NZZ - Dimanche 10 novembre 2013 «Nous assistons à un mouvement de révolte contre la création de nouveaux impôts» Denis Kessler, PDG de SCOR, principal réassureur français, s indigne contre le déclin économique de son pays et contre le gouvernement français qui est incapable de renverser la vapeur. Interview : Daniel Hug L'année prochaine, l économie allemande enregistrera une croissance près de deux fois plus forte - 1,7 % - que celle de la France, une situation que nous avons déjà connue les années précédentes. La faiblesse de la France constitue-t-elle une menace pour l'équilibre européen? Ces 30 dernières années, la France s'est dans un premier temps développée plus vite que l'allemagne, même s'il faut prendre en considération le fait que l'allemagne devait supporter le poids de la réunification : L'intégration de l'allemagne de l'est a coûté quelque 2 000 milliards d'euros. Mais l'allemagne a réalisé des réformes structurelles, notamment sur le marché du travail ; à cet égard, Gerhardt Schröder, le Chancelier alors en fonction, a fait du bon travail. A la même époque, la France n'a pratiquement pas réformé le marché du travail : Le système de retraite a été à peine remodelé et le régime de protection sociale est un des plus généreux au monde. La population active en France est constituée à 25 % de fonctionnaires ou d agents de l'état. Quelles sont les conséquences de cette situation? L'écart avec l'allemagne, qui s est adaptée à la mondialisation et est parvenue à contenir les coûts du travail, ne cesse de grandir. La France, de son côté, ne s'est adaptée ni à la mondialisation ni à l élargissement de l Union européenne vers l'est. Le coût du travail a continué d augmenter de surcroît dans une économie mondiale ouverte, qui permet de produire ailleurs à des coûts beaucoup plus bas. En 2001, la Chine est devenue membre de l'organisation mondiale du commerce (OMC), mais la France n'a tiré aucune leçon de ces événements. Il n'y avait chez nous aucune volonté de mettre en œuvre des réformes. Conséquence : baisse de la compétitivité et hausse du chômage et des déficits publics. En réponse, la France a adopté en l an 2000 la semaine de 35 heures pile au moment où on se préparait à lancer l'euro. Une folie totale. Nous avons toujours dit qu'il était dangereux d'introduire une monnaie unique et de laisser simultanément diverger dans de telles proportions les capacités en matière de compétitivité. La France n'a entrepris aucune réforme qui nous aurait permis de profiter de l'euro. 1
Les pays européens se sont développés dans des directions divergentes. Pourquoi? Au moment de la signature du traité de Maastricht en 1992, la volonté explicite était de parvenir à plus de cohérence économique et à une harmonisation des prestations sociales et de la compétitivité. On voulait l'euro, mais personne n'était assez discipliné pour respecter le seuil de déficit budgétaire de 3 % du PIB. C était une grave erreur. Et malheureusement, le gouvernement français a commencé par augmenter une nouvelle fois à hauteur de plusieurs dizaines de milliards les prélèvements sociaux et dépenses publiques. L'augmentation de la pression fiscale a eu pour effet de déstabiliser les entreprises et de décourager la consommation. La marge brute des entreprises françaises est tombée à un plus bas historique de 28 % alors qu'elle est de 40 % en Allemagne. La responsabilité en incombe à la mauvaise politique économique. L'industrie française ne contribue plus qu'à hauteur de 10 % de la performance économique totale du pays, contre 22 % en Allemagne. Pourquoi? Il faut savoir que, depuis 1995, la France a perdu 850 000 postes dans l'industrie en raison de la baisse de la compétitivité. La production industrielle ne représente plus que 84 % de son niveau de 2008. Les grandes entreprises françaises se portent en effet bien mieux que la France en tant que territoire, car elles sont présentes dans le monde entier. SCOR par exemple ne réalise que 5 % de son chiffre d affaires en France. Les