Les artistes en France. L école de Fontainebleau, une école du regard humanisé PEINTURE FRANÇAISE : LES PEINTRES / LE PORTRAIT ALLEGORIQUE



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PEINTURE FRANÇAISE : LES PEINTRES / LE PORTRAIT ALLEGORIQUE Les peintres : des révolutionnaires du regard A la différence des artistes du Moyen-Age, ceux de la Renaissance représentent d abord le monde qui les entoure en observant minutieusement l homme et les paysages 1. Contrairement aux artistes médiévaux, ceux de la Renaissance ne sont plus prisonniers de la surface plane. En utilisant la perspective, ils réussissent à restituer la sensation de trois dimensions ; ils savent traduire la profondeur, le relief et le volume grâce à des procédés découlant de nouvelles techniques, de la recherche de règles mathématiques de la beauté et de l utilisation d un système de proportions. L une des ambitions de ces artistes est de représenter l être humain, ses sentiments et son corps. Les artistes en France Dès la fin du XVe siècle, les artistes français se forment au nouveau style grâce aux artistes italiens attirés en France par Charles VIII et ses successeurs, ou bien au contact d artistes flamands 1 c est le cas d Enguerrand Quarton, ou bien encore en voyageant en Italie comme Jean Fouquet, qui s y rend vers 1445. Enfin, les dessins des italiens et des flamands se diffusent massivement dans toute l Europe. A cette époque, la rareté de la peinture de chevalet laisse penser que l art du vitrail et celui de la miniature constituent encore la majorité de la production artistique ; le paysage artistique français reste, tout au long du siècle, très lié au gothique flamboyant. Toutefois, le Val de Loire et la Normandie deviennent les premiers centres de diffusion du nouveau style. Le règne de François Ier accélère cette révolution. Il fait venir en France Léonard de Vinci qui toutefois n a pas le temps de laisser véritablement sa marque et de grands maîtres italiens travaillent sur le chantier de Fontainebleau aux côtés de peintres français : Le Rosso, nommé commissaire des bâtiments auprès du roi, dirige les travaux de la galerie François 1 er de 1534 à 1539 ; Le Primatice, successeur du Rosso, dirige toute la décoration du château de 1540 à 1570, ou Nicolo dell Abbate, appelé en 1552 par Henri II. L art de ces trois hommes exerce une influence durable en France par la diffusion de leurs réalisations sous forme de gravures. Par ailleurs, l ouvrage de Jean Pèlerin Viator, De Arteficiali Perspectiva publié en 1505 et réédité en 1509 et 1521 rencontre un vif succès auprès des artistes. Il influence par exemple Jean Clouet dont les maîtres sont également Léonard de Vinci et Jean Fouquet 1 : à chaque étape de son développement, l art pictural français de la Renaissance naît d une rencontre entre les modèles italiens et les particularités françaises. Ecole de Fontainebleau, Gabrielle d Estrées au bain F. Clouet, Dame au bain L école de Fontainebleau, une école du regard humanisé Le choc culturel avec l Italie a précipité en France l élaboration d un nouveau regard sur le corps, la beauté et la nudité. Cette transformation de la sensibilité est due essentiellement à la redécouverte des auteurs de l Antiquité tels que Platon, Plutarque, Ovide, Lucien et les poètes élégiaques : leurs textes offrent une vision de l amour et une joie de vivre qui favorisent le désir de l époque d échapper au carcan moral de l Eglise. A son tour, la culture de la Cour se transforme, les mœurs sont plus libres et, la beauté féminine, libérée du poids de la culpabilité chrétienne, devient l expression de la perfection divine. Au Moyen-Âge, la peinture est essentiellement religieuse et la nudité est rare. Quand elle est représentée, c est dans les Jugements derniers et elle n a rien de charnel : elle figure les âmes des morts. A la Renaissance, l art se laïcise et un grand pas est fait dans la représentation esthétique et érotique du corps féminin. La figure nue se multiplie et reprend la tradition instaurée par la Joconde nue, dessin en buste de Léonard de Vinci, conservé à Chantilly. A Fontainebleau, la décoration de l appartement des bains, situé juste au-dessous de la galerie François Ier, imprime