LE CABINET ROUVIER ET L ADMINISTRATION PRÉFECTORALE DANS LA CRISE DES INVENTAIRES (JANVIER - MARS 1906)



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Colloque "Nouvelles approches de l histoire de la laïcité au XXe siècle" Paris, 18-19 novembre 2005 LE CABINET ROUVIER ET L ADMINISTRATION PRÉFECTORALE DANS LA CRISE DES INVENTAIRES (JANVIER - MARS 1906) Guillaume TRONCHET Centre d Histoire Sociale du XX e siècle La «tourmente des Inventaires» 1 qui, de janvier à mars 1906, fait suite au vote de la loi de Séparation des Eglises et de l Etat, a déjà fait l objet de nombreux travaux. Dans le sillon tracé par une histoire sociale féconde, les historiens ont jusqu à présent privilégié l étude des origines et des manifestations de ces troubles afin d en proposer une géographie 2 et une sociologie s intéressant notamment aux stratégies des acteurs de la lutte (manifestants, meneurs, inspirateurs 3 ) ou une anthropologie attachée à comprendre les formes d expression violentes du mécontentement et de la révolte 4. Pour ma part, je voudrais contribuer à une lecture complémentaire du conflit en répondant à l invitation des sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg pour qui «une crise elle-même se comprend mieux quand on a réussi à délimiter les systèmes qu elle affecte» 5. Appliquer ce postulat méthodologique à la crise des Inventaires de l hiver 1906 engage à se pencher sur les rouages responsables de la mise en œuvre de ces Inventaires au niveau national : le cabinet Rouvier, d une part, démissionnaire le 8 mars 1906 ; l administration préfectorale, d autre part, verbalement et physiquement malmenée durant tout l hiver. Cette perspective de travail, notamment ouverte par les travaux stimulants de Vida Azimi 6 et de Gildas Tanguy 7 sur l administration préfectorale, s appuiera sur les statistiques relatives au 1 Jean-Marie MAYEUR, La Séparation des Eglises et de l Etat, Paris, Editions ouvrières, 1991, p. 91. 2 Jean-Marie MAYEUR, «Géographie de la résistance aux Inventaires», Annales ESC, 1968, pp. 1259-1272. 3 Maurice LARKIN, L Eglise et l Etat en France : 1905, la crise de la Séparation, éd. Paris, Privat, 2004, pp. 210-213. 4 Jean-Marie MAYEUR, «Les Inventaires ou les églises barricadées (février-mars 1906)», dans Alain Corbin et Jean- Marie MAYEUR (dir.), La Barricade, Publications de la Sorbonne, 1997, pp. 435-439 ; Patrick Cabanel, «La révolte des Inventaires», dans Jean-Pierre CHANTIN et Daniel MOULINET (dir.), La Séparation de 1905 : les hommes et les lieux, Paris, Les éditions de l Atelier/Editions Ouvrières, 2005, pp. 91-108. 5 Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 303. 6 Cf. Vida AZIMI, «Le préfet Louis Lépine et l application de la loi de 1905», dans La Revue administrative, n 345, mai 2005, pp. 229-236 ; «Le hussard de la laïcité (1900-1910), Administration, n 194, juin 2002, pp. 80-84. 7 Prépare actuellement sous la direction de Pierre BIRNBAUM une thèse provisoirement intitulée : Les préfets sous la Troisième République (1880-1940). Autopsie sociopolitique d un corps de l administration française (Université Paris I). 1

déroulement des Inventaires, les rapports des informateurs du Ministère de l Intérieur, les extraits de la correspondance entre les différents ministères à ce propos, les instructions confidentielles adressées par l Intérieur aux préfets de France, les télégrammes, enfin, quotidiennement envoyés par ces derniers à leur Ministère de tutelle pour l informer de l évolution des opérations en cours dans leur département. A la lumière de ces documents, il est malaisé, à première vue, d'approcher les réalités de l action préfectorale ; les circulaires, les notes administratives et autres rapports constituent des pièces suffisamment elliptiques et parfois même obscures pour ne rien laisser paraître des sentiments de leurs auteurs 8. Ces sources s'avèrent néanmoins précieuses pour notre étude des interactions entre le gouvernement et l administration départementale au moment de la crise des Inventaires. Car elles mettent justement en évidence cette interaction : leur analyse laisse en effet apparaître des agents de l'etat qui ne sont pas les simples relais de la volonté gouvernementale mais bien aussi partie prenante dans le processus de décision. En m'attachant à décrire ce circuit de la décision dans l application d une politique publique en situation d urgence, je tenterai ainsi de montrer comment le cabinet Rouvier, et plus spécifiquement le Ministère de l Intérieur, s est finalement réduit à un rôle d intendance dans le déroulement de la crise, adressant des instructions trop souvent imprécises aux agents de l administration préfectorale. Dès lors, c est sur les préfets, et sur eux seuls, que reposèrent la complexité de l organisation des opérations et le soin de prendre les décisions les plus difficiles voire les plus importantes ; où l on verra, à cette occasion, que les décisions préfectorales ne se limitent pas à l action répressive à quoi elles se trouvent souvent réduites dans l imaginaire collectif. Après avoir rappelé l enchaînement chronologique des événements et les modalités théoriques de l organisation des opérations d Inventaires, il s agira ici de comprendre les raisons des hésitations du gouvernement pour s arrêter ensuite sur des exemples précis de problèmes rencontrés par les préfets dans leur département. L Inventaire, une «formalité» administrative complexe L article 3 de la loi de 1905 prévoit que, dès la promulgation de la loi, il doit être procédé «par les agents de l Administration des Domaines à l inventaire descriptif et estimatif : 1. Des biens mobiliers et immobiliers desdits établissements ; 2. Des biens de l Etat, des départements et des communes dont les mêmes établissements ont la jouissance». Le double inventaire doit en 8 Cf. Gildas TANGUY, «Archives, objet de contraintes? Des rapports difficiles et parfois conflictuels du politiste avec ses sources», Communication présentée aux Journées AFSP "Science Politique/Histoire", 4-6 mars 2004 (disponible au format PDF sur le site de l Association Française de Science Politique : http://www.afsp.mshparis.fr). 2

