Situations de travail ou dilemmes génériques : deux propositions différentes pour concevoir des référentiels?



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Transcription:

Situations de travail ou dilemmes génériques : deux propositions différentes pour concevoir des référentiels? Bernard Prot 1 Cette contribution aborde le rapport entre les référentiels et l analyse de l activité à partir du point de vue vygotskien sur l activité 2, tel qu il est développé actuellement en clinique de l activité 3 et depuis quelques travaux récents qui soutiennent l hypothèse qu on pourrait concevoir des référentiels à partir de «dilemmes d activité» 4. Il s agit d apporter quelques éléments de discussion avec la proposition que soutiennent les travaux de P. Mayen et ses collègues depuis la didactique professionnelle : on peut concevoir des «référentiels de situation» 5. La proposition de didactique s appuie sur un grand nombre d expériences en matière de conception de formation, à partir de la reprise par Vergnaud de l approche de Piaget et du déploiement de cette approche de la conceptualisation dans le domaine du travail et de la formation professionnelle par Pastré 6. En clinique de l activité quelques travaux réalisés dans des conditions assez différentes ne permettent pas de soutenir une comparaison systématique avec l approche didactique. On veut souligner quelques dimensions théoriques et méthodiques qui semblent différentes à partir d un fil conducteur, centré sur les gestes techniques et leur composante émotionnelle. On veut ainsi faire le lien avec le travail de M. Santos et M. Lacomblez, qui s interrogent, en 2007, sur la peur qu éprouvent des marinspêcheurs dans un dispositif de formation qui participe à la mise en place de règles internationales éloignées de leurs pratiques artisanales 7. Les professionnels développent ou construisent des connaissances qui n ont pas d équivalent dans les programmes d enseignement. C est un point de départ commun entre les approches discutées ici. Il est tout-à-fait déterminant pour échapper à l illusion qu il existerait une «adéquation» entre les concepts enseignés et les concepts professionnels. Ce point de départ tient à la distinction traditionnelle entre les concepts quotidiens et les concepts enseignés. Mais l idée s est beaucoup charpentée à partir de l analyse du travail en ergonomie francophone considérant qu il existe une différence entre les conceptions qui participent à définir plus ou moins précisément la tâche prescrite et les conceptions qui sont effectivement développées dans l expérience du travail. On veut souligner qu à partir de cette base commune, l approche clinique donne une place particulière et même une fonction importante aux sentiments professionnels dans le dialogue entre professionnels et concepteurs de référentiels, ce qui ne semble pas être le cas dans l approche didactique. 1 Maître de conférence en psychologie, CRTD CNAM, Bernard.prot@cnam.fr. 2 Vygotski L., Pensée et langage, La Dispute, Paris, 1934/1997. 3 Clot Y., Travail et pouvoir d agir, PUF, Paris, 2008. 4 Prot B. (dir.), Les référentiels contre l'activité, Octares, Toulouse, 2014. Prot B., «Les dilemmes génériques dans la conception des référentiels d activité professionnelle : une piste de travail», dans F. Maillard, Former, certifier, insérer. Effets et paradoxes de l injonction à la professionnalisation des diplômes, PUR, Rennes, 2012. Tomàs J.-L., Prot B., «Développement de l expérience et développement des concepts : de l activité syndicale à la production d un référentiel d activité», Travail et apprentissages, 6, 2011, p. 150-167. 5 Mayen P., «Des situations potentielles de développement», Education Permanente, 139, 1999, p. 65-86. Mayen P., Métral J.-F., Tourmen C., «Les situations de travail, références pour les référentiels». Recherche et formation, 64, 2010, 31-46. 6 Pastré P., Mayen P., Vergnaud G., «La didactique professionnelle. Note de synthèse», Revue française de pédagogie, 154, 2006, p. 145-198. 7 Santos M., Lacomblez M., «Que fait la peur d apprendre dans la zone prochaine de développement?» @ctivités, 4 (2), 2007, pp. 16-29. En ligne : http://www.activites.org/v4n2/v4n2.pdf

