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Transcription:

Impacts des interventions des ONG en Haïti : nécessité d un nouveau cadre de partenariat Michel Julien Résumé : Les conditions dans lesquelles Haïti a acquis son indépendance ont causé des problèmes qui restent insolubles à ce jour, à cause surtout de l incompétence et de l insouciance de la majorité de ses dirigeants. Deux cent huit ans plus tard, le pays reste dépendant de l aide internationale. Malgré les milliards dépensés par la communauté internationale et les nombreuses interventions des ONG au cours des 50 dernières années, loin d évoluer, le pays semble davantage s enfoncer dans le sous-développement. Face à ce bilan négatif, il y a obligation de repenser le système actuel de coopération internationale qui déresponsabilise quasiment les dirigeants haïtiens pour envisager la négociation d un nouveau cadre de partenariat international qui impliquerait les organisations internationales non gouvernementales et les dirigeants haïtiens, mais ces derniers deviendraient alors totalement responsables et imputables de leur gestion. Et l aide serait conditionnelle à l atteinte des objectifs clairement définis dans le plan stratégique national. Ainsi, il revient au peuple haïtien et à ses dirigeants de définir la vision du pays dans un projet de société et d adopter le plan de développement, mais cette reconnaissance et ces droits créent des obligations de résultat pour les dirigeants qui doivent engager le pays sur la voie du progrès. Rezime: Kondisyon Ayiti te pran endepandans li a lakòz yon kantite pwoblèm ki pa fouti jwenn solisyon jouk jounen jodi a. Men, se sitou enkonpetans ak manfouben pifò dirijan ki pase nan tèt peyi a ki responsab sitiyasyon an. Apre desan uit lane apre, peyi a toujou bezwen èd entènasyonal pou li kenbe. Malgre tout milya dola kominote entènasyonal la depanse, malgre tout entèvansyon ONG yo depi 50 dènyè ane sa yo, olye peyi a fè yon pa annavan, peyi a sanble li ap anfale nan soudevlopman. Devan bilan negatif sa a, se yon obligasyon pou yo repanse sistèm koperasyon entènasyonal la ki fè moun ki responsab peyi a prèske tounen manfouben nèt ale. Fòk nou wè kouman peyi a ka antre nan negosyasyon yon lòt kad koperasyon entènasyonal, kote ONG entènasyonal yo ak dirijan ayisyen yo ap gen plas yo, men fwa sa a, dirijan ayisyen yo ap gen responsablite chay ki sou do yo epi pou yo sanksyone rapò jesyon yo. Nan kondisyon sa yo,èd la ap mare ak rezilta yo dwe bay apati yon seri objektif klè yo defini nan plan estratejik nasyonal la. Konsa, chay la tonbe sou do pèp ayisyen an ak tout dirijan yo pou yo defini yon vizyon pou peyi a nan yon pwojè sosyete, apre sa, se pou yo adopte plan devlopman an. Rekonesans sa a ak dwa sa yo mache ak obligasyon pou yo bay rezilta. INTRODUCTION Haïti, comme bien d autres pays sous-développés, bénéficie depuis longtemps de l aide internationale. Ces dernières années, les organisations non gouvernementales (ONG) internationales ont vu leur rôle accru dans la dispensation de cette aide. Dommage, cependant, que peu d information circule quant à son utilisation. Ce qui laisse cours à de nombreuses rumeurs. À défaut de données financières fiables sur les opérations des ONG internationales en Haïti, nous essaierons d évaluer l impact de leurs interventions sur le terrain. Ce sujet, depuis quelques temps déjà, préoccupe aussi bien les Haïtiens vivant dans le pays que ceux vivant à l étranger. Certains compatriotes et même des amis étrangers d Haïti sont perplexes, quant à la portée des interventions des ONG internationales en Haïti et semblent même vouloir leur attribuer une part de responsabilité dans le blocage du pays. Plusieurs observateurs intéressés par l avenir d Haïti s imaginaient, en effet, que l aide massive annoncée après le séisme de 2010, améliorerait non seulement les conditions de vie de la population mais aurait également des incidences sur le développement du pays. Qu en est-il vraiment? Les interventions des ONG sont-elles bénéfiques pour Haïti? Quelles sont leurs limites? Leur mode d opération actuel leur permetil de contribuer effectivement au développement du pays? Vu la multitude d ONG internationales implantées dans plusieurs régions d Haïti, cette réflexion s avère nécessaire d autant plus que plusieurs pays donateurs ainsi que des institutions de financement internationales, plutôt que de verser leurs aides directement au gouvernement haïtien et de le rendre imputable de sa gestion, ont préféré, ces dernières années, financer divers projets présentés et administrés par ces institutions. Il est donc plus que temps de s interroger Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012 79

à propos de l utilisation de l aide. Déjà, plusieurs observateurs sont sceptiques et plutôt déçus de constater que la reconstruction est encore au point mort, en dépit de toutes les promesses de la communauté internationale et malgré le Comité intérimaire de reconstruction d Haïti (CIRH), qui avait le mandat d assurer la coordination, d appuyer les ministères et de faciliter l acheminement des fonds vers les projets de reconstruction. Plus de deux ans après le tremblement de terre, malgré l afflux massif d aides de tout genre, en dépit de la présence d un nombre élevé d ONG et de milliers de bénévoles humanitaires, c est encore l imbroglio total. En effet, une grande partie de la population vit toujours dans des conditions déplorables. La situation nationale ne s est donc pas réellement améliorée. Au-delà du bilan observé 30 mois après le séisme de 2010, lorsqu on considère le nombre d interventions étrangères en Haïti et l ampleur de l aide fournie par la communauté internationale au cours des 50 dernières années, il est légitime de s interroger sur l utilisation de cette aide et sur ses répercussions