sa marque sur la peinture du nu. Ce lieu de délassement est décoré par Le Primatice de tableaux célébrant la nudité féminine : nymphes jouant, Vénus se baignant en compagnie de Mars, Diane nue partant à la chasse ou surprise au bain par Actéon. Les bienséances imposent certaines limites : la nudité acceptable est associée aux divinités et la peinture à sujet mythologique Vénus, Diane et ses nymphes, au bain ou se reposant après la chasse. Peu à peu un glissement s opère, on passe de la représentation des mortelles élues par les dieux comme maîtresses aux maîtresses royales représentées en divinités comme Diane de Poitiers. Cette peinture, fort prisée des courtisans, obéit à certains codes : les personnages sont souvent représentés allongés sur un lit de repos, endormis dans la nature, au bain ou à la toilette. Les nus s arrêtent à mi-corps et les femmes représentées en pied sont vêtues de voiles légers et transparents rappelant les drapés mouillés des statues antiques. Les regards sont la plupart du temps dérobés et, quand ils sont directs, ils sont sereins jamais provocants. Les artistes invitent le spectateur à méditer sur la beauté plutôt qu ils ne cherchent à susciter un plaisir érotique. 1 Humanisme et renaissance, voir http://gallica.bnf.fr/ (dossiers XVIe siècle) Musée Condé, service éducatif

Le portrait allégorique Gabrielle d Estrées au bain Alexandre (1598-1629), le cadet, dans les bras d une nourrice. Chevalier de Vendôme, Grand Prieur de France, Général des Galères. César (1594-1665), fils aîné de Gabrielle et d Henri qui, n ayant pas encore de fils légitime, aurait voulu faire de César son héritier. Duc de Vendôme, futur surintendant de la Navigation et du Commerce Gabrielle d Estrées (1571-1599), maîtresse officielle d Henri IV. Ecole française de la fin du XVIe siècle, Gabrielle d Estrées au bain, 1598-1599, huile sur toile 115 x 103 cm, Chantilly, musée Condé L inspiration : François Clouet, Dame au bain. Les deux tableaux présentent une scénographie semblable, seul le visage de la dame représentée diffère. Le personnage principal du Clouet serait une maîtresse d Henri II. L interprétation en vigueur au XIXe siècle et au début du XXe proposait de voir le portrait de Diane de Poitiers entourés des enfants royaux. Aujourd hui les spécialistes pensent qu il s agit d un portrait satirique de Marie Stuart dont le commanditaire appartiendrait au milieu anti-guise. Tous les objets ont un rôle symbolique : la licorne dans le cadre de l arrière-plan exprime la chasteté dont se prévaut Marie Stuart, la coupe de fruits évoque la sensualité. La nudité à micorps, la présence de la baignoire et le jeu des regards la servante à l arrière-plan regarde la nourrice allaitant l enfant adultérin, cette dernière regarde le spectateur avec un sourire flottant, tandis que le regard de la dame semble fixer quelqu un à l extérieur du cadre expliquent cette interprétation. François Clouet, Dame au bain, Washington DC, National Gallery of Art,

La série des Gabrielle au bain Il existe trois autres œuvres qui représentent Gabrielle au bain, chacune montrant un moment particulier de sa vie et composant plutôt une suite qu une variation sur le même thème La toile du musée du Louvre Gabrielle et sans doute sa sœur la duchesse de Villard ou la maréchale de Balagny - regardent le spectateur, nues dans leur bain. La sœur de Gabrielle lui pince le sein, désignant ainsi tout autant la faveur royale dont elle est l objet que le désir que cette faveur lui inspire. Ecole de Fontainebleau, Gabrielle d Estrées et une de ses sœurs, entre 1594 et 1599, huile sur bois, 96 x 125 cm, Paris, musée du Louvre La toile du musée des Offices Elles sont toujours dans leur bain mais l autre personnage est assis sur le rebord de la baignoire, montrant son long dos nu, tandis que Gabrielle lui tient l annulaire comme pour lui montrer son propre mariage avec le roi. La toile du musée de Lyon Gabrielle tient un collier de perles, signe plus évident de la faveur royale, tandis qu une nourrice, derrière elle et sa sœur, allaite César, le fils qu elle vient d avoir avec Henri IV. La toile du musée Condé Gabrielle est seule dans son bain tandis que se tient derrière elle la nourrice figurant dans