14 Entretien avec Jean Echenoz



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14 Entretien avec Jean Echenoz Rédaction (RED) Jean Echenoz (J.E.) RED : Jean Echenoz, bonjour, je vous remercie de m accorder un entretien à propos de votre roman 14. J.E. : Je vous en prie. RED : Dans votre roman, vous racontez l histoire d Anthime, un comptable dans une usine de chaussures en Vendée, mobilisé en août 1914. À la caserne, Anthime retrouve son frère aîné, Charles, ses amis de pêche et de café : Padioleau, Arcenel et Bossis. Tous partent au front la fleur au fusil avec l espoir ou bien plus avec la croyance qu ils seront de retour dans quelques semaines. Votre récit ne s attarde pas sur les combats, il évoque davantage la vie quotidienne des soldats, leurs problèmes pour se vêtir, se nourrir, leurs longues marches, l attente, l ennui, l angoisse et aussi la vie des civils à l arrière sans les hommes ou au côté plutôt des invalides revenus du front. Ce qui m intéresserait de savoir, c est comment vous est venue l idée d écrire 14? J.E. : Et bien, c était presque un hasard parce que je n avais jamais envisagé d écrire quelque chose sur ce sujet. Ça a été les circonstances de la vie, c est-àdire que je suis tombé, en aidant à ranger des papiers de famille, je suis tombé sur un journal tenu par un appelé. C est un journal, un carnet de route si vous voulez Il est parti au moment de la mobilisation, c est à dire en août 14, et ça s étend jusqu après la fin de la guerre, c est à dire que ça va jusqu en 19 puisqu il a été démobilisé en 1919. Je suis tombé là-dessus, je l ai lu, avec intérêt, et avec curiosité sans avoir du tout le projet d en faire quelque chose. Et puis, comme ça m intéressait beaucoup, je l ai retranscrit. J ai commencé à chercher pour essayer de comprendre quelque chose à son parcours, j ai commencé à chercher sur des cartes quels étaient les mouvements de troupes, etc. Et puis ce qui se passait, quelle était l évolution de la guerre pendant le temps qu il décrivait depuis sa position d appelé où il parlait surtout de la vie quotidienne en fait. C est un journal très pudique où il parle peu des combats ou quand il en parle, c est de façon très discrète, très très élliptique, bref. Et puis j ai commencé à partir de là à m intéresser (moi, je savais ce que c était la Première Guerre mondiale, au fond j avais pas de connaissances, je ne suis pas historien, je n avais pas de connaissances précises). À partir de là, j ai commencé à lire des ouvrages historiques, des documents, d autres journaux tenus par des soldats, des romans aussi, autant du côté français que du côté allemand. Et puis, mais tout ça n était que par curiosité personnelle, c était pour apprendre des choses. Et puis progressivement, je notais des choses qui m intéressaient, puis l idée est venue d articuler un certain nombre d éléments que j avais recueillis, de les assembler dans une fiction, mais une fiction qui collerait au plus près de ce que j avais pu recueillir. D abord, à partir de ce journal de route, et puis ensuite au ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 1

hasard de mes lectures, qui comptaient aussi, pas seulement des lectures, mais aussi beaucoup de photographies, beaucoup de bandes d actualité de l époque, donc des documents filmés, tout ce que je pouvais trouver là-dessus. Voilà. Et ce mouvement qui était d abord vraiment un désir d apprendre, s est un peu transformé ensuite dans l idée d en faire quelque chose sous une forme romanesque. RED : Un désir d écrire J.E. : Un désir d écrire. Et le désir tout de suite d écrire quelque chose qui ne soit pas à la mesure de l événement, qui est énorme, mais d en faire une forme brève à partir de certains éléments que je trouvais plus ou moins pertinents. RED : Des tranches de vie J.E. : Oui, oui, des détails. Et au plus près de la vie quotidienne des appelés. C est à dire pas du tout une réflexion, ni une analyse de la Première Guerre mondiale. RED : Vous avez déjà répondu a ma deuxième question. En fait ma deuxième question consistait à savoir quels textes avez-vous lus ou relus pour écrire votre roman? Vous l avez dit des romans tant du côté français qu allemand mais aussi des témoignages, des documents filmés Est ce qu il y a un auteur en particulier qui vous a peut-être aidé à choisir aussi le style justement dans lequel vous alliez vous-même écrire? J.E. : Choisir le style, non. Parce qu il se trouve qu autant du côté français, que ce soit Barbusse, Dorgelès, Gabriel Chevallier, d autres, que du côté