dans le pays d autant plus que notre analyse se limite aujourd hui aux ONG internationales. Aussi deux questions fondamentales feront l objet de notre étude. Nous chercherons dans un premier temps à qualifier l impact des interventions des ONG en Haïti en évaluant leur contribution au développement national et dans un deuxième temps, nous nous évertuerons à définir les conditions essentielles à l instauration d un nouveau cadre de partenariat capable de soutenir effectivement le développement d Haïti. Voyons d abord l évaluation de l impact des interventions des ONG en Haïti. IMPACT DES INTERVENTIONS DES ONG INTERNATIONALES EN HAÏTI : DANS QUELLE MESURE ONT-ELLES CONTRIBUÉ À METTRE HAÏTI SUR LA VOIE DU PROGRÈS SOCIAL ET ÉCONOMIQUE? Avant même de nous pencher sur l impact des interventions des ONG en Haïti et sur leurs limites, il convient de répondre à une première question. Comment expliquer la présence de tant d organisations internationales sur le territoire haïtien? Le fait même de devoir réfléchir au rôle des ONG en Haïti et analyser l impact de leurs interventions dans le pays soulève, à notre avis, un problème fondamental, celui de la gouvernance. Il faut le reconnaître, y réfléchir sérieusement et surtout agir et adopter rapidement des mesures correctrices. La présence continue des ONG et leurs multiples interventions en Haïti depuis des années, dans de nombreux secteurs d activité, ne s expliquent que par la mauvaise administration, pour ne pas dire l absence chronique de gouvernance du pays. Elles résultent de la fréquence des longues crises sociopolitiques qui ont causé une nette dégradation socioéconomique et surtout l expatriation d une grande partie des forces vives et des élites du pays. Bien longtemps avant le séisme de janvier 2010, Haïti ne pouvait même pas combler convenablement les besoins primaires de sa population. Un passage du chapitre 3 du livre du GRAHN 1 décrit un état des lieux alarmant qui date des années 1960 : Les dirigeants haïtiens, au cours des cinquante dernières années, n ont jamais pris réellement les moyens de parvenir à un consensus national, ni sur une vision de développement ni sur une stratégie de développement économique. Les élites dirigeantes du pays ont tout simplement failli à cette tâche. Il en découle de graves conséquences. L économie d Haïti est dépendante et régressive. Le PIB réel en ce début du XXI e siècle n atteint que 60 % à 70 % de ce qu il était au début des années quatre-vingt. Le pays s enfonce depuis 1982 dans des crises sévères d ordre politique, économique et social. En terme réel, le PIB par habitant a diminué en moyenne de 1 % par an de 1961 à 2000, ce qui représente une contraction globale de 45 % durant cette période Soixante à quatre-vingt pour cent (60 à 80 %) de la population sont en situation de chômage et de sous-emploi. Les données sur la pauvreté et les inégalités en Haïti révèlent qu en 2006, 56 % de la population vivaient en dessous de la ligne de pauvreté extrême de 1 $ PPA par personne et par jour (Banque mondiale - 2006). L absence de vision et de conditions favorables au développement a donc fortement entravé tous les secteurs d activité. Le séisme de janvier 2010 a donné le coup de grâce. Le désarroi général était tel que l aide massive des pays amis, des organisations internationales de même que des ONG devenait quasi incontournable pour éviter le drame national et la faillite totale. Leurs interventions étaient donc justifiées en 2010 de même qu elles l ont été en 2004 lors de l inondation de la ville des Gonaïves qui a suivi le cyclone Jeanne, ou en 2008 pour soutenir les sinistrés des quatre tempêtes successives : Fay, Gustave, Hanna et Ike qui ont sévi et causé beaucoup de dégâts durant un mois. Il est important de s en souvenir et, pour ces raisons, les ONG qui sont intervenues en Haïti, en ces tristes occasions, ont droit à notre reconnaissance. Il n est par ailleurs nullement question, dans notre analyse, de mettre en cause l existence des ONG internationales dont les actions dans le monde ont été, maintes fois, reconnues par l attribution de prestigieux prix. Par exemple, le prix Nobel a été remis à plusieurs d entre elles. Citons : Amnesty International, Handicap International, Médecins sans frontières et Human Rights Watch, respectivement en 1977, 1997, 1999 et 2008. Notre préoccupation est plutôt d évaluer dans quelle mesure 1. Construction d une Haïti nouvelle. Vision et contribution du GRAHN chapitre 3, page 87. 80 Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012

les interventions des ONG internationales ont provoqué des changements positifs en Haïti et, dans le cas contraire, de considérer les meilleurs moyens de les transformer en facteurs et en acteurs de développement national. L intérêt de cette analyse est en étroite relation avec la question suivante. Les milliards investis en Haïti par les ONG au cours des 50 dernières années et surtout les programmes de développement conçus depuis le séisme de 2010, ont-ils placé le pays sur la voie du progrès et contribué à l amélioration des conditions de vie des citoyens? Pour étayer notre analyse d impact, bien que la présence des ONG humanitaires en Haïti remonte à plus d un demi-siècle, nous préférons accorder plus d attention aux deux périodes, pré et post-séisme, à cause de la masse critique d interventions observées dans tous les domaines, à cause également de l ampleur des sommes en question et surtout du grand nombre d intervenants internationaux impliqués au cours de ces années en Haïti. Il est, par ailleurs, important de noter que notre objectif n est pas de dresser un tableau exhaustif de toutes les ONG qui ont fourni de l aide aux sinistrés, avant ou après le tremblement de terre, mais de chercher à mesurer l impact global de l aide en tenant compte