outre être «dressé contradictoirement avec les représentants légaux des établissements ecclésiastiques». Simple formalité administrative nécessaire au transfert régulier des biens des fabriques aux associations cultuelles prévues par l article 19 de la loi de Séparation, cette disposition que l on considère alors comme une «misère» 9 n a soulevé aucune opposition lors des débats à la Chambre des députés ni même dans les milieux catholiques. Le 29 décembre paraît le décret d administration publique concernant l Inventaire. Il charge l administration des Domaines de procéder aux opérations en concertation avec les préfets de chaque département. Une circulaire adressée aux préfets par le Ministre des Cultes le lendemain résume les modalités de la mise en œuvre : établir une convocation des représentants légaux des établissements ecclésiastiques cinq jours avant la date fixée par l Inventaire, la transmettre signée par ces derniers au Directeur des Domaines, avertir enfin les maires du jour et de l heure des opérations pour qu ils puissent y assister. En cas de résistance, l agent des Domaines en réfère au préfet. Après avoir tenté une négociation infructueuse, celui-ci peut alors fixer une nouvelle date et prendre un arrêté mettant en demeure les représentants légaux de confier les clefs de leur église à l agent de l Enregistrement le jour prévu. En cas de refus, le préfet sollicite le concours d un officier de police judiciaire pour forcer les portes. Enfin, «s il est constaté que des objets à inventorier ont été détournés ou soustraits», le préfet doit «en référer immédiatement à l autorité judiciaire, afin que celle-ci exerce des poursuites contre les auteurs de ces soustractions ou détournements et procède, s il y a lieu, à des perquisitions pour retrouver les objets disparus» 10. Procédure bien huilée sur le papier, la mise en œuvre des Inventaires se confrontent pourtant à de vives résistances. Le 11 janvier 1906, la parution dans La Vérité et La Croix d une circulaire maladroite émanant de la direction générale de l Enregistrement soulève l'indignation des militants catholiques les plus radicaux : la circulaire, datée du 2 janvier, prescrit aux agents de l Enregistrement d exiger des prêtres présents à l opération d'inventaire l ouverture des tabernacles. Si les premiers Inventaires, commencé le 23 janvier 1906, se déroulent sans incidents, des campagnes de presse crient déjà au sacrilège et des manifestations de protestation s organisent aux portes des églises à la venue des agents de l Enregistrement. A Paris, les inventaires débutent le mercredi 31 janvier 1906 ; là, la contestation organisée par les militants de l Action française tourne à l affrontement avec les forces de l ordre mobilisées par le préfet Louis Lépine. Le 1 er et le 2 février, on déplore plusieurs blessés à Sainte-Clotilde et à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou où, après plusieurs heures d échauffourées, l on procède à des dizaines d arrestations parmi les jeunes royalistes de l Action française, principaux acteurs des 9 Alexandre Ribot, Annales de la Chambre des députés, Séance du 7 mars 1906. 3

incidents ; dépassés, le clergé paroissial et l archevêque de Paris ont pourtant appelé au calme, sans succès. Le 11 février, avec l Encyclique Vehementer Nos, le Pape Pie X sort du silence dans lequel il se terrait depuis le vote de la loi de 1905 et condamne la «loi inique» tout en se gardant d inciter à la violence. Dans les milieux catholiques, on perçoit dans la parole du Pape un appel à la résistance. Ce qui n était qu un mouvement de contestation monarchiste et parisien s étend désormais à la province. Les régions les plus touchées sont celles à forte tradition catholique comme l Ouest breton et vendéen, le sud-est du Massif central, le Nord, le Pays basque et une partie des Alpes 11. Contrastant avec le reste du pays où les opérations d Inventaires rencontrent peu de résistances, ces régions voient se multiplier les cas d églises barricadées, d agents des Domaines insultés, frappés et blessés, de batailles rangées avec les troupes affrétées par les préfets. En Haute-Loire, le 27 février, la "fusillade" de Champels, où plusieurs manifestants armés de fourches et de bâtons pourchassent l agent des Domaines et les brigadiers qui l escortaient, cause la mort d un manifestant et fait plusieurs blessés. Après plusieurs autres incidents, le mardi 6 mars 1906, l Inventaire de Boeschepe, dans les Flandres, provoque de nouveau la mort d un homme. Les opérations d Inventaires sont alors suspendues par le gouvernement Rouvier et l incident provoque la chute du cabinet le lendemain à la Chambre des députés qui s oppose à l ordre du jour par 267 voix contre 234. Au 31 mai 1906, 63 219 établissements sur 68 010 étaient inventoriés : seuls moins de 5 000 inventaires restaient à réaliser. Pour autant qu il soit une «formalité» dans le texte de loi, l Inventaire n en constituait pas moins, à y regarder de plus près, une procédure administrative lourde et complexe à mettre en œuvre. L application des instructions de la circulaire du 30 décembre 1905 nécessitait en effet que le préfet coordonnât les personnels et les directives issues de cinq ministères : le Ministère des Cultes, couplé avec l Instruction publique et dont émanait la circulaire du 30 décembre 1905 ; l Intérieur dont les préfets dépendaient directement ; la Guerre, chargé de mettre les troupes mobilisées à la disposition des préfets ; la Justice, dont les officiers de police judiciaire assistaient les agents de l Enregistrement pendant l Inventaire ; enfin le Ministère des Finances qui organisait les dépenses occasionnées par les Inventaires et auquel les agents de l Enregistrement se rattachaient. La coordination des opérations d Inventaires demandée aux préfets multipliait dès lors par cinq le nombre des directives gouvernementales susceptibles d être reçues par les services préfectoraux. 10 Circulaire du Ministère des Cultes, 30 décembre 1905. 11 Cf. Jean-Marie MAYEUR, «Géographie de la résistance aux Inventaires», Annales ESC, 1968, pp. 1259-1272. 4