La situation et les concepts pragmatiques Dans la conduite de hauts-fourneaux, par exemple, R. Samurçay et P. Pastré écrivent : «la multiplicité, l enchevêtrement et l indétermination [des] règles d action sont telles que leur maîtrise ne suffit pas à fournir aux opérateurs tous les éléments permettant de déterminer la conduite à tenir» 8. Les opérateurs cherchent alors à stabiliser des «concepts pragmatiques». Et ce sont ces concepts pragmatiques que la didactique professionnelle cherche à identifier pour concevoir des référentiels et organiser des situations de formation. P. Pastré définit ce principe de caractérisation depuis le cas d une centrale nucléaire : on peut montrer que la conduite de la centrale est «très différente» selon que l installation est «en équilibre (entre le circuit primaire qui produit la chaleur et le circuit secondaire qui transforme cette chaleur en électricité)» ou bien en «déséquilibre transitoire» ou encore en «déséquilibre structural» 9. Les indicateurs que les professionnels vont prendre dans les différentes situations sont très différents et ne donnent pas les mêmes valeurs aux «concepts pragmatiques» qui permettent de guider l action. Pour P. Mayen et ses collègues, l hypothèse est ainsi posée : «Chaque emploi serait ainsi constitué d un ensemble de classes de situations prototypiques ou caractéristiques» 10. Les travaux de didactique professionnelle conduits par P. Mayen accordent une place primordiale à la situation, lorsqu il s agit de concevoir des référentiels sur cette base : «Ce qui est premier ce sont les situations qu un professionnel sera susceptible de rencontrer» peut-on lire dans un texte qui présente une synthèse de trois expériences 11. Un patient et méthodique travail d analyse est réalisé avec les professionnels pour «mettre à jour les éléments invariants de la situation», les «buts» qu ils cherchent à atteindre, les «ressources» qu ils mobilisent, les «objets à transformer», les conditions de réalisation» ; on identifie aussi «les variations les plus essentielles» qui se présentent. Ceci permet de «caractériser» des «classes de situation» 12. En clinique de l activité, les «concepts quotidiens» ne sont pas directement l objet de l analyse et ils ne constituent pas la pierre angulaire des référentiels. Les concepts quotidiens du travail sont des réponses aux contradictions rencontrées, en particuliers aux contradictions inhérentes à la conception de la tâche, dont la citation de P. Pastré vient de rappeler l importance. Si les concepts quotidiens restent fonctionnels, efficaces, c est qu ils ne sont pas détachés de ces contradictions vécues et qu ils restent discutés dans le collectif de travail. Ce sont là deux propriétés des concepts quotidiens du travail qu on cherche à garder «vivantes» dans la conception de référentiels. Pour le faire, on accorde une grande importance aux «gestes techniques», constituée notamment depuis la notion de technique du corps chez M. Mauss, sur laquelle la partie suivante va revenir avant d étudier un exemple. Le concept quotidien dans un geste technique Une caractéristique des concepts quotidiens est leur développement dans des gestes techniques. On rejoint ici l idée importante de «technique du corps» telle que M. Mauss l a développée à partir de la notion d habitus au fil des années 1920-1930. Mais on notera aussitôt l instance de M. Mauss lorsqu il définit une technique du corps. Il ne la voit pas 8 Samurçay R., Pastré P., La conceptualisation des situations de travail dans la formation des compétences, Education permanente, 125, 1995, p. 14. 9 Pastré P., «Situations d apprentissage et conceptualisation», Recherches en éducation, 12, 2011, p. 12-25. 10 Mayen, Métral, Tourmen, 2010, Op. cit., p. 35. 11 Ibidem. 12 Ibidem.