des réalisations des différentes catégories d ONG autant dans les situations d urgence que de post-urgence. Nous chercherons, en outre, à différencier les interventions des deux grandes catégories d ONG internationales 2 : soit les ONG de plaidoyer qui ont surtout des intérêts d ordre idéologique, parfois d ordre commercial et les ONG humanitaires, subdivisées en deux groupes, soit : les ONG caritatives ou éducatives et les ONG de développement. Impact des interventions d urgence ou de première urgence Haïti étant placée géographiquement dans une zone à risque tant pour les ouragans que pour les séismes, il n est pas surprenant qu elle ait fait l objet de nombreuses interventions urgentes de la part des ONG depuis bien des années. Il suffit de penser aux dégâts causés par le cyclone Hazel en 1954, Jeanne en 2004, puis par les quatre cyclones successifs de 2008. Nous aurions pu remonter assez loin dans l histoire pour analyser l impact des interventions des ONG en Haïti, mais nous avons préféré considérer une période plus récente pour tenir compte du contexte mondial différent. Cela nous a permis d observer les réactions des dirigeants haïtiens, des pays amis de même que des institutions internationales face au grand défi posé par la reconstruction d Haïti et par l immensité des besoins humanitaires après le séisme de 2010. Comment les ONG ont-elles réagi? La meilleure façon de répondre à cette question est d évaluer l impact de leurs 2. Les différentes ONG et leurs domaines d intervention http:// fr.wikipedia.org/wiki/organisation_non_gouvernementale interventions au cours de cette période. Observons-les d abord dans la phase d urgence et pour ce faire, rappelons-nous quels étaient les besoins de la population, au lendemain du séisme. Ils étaient considérables et très variés. Parmi les plus urgents retenons les besoins en soins médicaux de tout genre pour des centaines de milliers de personnes, les besoins en services d hygiène pour la population, les besoins alimentaires pour environ deux à trois millions de sinistrés, les besoins en logements pour un très grand nombre de victimes, sans compter les besoins en d autres services divers comme l inhumation des milliers de morts, les travaux urgents de réfection d infrastructures essentielles, le nettoyage des rues. Bref, d immenses besoins devaient être comblés quotidiennement. Pour y faire face, un très grand nombre d ONG internationales des deux catégories ont dû rapidement intervenir sur le terrain dans leur domaine respectif. De ce nombre, certaines étaient déjà sur place et prenaient en charge bien avant le séisme, selon la Banque mondiale, 92 % des écoles et 70 % des soins de santé. Des données tirées de plusieurs rapports préparés par les ONG ou par des collectifs d ONG 3, un an et deux ans après le séisme, nous dégageons, malgré de sérieuses réserves, des résultats assez satisfaisants en regard de la situation plus que précaire des populations des zones dévastées. Le bilan est d ailleurs assez révélateur et il serait injuste de ne pas attribuer un certain impact aux interventions des ONG humanitaires qui ont contribué à réduire les difficultés de centaines de milliers de familles logées dans des camps conçus rapidement sans aucune planification et souvent dépourvus des services de base. Certaines de ces organisations ont pris en charge le secteur de la santé et ont soigné beaucoup de blessés et sauvé beaucoup de vies. D autres ont soutenu les dirigeants du pays dans la construction d abris d urgence. Un certain nombre fournissaient de l aide alimentaire. Bref, sur le plan humanitaire, même si quelques milliers de sinistrés sont encore dans une situation difficile, le bilan est assez positif et l impact sur les populations plutôt appréciable en dépit de certaines erreurs graves. Qu elles soient humanitaires ou de plaidoyer, compte tenu de la situation catastrophique créée par le séisme, les ONG internationales, dans la phase d urgence, ont permis d améliorer les conditions de vie des populations sinistrées. Malgré les critiques, nul ne peut nier que leurs interventions ont été bénéfiques et ont eu un impact plutôt positif dans les régions desservies. Qu en est-il cependant des programmes de développement? Impact des programmes d aide au développement La catégorie des ONG humanitaires en compte un certain nombre qui sont plutôt engagées dans des programmes 3. http://www.coordinationsud.org/plaidoyer/humanitaire/seismeen-haiti/ Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012 81

de développement à long terme, soit par des interventions directes, soit par des appuis à des initiatives locales, par le transfert de connaissances ou par du financement. Les médias accordent malheureusement moins d importance à ce genre d interventions dont les résultats ne sont pas immédiats. Cela est peut-être aussi dû au fait que les expériences faites en Haïti par certaines ONG humanitaires de développement n ont pas été souvent couronnées de succès. On peut même qualifier leurs résultats de négligeables. En réalité, lorsqu on considère le bilan global des ONG de développement qui, bien avant le séisme, s étaient engagées dans divers programmes ou projets de développement, dans certains secteurs essentiels tels ceux de l éducation, de la santé et de l agriculture, les réalisations sont plutôt décevantes et il est difficile d affirmer que ces programmes, tout en comblant certains besoins, contribuent vraiment à relancer le pays. Très souvent, quand ils ont un impact, il est plutôt limité géographiquement et seul un faible pourcentage de la population en bénéficie. Malgré toutes ces réserves et malgré l impact très limité des interventions de cette catégorie d ONG, ces dernières ne doivent pas interrompre pour autant leurs projets, tant que les dirigeants haïtiens n auront