Préalable à l application de la loi, la traduction de cette profusion de textes administratifs 12 occupa une place essentielle dans l action préfectorale et occasionna nécessairement des erreurs. Ce fut le cas en février 1906 : une circulaire du Ministère de l Intérieur datée du mois de mars signala que de nombreux préfets se trompaient et n adressaient pas les demandes de réquisition de troupes et de gendarmes aux bons ministères 13 ; la circulaire renvoyait alors à nouveau à deux documents antérieurs consacrés aux autorités militaires auxquelles les préfets pouvaient faire appel en cas de besoin 14. Ce type d erreurs et les remontrances gouvernementales qui les suivent parfois restent pourtant rares tout au long de la crise des Inventaires et si cette lourdeur administrative, bien réelle, s ajoute aux difficultés du terrain, on se tromperait en lui attribuant un rôle déterminant dans la crise. Jusqu à l incident de Boeschepe, les obstacles à l action préfectorale tiennent moins dans la profusion des directives ministérielles que dans le contenu ambigu de ces dernières. Répondre aux exigences imprécises du gouvernement Arrêtons-nous donc un moment sur ces notes et ces circulaires envoyées par le gouvernement aux préfets de France. Retracer l évolution des positions du cabinet Rouvier tout au long de la période permettra, en outre, de mettre en lumière le climat d incertitude dans lequel s exerce l action préfectorale et d apprécier davantage la part d initiative de cette dernière dans la prise des décisions. Après avoir fixé les détails des opérations d Inventaires par la circulaire du 30 décembre 1905, il semble que le gouvernement 15 ait tout d abord opté pour la manière forte, sans doute incité par les rapports alarmistes de ceux que le Ministère de l Intérieur nomme ses correspondants - autrement dit ses informateurs. Dès la fin du mois de décembre 1905, et malgré le calme dans lequel se déroulent les premiers Inventaires de janvier 1906, les rapports insistent en effet sur la mobilisation des catholiques autour de la question du recensement des objets religieux. Ils préviennent le gouvernement que «si réellement les curés avaient recours à des procédés d intimidation, il est à craindre que des bagarres pénibles n aient lieu devant les églises» 16. Le 1 er 12 Un rapport de 1909 donne ainsi «des indications curieuses sur le nombre de circulaires ministérielles que le préfet reçoit et sur celui des statistiques qu il doit faire établir. En vingt-et-un mois, chaque préfet en moyenne a reçu 514 circulaires : soit 2923 pages, il a dû dresser 90 statistiques, soit plus de 3 000 pages», Henri CHARDON, Le pouvoir administratif, Paris, Librairie Académique Perrin et Cie, 1911, p. 265 (cité par Gildas TANGUY, art. cit.). 13 Circulaire du Ministère de l Intérieur aux Préfets de France, 5 mars 1906, n 20 098. 14 L article 4 de l instruction du 24 juin 1903 et la circulaire du 15 janvier 1905. 15 Nonobstant la disposition de ladite circulaire incitant les préfets à une première «intervention officieuse» avant le recours à la force. 16 Rapport daté du 20 janvier 1906 (AN, 50AP13). 5

février 1906, quelques heures avant les incidents à Sainte-Clotilde, un certain "Lazare" note dans son rapport : «On croît au Gaulois, où de nombreux curés sont venus de cinq heures à deux heures du soir hier, que la journée d aujourd hui sera chaude à Sainte-Clotilde» 17. Face aux risques d affrontements, certains préfets déplorent le choix retenu par le Ministère de l Intérieur d employer la force. C est le cas de Louis Lépine à Paris : «En toutes choses, il y a la manière [ ]. Hélas, c est la tentation des gouvernements débiles d abuser de la force». Aux conseils de «courtoisie et [de] prudence» de Lépine, le gouvernement oppose donc son intransigeance : «"on ne négocie pas avec les rebelles quand on a la loi pour soi. On l exécute sur l heure" Voilà ce qui me fut répondu» 18. Un informateur rapporte ainsi que le 2 février, lors des affrontements à l Eglise Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, «pompiers, agents et gardes municipaux sont allés franchement à la besogne et ont cogné dur sur les personnes renfermées dans l Eglise, sans s occuper du service, ni de l âge, ni de la qualité des manifestants. La bagarre a été très vive» 19. Avant que ne se déclenche en province le vaste mouvement de résistance que l on sait, les indicateurs infiltrés dans les milieux catholiques félicitent cette action répressive du gouvernement et en soulignent les bénéfices : «L on était hier encore convaincu que le Gouvernement n oserait jamais employer la manière forte et qu il reculerait toujours devant la nécessité d enlever d assaut les églises avec l appui de la police. [ ] On est complètement démonté en face d une décision que l on escomptait si peu et l on commence à se demander si on n est pas allé un peu loin. [ ] Je crois que les incidents de Sainte-Clotilde et l attitude du Gouvernement - attitude aussi énergique qu imprévue - vont tuer dans l œuf la rébellion que les prêtres fomentaient dans l ombre» 20. Pourtant, contrairement à ce que laisse entendre ce document, les choix et les instructions du gouvernement ne sont pas aussi tranchés. Dès le 31 janvier, une circulaire du Ministère de l Intérieur modère la fermeté des premiers jours et enjoint aux préfets d agir avec prudence, de se montrer rusés : «Je vous recommande, chaque fois que vous aurez lieu de craindre des résistances, de faire procéder aux inventaires le même jour et à la même heure dans les différentes églises soit dans la même localité soit dans plusieurs communes limitrophes, afin de fractionner les manifestants et de réduire par-là les incidents au minimum.» Le 3 février, une note confidentielle souligne, pour le cas parisien, qu il «y aurait avantage, chaque fois que l on a lieu de redouter des résistances, à procéder aux opérations d Inventaires dès les premières heures de la journée» voire de «les remettre à plus tard pour les reprendre au 17 Rapport daté du 1 er février 1906 (AN, 50AP13). 18 Louis LÉPINE, Mes Souvenirs, Paris, Payot, 1929, p. 247-248, cité par Vida AZIMI, «Le préfet Louis Lépine et l application de la loi de 1905», art. cit., p. 6-7. 19 Rapport daté du 2 février (AN, F7 127 15). 20 Autre rapport daté du 2 février (AN, 50AP 13). 6