comme une «routine», une répétition à l identique, une habitude. Non qu il ignore que la répétition routinière puisse devenir le destin d un habitus. Mais il est d abord intéressé par la grande variété de ces techniques du corps, par leurs variations historiques et locales. La variation et l'idée de mélange des techniques est importante dans l œuvre de M. Mauss, pour considérer la vie sociale, comme dans ce texte de 1927 : "Et c'est dans cet immense bariolage de leurs variations successives et simultanées, c'est dans le kaléïdoscope de leurs dispositions toujours changeantes que réside le secret de ce mélange qui est particulier à une société, à tel moment, qui lui donne un aspect et à chacune de ses époques, pour ainsi dire, un style, un aspect spécial" 13. La variation et le particulier n'inquiètent pas le sociologue, qui en fait même un point de départ des recherches sociologiques, dans ce même texte : "C'est le système de ces rapports et de ces mélanges qu'il faut chercher, et que cherche l'histoire de chaque société" 14. Derrière tout fait social, soutient d ailleurs déjà M. Mauss dans une allocution tenue à l intention de psychologues en 1924, "il y a de l'histoire, de la tradition, du langage et des habitudes" et il ajoute, dans le même paragraphe, qu'un fait social ne doit pas seulement être regardé comme "tout chargé du passé", il ne doit jamais être "détaché complètement, même par la plus haute abstraction, ni de sa couleur locale, ni de sa gangue historique" 15. Arrivé à ce point de sa réflexion, M. Mauss souligne «ce foisonnement gigantesque de la vie sociale elle-même, de ce monde de rapports symboliques que nous avons avec nos voisins» 16 à travers ces techniques du corps. Ce point de vue le conduit d ailleurs à noter son désaccord avec J. Piaget, qui publie alors ses premiers textes sur le langage et la pensée chez l enfant, dans un débat de 1933 : "Nous attribuons à la notion de symbole une importance que M. Piaget ne lui attribue ni en psychologie collective ni en psychologie de l'enfant" 17. Ce désaccord tient sans doute à la place majeure que prennent les puissants processus affectifs liés à l'autorité, dans la transmission des gestes techniques chez M. Mauss, qui écrit que «l'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont réussi et qu'il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L'acte s'impose du dehors, d'en haut, fut-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps. L individu emprunte la série de mouvements dont il est composé à l acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres» 18. Pour L. Vygotski, l emprunt à d autres et aussi un point de départ de l analyse psychologique. Les concepts quotidiens ont leur origine dans l entourage qui participe à permettre, interdire, organiser les gestes de l enfant et son accès au langage, en même temps qu il constitue un milieu de significations explicites ou implicites. La qualité opératoire d un geste n est jamais dissociée de son histoire sociale. «Chaque fonction psychique supérieure apparaît deux fois au cours du développement de l enfant : d abord comme activité collective, sociale et donc comme fonction interpsychique, puis la deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l enfant, comme fonction intrapsychique 19. La signification et l habileté ne sont pas deux objets d études séparés. Le geste technique signifie en même temps qu il réalise. Il est toujours adressé à d autres, même s il porte sur un objet matériel. C est pourquoi cette approche ne sépare pas les affects et la 13 Mauss M., «Divisions et proportions de la sociologie», Œuvres III, p. 178-245, Minuit, Paris, 1927/ 1968, p. 288. 14 Ibid., p. 62. 15 Mauss M., «Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie», Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1924/1995, p. 281. 16 Mauss M., «Débats sur les rapports entre la sociologie et la psychologie», Œuvres III, Minuit, Paris, 1933/1968, p. 301. 17 Ibidem. 18 Mauss, 1927/1968, op. cit., p. 369. 19 Vygotski L., «Enseignement et développement mental», dans B. Schneuwly et J.-P. Bronckart (s/d), Vygotski aujourd hui, Delachaux et Niestlé, Lausanne, 1985, p. 111.