grandes entreprises françaises réalisent la plus grande partie de leur production et de leur chiffre d affaires à l'étranger et parviennent ainsi à s'accommoder de la situation. Ces entreprises ont assimilé la mondialisation. Le problème, c est que leur développement ne se fait plus en France, mais à l étranger. Les politiques auraient dû tirer depuis longtemps les leçons de cette situation pour la France. Que peut-on faire? L'Allemagne nous donne la recette : réformer le marché du travail, l'assurance-chômage, l'éducation, la retraite, l'administration. Il existe en France autant de préfectures et de souspréfectures qu'à l'époque de Napoléon, alors que les moyens de communication ont depuis connu des évolutions spectaculaires. Il faut déclarer le secteur productif grande priorité nationale et soutenir les entreprises. Mais le gouvernement socialiste au pouvoir ne semble pas disposé à aller dans cette direction. Tout ce qu'il souhaite est de renforcer encore davantage l'état et les prestations sociales. Ne serait-il pas nécessaire de réformer le droit du travail? Le droit du travail suisse fait 38 pages. Cela se lit durant un vol Paris-Zurich. Si vous êtes un peu lent, vous aurez besoin du retour pour le lire dans son intégralité. Le droit du travail français, lui, comporte 3 500 pages, ce qui implique de nombreux allers retours Paris-Zurich avant d'en venir à bout. Cette législation, dans ses grandes lignes, date de 1945, et est d'un autre temps. La réforme du droit du travail devrait être une priorité nationale. L'Allemagne s'y est attaquée, avec le succès que l'on sait. 2
Sur le mouvement de protestation en Bretagne, pensez-vous que le gouvernement a encore suffisamment d'autorité pour faire passer des réformes? Je trouve positif qu'une forme de résistance commence à s'organiser contre la mise en œuvre incessante de nouveaux impôts en France en Bretagne, dans les entreprises, dans le négoce, chez les cadres. Tous en ont assez, nous assistons à un mouvement de révolte contre la création de nouveaux impôts ou taxes qui par ailleurs n'ont cessé d'augmenter au fil des années. Le gouvernement a cru qu'on pourrait continuer ainsi éternellement. Mais l'histoire de ces 200 dernières années nous apprend que chaque crise, dès lors qu'elle persiste, s'accompagne des trois phénomènes que sont le protectionnisme, le populisme et le patriotisme, ceux que j'appelle les rejetons séniles de la crise. Ces phénomènes sont inévitables dès lors qu'une crise économique est mal gérée sur le plan politique et peuvent constituer une menace pour la stabilité des pays. En France, on assiste actuellement à une montée des extrêmes, à droite comme à gauche. On veut fermer les frontières, on critique Bruxelles inlassablement, idem pour la BCE. La faute est sans cesse rejetée sur les autres. Mais rechercher des boucs émissaires a un effet déresponsabilisant sur la politique. Il faut rechercher sans plus tarder des solutions à la crise et notamment au chômage de masse. Où voyez-vous des éléments de réponse? La Suède, le Canada et d'autres pays sont parvenus à résoudre leurs problèmes. David Cameron a pris ses fonctions de Premier ministre de la Grande-Bretagne avec un programme clair. Il a abaissé la dépense publique de 3,5 % et privatisé la poste. Il donne la priorité à l'industrie. De nouveaux emplois sont créés parce que les entreprises qui avaient délocalisé leur production commencent à revenir. Résultat : la reprise économique en Angleterre est plus rapide que dans les autres pays de l'union européenne. Le succès d'angela Merkel lors des dernières élections en Allemagne montre que les gens la suivent parce que la voie qu'elle indique est praticable, avec comme conséquence directe une hausse des résultats et une baisse du populisme. En France, les politiques ont préféré éviter cette voie et aller de compromis en compromis en faisant ici ou là des concessions. Il s en est suivi une crise de confiance qui se traduit partiellement par une opposition ouverte. La