moment qui paraîtra le plus favorable [au préfet de police] et présenter le minimum de risques» 21. Les préfets appliquent aussitôt cette nouvelle politique de temporisation qui étonne et inquiète les informateurs : «Le bruit a circulé hier, dans tout le milieu conservateur, que le Gouvernement n oserait pas donner l assaut aux grandes églises du centre et que c est pour cette raison que les opérations d Inventaire n ont pas eu lieu samedi à la Madeleine. Il ne faudrait point perdre les bénéfices immenses de la première leçon qui avait jeté un grand trouble dans tout le monde clérical. Et toute reculade à l heure actuelle, qu elle qu en soit le prétexte, sera regardée par les adversaires comme une faiblesse dont ils se hâteront de profiter» 22. Après les événements parisiens du 1 er et du 2 février, le gouvernement ne suit donc plus les conseils de ses informateurs. Il leur préfère désormais ceux de l administration préfectorale sur laquelle le cabinet Rouvier se repose un peu plus chaque jour. Car à partir de la mi-février, un nombre croissant de dépêches télégraphiques et de télégrammes chiffrés arrivent sur les bureaux de la Sûreté générale et sur celui du chef de cabinet du Ministre de l Intérieur. Une circulaire a en effet invité les préfets à adresser à leur hiérarchie les jeudi matin et dimanche matin de chaque semaine des statistiques détaillées sur les opérations d Inventaires réalisées, celles en cours et celles à venir dans leur département 23. Sur le long terme, cette nouvelle exigence s inscrit dans le processus de collecte de l information statistique à l œuvre depuis le milieu des années 1880 dans des domaines aussi divers que la surveillance des ouvriers lors de mouvements de grèves 24 ou la prévision des crues des fleuves 25. En situation d urgence, le gouvernement tient à appuyer son action sur des données fraîches et de qualité afin d avoir une meilleure prise sur les événements. A court terme, la circulaire du 14 février 1906 traduit une inflexion de la politique gouvernementale : il convient désormais d agir rapidement et les hautes autorités pensent que la rationalisation des informations venues des préfets peut aider à aller plus vite. S ouvre alors jusqu à la chute du cabinet Rouvier, une période empreinte d affolement et d ambiguïtés. Par une dépêche du 16 février, le Ministère de l'intérieur demande pour la première fois aux préfets de hâter les opérations pour qu'elles soient terminées avant le 15 mars : «vous devez procéder avec célérité» 26. La précipitation du gouvernement se justifie aisément : il espère clore ce chapitre mouvementé de l application de la loi de Séparation avant la tenue des élections prévues en mai 1906. Depuis le mois de janvier, les préfets, dont la charge est d organiser ces élections, l ont déjà plusieurs fois porté à l attention de leur ministère de tutelle (le préfet d Arras, 21 du Ministère de l Intérieur aux Finances 3 février 1906 22 Rapport daté du 5 février (AN, 50AP 13). 23 Circulaire de Paris, n 13965-223, Ministère de l Intérieur aux Préfets de France (14 février 1906). 24 Cf. Gildas TANGUY, art. cit. 25 Jean-Noël RETIÈRE, «L'ingénieur et le préfet. Prévoir la crue de Loire (1846-1936)», in Olivier IHL, Martine KALUSZYNSKI et Gilles POLLET, Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, coll. "Etudes politiques", 2003. 26 «Ministère Instruction Publique à Préfet», Dépêche du 16 février 1906 (AN, 50AP 13). 7

le 5 janvier 27, celui de Quimper, le 14 janvier 28 ). Pourtant aucune instruction gouvernementale ne leur a fournit depuis des directives claires et précises pour y parvenir. Certes la note du 17 février 29 et la circulaire du 25 février 1906 invitent de nouveau les préfets à poursuivre les opérations d Inventaire «avec une activité exceptionnelle à partir de cette semaine» et à «prendre des dispositions en conséquence» 30. Cette seconde circulaire, comme pour faciliter la tâche des préfets, se charge même d apporter des précisions sur l emploi d ouvriers serruriers ou sur le recours à des juges de paix lors des opérations 31. Mais le ton des instructions reste général, voire équivoque : Dans le cas où la résistance serait générale dans votre département et où vous vous trouverez dans la nécessité de recourir pour chaque opération au concours de la force publique, je vous recommande de réquisitionner autant de corps de troupes qu il sera nécessaire [ ] Vous devrez, autant que possible, éviter d avoir à défoncer des portes [ ] Il me paraît superflu d ajouter qu autant je vous recommande d agir avec célérité, autant je vous recommande d agir avec prudence. Le Gouvernement veut que la loi soit intégralement appliquée dans les délais prévus, mais il tient aussi à ce que son application ne donne lieu à aucun conflit sanglant et vous savez que la meilleure manière d éviter des conflits de ce genre est encore de faire appel à des forces nombreuses et importantes 32. Le préfet qui cherche à appliquer cette circulaire du 25 février ne peut manquer de se trouver dans une situation bloquée en cas de résistances à l Inventaire dans son département : d une part, on le somme d être prudent et d éviter l affrontement en limitant le nombre de portes d églises forcées ; d autre part, on lui demande d achever les opérations au plus vite et on lui conseille, pour ce faire, d arriver en force devant les églises pour intimider les manifestants présents. Mais comment procéder en cas d oppositions sérieuses ; faut-il faire charger la troupe? Or l Intérieur insiste pour qu il n y ait aucun «conflit sanglant». Faut-il alors reculer et renoncer à l Inventaire? Ce serait provoquer un précédent qui ne manquerait pas de faire "tâche d huile" comme le remarque le préfet de Haute-Loire et qui menacerait la conduite de l ensemble des opérations d Inventaire sur le territoire. Impossible de trouver une réponse claire à ces interrogations du côté du gouvernement qui, dans une note de service relative à la mise en demeure des représentants cléricaux, précisait justement quelques jours plus tôt s en remettre entièrement à l action des préfets. 27 «Tous représentants républicains sont d accord avec moi pour désirer que inventaires soient terminés au mois de février en raison conséquence que ces opérations pourraient avoir sur élections prochaines si elles devaient se poursuivre au-delà» (Télégramme au ministère de l Intérieur ; AN, 50AP 13). 28 «J apprend que inventaire des biens des établissement ecclésiastiques doivent être reportés après discussion de l interpellation y relative devant la Chambre des députés. Je vous serais reconnaissant de faire le nécessaire pour que les délais soient abrégés dans la plus grande mesure possible. Un intérêt considérable s attache à ce que ces opérations soient closes le plus longtemps qu il se pourra avant la période électorale». (Télégramme au ministère de l Intérieur ; AN, 50AP 13). 29 «J attache le plus grand intérêt à ce que les opérations aient pris fin avant l ouverture de la période électorale. Je vous prie en conséquence de prendre les mesures nécessaires pour qu elles soient terminées pour le 15 mars prochain dernier délai» (Note de la Sûreté générale, AN, 50AP 13). 30 Circulaire de Paris, n 17680, Ministère de l Intérieur aux Préfets de France. 31 Nous reviendrons plus loin sur ces deux aspects ainsi que sur l origine de la circulaire du 25 février 1906. 8