cognition. «Celui qui a dès le départ séparé pensée et affect s est ôté à jamais la possibilité d expliquer les causes de la pensée elle-même» écrit L. Vygotski 20. Lorsqu on se situe dans un milieu de travail, les conséquences de cette idée sont importantes. Prenons un exemple qui nous permettra de relier cette question théorique avec un problème de méthode, dans la conception des référentiels. Du geste technique aux dilemmes Les analyses qui suivent sont reprises d une intervention et d une thèse réalisée par P. Simonet 21. L intervention elle-même n était pas tournée vers la conception d un référentiel. C est au cours des analyses que l idée de modifier la conception de la formation de ces professionnels est apparue. Il est bien possible que les sentiments éprouvés dans les dialogues entre fossoyeurs et concepteurs à propos des dilemmes d activité des fossoyeurs aient une grande importance dans ce retournement. C est cette piste d interprétation sur laquelle on travaille actuellement et qui est soumise à la discussion. Il n est pas question dans ce cas directement d un référentiel de certification, mais d un référentiel de formation en entreprise. Pourtant l analyse qu on propose ici porte sur des dimensions de méthode qui semblent pertinentes pour penser les rapports entre référentiels de certification et analyse d activité. Au départ, le personnel d encadrement et le service médical d une grande collectivité locale sont préoccupés par l importance des troubles musculo-squelettiques (TMS) qui affectent la santé des fossoyeurs municipaux. Les TMS liés au travail sont le plus souvent définies comme des maladies de l hypersollicitation des muscles activés dans l effectuation de son geste par le professionnel 22. A partir de cette définition, la plupart des référentiels des formations organisées par les organismes de prévention sont constitués de «bons gestes» et de «bonnes postures» visant à réduire les contraintes mécaniques qui pèsent sur un ou plusieurs points sensibles au niveau des muscles, les tendons et les nerfs des membres supérieurs et inférieurs. Dans l étude réalisée par Simonet, le geste professionnel n est pas considéré depuis cette seule dimension biomécanique, il est rapporté d une part aux «automatismes» que les professionnels se constituent, qui sont de «véritables actions préformées, que l anticipation déclenchera au moment opportun» 23. Et le geste professionnel participe, d autre part, au mouvement qui engage l'attitude d'ensemble du professionnel. Un geste professionnel est toujours adressé à d'autres qu'à soi-même. Du point de vue de son analyse psychologique, on peut dire que le mouvement correspond donc à la partie la plus sociale du geste professionnel dans la mesure où il est partagé avec d'autres et réalisé en direction d'autrui 24. Le mouvement s inscrit ainsi dans ses manières d agir, de parler, de penser telles qu elles sont tenues pour adaptées ou déplacées dans ce milieu professionnel. Le mouvement est alors «le lieu d une correspondance plus ou moins réussie entre la singularité de l activité du sujet qui est adressée à ses destinataires et les ressources et contraintes sociales avec lesquelles, contre lesquelles, il tente de se déployer» 25. Dans ces ressources et contraintes, on 20 Vygotski L., 1934/1997, op. cit., p. 40. 21 Simonet P., L hypo-socialisation du mouvement : prévention durable des troubles musculo-squelettiques chez des fossoyeurs municipaux, Thèse pour le doctorat de psychologie, Paris, CNAM, 2011. 22 Aptel L., Claudon M., «Physiologie musculaire et travail», dans C. Hérisson et B. Fouquet (s/d), Muscles et pathologies professionnelles, Masson, Paris, 2004, p. 1-18. 23 Fernandez G., Développement d un geste technique. Histoire du freinage en Gare du Nord, Thèse pour le Doctorat en psychologie, CNAM, Paris, 2004, p. 38. 24 Clot Y., Fernandez G., «Analyse psychologique du mouvement : apport à la compréhension des TMS». Activités, 2 (2), 2008, p. 68. Enligne : http://www.activites.org/v2n2/fernandez.pdf 25 Simonet, op. cit., p. 74.