France a également introduit une imposition à 75 % des revenus annuels supérieurs à 1 million d'euros, mesure qui a entraîné des protestations et un exode des riches. Augmentation de la taxation des successions, impôt sur le revenu, imposition des stockoptions : Comment peut-on éviter, avec un tel paquet fiscal, que des bataillons entiers d'entreprises quittent le pays pour s installer par exemple à Londres? L'intérêt pour une entreprise de venir s établir en France est faible. Nous sommes dans la zone euro, où il est possible de choisir librement où l'on souhaite travailler. Un pays devrait se préoccuper d'être attractif afin d attirer talents et capitaux. La Suisse, par exemple, parvient toujours à inciter les entreprises internationales à s établir sur son territoire. 3
Comment peut-on stopper cette spirale? Les hommes et les capitaux sont comme le vent qui va de zones de haute pression à des zones de basse pression. Ils se retirent des zones où la pression fiscale, le niveau de sanction et la contrainte réglementaire sont fortes pour s'installer là où cette pression est moins forte. On ne peut pas empêcher le vent de souffler. Ce n'est que lorsque le terrain de jeu est le même pour tous que le vent baisse. L'industrie automobile allemande s'est spécialisée dans le haut de gamme qu'elle vend avec succès en Asie et aux Etats-Unis. La France, pays aux salaires élevés, s'est au contraire positionnée, avec peu de succès, sur les modèles plus petits et meilleur marché. Est-ce dû aux entrepreneurs ou au contexte économique? La France a réduit le temps de travail hebdomadaire de 39 à 35 heures, ce qui s'est traduit par une augmentation de 10 % des coûts de production. Lorsqu'un marché est ouvert à l'arrivée de voitures en provenance de pays à bas salaires, l'industrie doit se spécialiser sur le haut de gamme. C'est ce qu'ont très bien compris Michelin, Dassault, LVMH et Hermès, qui se sont positionnés sur le segment le plus élevé de leur secteur d'activité et sont implantés sur le marché international. Quand prévoyez-vous un vrai changement? Voltaire a dit un jour : «"La France arrive, la France arrive toujours, la France arrive toujours en retard». Nous assistons en ce moment aux derniers soubresauts du modèle français, un modèle né de la deuxième guerre mondiale mais que l'on n'a pas fait évoluer suffisamment par la suite et qui a perdu ses anciennes vertus. C'est à la fin des années 80, au moment précisément où une évolution était indispensable, qu'il a été décidé de le conserver à tout prix. Mais nous avons eu entretemps l'avènement du marché unique et plus tard de l'euro. La France n'a pas suffisamment fait attention aux grandes mutations qui se déroulaient autour d'elle. Le modèle français, s'il fut un temps imité à l'étranger, n'est à l'heure actuelle quasiment plus utilisable et n'est plus copié par personne. Le système éducatif, autrefois un des meilleurs du monde, est inférieur à la moyenne dans le classement PISA de l OCDE. Il est dramatique de constater qu'il est encore fréquent dans notre pays que l'on continue à nier l'existence même des vrais problèmes. Nous nions le fait que nous avons perdu des emplois et que notre compétitivité s'est effondrée. Nous persistons dans une culture de la négation afin de préserver la belle image que nous avons de notre passé. Vous êtes Alsacien originaire de Mulhouse. Comment avez-vous vécu le changement sur place? J'ai vu comment Bâle s'est développée et comment, chez nous, l'industrie textile s'est effondrée. Nous avions à Mulhouse une des meilleures écoles de chimie. Nous formions des spécialistes mais ces derniers s'en allaient à Bâle pour travailler. Dans le triangle qui entoure Bâle, nous sommes le même peuple et avons le même climat. Seules les frontières font la différence. Ce sont les orientations politiques et législatives qui décident du développement 4
ou de la chute d'une région sur le plan économique. Au XIX e surnommée «La Ville aux Cent cheminées d usine»! siècle, Mulhouse était 5