«Le préfet peut lui-même donner ses ordres sous la forme qui lui convient, soit par écrit, soit verbalement. De même les mesures à prendre sont laissées à son appréciation. Une circulaire du Ministre des Cultes du 30 décembre 1905 s est bornée à des recommandations à cet égard [ ] Il est à remarquer, en outre, que le Gouvernement a toujours le droit de modifier, quand il le juge utile, par des instructions particulières les recommandations qu il a formulées dans des instructions générales. Une circulaire ne saurait lier le ou les ministres de qui elle émane 33. Ce n est pas un texte légalement obligatoire comme un règlement d administration publique. Par conséquent, chaque fois que cela a paru nécessaire, le Préfet a pu être régulièrement dispensé de toute mise en demeure aux représentants légaux des établissements ecclésiastiques» 34. Officiellement le Ministre de l Intérieur soutient ses préfets. Sur le terrain, ils sont en réalité livrés à eux-mêmes au risque de prendre des initiatives malheureuses, comme on le verra plus loin. Au lendemain de l incident de Boeschepe, le gouvernement modifie une nouvelle fois ses instructions. Un peu tardivement, il décide de simplifier les opérations en ordonnant aux préfets de se limiter, partout où il avait été fait des Inventaires amiables 35, à dresser un procès verbal de constat, en y annexant une copie de l Inventaire amiable, dans le cas où des conflits sanglants seraient à redouter 36. Mais peu de localité rentre dans ce schéma "d Inventaire amiable". Un document daté du 7 mars 1906 n en mentionne que 734 dont 546 en Ariège, 80 dans le Calvados, 45 en Corse, 30 dans le Morbihan, 18 en Ille-et-Vilaine, 9 en Ardèche, 5 dans les Deux-Sèvres et un seul en Loire Inférieure 37. Les services du Ministère de l Intérieur concluent vite à l impossibilité de généraliser la mesure. On demande alors progressivement aux préfets de surseoir aux opérations en cas d affrontement. A son grand soulagement, le préfet de Haute-Loire reçoit ainsi le 4 mars le télégramme suivant : «Vous laisse en outre le soin d apprécier chaque fois que vous redoutez de trop gros risques, s il n est pas préférable surseoir opérations». Des missives similaires partent le 6 mars pour les préfectures de Besançon, Ajaccio, Nantes, Saint-Lô, Niort, Foix, Privas, Mande, Vannes, La Roche-sur-Yon, Caen, Rennes, Angers et Lille. Le 8 mars, les opérations d Inventaires sont suspendues : le gouvernement vient de tomber. Le 7 mars 1906, lors des débats à la Chambre des députés, Aristide Briand, futur ministre des Cultes dans le nouveau ministère, souligna «le manque de prévoyance du gouvernement» 38 comme pour mieux l opposer à la majorité politique qui avait voté la loi de Séparation dans un esprit libéral 39. De fait, le cabinet Rouvier s était montré incapable de trancher entre une position 32 C est moi qui souligne. 33 C est moi qui souligne. 34 Note de service datée du 12 février 1906 (AN, 50AP 13). 35 Inventaires prévus par les circulaires du 22 décembre 1882 et du 17 avril 1905. 36 «Quand vous heurterez à résistance susceptible d entraîner des conflits trop graves» précise cette circulaire n 3273, Ministère de l Intérieur à Préfets, 7 mars 1906. 37 Note de la Direction de la Sûreté générale, 4 e bureau, 7 mars 1906 (AN, 50AP 13). 38 Annales de la Chambre des députés, 7 mars 1906. 39 Cf. Rosemonde SANSON, L Alliance républicaine démocratique : une formation de centre (1901-1920), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, pp. 140-143. 9

de fermeté et la préservation de la paix publique. En opposition à son prédécesseur, Sarrien opta dès son accession à la Présidence du Conseil pour une attitude résolument plus claire en annonçant une application plus libérale de l article 3 de la loi de 1905 40. Le 18 mars 1906, Clemenceau succédant à Fernand Dubief à la tête du Ministère de l Intérieur, devait adresser en ce sens une circulaire confidentielle aux préfets : «Vous devez donc poursuivre sans hésitations les opérations commencées dans votre département [ ] Mais je désire avant tout qu elles n entraînent aucun acte de violence, encore moins un conflit sanglant. [ ] A la première manifestation de résistance, les agents chargés des inventaires se retireront sans recourir à la force. Ils reviendront ultérieurement pour accomplir à l improviste les opérations ajournées lorsqu il apparaîtra que la résistance ayant cessé ou s étant relâchée, l inventaire pourra s accomplir sans conflit. [ ] Je n admettrai aucun manquement à ces instructions.» 41 Le préfet face aux résistances locales : un acteur dans la production des décisions Avant d en venir à une conclusion, l étude des instructions gouvernementales appelle celle des réactions individuelles des préfets. Le gouvernement, on vient de le voir, a donc choisi de s en remettre à eux pour la mise en œuvre des Inventaires et la gestion des difficultés afférentes. Afin de mieux évaluer la part des préfets dans l élaboration des directives gouvernementales et d appréhender leur rôle et leurs différentes fonctions au moment de la crise des Inventaires, il peut être utile de dresser ici une typologie des problèmes quotidiens auxquels ils se confrontent entre janvier et mars 1906. Résistances La résistance verbale et physique, parfois violente, des opposants à la loi de 1905 s impose assurément comme la principale difficulté à surmonter, du moins dans les départements touchés par la contestation 42. Certes l agent de l enregistrement est toujours la première cible des manifestants puisque qu il est le premier représentant du gouvernement à vouloir pénétrer dans les églises. Mais, dans les échauffourées et les luttes parfois armées qui s engagent à l arrivée des forces de l ordre mobilisées par le préfet, c est sur ce dernier, quand il est présent sur les lieux, que se reporte souvent la colère de la foule. Plusieurs télégrammes font état de ce genre de situation. Ainsi en Seine-et-Oise, où le 8 février 1906 le préfet Henri Poirson est «blessé à la tête par une chaise lancée par cinq individus apostés dans une tribune» 43 de l Eglise Saint- Symphorien. A Paris, le préfet Louis Lépine entrant dans l église de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, 40 Cf. Louise-Violette MEJAN, La Séparation des Eglises et de l Etat : l œuvre de Louis Méjan, Paris, PUF, 1959, p. 263. 41 Ibid., p. 264. Et le 20 mars, au Sénat, Clemenceau prononçait son mot fameux : «Nous trouvons que la question de savoir si l on comptera ou si l on ne comptera pas les chandeliers d une église ne vaut pas une vie humaine.» 42 Cf. Jean-Marie MAYEUR, «Géographie», art. cit. ; Jean-Michel DUHART, La France dans la tourmente des Inventaires : la séparation des Eglises et de l Etat, Joué-lès-Tours, Alan Sutton, 2001. 10