le tableau de Lyon, mais ici en train d allaiter Alexandre, dans une position inversée. Femmes au bain, huile sur bois, 129 x 97 cm, Florence, musée des Offices Dans ces quatre tableaux, les regards sont tournés directement vers le spectateur ou dirigés en dehors du cadre vers un observateur proche, figés dans une pose théâtrale que souligne la présence de longues tentures rouges tombant sur les côtés à la manière d un rideau de scène, couleur de la pourpre royale..quelle qu en soit la signification, ces tableaux deviennent, par l ambiguïté même de leur signification, un espace fictif où a lieu ce qu on appelle aujourd hui une représentation. La scène se donne à voir comme telle, avec la baignoire qui sépare l actrice principale des spectateurs, les rideaux tirés de chaque côté comme des rideaux de théâtre et l arrière-plan qui renvoie soit à un tableau, comme dans le portrait du Louvre, soit à un rideau fermé, comme dans le portrait italien, soit à des servantes s occupant de l enfant, comme dans le portrait de Lyon, soit à un tableau ou à une deuxième pièce, comme dans celui de Chantilly. Cette mise en représentation est une des caractéristiques de l art de la fin de la Renaissance, tant en peinture qu en littérature (théâtre humaniste). Elle trouve son épanouissement dans l art baroque.

LE PORTRAIT. JEAN ET FRANÇOIS CLOUET Au cours du XVIe siècle, l art du portrait se transforma en raison de la présence en France d artistes d origine flamande, tels Jean Clouet et son fils François. Ils pratiquèrent un art du portrait très réaliste et intimiste où le modèle ne regarde que rarement le spectateur. Chantilly conserve également plus de trois cent soixante portraits dessinés, parmi lesquels un grand nombre de dessins préparatoires pour les tableaux exposés dans la salle Clouet 2. Considérés comme les plus grands peintres français par leurs contemporains, les Clouet sont attachés à la cour et contribuent au prestige de la monarchie française. Leurs subsides et leur rang social : Au XVIe siècle, la peinture n est pas encore considérée comme un art libéral et l artiste est perçu comme un «technicien» du pinceau : plus ou moins asservi à la volonté des commanditaires, son travail s exerce au sein d un atelier et il a souvent de nombreux collaborateurs 3. Fait assez exceptionnel parmi les artistes travaillant en France, les Clouet sont pensionnés et on sait que Jean Clouet reçut une rémunération indirecte à travers des prébendes et des offices. Néanmoins, les deux peintres sont socialement considérés comme des personnages de second plan, à une époque où la noblesse de l art s exprime au moyen de la poésie. Le genre du portrait en France avant le XVIe siècle : Au XVe siècle, en France, le portrait fait partie intégrante de l art religieux : orants individus placés dans une attitude de prière, portraits de dévotion en buste, portraits de donateurs ou de commanditaires. Dès le début du siècle, c est en Europe du nord que l art du portrait, laïcisé, connaît un vif succès. Jan van Eyck et ses contemporains ont abandonné le portrait de profil pour adopter la vue de trois-quart qui accentue la structure tridimensionnelle du visage et du corps ; ils privilégient la peinture à l huile préférée à la tempera parce qu elle contribue à produire un effet de réel saisissant en facilitant le rendu des textures, l éclairage et le modelé réaliste des visages. Jusque dans le dernier quart du XVe siècle, l art du portrait reste dans toute l Europe à la traîne du portrait flamand sauf en France où Jean Fouquet est devenu le peintre de la cour de Charles VIII 4 puis de celle de Louis IX. Mais il faut attendre le siècle suivant pour que les structures socio-économiques permettent au portrait de devenir, en France, un genre artistique à part entière. Le genre du portrait au XVIe siècle : Le portrait revêt une importance considérable au XVIe siècle, comme en témoignent les nombreux dessins et tableaux conservés dans les musées occidentaux. Inscrit au cœur des pratiques sociales nobiliaires, il participe à un vaste système d échanges d informations au même titre que la correspondance épistolaire : il tient lieu de bulletin de santé ; il permet les tractations diplomatiques telles