allemand, que ce soit Erich Maria Remarque ou Ernst Jünger C étaient toujours des textes romanesques mais tirés de leurs expériences d écrivains combattants. C étaient des gens qui témoignaient de ce qu ils avaient vécu. Et moi, ce qui m intéressait, c était d essayer de parler de certains aspects de cette guerre avec une écriture contemporaine, enfin je ne sais pas, l écriture qui est la mienne. RED : Avec votre écriture. J.E. : Oui avec mon écriture que j aurais bien du mal à définir mais qui est la façon dont je procède. C est à dire une écriture de début du XXI e siècle qui est forcément un peu décalée par rapport à des textes littéraires qui ont été faits dans des années Oui, après la guerre, ou dans les années 20, etc. Je ne peux pas dire que la manière d écrire de tel ou tel de ces auteurs m a elle m a impressionné comme objet littéraire mais je ne crois pas qu elle a influencé la façon de faire. RED : Comment avez-vous choisi le titre de votre roman? 14, ça aurait pu évoquer autre chose. J.E. : Oui, c est à dire qu en France, cette guerre est désignée soit comme la ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 2

Première Guerre mondiale, soit la Grande Guerre, soit la guerre de 14. Pour moi 14, ça avait le sens évident. Alors d abord, j avais pensé à l écrire en lettres et puis je trouvais que le titre en chiffres comme c était plus... violent d une certaine manière, c était un peu comme un projectile et que, quand on voit la guerre de 14, elle est écrite comme ça, avec un 1 et un 4. Cela dit je crois que la traduction, il me semble c est la traduction américaine, enfin aux États-unis, c est devenu 1914 parce que peut-être qu aux États-Unis le sens de ce chiffre 14 n est pas aussi évident qu il ne l est en France en tout cas. Et puis la guerre de 14 est extrêmement présente en France, sans doute plus sur le plan architectural et commémoratif. En France, la guerre de 14 est très présente sur le plan de la commémoration parce que dans absolument tous les Il n y a pas le plus petit village en France est marqué d un monument de commémorati[on], le monument aux morts de 1914 qui a ensuite été utilisé pour les guerres qui ont suivi, la Deuxième Guerre mondiale, les guerres coloniales... Et d ailleurs, ça serait long à développer, mais il y a eu une industrie du monument aux morts après la à la fin de la Première Guerre. RED : Qui a fait aussi couler de l encre. J.E. : Qui a aussi donné lieu, je crois, à des textes. Donc en fait, dans la mémoire collective française, c est toujours très très présent. Les gens de ma génération, on a tous eu des grands-pères, des grands-oncles qui ont vécu ça. Donc, c est, c est Bon, en Allemagne aussi, pour les gens de ma génération c est la même chose, mais c est très présent dans la mémoire collective et il me semble que depuis quelques années, ça l est de plus en plus. C est à dire qu au fond, quand j étais enfant, la Guerre de 14, c était un truc de vieux. Et plus le temps passe et plus la dimension énorme de cet événement, enfin la première guerre industrielle, ce que les historiens appellent la brutalisation de la guerre, ça a été d une certaine manière la naissance du XX e siècle et puis ça a été une dimension dans l idée de la guerre qui était absolument neuve. RED : Je m éloigne un peu de toutes ces considérations très historiques pour revenir sur les personnages. Parmi les personnages de 14, pour lequel éprouvezvous le plus et le moins de sympathie? Et est-ce que pour vous il est important d éprouver de la sympathie pour écrire un roman ou une biographie? J.E. : À partir du moment où on s installe si je puis dire dans la construction d un roman, oui, on a forcément des rapports affectifs avec les personnages. Évidemment, celui dont je me sentais dont je me sentais effectivement le plus proche, c est celui qui apparait le plus, c est-à-dire le personnage de Anthime. Entre parenthèses, c est un prénom que j ai trouvé sur un monument aux morts d ailleurs en Picardie. Enfin, la sympathie pour les personnages, c est pas ce qui est la chose la plus importante. Évidemment, le personnage du frère, bon, la sympathie est beaucoup moindre, mais Non, ce qui est certain, c est que quand on lit des choses sur la situation des soldats pendant ce conflit et puis qu on ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 3