distinguera celles qui relèvent de la tâche prescrite, dans ses différentes dimensions, et celles qui ont leur histoire dans le genre professionnel. Une trentaine de fossoyeurs ont été associés à l étude et douze se sont directement impliqués dans une série d analyses réalisées sur trois années, dont une partie en coopération étroite avec des ergonomes. Avec le travail clinique qui s engage dans les observations, des images vidéo ont été associées pour certains à des mesures biomécaniques de l activité musculaire engagée, dans plusieurs gestes techniques lors de la préparation de la fosse ou en inhumation, ou pendant le démantèlement d un sépulture ancienne, ce qui a permis de constituer des graphiques montrant les sollicitations plus ou moins fortes des fixations musculaires. Autant de formalisations que les fossoyeurs ont interprétées et discutées entre eux, notamment dans le cadre d autoconfrontations croisées et d entretiens en instruction au sosie. Il s agit par exemple de la manière de porter le cercueil sur l épaule, en coordination, pendant le transport dans les espaces parfois très étroits entre les tombes ; de faire descendre le cercueil dans la tombe au moment où la famille entoure de près cet instant particulièrement intense de l inhumation. De nombreuses expressions portent sur le soin apporté à la réalisation de ces gestes. Prenons seulement deux expressions. Lorsque le cercueil descend, la corde, «il ne faut pas la faire crier». Et lorsqu on pose la corde sur le cercueil, on la pose «délicatement» 26. Ce travail d interprétation n est pas une «mise à plat» des compétences, mais tout au contraire une remise en volume de l expérience, à travers les multiples reprises gestuelles et verbales, d une réorganisation intellectuelle de la signification du geste et des contraintes rencontrées dans des évaluations controversées dans lesquelles le dialogue participe à rouvrir les liens entre le collectif et les styles d activité 27. Les fossoyeurs redécouvrent ainsi pour eux-mêmes que «l acte technique est traversé par la tension du rituel funéraire», le métier est «structuré par ce mouvement adressé au convoi de la famille et des amis endeuillés» 28. Lors de l inhumation «le fossoyeur va chercher à prendre soin de la douleur au travers d un geste calibré, du regard retenu, de la parole économe dans ce convoi où règne le silence ponctué de pleurs, de sanglots, de prières ( )». Avant l inhumation et en dehors de la présence de la famille, le travail du fossoyeur peut déjà prendre soin «de préparer une fosse digne d accueillir la famille» (ibidem). C est ce travail de formalisation qui montre que le geste technique est engagé dans «un mouvement symbolique qu il permet d accomplir» adressé aux endeuillés du convoi (idem, p. 173), en même temps qu il doit trouver une certaine économie corporelle. Mais les critères d économie physique et les critères de respect du rituel ne s accordent pas spontanément, l activité est inévitablement confrontée à ce conflit de critères. On peut alors considérer que le geste technique se forme dans ces «rapports ambivalents» entre l économie du corps individuel et la participation au rituel social. On saisit mieux alors que la portée corporelle des mouvements professionnels et leur portée symbolique sont indissociables. Les analyses des fossoyeurs montrent que leur activité individuelle se trouve confrontée à des contradictions relevant de cette double direction des mouvements. Il est possible qu on approche ici d un dilemme caractéristique de l exercice du métier de fossoyeur. Du dilemme à la conception de formation Les fossoyeurs redécouvrent comment ce dilemme traverse les gestes quotidiens. Mais les membres du comité de pilotage de l étude, responsables hiérarchiques et personnels des 26 Ibid., p. 173. 27 Clot, 2008, op. cit. 28 Simonet, op. cit., p. 172-173.