que les mariages, en favorisant le choix des familles et des époux 5 ; enfin, il rend présent ceux qui sont absents ou morts. Au XVIe siècle, il assume une nouvelle fonction de propagande : la circulation de l image des nobles. Il s agit d être «reconnu» dans les deux sens du terme, c est-à-dire que le portrait doit non seulement montrer la ressemblance du modèle avec ses ancêtres c est une façon de légitimer sa noblesse que de l assimiler à un ancêtre prestigieux au moment où les structures de la société se transforment avec la montée en puissance de la bourgeoisie mais il doit aussi contribuer à sa notoriété, au même titre que les textes de circonstances épigrammes, épitaphes, ou épithalames pérennisés par l imprimerie pour la postérité. Moyen de propagande efficace de l image de soi, associé au prestige social, le portrait se diffuse au cours du siècle dans la bourgeoisie. Comme chez les romains, il est le signe absolu de la réussite sociale. Mais il demeure malgré tout l apanage de la noblesse. C est une gratification, l assurance que le rang auquel la personne considère avoir droit est reconnu. Pour le roi en revanche, cette gratification ostentatoire est un moyen pour détourner l attention des courtisans des gratifications qui donnent accès au pouvoir : les membres de la haute administration sont rarement représentés. A la cour de France, les personnages les plus portraiturés sont d abord les grands maîtres de la maison du roi puis les figures importantes de la cour, les courtisans attachés à la famille royale ainsi que les favoris 6. Aussi le portrait joue-t-il un rôle extrêmement important dans la hiérarchisation de la cour. 2 Voir Les Clouet de Catherine de Médicis, catalogue de l exposition, Musée Condé, 2002. 3 Cf. Le siècle de van Eyck, op. cit., p. 9-45. 4 Citons le Portrait du roi Charles VIII conservé au Louvre. 5 Le genre du portrait diplomatique ne rend pas entièrement compte de la production des Clouet car leurs œuvres ne circulaient pas vers d autres cours. 6 Cf. Les Clouet de Catherine de Médicis, op.cit.

LE PORTRAIT. JEAN ET FRANÇOIS CLOUET L exigence de réalisme : Les commanditaires ne jugent pas le portrait selon les critères actuels appliqués à une œuvre d art mais selon la ressemblance avec le modèle. La qualité technique de l artiste est proportionnelle au prestige qu acquière le personnage grâce à son portrait. L exigence de réalisme inclut la ressemblance physique c est-à-dire que l artiste doit restituer fidèlement l apparence et la taille de la personne (portraits en pied, grandeur nature, par exemple). A cet impératif, viendra s ajouter plus tard, l expression de la psychologie : il faudra discerner les qualités morales et intellectuelles du modèle. Sous Henri IV et Louis XIII, c est le portrait mythologique qui connaîtra un vif succès, les personnages se situant dans un contexte atemporel et valorisant 7. La «formule» Clouet : Leur production se révèle singulière et connaît une certaine stabilité malgré une évolution discrète, de sorte que les historiens d art ont pu parler d une «formule» Clouet. L œuvre de Jean et de François Clouet s inscrit dans la tradition du portrait français tel qu il apparaît aux XIVe et XVe siècle. Ils ont intégré les techniques du portrait flamand et subissent aussi l influence des écoles étrangères, surtout italiennes, tant est grande la diffusion des dessins sous forme de recueils («livres de pourtraictures» ) qui circulent dans les cours au XVIe siècle : l école lombarde et son goût de la précision des lignes, la fermeté des volumes ; les artistes italiens, portraitistes de la cour de France. Ainsi le portrait de François Ier par Titien et celui de Henri II par Nicolo dell Abbate constituent des références dans ce milieu artistique. Comment l art des Clouet a-t-il intégré dans son évolution les trois impératifs évoqués cidessus, l identification, la similitude et la présence immédiate? Identification et similitude extérieure : Les personnages représentés ne montrent d abord aucune expression spécifique : visage serein, bouche fermée, regard lointain, tels les «orants» du XVe siècle. Tout concourt à figer la figure hors du temps, comme dans la tradition médiévale de «l effigie», ce type d