le 2 février 1906, doit faire face à «un candidat au martyre [qui] avait probablement calculé que je passerais en tête, et s était flatté de me casser la figure» 44. Dans la plupart des cas, c est moins la personne du préfet que le symbole de l autorité du département qu on attaque. Preuve en est que les manifestants peuvent aussi bien s en prendre à la préfecture elle-même : le 6 février 1906, le Procureur général de Montpellier relate ainsi l attaque par un groupe d individus des bâtiments de la préfecture «dont on a brisé des carreaux et tenté de forcer les portes» 45. Tout aussi problématiques pour les préfets, les défections survenant dans le rang même des représentants de l autorité (agent de l enregistrement, officiers de troupes, maires 46 ) tendent à limiter l action préfectorale à la seule réprimande. Les exemples semblent se multiplier à l orée du mois de mars 1906 : entre le 3 et le 7 mars, les préfets de la Manche, du Puy-de-Dôme, du Morbihan et de Vendée télégraphient par exemple au Ministère des Finances 47 pour lui demander successivement la révocation d agents des Domaines ayant refusé de procéder à l Inventaire. Un Livre d or de la persécution de 1906, édité dans l Almanach 1907 du Pèlerin devait relever au total 295 arrestations de fonctionnaires de l Enregistrement, 29 personnes renvoyées ou "démissionnées" entre janvier et mars 1906, 26 officiers de l armée et de la marine suspendus auxquels s ajoutent 208 élus locaux 48. Répression? Les violences exercées sur les agents de l autorité, les arrestations qui s ensuivent, enfin les demandes de révocation, autant d éléments qui confinent les préfets dans leur fonction répressive de maintien de l ordre et de mobilisation de l armée. On aurait tort pourtant de limiter leur action à ce seul rôle répressif tout comme d envisager l application de l article 3 de la loi de 1905 par les préfets sous l angle unique de la répression. Car la lecture des archives offre à l historien une réalité beaucoup plus nuancée : non seulement les préfets craignent bien souvent les conséquences d un recours à la force - c est le cas notamment du préfet de Haute-Loire avouant à son ministère de tutelle redouter «tous les jours de nouveaux malheurs» 49 - mais ils cherchent même à éviter les affrontements, s employant parfois à négocier avec les acteurs du mécontentement ou à expliquer la loi à l opinion publique. Le 26 43 Lettre du Procureur de Versailles au Garde des Sceaux, Versailles, 8 février 1906 (AN, 50AP 13). 44 Louis LÉPINE, Mes Souvenirs, Paris, Payot, 1929, p.251-252. Cité par Vida AZIMI, «Le préfet Louis Lépine et l application de la loi de 1905», art. cit. 45 Télégramme du Procureur Général au Garde des sceaux (n 22871), 6 février 1906 (AN, 50AP 13). 46 Ainsi le maire de Bastia, aux premiers rangs des manifestants le 26 février 1906 (cf. Jean-Michel DUHART, op. cit., p. 66). 47 Saint-Lô et Clermont (3 mars 1906), Vannes (6 mars 1906), La Roche-sur-Yon (7 mars1906) (AN, 50AP 13). 48 Jean-Michel DUHART, op. cit., p. 90-91. 49 Télégramme du 3 mars 1906 (AN, 50AP 14). 11

février 1906, le préfet de Loire-Inférieure, Edmond Roger 50, cherche ainsi à apaiser les tensions dans son département en soulignant le caractère conservatoire, et non vexatoire, de l article 3 de la loi de Séparation : «[Les inventaires] ont été prescrits par la loi dans l intérêt des croyants pour permettre le transfert régulier des biens des fabriques aux associations cultuelles qui leur succèdent. C est une vérité indéniable. La dévolution est, au surplus, la conséquence naturelle de l inventaire, et tant qu il n y aura pas d inventaire, il ne sera pas possible d opérer la dévolution. [ ] Si par leurs résistances à l inventaire et leur opposition à la création des associations cultuelles, les catholiques rendaient inutiles les dispositions relatives à l organisation nouvelle du culte, c est aux établissements de bienfaisance que ces biens seraient dévolus après le 13 décembre 1906. En poursuivant l inventaire, contre le gré de certains catholiques, nous sauvegardons en réalité les intérêts pécuniaires des fidèles. Comment donc expliquer l opposition qui est faite à la formalité des inventaires?» 51 L application de la loi par le préfet n est donc pas incompatible avec un discours d apaisement. A l image du préfet de Haute-Loire, comme de Louis Lépine à Paris - on se souvient de ses conseils de «courtoisie et de prudence» au gouvernement 52 - beaucoup de préfets cherchent ainsi à éviter les débordements de violence 53. Depuis le milieu des années 1880, les préfets sont d ailleurs de plus en plus invités par les différents ministères à procéder en ce sens, notamment lors des grèves ouvrières 54. L étude de la crise des Inventaires contribue ainsi à nous défaire d une représentation courante et négative du monde préfectoral : celle du préfet seulement mû par une logique de répression, voire de corruption à l égard des adversaires politiques du gouvernement. Cette image rappelle les préfets du Lucien Leuwen de Stendhal (1837) 55 ; elle correspond davantage aux réalités de la Seconde République et du Second Empire qu à celles de la Troisième République. Il reste à souligner que ce rôle d apaisement s avère difficile à saisir dans sa totalité à partir d archives administratives rétives à livrer des informations sur les pratiques préfectorales au niveau local : dans leurs rapports, et plus encore dans leurs télégrammes, les préfets se mettent peu - voire pas - en avant et «rien n est plus difficile que de décrire l action des préfets» 56. 50 Préfet de Haute-Loire du 5 septembre 1904 au 31 mai 1906 (Cf. René BARGENTON, Dictionnaire biographique des Préfets (1870-1982), Paris, Archives nationales, 1994). 51 La Dépêche, 26 février 1906. 52 Cf. supra. 53 En 1946, le président de l Association de l Administration préfectorale se souvient : «Qu ils se rappellent surtout le rôle qu en certaines circonstances a rempli le corps préfectoral, depuis le début de ce siècle, par exemple, durant la période des inventaires d églises [ ]. La tâche de l Administration fut non pas de simple parade ni de figuration spectaculaire, mais de vigilance attentive et d efforts préservant d arbitrage, d apaisement et de conciliation» cité par Vida AZIMI, «Louis Lépine», art. cit., p. 3. 54 Cf. Gildas TANGUY, op. cit. 55 Cf. Xavier BOURDENET, «Représentation du politique, politique de la représentation : les préfets de Lucien Leuwen», Romantisme, n 110, 2000, p. 13-26. 56 Guy THUILLIER, Pour une histoire de la bureaucratie en France. Comité pour l histoire économique et financière de la France, Paris, Ministère de l Economie, des Finances et de l Industrie, 1999, p. 461. 12