essaye de construire des personnages, forcément on s y attache dans la mesure où ils sont dans l horreur, une horreur permanente, qui n excluent pas des moments de distraction ou de détente. Enfin, ce sont quand même des types confrontés à une chose monstrueuse. Donc, on peut pas s empêcher d éprouver une espèce d affection, de solidarité avec eux. RED : Pour quelle raison avez-vous choisi Nantes comme point de départ de l histoire et finalement aussi comme coulisse de l histoire puisque Anthime y revient. C est l arrière, Blanche y est. Pourquoi la Vendée? J.E. : Alors pour deux raisons. La première qui est toute simple, c est que le carnet, dont je vous parlais, que j avais découvert et lu et qui est un peu le point de départ de ce livre, était écrit par un garçon qui était originaire de la Roche-sur-Yon qui est une petite ville tout près de Nantes. Et, donc je me suis servi pour les scènes du début, quand ils arrivent à la caserne, etc. Je me suis servi en étant au plus près de ça, de ce point de géographie - de ce point géographique. Et d autre part, cette région, La Vendée, la Bretagne aussi je crois, a fait partie des régions françaises qui ont été le plus touchées par la guerre. RED : Les plus décimées? J.E. : Les plus décimées, oui, oui. Si mes souvenirs sont bons, il y a le Massif Central aussi, les Pays de Loire, la Vendée, la Bretagne et la Corse aussi. RED : L Alsace-Lorraine aussi, certainement. J.E. : Bien sûr, bien sûr. Curieusement peut-être moins. Oui, oui, j avais vu il y a quelques temps une carte comme ça des régions qui ont fourni le plus de soldats et le plus de soldats morts. Alors, il y a une chose, mais bon je l ai négligée parce que je pouvais pas faire quelque chose de très représentatif. C est que, parmi la masse de soldats qui ont été mobilisés, il y avait une très grande partie de population d agriculteurs, paysanne. Tous les soldats qui ont été recrutés, enfin, qui ont été appelés, qui ont été mobilisés dans le Massif Central, c était beaucoup une population agricole. Et là, les types dont je parle, enfin que j ai un petit peu inventés, ce sont plutôt des artisans, des ouvriers, des types qui travaillent en usine Enfin bon, bref. RED : Il y avait un boucher. J.E. : Oui, oui, il y a un boucher. Ils ont tous en commun de travailler un peu dans la peau, dans la viande... Ça c était un peu une invention. Mais, dans la population qui a été appelée à se battre, c était évidemment beaucoup plus des classes pauvres, moyennes-pauvres, que des classes bourgeoises, des intellectuels, et tout ça. Même si beaucoup d hommes dans les classes aisées, d artistes etc, certains ont été volontaires pour aller se battre au front alors qu ils pouvaient en être exemptés. C est étonnant parce qu on assiste à Je sais pas, j avais fait ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 4

auparavant un livre sur Maurice Ravel, compositeur français, qui avait toutes les raisons du monde pour ne pas y aller, il était trop petit, il était trop chétif, tout ça Et il a voulu absolument partir se battre. Ça a été le cas de beaucoup d intellectuels, d artistes. RED : Un engagement. J.E. : Un engagement. Une espèce de sursaut patriotique comme ça et venant aussi de la classe bourgeoise. Mais enfin dans l immense majorité des appelés, c était des ouvriers et des paysans. RED : À votre avis, vous l avez déjà dit tout à l heure, un peu, mais je repose la question quand même. Quelle est l importance de cette Première Guerre mondiale pour les jeunes, surtout pour les jeunes européens aujourd hui? Et est-ce qu à votre avis, il est important de se souvenir de cette Première Guerre, et pourquoi? J.E. : C est important de s en souvenir dans la mesure où, je crois, mais je vous le disais un peu tout à l heure, c est la naissance d une guerre moderne. C est-à-dire, c est la naissance d une guerre qui voit apparaître des machines, que ce soit c est la naissance de l aviation. L aviation jusqu ici, c était presque expérimentale et c est utilisée d abord pour de l observation puis comme outil de guerre, pour bombarder etc. C est les premiers duels aériens. Au sol, c est l arrivée des tanks, c est la naissance d une artillerie qui arrive très vite à une démesure tout à fait inconnue jusque-là, c est la première apparition des gaz. Je veux dire, c est la première guerre qui a vraiment une dimension industrielle qu on va trouver évidemment dans les guerres qui suivront. Les guerres précédentes, la guerre de 70 par exemple, ça s inscrivait dans une tradition militaire qui était presque dans la je ne voudrais pas dire de bêtises, parce que je ne suis pas historien encore une fois, mais du côté français, dans une tradition napoléonienne. Et là, on passe dans une autre