œuvre dont la seule caractéristique est de permettre une identification générique (lignée). On tend dès lors à opérer un retour à une forme antérieure aux acquis de l Antiquité remis au goût du jour à la Renaissance. Mais l évolution des mœurs, la pression des commanditaires et la recherche de la reconnaissance sociale, les obligent à développer de nouveaux procédés d identification. Une plus grande place est faite au corps et à sa mise en situation : costume, attitude, gestuelle, expression, environnement. Le costume surtout, grâce au phénomène de mode, détermine l idée d une apparence qui révèle la qualité de la personne : la somptuosité du vêtement traduit la richesse ; l harmonie de l allure générale exprime dans le corps même de la personne sa dignité. Le costume marque le statut, connote le mode de vie. Le luxe est une des manières pour le noble de se distinguer du bourgeois et la haute aristocratie, du reste de la noblesse. Réalisme intérieur : L art du portrait chez Jean et François Clouet s enrichit de la notion de permanence de l être par-delà les transformations contingentes. Il faut représenter l idée de l identité intime du modèle. Les procédés picturaux : jeux sur la lumière, qualité des modelés et de la carnation, choix des couleurs, direction du regard. Présence immédiate : par quels procédés les peintres vont-ils créer un effet de présence du personnage représenté 8? Le rôle du regard se révèle extrêmement important dans ce domaine et François a beaucoup utilisé ce procédé. Accentuant l effet de réel lorsqu il est dirigé vers le spectateur, il crée un lien immédiat : le personnage investit de sa présence le monde du spectateur. Inversement, le regard peut aussi traduire une mise à distance conforme à la dignité du modèle ou à sa psychologie. Cependant, le regard de la femme devant rester chaste, il est beaucoup plus rarement tourné vers le spectateur que celui des hommes ou des petits garçons. En étudiant les dessins de Chantilly, Etienne Jollet a constaté que le regard tourné vers le spectateur se généralise à partir de 1560. Chez Jean, l enargeia l effet de présence se manifeste au travers de la technique elle-même : vibration des contours, utilisation du grain du papier, de la clarté de la carnation. Cette proximité vient 7 Voir F. Bardon, Le Portrait mythologique à la cour de France sous Henri IV et Louis XIII, Paris, 1974. 8 Au milieu du XVIe siècle, les peintres ont dans ce domaine les mêmes exigences que les écrivains Louise Labbé et les poètes de la Pléiade, le dramaturge Robert Garnier, ou encore Rabelais. En termes de critique littéraire, on nomme enargeia, l ensemble des effets par lesquels l auteur cherche à restituer un effet de présence.

LE PORTRAIT. JEAN ET FRANÇOIS CLOUET toujours équilibrer ce qui demeure une constante, l expression de l éloignement statutaire par le regard dirigé vers l infini. Le choix de peindre le modèle, vêtu à la dernière mode, permet également de rendre le personnage contemporain du spectateur d alors. Les étapes de la création : l artiste prend d abord «le trait» de son modèle, c est-à-dire qu il exécute un dessin préparatoire un modello - en s attachant à respecter la ressemblance. Jean Clouet introduit en cette matière une nouvelle technique. Jusque là, les portraitistes travaillaient sur du papier de couleur, ce qui permet difficilement de faire rendre au dessin la couleur véritable de la peau. Jean va donc conjuguer l usage du papier blanc, de la pierre noire et de la sanguine en modulant blanc et rouge afin de représenter la véritable couleur de la peau. Ces dessins préparatoires sont tellement précis et achevés qu ils seront rapidement copiés, ce dont témoignent les tableaux conservés dans la salle Clouet, notamment ceux copiant les œuvres de François. On ne cherchait pas à imiter le style de l artiste original, comme ce sera le cas au XVIIe siècle, mais à donner une image ressemblante du modèle. Il fallait répondre aux exigences de la diffusion de masse. Les nombreux portraits de Catherine de Médicis et de son fils Charles IX conservés dans la salle en sont une preuve. Enfin, l artiste réalisait le portrait peint dans son atelier, d après le dessin préparatoire. Œuvres conservées dans