Intendance : l exemple des ouvriers serruriers Outre la violence des manifestants et la défection de certains agents de l autorité, les préfets sont aussi amenés à gérer et à résoudre des problèmes d intendance : manque de moyens financiers, pénurie de véhicules pour se rendre dans les églises, insuffisance de troupes Un exemple, parmi d autres, des difficultés auxquelles doivent faire face les préfets : le recours aux ouvriers serruriers, aussi surnommés «crocheteurs» 57, pour ouvrir des portes d églises afin d éviter à ces dernières d être défoncées. Dès le début du mois de février, les préfets des départements touchés par la contestation signalent au Ministère de l Intérieur le manque d ouvriers serruriers dont ils disposent dans leur département. Certains imaginent déjà des solutions alternatives : ainsi le préfet de Caen qui demande l autorisation de laisser les portes des églises ouvertes et gardées par deux agents pour éviter que les fonctionnaires de l Enregistrement ne trouvent portes closes à leur arrivée le lendemain 58. Mais le préfet n obtient de l Intérieur qu une réponse vague à ce propos : «En principe je ne m oppose pas à l emploi du moyen que vous indiquez ; mais à distance, il ne m est pas possible de vous donner des instructions fermes» 59 Au cœur de la tourmente, cette question des ouvriers serruriers prend de plus en plus de place dans les correspondances administratives. A Lille, c est un préfet du Nord désemparé qui en appelle au Ministère de l Intérieur pour lui signaler ce problème : «A Lille [ ] nous n avons trouvé, après maintes démarches, qu un patron serrurier connu par ses opinions républicaines, qui ait consenti à mettre 3 à 4 ouvriers à la disposition du Commissaire central. Dès qu il a été connu, les lettres anonymes d injures et de menace ont afflué à son adresse, les journaux cléricaux l ont dénoncé à la vindicte publique, il est menacé de perdre, désormais, la meilleure partie de sa clientèle ; quelques-uns de ses ouvriers ont été dissuadés de rester à son service, si bien qu hier, lorsque nous lui avons demandé son concours pour les opérations d inventaire des églises de communes qui avaient lieu aujourd hui, il a déclaré ne vouloir plus, à aucun prix, consentir à nous le prêter [ ] Un commissaire spécial de police qui s était discrètement adressé à un rédacteur du journal socialiste Le Réveil du Nord pour lui demander s il ne pensait pas que les syndicats professionnels ouvriers pussent fournir les ouvriers nécessaires, a été dissuadé, par lui, de tenter cette démarche, parce qu un journal réactionnaire avait fait un rapprochement entre les serruriers et la police et que les adhérents des syndicats collectivistes ne tiendraient pas à être l objet d une pareille assimilation. De toutes parts, je suis prévenu que je ne trouverais, nulle part, de serruriers, ni sur place, ni ailleurs» 60 Pour le Préfet la situation est claire : par manque de temps et d hommes les opérations ne peuvent être terminées le 15 mars comme le Ministère le recommande à partir du 16 février 61. 57 Jean-Marie MAYEUR, «Les Inventaires ou les églises barricadées», art. cit., p. 436. 58 Télégramme du 4 février 1906 (AN, 50AP 13). 59 Télégramme du Ministère de l Intérieur, 5 février 1906 (AN, 50AP 13). 60 Télégramme du Préfet du Nord au Ministère de l Intérieur, 20 février 1906 (AN, 50AP 13). 61 Cf. supra, p. 7. 13

Cette situation critique encourage enfin le gouvernement à se saisir sérieusement du problème. Mais si la question fait le tour des ministères, aucune solution n est trouvée. Le 23 février, l Intérieur propose bien au Ministère de la Guerre d utiliser, dans les corps de troupes et dans les spécialités militaires, «des hommes exerçant ou ayant exercé la profession de serruriers ou une profession se rapprochant». Un accord paraît même se construire sur ce point puisque, dans l importante circulaire du 25 février 1906, l Intérieur signale à ses préfets : «Vous devrez, autant que possible, éviter d avoir à défoncer des portes et le Ministre de la Guerre a incité, dans ce but, les commandants d armes à introduire dans les troupes appelées à intervenir pour l inventaire le plus grand nombre possible d ouvriers serruriers ou d hommes de professions analogues». Pourtant début mars, le Ministère de la Guerre rectifie ces informations : «Je viens vous rappeler la demande que je vous ai faite de faire procéder autant que possible par des ouvriers civils à l ouverture des portes des Eglises. Il est à craindre que l intervention, chaque jour plus considérable de nos ouvriers d artillerie, ne provoque des défaillances, ce qui aurait, au point de vue militaire, les conséquences les plus graves» 62. Des préfets pensent alors à faire venir dans les départements où l on en a besoin des ouvriers serruriers de Paris. Le 5 mars, la Guerre, qui ne souhaite visiblement pas l envoi de techniciens militaires, reprend cette proposition à son compte dans un échange avec le Ministère des Finances ; mais ce dernier décline la solution le lendemain arguant que «cette manière de procéder augmenterait exagérément frais déjà considérables» 63 (déplacements automobiles, avances des commissaires et inspecteurs de police, salaire des ouvriers civils ). Et les Finances de préconiser l embauche d ouvriers des villes voisines de celles où se déroulent les Inventaires, suggestion pour le moins étonnante puisque justement présentée comme impraticable par les préfets dès le début du mois de février. Bref, il semble bien qu on tourne en rond et pendant que les instances gouvernementales cherchent à se débarrasser du problème en le faisant circuler d un ministère à l autre, les préfets manquent toujours plus de moyens sur place. Dans l affolement et la précipitation dans lesquels s inscrit la circulaire du 25 février en rappelant la date limite à laquelle les Inventaires doivent être achevés, certains agents de l administration préfectorale dérapent et prennent des initiatives malheureuses. Le 1 er mars 1906, le député de Haute-Loire, Adrien Michel, rapporte ainsi au Ministère de l Intérieur : «Refus unanime d ouvriers requis pour fracturer portes églises. Sous-préfet d Yssingeaux a fait sortir de prison pour opérer effraction le nommé Randaime qui purgeait condamnation 6 mois pour vol. Populations indignées tels procédés. Incidents sanglants très à craindre dans communes non inventoriées» 64. 62 Télégramme du Ministère de la Guerre, 4 mars 1906 (AN, 50AP 13). 63 Télégramme du Ministère de la Guerre au Ministère de l Intérieur, 7 mars 1906. 64 Télégraphe du 1 er mars 1906 (AN, 50AP 13). 14