dimension de meurtres à très grande échelle et puis, encore une fois, d outillage inconnu jusque-là. Donc c est vraiment - enfin il me semble que c est la naissance de la guerre moderne. RED : Et est-ce que vous y voyez aussi la naissance un peu de l Europe? Parce que ça a commencé avec un conflit dans les Balkans et ça a pris beaucoup de pays européens, finalement. J.E. : Oui bien sûr. C est la Première Guerre mondiale déjà. Parce que qui dit pays européens dit aussi guerre coloniale. Parce que quand même les grandes puissances européennes ont des colonies. Donc, on va recruter du côté français par exemple, on va recruter en Afrique, du côté allemand alors je sais plus très bien quelles étaient les possessions coloniales de l Allemagne à cette époque Du côté anglais, on va chercher les soldats en Inde. Je veux dire Et puis toutes les puissances mondiales participent à des degrés divers à ce conflit. Mais l Europe, oui, certainement parce que toute l Europe est prise dans cette ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 5

affaire et en même temps En même temps, je pensais à ce que vous disiez sur l événement qu on considère toujours comme le détonateur un peu, qui est l assassinat du grand-duc à Sarajevo. Ça c est vraiment un détonateur qui fait que les choses s enclenchent, mais quand on cherche les raisons de cette guerre, elles sont innombrables, en fait tout est prêt un peu partout pour que entre les rivalités nationales, ethniques, ce qui se met en place et qui est la géopolitique, c est à dire les conflits de territoire entre des états. En fait, il y a des poudrières un peu partout, alors l événement de Sarajevo, c est classiquement ce qu on considère ce qui met le feu aux poudres mais les poudres, elles sont déjà prêtes à exploser un peu partout. RED : Quelle était votre intention en écrivant 14? Vous avez trouvé ces carnets qui vous ont donné envie d écrire après un certain nombre de recherches et de lectures. Le sujet reste la Première Guerre mondiale. Est-ce que vous aviez le sentiment de faire un acte engagé ou d accomplir un devoir de mémoire en écrivant? J.E. : Non, non, non, je n avais pas du tout le sentiment d un engagement particulier. J avais envie de, comme je vous l ai dit un peu, de transformer en fiction ce qui avait été ma curiosité de citoyen normal, de lecteur et puis de l envie d apprendre quelque chose de l histoire qui m est apparu de plus en plus important et fondateur du XX e siècle et de ce qui a suivi. RED : Mais, que pensez-vous justement aussi d être lu par des élèves, des étudiants allemands, par un public allemand? J.E. : Ça me paraît important, bien sûr, ça me paraît important. Le meurtre collectif énorme de cette guerre a frappé autant en Allemagne qu en France. C est une tragédie mondiale mais c est une tragédie commune, si je puis dire, entre l Allemagne et la France pendant ces quatre années-là. RED : C est une tragédie qui précède la seconde tragédie. J.E. : C est une tragédie qui précède la seconde tragédie, mais autant que j ai pu comprendre, j ai de plus en plus le sentiment, mais ce n est pas un sentiment personnel, c est à la lecture de ce que j ai pu lire du côté des historiens, c est qu il y a eu une seule guerre en vérité, que la première et la Deuxième Guerre mondiale n en font qu une et que, déjà, les conditions de l armistice en 18, le traité de paix qui s est conclu à ce moment-là portait les germes RED : de la Seconde Guerre mondiale. J.E. : de la Seconde Guerre mondiale. Donc d une certaine manière la seconde est une conséquence absolument logique de la première. Ne serait-ce que par le sentiment d amertume de l Allemagne sur lequel a pu se construire les idéologies diverses, le fait que ce qu on appelle l entre-deux-guerres correspond un peu ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 6

partout à la naissance un peu partout, pas seulement en Allemagne, d idéologies nationalistes très violentes RED : Du fascisme J.E. : Du fascisme, du nazisme, etc. Et donc en fait de plus en plus, je me dis que ce qu on appelle l entre-deux-guerres, oui, aurait été l entracte d un seul conflit. RED : Un seul spectacle Vous n hésitez pas à jouer de la syntaxe, à puiser aussi dans un vocabulaire très choisi voir très rare et en fait, je voudrais savoir ce que vous recherchez par là. Estce que c est pour vous le jeu de l écriture, un plaisir, ou est-ce qu il y a aussi un autre effet que vous cherchez à produire sur le lecteur qui reçoit finalement votre œuvre et qui l apprécie? Est-ce que vous avez