la salle Clouet : D'après Jean Clouet. Portrait de Henri II, enfant (1519-1559). François Clouet. Portrait de Marguerite de Valois, enfant Attr. à François Clouet. Portrait de Jeanne d'albret D'après François Clouet. Portrait du Connétable Anne de Montmorency D'après François Clouet. Portrait de Charles IX D'après François Clouet. Portrait de François II, roi de France D'après François Clouet. Portrait de François de Scépaux, Sieur de Vieilleville, maréchal de France D'après François Clouet. Portrait de Marguerite de Valois, reine de Navarre D'après François Clouet. Portrait de Catherine de Médicis D'après François Clouet. Portrait de Charles IX, enfant D'après François Clouet. Portrait de Catherine de Médicis D'après François Clouet. Portrait de Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois D'après François Clouet. Portrait de Charles IX, roi de France D'après François Clouet. Portrait de Catherine de Médicis Atelier de François Clouet. Portrait de Charles IX, roi de France Atelier de François Clouet. Portrait d'odet de Coligny, cardinal de Châtillon Atelier de François Clouet. Portrait de Charles IX Atelier de François Clouet. Portrait d'elisabeth d'autriche (1554-1592), épouse de Charles IX et reine de France. Atelier de François Clouet. Portrait de Charles IX, roi de France

Piero di Cosimo (1461-1521), portrait de femme dit Simonetta Vespucci Le personnage Le peintre réalise ici un portrait posthume de la maîtresse de son commanditaire, Julien de Médicis. Simonetta Vespucci mourut à vingt-trois ans, en 1476, alors que le peintre n était qu un jeune garçon d une quinzaine d années. Le statut princier est suggéré par le luxe du châle, la coiffure extrêmement savante, les bijoux et le château à l arrière-plan. Un portrait idéalisé Il s agit d un portrait idéalisé où l artiste donne à voir le destin singulier de la jeune femme tout en représentant la beauté idéale, immortalisée et sublimée par l art. C est aussi un témoignage de la vision de la femme qui se met en place à la Renaissance. Piero di Cosimo, Portrait de femme dit Simonetta Vespucci non daté (entre 1480 et 1520), huile sur bois 57 x 42 cm L histoire d une destinée singulière - une image de la beauté idéale Le parti pris de l antithèse : Le ciel, chargé de nuages étranges, sombres ou clairs, semble hésiter entre l orage et le beau temps. La distribution des ombres sur les arbres suggère la présence du soleil assez haut mais diffusant une lumière déjà vespérale. Il éclaire avec peine le paysage alors qu il inonde d une couleur plus claire la jeune femme : destin interrompu prématurément, résurrection par l art. Le paysage, symbolique 9 et imaginaire, est composé d antithèses. A gauche, il évoque les collines de Toscane, la vue de Florence depuis les jardins Boboli mais l étendue d eau est beaucoup trop vaste pour figurer l Arno, le fleuve sur les bords duquel Florence est construite. Un liseré d écume qui accroche la lumière fait plutôt penser à la mer et inscrirait ainsi Simonetta dans la lignée de la Vénus de Botticelli. La tour crénelée peut suggérer le palais Médicis mais de Florence, on ne voit pas la mer. A droite, un escarpement gris derrière les arbres suggère un relief tourmenté, peut-être un lac, un vallon solitaire, ou une plaine couverte de brume plongée dans la lumière déclinante du crépuscule. En bas, à l arrière-plan du buste, la terre offre, par son étendue lisse et ses couleurs chaudes, un contraste saisissant avec le haut de la composition. L œuvre est donc structurée par une série d antithèses : ville / nature haut / bas arbres morts / arbres vifs lumière homogène et douce / éclairage contrasté et ciel tourmenté. Le parti pris d une composition poétique ou musicale : L artiste compose une œuvre remplie d échos et de correspondances. La terre reprend les couleurs du châle et du corps, du modelé des seins. Le serpent, un motif obsédant : ce reptile s enroule autour d une chaîne faite de maillons serrés comme des écailles et ronde comme le corps du serpent. La métaphore est reprise avec les tresses torsadées, entrelacées de rangs de perles. 9 Ici le mot «symbole» est à comprendre dans son sens le plus stricte : motif renvoyant de manière univoque à une abstraction.