pas pris conscience de leur importance pour les bénéficiaires et ne seront pas en mesure d adopter des politiques pour aider les régions qui en seraient privées. Si la grande majorité des programmes de développement des ONG humanitaires, dans les différents secteurs ont, jusqu à présent, très peu contribué à relancer l économie, quelquesunes des ONG de plaidoyer, dans certains domaines, semblent obtenir d assez bons résultats à moyen ou à long terme. Dans certains secteurs, ces ONG ont vu leurs idées progresser dans la population haïtienne. C est le cas par exemple de l écologie et de la protection de la nature (Les Amis de la terre) ; des droits de l Homme en Haïti (Ligue des droits de l Homme, ATD Quart Monde) ; de la promotion des technologies propres (GERES ou EarthSpark International) ou de la lutte contre la pauvreté (PAM, Action contre la faim). L impact des ONG de plaidoyer s accroît nettement dans la population grâce à la présence et aux interventions d ONG locales qui s imposent de plus en plus et dont les actions sont plutôt appréciées. En conclusion de cette première partie, il faut reconnaître malgré certaines réserves que, de façon générale, les interventions humanitaires de la phase d urgence ont été assez bien accueillies par les populations concernées qui en ont tiré profit. Celles des ONG de plaidoyer qui portent sur la défense de certains droits, soutenues par leurs partenaires haïtiens, commencent également à produire des effets. En revanche, le bilan est relativement mitigé dans le cas des programmes de développement à long terme qui n ont pas provoqué de réels changements dans le pays. Leur impact est plutôt négligeable et surtout très localisé. Ces programmes constituent plutôt des palliatifs et sont incapables de relancer l économie régionale ou nationale. En regard de l ampleur des fonds investis dans l aide humanitaire et dans les projets de développement en Haïti, on peut sérieusement remettre en question le bilan global des ONG, car il est loin d être satisfaisant et à la hauteur des attentes alors que le pays régresse dans le classement des pays en ce qui concerne l indice de développement humain. Le moment est donc venu d intégrer les ONG internationales et nationales dans un cadre négocié mais beaucoup plus rigoureux pour que leurs interventions contribuent effectivement au développement national. Elles doivent, à notre avis, chercher à améliorer d urgence la gestion de l aide et à impliquer davantage les ONG haïtiennes dans le processus de planification, de décision et dans la réalisation des projets pour en augmenter l impact dans le pays. Comme l écrit Pierre Micheletti, ancien président de Médecins du monde 4, il est venu le temps de «désoccidentaliser l action humanitaire internationale». Dans le cas d Haïti, il faut chercher à donner un peu de couleur locale aux programmes de développement des ONG internationales et à développer également un modèle d interventions et d organisation mieux adapté aux réalités du pays. NÉCESSITÉ D UN NOUVEAU CADRE DE PARTENARIAT POUR UNE MEILLEURE UTILISATION DE L AIDE INTERNATIONALE EN HAÏTI : QUELLES SONT LES CONDITIONS ESSENTIELLES À SA RÉUSSITE? Pour que les ONG atteignent leurs objectifs et contribuent effectivement et efficacement au développement d Haïti, il est nécessaire de réunir certaines conditions. Car, contrairement à certaines idées et perceptions, les ONG internationales n ont pas été conçues pour assurer le développement des pays, pas plus celui d Haïti. Leur rôle est d accompagner les dirigeants des pays en cas de crise, de soutenir les citoyens, bref, de fournir de l aide humanitaire d urgence aux populations sinistrées et, dans certains cas seulement, d entreprendre des programmes de développement, plus ou moins durables. Cette conception du mouvement humanitaire correspond au modèle occidental qui remonte à la fin des années 1960 avec la guerre du Biafra. Ce modèle, cependant, ne convient plus au monde actuel qui est confronté à des problèmes plus complexes. Au cours des 50 dernières années, il n a pas produit de bons résultats, surtout pas en Haïti. Il faut donc adopter de nouvelles approches et façons de faire. Tant les ONG internationales que le gouvernement haïtien doivent en prendre conscience et accepter de développer un nouveau modèle de partenariat pour que leurs interventions respectives soient complémentaires et bénéfiques pour la nation. Quelles sont 4. «Pratique de l humanitaire : pour rompre avec l hégémonie occidentale» Revue géopolitique mars 2012 82 Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012

alors les conditions essentielles à la réalisation et à la réussite d un nouveau «cadre de partenariat Haïti-ONG»? La problématique du développement est généralement assez complexe et elle l est encore davantage lorsqu il est question de pays du tiers-monde dont l économie est souvent dépendante. Bien que ce nouveau cadre de partenariat ne vise que les ONG internationales et le gouvernement haïtien, il risque d atteindre d autres intervenants internationaux avec lesquels les ONG ou Haïti ont des rapports. Les dirigeants haïtiens ne réussiront donc à le développer que par le truchement de négociations menées de bonne foi avec toutes les parties en fondant leur démarche sur le bilan global négatif de l aide internationale en Haïti et sur la démonstration que le nouveau modèle de partenariat permettra aux ONG internationales de contribuer plus efficacement au développement d Haïti. Pour réduire encore plus les oppositions, le modèle proposé doit être avantageux pour toutes les parties concernées. Examinons les principales conditions que doivent remplir les dirigeants haïtiens et les ONG internationales et nationales en vue de favoriser la réussite du nouveau cadre de partenariat? Les conditions essentielles à