services de santé et de prévention ont commencé eux aussi à le prendre en compte, au cours des six réunions qui se sont tenues durant les trois années de l intervention. Les conceptions du rituel funéraire des dirigeants, des concepteurs de situations de travail et de formation sont mises en relation dans le cadre de l intervention avec les dilemmes d activité des fossoyeurs et la fonction des dialogues entre eux pour développer leurs ressources en réponse à ces dilemmes. Un chef de service, par exemple, établit bien la correspondance entre ces analyses et l importance qu il accorde lui-même à l expression «pompe funèbre», dans laquelle la dignité des professionnels des services funéraires doit accompagner les bouleversements affectifs provoqués par la mort d un proche. Mais le voici en contradiction avec le fait que la collectivité locale envisage la mise en place d enterrement Low cost Les fossoyeurs et les responsables institutionnels s engagent dans l idée que la formation pourrait développer les ressources de chacun pour répondre aux conflits vécus, parfois même à son insu, dans l exercice du métier. Le comité de pilotage en vient à soutenir l idée d une expérience de formations à partir de ces analyses de gestes de métier, une formation qui s appuiera sur la formalisation d un certain nombre de controverses portant sur des gestes techniques traversés par des dilemmes. Cette initiative a donné lieu à une série de journées de formation, ce qui n est pas allé sans contradictions avec les conceptions de formation existantes, qui reposent sur des présentations de diapositives et des montages vidéos qui présentent certains dilemmes concrets rencontrés dans la réalisation de gestes de métier. Des fossoyeurs qui ont participé aux analyses animent la formation avec une psychologue qui travaille dans une perspective de clinique de l activité. Un tel référentiel, écrit Simonet, «est alors envisagé comme un support qui révèle ces impensés du métier», dans l objectif d organiser la reprise de ces problèmes non résolus auxquels chacun, novice ou non, est confronté dans l activité concrète de travail» 29. L action visant au départ à réduire la sollicitation spécifique de certaines zones corporelles par l apprentissage de «bons» gestes pour l organisme s est transformée. Revenons alors sur la notion de situation. On notera que dans les textes d ergonomie qui ont largement contribué à attirer l attention sur l activité au travail, la notion de situation est très présente, mais elle apparaît moins comme un concept que comme le moyen de penser l objectif même de l analyse du travail : la situation de travail n est pas seulement «donnée», elle doit aussi, bien souvent, être transformée. «Comprendre le travail pour le transformer» (Guérin, Laville, Daniellou, Duraffourg, Kerguelen, 2007) est le titre de l ouvrage de référence en ergonomie francophone, paru en 1991 et plusieurs fois réédité depuis. Dès les premières lignes de la présentation, les auteurs parlent justement des situations de travail : «Transformer le travail», telle est la finalité première de l intervention ergonomique, indiquent les auteurs qui ajoutent alors qu «il existe de nombreuses situations d aménagement, de transformation ou de conception de systèmes de production où la prédominance des aspects financiers, techniques ou organisationnels ne favorise pas la réflexion sur la place incontournable de l homme dans le système de production» (ibidem). Dans l exemple rapporté ci-dessus, on a montré que l intervention transforme profondément la situation quotidienne de travail, avec la présence des chercheurs, la série des enregistrements, des séquences d analyse des gestes professionnels individuelles et collective, et aussi la série de réunions avec les institutionnels. C est la conception du rituel funéraire des institutionnels qui est mise en relation dans ces cadres d analyse avec les dilemmes d activité des fossoyeurs et la fonction des dialogues pour développer les ressources pour répondre à ces dilemmes et qui favorise une reconsidération des buts et méthodes de formation, en lien avec l idée qu on se fait du travail des fossoyeurs. 29 Simonet, op. cit., p. 176.