en tête le lecteur quand vous écrivez ou est-ce que vous êtes pour vous face à la page? J.E. : Le premier lecteur auquel je pense, c est moi. C est à dire que on est toujours, quand on écrit de la fiction ou quand écrit en général, dans la position de produire un texte et puis de le recevoir en même temps. Si je commence à m ennuyer sur une scène, je peux penser que ça ennuiera tout le monde, si Enfin, que les lecteurs éventuels, parce qu au fond on n est jamais sûr d en avoir, des lecteurs Et puis on pense pas vraiment à eux. Le lecteur auquel je pense, c est d abord moi et puis la projection de lecteurs possibles. Mais non, ce que je dirais c est que j essaye d être le plus précis possible, et de faire quelque chose de condensé mais pas du tout Moi, j entends quelquefois le mot «minimalisme» et ça je me reconnais pas du tout là-dedans parce que condensé ça veut pas dire qu on s interdise des digressions, des développements parce que je le vois écrit quelquefois à propos de ce que je fais et je me sens pas tellement je me reconnais pas tellement là-dedans, mais peu importe. Non, un souci de précision, de rythme, d économie En essayant de chasser du texte tout ce qui pourrait le diluer, tout ce qui ne me parait pas tout ce qui n est pas vraiment à son service, tout ce qui pourrait être des ornements. Je préfère je n ai pas envie de les utiliser, je n ai pas envie d orner ça ou alors jouer dans un ornement un peu démonstratif qui se désignerait comme tel mais bon, ça c est autre chose. RED : Dans chacun des chapitres, vous vous êtes concentré sur un événement ou sur un aspect bien particulier de la vie du soldat ou Et moi, parfois, j avais comme en tête des planches, pas anatomiques, mais comme dans ces dictionnaires illustrés, où on aurait voulu autour d un même thème expliquer tout ce qui s y rapporte. Et est-ce que vous Et là, je me suis dit : «Il y a un travail de lexicographe, presque, derrière tout ça.» J.E. : C est à dire que dans ce que je vous disais tout à l heure sur le souci de la précision, quelquefois, j ai besoin de déjà de préciser, si je parle d un type d armement ou de véhicule, etc., j ai envie de préciser de quel armement il s agit ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 7

pour être à la fois précis dans la dimension documentaire et puis aussi parce que je trouve que nommer les objets, nommer les équipements, les choses comme ça, d abord ça précise les choses et puis le nom peut aussi avoir une espèce de dimension que je dirais poétique, faute d un meilleur terme. Mais ce que vous me disiez tout à l heure, je sais que c est vrai en tout cas pour un chapitre, je me souviens que dès le début, quand je me suis dit que j allais faire ce que j allais essayer de de mettre au point ce projet, ça c était vraiment avant que je m y mette, je sais que je voulais qu il y ait un chapitre sur les animaux. Les poux, les rats, etc. mais aussi les chevaux, les chiens, les animaux de la basse-cour qui fuient les zones de combat, les animaux qu on mange, les animaux qu on utilise, les animaux errants, etc., les animaux sauvages aussi puisque ça se passe dans la nature, dans la forêt. Qu il y a aussi Bref. ça, ça me tenait à cœur mais un peu comme ce que vous disiez sur des planches, là, la dimension enfin, jouer avec peut-être quelque chose que je n avais pas vu ailleurs, enfin que j imaginais, c était : Qu est-ce qu il se passe du côté de la faune? Et là, je crois qu à peu près toutes les choses, que je rapporte sur l usage de l animal, je les ai peu inventées en fait, je les ai trouvées dans des documents très très divers et puis ensuite, il y a des choses que j ai pu imaginer mais qui étaient toutes, disons, de l ordre du vraisemblable. Mais je ne sais pas si j ai répondu à votre question. RED : Si, si, si, si, mais je pense que c est difficile en tant que en tant qu écrivain de soi-même qualifier son style, ou de soi-même J.E. : C est tout à fait impossible! RED : Mais quand on lit un de vos livres, on sait que c est vous. J.E. : Tant mieux si, s il y a une empreinte. RED : Il y a une empreinte et je l ai trouvée aussi dans 14 et j ai trouvé aussi que, du coup, cette écriture qu on peut qualifier d échenozienne sert le sujet aussi (J.E.: ben, j espère) et ça donne une impression d un œuf, de quelque chose de rond, voilà. J.E. : Va pour le rond! RED : Va pour le rond! Merci beaucoup en tout cas d avoir pris le temps de répondre à mes questions. Et je vous souhaite une bonne continuation. J.E. : Vous aussi! ISBN 978 3 12 597370 1. Seite 8