remplir par l État haïtien Du côté de l État haïtien, quatre conditions nous paraissent essentielles. Jusqu à présent, les conditions dans lesquelles se font les interventions des ONG internationales en Haïti, loin de leur permettre de contribuer vraiment au développement national, constituent souvent des obstacles à leur succès. L État haïtien est donc, en partie, responsable de l échec relatif des ONG. Aussi est-il nécessaire et urgent pour les dirigeants du pays de prendre les quatre mesures suivantes pour corriger cette situation. L adoption d un cadre légal régissant le nouveau modèle de partenariat entre l État haïtien et les ONG internationales. L adoption d un plan quinquennal national de développement intégrant les projets des ONG priorisés et les responsabilités de ces dernières. La mise en place des infrastructures et des structures de base sur tout le territoire. L adoption d une politique de formation de la maind œuvre 1. L adoption d un cadre légal régissant le nouveau modèle de partenariat entre l État haïtien et les ONG internationales L inadéquation de la gouvernance n a pas facilité les rapports des ONG internationales avec le gouvernement. L État haïtien ignore le nombre exact d ONG sur son territoire et peut difficilement identifier tous les domaines dans lesquels elles interviennent. Il ne dispose que d informations incomplètes à ce sujet, malgré l existence de la loi du 5 octobre 1989 régissant le fonctionnement des ONG en Haïti. Comme dans d autres cas, la loi existe mais n est pas appliquée. Une mise à jour de la loi du 5 octobre 1989 s impose afin de définir clairement le nouveau cadre de partenariat entre l État et les ONG. Le suivi des programmes d activités des ONG doit être assuré périodiquement par un département ministériel dédié à cette tâche. Tout en privilégiant la négociation entre l État et les ONG dans tous les domaines, la loi devra rendre obligatoire pour les ONG de s inscrire, d obtenir un permis annuel d établissement, de préciser leurs champs d expertise, leur programme, de fournir leurs coordonnées et de présenter des rapports annuels auprès du ministère de la Planification. La loi doit également donner à l État haïtien la capacité d affecter, après négociations, une ONG à un territoire précis en fonction de ses compétences et des objectifs gouvernementaux définis dans le plan national de développement. Enfin, la loi doit prévoir les cas dans lesquels l État haïtien peut décider de révoquer le permis d établissement d une ONG en Haïti. L application et le respect de cette Loi constitue la première condition de succès d un nouveau cadre de partenariat «ONG-État haïtien» 2. L adoption d un plan national de développement L absence d un plan national de développement ou sa nonapplication quand il en existe un, empêche l intégration des interventions des ONG dans un processus rationnel de développement. À l heure actuelle, les ONG peuvent s installer en Haïti et intervenir où bon leur semble. Leurs interventions dans certains cas, en dépit de leur bonne volonté, peuvent même se contrecarrer, ne pas cadrer avec les priorités du gouvernement et ne concourir en rien à l amélioration de la situation nationale. À cause des structures étatiques trop faibles, celles-ci échappent quasiment à tout contrôle. L État haïtien doit désormais prendre tous les moyens pour améliorer la gouvernance dans ce domaine et surtout travailler en partenariat avec les ONG de façon à intégrer leurs programmes de développement à l intérieur du plan national, pour que leurs interventions contribuent effectivement au progrès social et économique du pays. Les dirigeants haïtiens doivent prendre le leadership du développement économique et se référer toujours au plan stratégique de développement national lors des négociations avec tous leurs partenaires. D ailleurs, certaines ONG sont conscientes de la nécessité d un plan et souhaitent contribuer à la mise en œuvre de politiques nationales de développement. Au gouvernement haïtien de travailler en ce sens avec elles. L adoption d un plan national est à la base d un développement harmonieux et c est une condition fondamentale pour rendre l aide internationale profitable au pays. Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012 83

3. La mise en place des infrastructures et des structures de base sur l ensemble du territoire. L absence d infrastructures et de structures limite souvent la portée des interventions économiques, autant celles des ONG, des citoyens et même de l État dans les régions éloignées où les besoins sont énormes. Ces régions étant très défavorisées, elles devraient être les premières à bénéficier des programmes de développement des ONG. On observe pourtant, que la majorité des interventions sont faites dans les plus grandes villes ou dans des régions plus favorisées, situées près des grandes villes où il existe déjà un minimum de structures et d infrastructures. En ce moment, les critères de sélection des sites d interventions ne sont pas en lien avec un plan de développement national, qui définirait clairement les besoins, les priorités gouvernementales et les secteurs ayant le meilleur potentiel de croissance. Les décisions sont plutôt laissées à la discrétion des ONG elles-mêmes. Certains départements se trouvent ainsi plus favorisés que d autres et à l intérieur même de ces départements, certains villages sont privilégiés. Les interventions des ONG se font de façon discriminatoire, les critères sont inconnus. Aucun développement régional sérieux n est envisageable sans une vraie politique de décentralisation et la mise en place des structures et infrastructures de base. L État haïtien doit s engager à agir en ce sens, car ces changements font partie des conditions essentielles à la réussite d un nouveau cadre de partenariat. 