Le Préfet du Nord, qui s empresse de transmettre à son sous-préfet le «vif mécontentement» du Ministère de l Intérieur et le sien, n en défend pas moins son administration en soulignant les difficultés dans lesquelles s exerce l action préfectorale dans son département. Le télégramme qu il envoie à Paris en forme d appel de détresse - «je redoute tous les jours de nouveaux malheurs» 65 - apparaît aujourd hui prophétique : trois jours plus tard un homme trouve la mort lors des affrontements de Boeschepe, près de la frontière belge. Loin d être une question d ordre strictement technique, la réquisition de serruriers met à l épreuve leur fidélité républicaine. Une fois encore, le gouvernement n y voit qu une simple difficulté d intendance et ne s alarme pas outre mesure - à moins qu il ne soit dépassé - d un problème qui touche pourtant au cœur de la citoyenneté républicaine. D autres exemples pris parmi les officiers ou les juges de paix pourraient être ici convoqués 66 qui soulignent, eux aussi, l incertitude et l improvisation dans lesquels s effectue l action préfectorale. Dans la mise en œuvre des Inventaires, l épisode des ouvriers serruriers permet ainsi de réévaluer la place prise par les préfets dans le circuit de la décision : les instructions générales du gouvernement, dont nous avons étudié les grands traits, sont suivies par les demandes et les interrogations précises des préfets ; de nouvelles instructions ministérielles - à l exemple de la circulaire du 25 février - tentent alors de leur répondre mais d une manière souvent si floue et ambiguë que les préfets sont contraints de prendre seuls et sans grand recours les décisions qui s imposent sur le terrain. On est loin d une logique pyramidale allant du haut vers le bas, de l image d Epinal représentant le préfet en simple missi dominici du gouvernement. Au tournant du XX e siècle, les gouvernements de la Troisième République prennent en effet de plus en plus appui sur l échelon préfectoral dans l application des politiques publiques 67. Plus qu un simple échelon chargé d exécuter les instructions venues des ministères, l administration préfectorale occupe progressivement une place centrale dans le processus d élaboration des décisions : «le modèle napoléonien d un corps discipliné, hiérarchisé et puissant est remplacé par des préfets prudents, flexibles, conservateurs dont l influence reposait sur l observation des contraintes 65 Télégramme au Ministère de l Intérieur, 3 mars 1906 (AN, 50AP 13). 66 Vers le 20 février, les préfets demandent au gouvernement l autorisation d avoir recours aux juges de paix, pour suppléer au nombre limité d officiers de police judiciaire présents dans le département. Après s être entendu avec le Garde des Sceaux, le Ministre de l Intérieur étend la mesure à tout le territoire français par la circulaire du 25 février ; le Ministère de la Justice en informe ses agents par les instructions télégraphiques du 29 février. Pourtant, dès le début du mois de mars, les préfets font état de nombreuses réticences. Le 3 mars 1906, le procureur général de Nancy télégraphie ainsi à la Direction criminelle du Ministère de la Justice : «Préfet de Meurthe-et-Moselle me fait connaître que certains juges de paix de son département se croient pas tenus de prêter leur assistance aux agents du fisc pendant opérations des inventaires quoique requis, déclarant que leur rôle doit se borner attendre que délinquant leur soient amenés.» (AN, 50AP 13). 67 Cf. Gildas TANGUY, art. cit. 15

administratives et politiques plus que sur les textes officiels» 68. En se replaçant dans cette histoire longue des relations entre le gouvernement et les préfets, on pourrait ainsi émettre l hypothèse que la chute du cabinet Rouvier tint moins à l incident de Boeschepe, qui n en resta alors pas moins la cause occasionnelle 69, qu aux difficultés d adaptation des cabinets ministériels à la transition administrative en cours. La méthode plus claire mise à l œuvre sous l impulsion d Aristide Briand 70 et de Georges Clemenceau participerait également de ce processus dont l épisode des Inventaires pourrait finalement n être qu une phase ou qu un révélateur. Une transition administrative également perceptible au niveau préfectoral. Car de leur côté, les préfets organisent des structures d intérêts communs. Nous sommes dans un «contexte de l explosion du droit administratif, de la profusion législative et de l affirmation de la théorie de l Etat de droit» que Gildas Tanguy identifie comme les débuts d une période d institutionnalisation du corps préfectoral 71 : la création de l Association de l Administration préfectorale (1907) répond sans nul doute à cette préoccupation en partie issue de la crise des Inventaires. 68 Philippe DARRIULAT (Revue d'histoire du XIXe siècle, "Varia", 2003) d après Jean-Pierre MACHELON, «The prefect, political functionnary of the jacobin state : permanences and continuities (1870-1914), in Sudhir HAZAREESINGH (dir.), The Jacobin Legacy in Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 68-88. 69 De même que le renversement de majorité au sein du Parlement : «les porte-parole de l Alliance [républicaine démocratique dont fait partie Maurice Rouvier] condamnent la politique du pire dont Rouvier a été victime. L explication consiste à démontrer que l extrême gauche radicale-socialiste ne pouvait pardonner à Rouvier d'être soutenu par des hommes de droite et que les socialistes [ ] ont uni leurs voix à la réaction», Rosemonde SANSON, op. cit., p. 144. 70 Qui devait conserver le portefeuille des Cultes jusqu en 1911. 71 «Au sens où l entendent Pierre Bourdieu et Marie-Christine Kessler, c est-à-dire un groupe d individus partageant "une communauté de schèmes et de perception, d appréciation, de pensée et d action", partageant un même esprit, "un fort sentiment d unité et de solidarité liant les membres" de ce groupe, un "attachement sentimental à une communauté vivante et à ses valeurs"», Gildas TANGUY, art. cit., p. 6. 16