui lui imposent d observer les faits et les pratiques. Toutes ses recherches sur la famille méditerranéenne sur la longue durée restent aujourd hui un fonds important pour comprendre la condition des femmes dans la société contemporaine. Elle n impose aucune idéologie : elle montre des faits. Elle nous interroge sur l enfermement, sur les situations d exclusion physique et psychique. Elle nous

202 Chroniques I Mémoire I transmet toute une philosophie concrète en matière de résolution des conflits : sa politique de la négociation par le dialogue. Germaine Tillion cultive la liberté de pensée, toujours en pleine responsabilité, loin de toute incantation irresponsable. Les mots sont un moteur de décision, de choix de solutions réalistes pour la défense des femmes, de toute personne. Le fil directeur de sa vie demeurera en premier lieu l éducation de l enfant, garçon et fille, conçue dans une continuité avec l âge adulte. Son esprit critique faisait obstacle à toute soumission, à toute servilité. Elle le démontra par des engagements toujours lucides. Elle ne fut jamais inscrite à aucun parti politique ; elle n estima jamais que la fin justifie les moyens elle avait trop de respect pour l humanité pour tomber dans l illusion ou croire à une quelconque utopie. Elle préférait placer son action sous le signe d une éthique humaniste. Elle aura été de tous les élans pour la défense des droits de l homme et de la femme. Elle aura réclamé pour l enfant un droit à l éducation par des adultes responsables se référant à des repères, à des valeurs. C était une républicaine, une citoyenne ouverte sur les autres, les siens et ceux d ailleurs. Et tout cela sans démagogie ni populisme. L humour subtil qu elle cultivait lui permettait à certains moments de survivre ce fut le cas à Ravensbrück. Elle nous laisse un message qui tient en une phrase : Quand on éclaire un monde, même affreux, en quelque sorte on le domine. C était une femme de grande proximité et d une grande sensibilité, capable de s émerveiller devant un lever de soleil et devant les roses en boutons de son jardin breton. Par Augustin Barbara, ethnosociologue Références bibliographiques des œuvres de Germaine Tillion Afrique bascule vers l avenir (L ), Paris, éd. Tirésias - Michel Reynaud, 1999, 122 p. (paru en 1960 aux Éditions de Minuit, ce livre reprenait L Algérie en 1957, remanié et augmenté). À la recherche du vrai et du juste : à propos rompus avec le siècle, textes réunis et présentés par Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 2001, 415 p. (repris par La Martinière, 2005). Algérie aurésienne (L ), Paris et Nantes, éd. La Martinière, Perrin, 2001, 156 p., en collaboration avec Nancy Wood. Algérie en 1957 (L ), Paris, éd. de Minuit, 1957, 121 p. Ennemis complémentaires : guerre d Algérie (Les), préface de Jean Daniel, Paris, éd. Tirésias, 2005, 390 p., précédemment paru aux Éditions de Minuit, Paris, 1960. Harem et les Cousins (Le), Paris, Seuil, coll. Points, 1982 ; précédé de À propos d ethnologie ; première édition au Seuil, en 1966. Il était une fois l ethnographie, Paris, Seuil, 2000, 292 p. Traversée du mal (La), entretien avec Jean Lacouture, Paris, Arléa, 1997, 128 p. Ravensbruck, Paris, Seuil, 1973, 277 p. (En appendice, choix de textes et documents, rééd. 1988, 1997). Verfügbar (Le) aux Enfers, une opérette à Ravensbrück, présenté par Tzvetan Todorov et Claire Andrieu, Paris, La Martinière, 2005, 224 p., notes d Anise Postel-Vinay (rééd. au Seuil, coll. Points, 2007). Notes 1. Titre de son ouvrage paru au Seuil en 2000. 2. Notamment dans Le Harem et les Cousins, 1966. 3. La Traversée du mal, p. 43. 4. Le Témoignage est un combat, biographie de Germaine Tillion par Jean Lacouture, Paris, Seuil, 2000, 339 p., p. 9. 5. Ravensbrück, 1988, p. 33. 6. Aux Éd. de Minuit, 1957. 7. Aux Éd. de Minuit également, en 1960. 8. La Traversée du mal, p. 97. 9. Message lu lors de l inauguration de la maison de quartier Germaine Tillion à Valvert, Puy-en-Velay, le 4 octobre 2003. 10. Les Ennemis complémentaires, 1960, p. 47. 11. Lettre ouverte à Simone de Beauvoir, 1964, in À la recherche du vrai et du juste, p. 259. 12. Jean Daniel, Albert Camus, Germaine Tillion et le terrorisme, in Agnès Spiquel et Alain Schaffner (dir.), Albert Camus, l exigence morale, éd. Le Manuscrit, 2006, p. 25.