Piero di Cosimo (1461-1521), portrait de femme dit Simonetta Vespucci Plusieurs interprétations possibles tant le serpent assume de significations contradictoires : la vie aussi bien que la mort ; la vie éternelle dans le christianisme primitif ; la séduction et la tentation dans la Genèse ; le symbole érotique que l on retrouve ici dans le contact du reptile avec la peau de la jeune femme. Il faut sans doute penser que l artiste joue sur l ambiguïté du motif antithèse supplémentaire! pour exprimer la complexité de la Femme : l image nouvelle qui est en train de s élaborer n est pas encore dégagée de l aspect diabolique sur lequel insista le Moyen-Âge. Cependant, réhabilitée par les artistes de la Renaissance, la femme incarne la Beauté, sublimée et universelle. Le thème du serpent qui parsème le corps du personnage est aussi une métaphore de son destin personnel. La forme des nuages suit celle du profil et en met en valeur les contours harmonieux ; celle de la colline suit le contours des épaules. Le paysage de gauche et le paysage de droite sont construits pour s encastrer dans la découpe de la nuque et le creux du cou du personnage. Le paysage n a donc pas l homogénéité ni l autonomie d un véritable lieu. Il sert de faire valoir, de décor symbolique où se lit le destin du personnage et où se déploie l hymne à la beauté. L image de la Beauté : La jeune femme émerge de l écrin d un châle précieux dont les couleurs et la disposition mettent en valeur la courbe des épaules, la rondeur des seins et la ligne fluide du cou. L éclat de sa peau, l équilibre de ses traits, l harmonie des couleurs de sa carnation, de ses yeux et de ses cheveux, reprises par le châle et le paysage, communiquent au spectateur la sensualité qui se dégage de cette beauté. Cette beauté est sublimée par deux procédés : d une part, l expression de la jeune femme. Elle regarde loin devant elle et semble totalement étrangère à son environnement, indifférente aux spectateurs ainsi qu à l effet produit par sa beauté. Cette distance l idéalise. D autre part, la lumière intense sur le visage qui apparaît surexposé. Ce procédé, lié à l art de la miniature, confère au personnage clarté et sérénité intérieure. De ce Portrait de femme, se dégage une impression de perfection, de pureté et d éternité.

PORTRAIT DE HENRI II ENFANT Le portrait de Henri II enfant rappelle celui du dauphin François, peint également par Jean Clouet et conservé au Musée royal des beaux-arts d Anvers. Le futur roi pose de troisquarts comme son fils mais il regarde dans l autre direction. Le jeune Henri porte les mêmes vêtements que son père mais le chapeau est différent et il ne porte pas de collier. Son père a les mains posées sur une tablette, avec un doigt dirigé vers le spectateur. Tous les deux ont le regard qui fuit hors du cadre. Le portrait de trois-quart trouve son origine dans l orant individu placé dans une attitude de prière qui est le type de portrait le plus fréquent à l époque médiévale. Le modèle est représenté de trois-quarts avec le regard qui s en va à l infini, au-delà des limites du cadre. Il a l expression apaisée du bon chrétien. En laïcisant ce type de portrait, les peintres ont supprimé d abord les mains, puis les ont réintroduites dans une position complètement différente, plus naturelle, pour souligner le réalisme de l attitude. Disparaissent également les figures et motifs alentour, remplacés par un fond uni qui concentre l attention du spectateur sur le personnage. Le portrait d Henri II enfant obéit aux canons imposés à la représentation des enfants royaux par leur âge. Le visage est rond et joufflu. Comparé aux portraits des adultes, les contours sont nets, précis, peu épais pour permettre de valoriser les traits, la bouche, le nez et les yeux qui animent une surface presque continue. Le peintre utilise au maximum l effet de réserve, caractérisé par un modelé discret, un fond noir et neutre. Grâce à tous ces procédés, l artiste met en valeur la douceur de l enfance, soulignée par les mains tenant le chien dans un geste protecteur. On retrouve ici, comme dans les tableaux de Madone à l enfant, le regard nouveau que portent les hommes de la Renaissance sur les enfants, traduisant les préoccupations qui s expriment à travers de nombreux traités d éducation. Henri est un enfant mais il est issu d une lignée royale. Aussi le peintre a-t-il créé un effet de distanciation au moyen du regard, dirigé vers l extérieur et porté vers l infini, ce qui confère au futur roi une gravité révélatrice de son rang.