4. L adoption d une politique de formation de la maind œuvre La disponibilité d une main-d œuvre qualifiée, aux niveaux national et local, est en effet une autre condition essentielle de progrès social et économique. La rareté de la main d œuvre qualifiée constitue une entrave au développement. Elle peut avoir des incidences sur les politiques salariales et peut aussi causer de sérieux et fréquents mouvements de personnel dans les entreprises. Ces mouvements qui touchent, en premier lieu, les employés les plus qualifiés, ont généralement des répercussions négatives sur la qualité des produits et services de même que sur la gestion et la croissance des entreprises privées ou publiques. Ce problème est déjà posé puisque certaines ONG sont accusées, à tort ou à raison, de concurrence déloyale, parce qu elles attirent un fort pourcentage des techniciens et des professionnels les plus qualifiés. Le succès du nouveau cadre de partenariat, qui doit promouvoir le développement d activités économiques, est en partie lié à la disponibilité d une main-d œuvre qualifiée dans toutes les régions. Les ONG internationales aussi bien que les entreprises nationales ont besoin de main-d œuvre qualifiée pour réaliser leurs projets. Les dirigeants haïtiens ont donc l obligation de trouver d urgence des solutions et la formation de la main-d œuvre doit devenir une priorité pour le gouvernement qui doit rapidement adopter une politique de formation de la main-d œuvre s il veut atteindre son objectif de création massive d emplois. Examinons maintenant les dispositions que doivent prendre les ONG internationales en vue de permettre le développement du nouveau cadre de partenariat «ONG-État haïtien». Les conditions essentielles à remplir par les ONG internationales. Du côté des ONG internationales, cinq conditions semblent prioritaires : L assouplissement du caractère autonome des ONG internationales L acceptation du principe de mixité et la constitution d équipes plurinationales La participation active des ONG aux tables sectorielles de concertation. La reconnaissance de la souveraineté de l État haïtien et du Plan national de développement. La gestion rigoureuse des fonds destinés au financement des programmes de développement des ONG intégrés dans le plan national de l État haïtien 1. L assouplissement du caractère autonome des ONG internationales. Les ONG internationales attachent une grande importance à leur autonomie. Pour permettre un nouveau modèle fondé sur un réel partenariat, elles devront assouplir leur position sur ce principe et privilégier la concertation entre elles et avec l État haïtien. En effet, le nouveau cadre de partenariat doit être profitable à toutes les parties. Le principe d autonomie absolue des ONG est souvent à la source de blocage et empêche toute synergie. Citons madame Lody Auguste qui a publié l article Sortir de la cacophonie humanitaire dans la Revue Relations 5 : «Dans le but d atteindre de meilleurs résultats en Haïti, les Nations Unies ont imposé dès 2006, une approche en grappes (clusters) de la gestion humanitaire On a remarqué cependant que les ONG intervenaient parallèlement dans les mêmes camps, étaient plutôt en compétition, accomplissaient le même travail et se souciaient peu du contexte particulier haïtien et de la présence des ONG locales détenant pourtant de longues années d expérience». L autonomie complète rend difficile l adoption de politique cohérente dans une même region et empêche les économies d échelle. 5. http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=32. 84 Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012

Le nouveau cadre de partenariat vise à réduire ces obstacles et à favoriser la concertation et l adoption de plans communs d interventions à travers des tables sectorielles, régionales et nationales. Il vise également l intégration des programmes et des projets des ONG dans le plan national de développement afin de créer une plus grande synergie et de permettre plus facilement l atteinte des objectifs gouvernementaux. 2. L acceptation du principe de mixité et la constitution d équipes plurinationales Le concept d ONG internationales, tel que connu actuellement, vient des pays occidentaux. Ainsi, ces organisations ont pendant longtemps été dominées par des volontaires originaires de ces pays. Depuis quelques années cependant est apparue une certaine mixité au sein des grandes ONG avec la présence de volontaires venus de tous les continents. Dans le cas d Haïti, plusieurs ONG internationales comptaient dans leur rang quelques volontaires ou employés haïtiens. Cette situation a évolué positivement et on dénombre aujourd hui de plus en plus de volontaires et d employés haïtiens dans des ONG, comme le Centre d étude et de coopération internationale (CECI), le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), CARE, Médecins du monde, la Fondation Paul-Gérin Lajoie. Il reste à les amener à s impliquer davantage dans des postes de responsabilité touchant la direction, la conception et de la planification des programmes. Leur connaissance du milieu contribuera à améliorer les projets et à augmenter leur impact dans le pays. En outre, pour mieux faire face à la complexité des problèmes haïtiens, la constitution d équipes plurinationales 6 peut être un atout à ne pas négliger. Compte tenu du contexte géopolitique, ces équipes seront mieux placées pour analyser et comprendre certaines réalités et proposer des solutions adéquates à cause de la diversité des expériences de leurs membres. La mixité et la plurinationalité ne peuvent que profiter aux ONG internationales dans la résolution des problèmes. 