* * * Bien des questions théoriques et de méthode se révèlent à partir de cette intervention, comme dans les expérimentations réalisées avec des cadres syndicalistes 30 ou avec des moniteurs d auto-école 31, ou encore avec des employés de bureau 32. Mais on veut souligner un point en conclusion, qui se rapporte au problème plus général de la conception de référentiels de certification dans les cadres contemporains. Dans notre période, la conception des référentiels de certification repose, en principe, sur un dialogue entre employeurs, représentants de salariés et organismes certificateurs. Depuis l instauration de la validation des acquis en 2002 et à travers la réforme des systèmes de certification qui à suivi la création Répertoire national de certifications professionnelles 33, se déploie ce que F. Maillard considère comme une «injonction à la professionnalisation» 34 des certifications, une injonction qui rencontre quelques paradoxes. C est ainsi que le président de la Commission nationale de la certification professionnelle déclare à la presse, à l occasion des dix ans de la loi de 2002, que, désormais, «le centre de gravité du diplôme» s est déplacé «du savoir aux compétences en lien avec l activité professionnelle» 35. Mais on sait que ce «déplacement» est loin d être simple à réaliser. Une certification, pour être inscrite au RNCP, doit être élaborée, selon la loi, «après avis d instances consultatives auxquelles les organisations représentatives d employeurs et de salariés sont parties» 36. L avis de ces instances porte notamment sur la conception d un «référentiel d emploi» 37, sur la base duquel les travailleurs pourront solliciter une validation des acquis de leur expérience. La conception d un tel référentiel est donc, en principe, le fruit d un «dialogue» entre des représentants qui doivent se mettre d accord, en principe, au milieu d enjeux multiples et parfois contradictoires. Non seulement les emplois peuvent se trouver dans des contextes d entreprises fort différentes, mais on doit constituer un document de référence sur le plan national au confluent avec des politiques qui veulent élever le niveau de certification en réponse au taux de chômage massif des personnes sorties de formation sans diplôme, avec des contraintes réelles de gestion d importants flux de formation, avec les logiques de concurrences entre organismes de formation L analyse du travail, lorsqu on la sollicite, doit alors apporter des éléments pour «nourrir» ce «dialogue social», avec d autres analyses économiques, sociologiques, démographiques. 30 Tomàs J.-L., Prot B., «Développement de l expérience et développement des concepts : de l activité syndicale à la production d un référentiel d activité», Travail et apprentissages, 6, 2011, p. 150-167. 31 Prot B., «Apprentissage de la conduite et sécurité routière : Un dilemme de référence pour la conception d un référentiel de diplôme d enseignant», Activités, 8(2), 2011, p. 189-201, En ligne : http://www.activites.org/v8n2/v8n2.pdf. 32 Prot B., Mezza J., Ouvrier-Bonnaz R., Reille-Baudrin E., Vérillon P., «Les dilemmes d activité», Recherche et formation, 63, 2010, p. 63-76. En ligne : http ://rechercheformation.revue.org/233 33 La CNCP doit veiller «au renouvellement et à l adaptation des diplômes et des titres à l évolution des qualifications et de l organisation du travail». Adossée sur ce principe d adaptation la commission établit et tient à jour le Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP), un document qui doit être accessible au public désireux de s informer sur les diplômes, les titres professionnels et les certificats de qualification professionnelle qui y seront inscrits. 34 Maillard F., Former, certifier, insérer. Effets et paradoxes de l'injonction à la professionnalisation des diplômes, PUR, Rennes, 2012. 35 Georges Asseraf interviewé par Saïma Kadri. Document en ligne sur le site de la CNCP : http://www.cncp.gouv.fr/gcp/pages/site/cncp-internet-cncp/lang/fr/accueil35701 36 Art. 335-16 du code de l éducation. 37 Le référentiel requis pour obtenir l inscription d une certification au Répertoire est défini par la CNCP comme «un document descriptif utilisé comme référence, dont le contenu (concepts utilisés, signification des termes, composantes, articulations entre les différents éléments...) est différent selon les cas. Le choix d un référentiel implique donc que ses utilisateurs en partagent le même sens» (site de la CNCP, Glossaire).

Dans ces conditions, on cherche à relier le dialogue des concepteurs de référentiels avec les dialogues quotidiens qui animent les collectifs de travail lorsqu ils sont confrontés aux dilemmes caractéristiques de l exercice de leur métier. Les concepts quotidiens ne sont pas considérés en eux-mêmes, pour être transposés dans des référentiels, mais «dans les processus vivants de la pensée» comme l écrivait Vygotski 38. L analyse contribue alors à s affranchir, sinon se libérer des «dominations de la situation concrète» 39, dans un dialogue entre concepteurs et professionnels qui constitue une «zone de développement potentielle» pour les uns et pour les autres, dans un «dialogue social» animé des raisons et des passions qui participent à faire du travail de qualité. 38 Vygotski, 1994/1997, op. cit., p. 202. 39 Clot Y., «L affectivité en activité», dans Barbier J-M., Durand M. (s/d) (Sous presse), Encyclopédie de l analyse des activités, PUF, Paris, 2015.