3. La participation active des ONG aux tables sectorielles de concertation. Le nouveau modèle d organisation doit être fondé sur le partenariat. Ainsi, la concertation jouera un rôle très important pour permettre aux parties d aboutir à des décisions communes. Les tables sectorielles de concertation deviendront le lieu privilégié pour toutes les ONG d un même champ d activités. Il est, par ailleurs, souhaitable de voir les ONG internationales aussi bien que les ONG nationales opter rapidement pour la création de tables régionales et nationales 6. Pierre Micheletti, «Pratique de l humanitaire : pour rompre avec l hégémonie occidentale» La Revue géopolitique, 18 mars 2012. de concertations en vue d harmoniser leurs interventions et d utiliser rationnellement l aide dédiée à Haïti. Ce mode de fonctionnement permettra d éliminer les dédoublements de programmes et facilitera l adoption de plans stratégiques sectoriels de même que la réalisation d économies d échelle. Bref, la participation des ONG internationales et nationales aux tables sectorielles est une condition essentielle au succès du nouveau modèle d organisation que prônera le cadre de partenariat «ONG-État haïtien». 4. La reconnaissance de la souveraineté de l État haïtien et de son plan stratégique national de développement Il revient en premier lieu au peuple haïtien et à ses représentants légitimes de prendre les moyens de développer le pays. C est donc d abord à l État haïtien de définir, en partenariat avec les pays amis et avec les organisations internationales, le plan stratégique de développement d Haïti. Une fois ce plan adopté, la communauté internationale, si elle veut réellement contribuer au développement du pays, n aura qu à aider efficacement les dirigeants haïtiens à atteindre les objectifs du plan national. La communauté internationale, particulièrement les ONG internationales, jouerait un grand rôle dans le redressement d Haïti en reconnaissant la souveraineté de l État et en acceptant de contribuer à la réalisation des objectifs de son plan national de développement. C est une condition essentielle au succès d un nouveau cadre de partenariat «ONG-État haïtien» 5. La gestion rigoureuse des fonds destinés au financement des programmes de développement des ONG intégrés dans le plan national. Vu la tendance, ces dernières années, des bailleurs de fonds internationaux à priver les dirigeants haïtiens de financement et à confier la gestion de fonds importants aux ONG internationales dans le cadre de divers programmes d aides, il est important pour le gouvernement haïtien de s entendre avec les ONG quant à ses priorités. Le nouveau cadre de partenariat doit prévoir un mécanisme de suivi des fonds destinés aux projets et aux programmes des ONG partenaires, lesquels doivent être intégrés dans le plan national de développement. Un suivi rigoureux des dépenses sera nécessaire au regard de ces projets ou programmes afin de s assurer de l atteinte des objectifs fixés dans le plan gouvernemental. Il est même souhaitable, dans ces cas, que l État et les ONG concernées gèrent en partenariat les projets inscrits dans le plan national de développement pour éviter que seulement les entreprises des pays donateurs ne profitent des retombées. En effet, Le fait pour les ONG de bénéficier de fonds provenant de certains programmes gouvernementaux, de Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012 85

l Agence canadienne de développement international (ACDI), de la Banque interaméricaine de développement (BID) par exemple, les oblige souvent à respecter les critères d attribution de ces fonds. Elles doivent donc répondre aux attentes des bailleurs de fonds. Les données fournies par le Center for Economic and Policy Research, une des meilleures et crédibles sources d informations, tendent à confirmer le caractère intéressé de l aide internationale à Haïti. «Les contracteurs haïtiens ont reçu à peine 2,5 % du total de 1 490 contrats accordés par le gouvernement américain entre janvier 2010 et avril 2011 dans le cadre de la reconstruction» 7. Le nouveau cadre de partenariat doit empêcher toute dérive et protéger l intérêt de toutes les parties, particulièrement celui d Haïti à qui l aide est destinée. En conclusion de cette partie, convenons que l idée d un nouveau cadre de partenariat entre les ONG internationales et l État haïtien répond à la nécessité de permettre une utilisation plus efficace de l aide internationale et la reconstruction d Haïti. Même si, pour l instant, rien ne garantit l acceptation de négociations en vue de l adoption d un nouveau cadre de partenariat, il reste qu un changement est indispensable et que les dirigeants haïtiens doivent s évertuer à négocier une formule de coopération plus favorable au développement du pays, qui tienne compte de sa complexité et des expériences du passé. CONCLUSION La nation haïtienne bénéficie de l aide internationale depuis des décennies. Sa situation ne s est pourtant pas améliorée et Haïti est encore classée parmi les pays les plus pauvres. Rien ne laisse prévoir un changement à court terme. Et il est illusoire de compter sur les ONG internationales pour assurer le redressement du pays si leur approche et leur mode de fonctionnement restent les mêmes. Les interventions post-séisme l ont clairement démontré. Information contrôlée, consultations rares, décisions unilatérales, gestion déficiente, alors que le pays est détruit et que des milliards destinés à sa reconstruction s envolent, laissant peu de traces sur le terrain. Quasiment trois ans après le séisme de 2010, presque rien n a vraiment changé, sauf sur le plan humanitaire. Reste à savoir si les fonds destinés à la reconstruction ont été mieux gérés par les ONG que par le gouvernement haïtien. Bill Quigley de l Université Loyola de La Nouvelle Orléans ainsi que Amber Ramanauskas, avocat et chercheur en droits humains, dans leur rapport, écrivent : «Les actes des pays donateurs ainsi que des ONG et des agences internationales n ont pas été transparents pour permettre aux Haïtiens ou à 7. Haïti en Marche, Texte adapté par Haïti en Marche, 8 janvier 2012 d autres de suivre la trace des fonds et voir comment ils ont été dépensés 8.» Il est temps pour les Haïtiens de comprendre qu il ne revient pas aux étrangers de créer les conditions de développement du pays et encore moins de les coordonner. Ce n est pas leur rôle même si leur contribution est nécessaire. C est aux Haïtiens et à leurs dirigeants qu échoit l obligation de concevoir le processus de développement. Ce doit être d abord leur affaire lors même que la communauté internationale reste un partenaire incontournable. C est également au gouvernement haïtien de prévoir de quelle façon il compte intégrer les programmes et les projets des ONG à l intérieur du plan national et comment il compte impliquer les ONG, quels mandats leur seront confiés et quels territoires elles auront à desservir. C est de cette manière qu il deviendra possible d obtenir des résultats positifs, car toutes les interventions ayant été planifiées en fonction des objectifs du plan national, l atteinte de ces objectifs contribuera à transformer progressivement le pays et à le placer sur la voie du progrès. Pour toutes ces raisons, il y a nécessité pour l État haïtien de négocier un nouveau cadre de partenariat avec ses partenaires de la communauté internationale. Un vrai partenariat entre le gouvernement haïtien, les ONG internationales et les organisations de la diaspora haïtienne, qui soutiennent déjà fortement le pays, est l ultime espoir d un réel redressement d Haïti. Il permettra d intégrer le pouvoir de décision, le pouvoir financier et le pouvoir intellectuel, trois pouvoirs indissociables si l on veut mettre Haïti sur la voie du développement. Enfin, il ne sert à rien de s attarder sur les erreurs déjà commises dans le processus de reconstruction nationale qui semble figé dans le temps. Certes, il y a eu de la cacophonie, des dépenses inutiles, du gaspillage, peut-être même des détournements de fonds. Il y a certainement eu manque de transparence de la part de certaines ONG. De nombreux ajustements s avèrent nécessaires, car nous n avons pas le droit à l échec. Il est vraiment temps pour Haïti d envisager avec ses partenaires un autre modèle de coopération capable de vraiment contribuer au développement d Haïti. La communauté internationale, de son côté, a intérêt à agir pour éviter de donner raison à l un des siens, Ricardo Seitenfus, ex représentant de l Organisation des États américains (OEA), qui a déclaré qu Haïti est «le concentré de nos drames et des échecs de la solidarité internationale». Agissons tous ensemble pour le contredire. 8. Texte adapté par Haïti en Marche, 8 janvier 2012 86 Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012

BIBLIOGRAPHIE AUGUSTE, Lody (2011), «Sortir de la cacophonie humanitaire» Relations, n o 746, février (En ligne) http://cjf.qc.ca/fr/relations/impr _article.php?ida=32 COORDINATION SUD (2011). «Séisme en Haïti :Les ONG font le bilan» Coordination Sud (En ligne) www.coordinationsud.org/ plaidoyer/humanitaire/seisme-en-haiti/. GROUPE DE RÉFLEXION ET D ACTION POUR UNE HAÏTI NOUVELLE (GRAHN) (2010), Construction d une Haïti nouvelle. Vision et contribution du GRAHN, sous la direction de Samuel Pierre, Montréal (Québec) Presses Internationales Polytechnique, 617 p. HOLLY, Daniel (2011) De l État en Haïti, Montréal (Québec), Harmattan, 242 p. Journal Haïti en Marche, Texte adapté par Haïti en Marche, 8 janvier 2012 LEMAY-HÉBERT, Nicolas, et Stéphane PALLAGE (2012). «Aide internationale et développement en Haïti : bilan et perspective», Haïti Perspectives, vol.1, n o 1, p. 13-16. MICHELETTI, Pierre (2012). «Pratique de l humanitaire : pour rompre avec l hégémonie occidentale», La Revue géopolitique, 18 mars. WIKIPÉDIA (s.d.), «Organisation non gouvernementale», wikipédia.org (En ligne) http://fr.wikipedia.org/wiki/organisation_non_ gouvernementale Diplômé de l Université de Strasbourg (France) et de l Université du Québec à Chicoutimi en sciences sociales et économiques ainsi qu en sciences de l administration et de l éducation, Michel Julien a d abord enseigné la comptabilité, la finance et la sociologie avant d être admis au corps des professionnels du gouvernement du Québec, à titre de conseiller en développement économique. Il a travaillé à la Direction régionale du ministère de l Industrie, du Commerce, de la Science et de la Technologie où il a occupé plusieurs fonctions : coordonnateur régional des Programmes, directeur adjoint et directeur par intérim. À son départ du Ministère, il a créé avec d autres collègues, Véga International, firme de consultation en développement économique et en commerce international qu il préside depuis une douzaine d années. Pour maintenir ses liens avec son pays d origine et ses compatriotes, il s est impliqué bénévolement dans plusieurs organismes. Il a été président de la Fondation des anciens élèves du CND, de l Association des amis du Cap-Haïtien et du Carrefour d entraide et des retrouvailles du Cap-Haïtien (CENTRECH) ainsi que membre du conseil d administration de la Société de reboisement d Haïti (SRH), du conseil d administration de l Institut canadien des affaires internationales (ICAI) et du conseil d administration de la Fondation Québec Haïti pour une scolarisation universelle de qualité (QHASUQ). De 2006 à 2012, il a été président du Comité des usagers créé par le conseil d administration de l hôpital Charles-LeMoyne et depuis 2010, il est vice-président principal, programme et projets de GRAHN-Monde et co-responsable, avec le professeur honoraire des HEC Vernet Félix, du Comité thématique Développement économique et création d emplois. mi.julien@sympatico.ca Haïti Perspectives, vol. 1 n o 2 Été 2012 87