Le déclin du Moyen-Age



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Transcription:

Johan HUIZINGA (1872-1945) (1919) Le déclin du Moyen-Age [L'Automne du Moyen-Age] Un document produit en version numérique par Jean-Claude Bonnier, bénévole, professeur d'histoire au lycée de Valenciennes, dans le département du nord de la France Courriel: Jean-Claude.Bonnier@wanadoo.fr dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html,.doc,.pdf,.rtf,.jpg,.gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite. L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 3 Johan HUIZINGA Professeur à l'université de Leyde Le déclin du Moyen-Age édition originale néerlandaise : 1919 Traduit du hollandais par Julia Bastin (1888-1968) chargée de cours à l'université de Bruxelles Préface de Gabriel Hanotaux de l'académie française Paris, éditions Payot éditions françaises : 1938, 1948, 1975, 1982 et 2002 A partir de 1975, l'ouvrage est publié sous le titre L'Automne du Moyen-Age avec une préface de Jacques Le Goff Ce document est la reproduction de l'édition française de 1948. Il a été réalisé durant l'automne 2010.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 4 Table des matières Préface Chapitre I. - L âpre saveur de la vie Chapitre II. - L'aspiration vers une vie plus belle Chapitre III. - La conception hiérarchique de la société Chapitre IV. - L'idée de chevalerie Chapitre V. - Le rêve d héroïsme et d'amour Chapitre VI. - Ordres de chevalerie et vœux Chapitre VII. - Importance de l'idée chevaleresque dans l'art militaire et dans la politique Chapitre VIII. - L'amour stylisé Chapitre IX. - Les conventions amoureuses Chapitre X. - Le rêve de vie idyllique Chapitre XI. - La vision de la mort Chapitre XII. - La pensée religieuse se cristallise en images Chapitre XIII. - Types de vies religieuses Chapitre XIV - Émotions et phantasmes religieux Chapitre XV. - Le symbolisme a son déclin Chapitre XVI. - Vers l'abandon des images Chapitre XVII. - Les formes de la pensée reflétées dans la vie pratique Chapitre XVIII. - L'art et la vie Chapitre XIX. - Le sentiment esthétique

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 5 Chapitre XX. - Le verbe et l'image. I Chapitre XXI. - Le verbe et l'image. II Chapitre XXII. - L'avènement de la forme nouvelle

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 6 PRÉFACE Retour à la table des matières Ceux qui avaient pu prendre connaissance du livre de M. J. Huizinga, professeur à l'université de Leyde, LE DÉCLIN DU MOYEN AGE, avaient le vif désir de le voir traduit en français. C'est, en effet, un livre-maître; et Mlle J. Bastin, chargée de cours à l'université de Bruxelles, rend un grand service à l'histoire générale et à l'histoire de France en particulier, en nous donnant cet ouvrage traduit d'une manière à la fois sobre et brillante, reflet exact du texte qui lui fut confié. Comme au beau temps du Moyen Age, l'écuyer est un fidèle second du chevalier. Il y a des AGES dans l'histoire, telle est la conclusion qui se dégage de cette lecture pleine de choses et pleine de sens, où une époque tout entière est étudiée à la loupe dans son «déclin», c'est-à-dire au moment où, en se désagrégeant, elle expose mieux sa nature par sa décomposition même. Il y a des AGES en histoire ; les époques ont un caractère propre, une personnalité tranchée qui, avec des traits et des survivances héréditaires, leur impose une destinée, une vocation, comme aux individus. Par leurs grandeurs et par leurs égarements, elles se distinguent les unes des autres... Parmi elles, il est vrai, et c'est le cas de celle-ci, il en est qui ne servent guère que d'anneaux dans-la chaîne des temps : ce ne sont pas des âges montants, des âges-sommets, ce sont des âges descendants, glissant vers l'abîme par plis et affaissements de terrain ; en un mot, ce sont des époques de «déclin». Entre le Moyen Age et la Renaissance, la période qu'a étudiée M. Huizinga est telle: en déformant l'âge précédent, elle le transforme en l'âge suivant par un mouvement insensible et une pente qui l'entraîne à son insu. Elle enterre le Moyen Age dans une pompe solennelle et lugubre et creuse le terrain où va germer la Renaissance. Histoire émouvante et secrète; combien différente de cette «Histoire-manuel», tant raillée aujourd'hui. L'érudition de M. Huizinga nous tient en son laboratoire ; et nous assistons, par l'analyse des infiniment petits, à une reconstitution après dissection. Qu'on lise le livre avec la profonde attention qu'il mérite : on y trouvera, à chaque

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 7 page, une matière forte et dépouillée, nais qu'il est impossible de présenter par tranches : c'est ce qui explique l'embarras de cette préface. Indiquons donc, seulement, l'idée générale qui nous paraît se dégager de sa captivante lecture. Encore une fois, cette étude consciencieuse prouve qu'il y a des AGES en histoire et que leur ordre, leur série, le caractère de chacun d'eux sont en contradiction avec la fameuse loi du progrès. Le développement qu'on affirme être celui de la civilisation dans le sens d'un gain perpétuel, d'une élévation constante et d'une amélioration à jamais acquise, par un mouvement automatique et sans recul, n'y apparaît nullement. Imaginée au XVIIIe siècle, jaillie du cerveau d'intellectuels orgueilleux et mécontents, cette prétendue loi a été promulguée et acceptée sans autre démonstration dans un temps où la «philosophie» en lançait et en acceptait bien d'autres. Aujourd'hui, elle nous donne l'impression d'un mythe forgé par la parade révolutionnaire. Pasteur disait, un jour, devant moi, à Taine qui le poussait sur la morale de la Science : «Vous ne trouverez pas cela dans nos cornues»; de même, les historiens pourraient dire à Condorcet : «Vous ne trouverez pas cela dans nos dossiers.» La plus longue de toutes les histoires humaines, l'histoire d Égypte autoriserait plutôt l'idée contraire : au début, unité, grandeur, puissance ; à la fin décadence, misère, anarchie. Si une notion paraît se dégager de l'histoire d'un «déclin», telle qu'elle est écrite par M. Huizinga, ce serait plutôt la notion du mérite et du démérite pour les générations comme pour les individus, avec récompense ou châtiment élevant ou abaissant la descendance. Nous sommes agis par nos pères et nous agissons dans nos enfants. Ils ne s'absolvent du passé que nous leur avons légué que par un effort qui leur est propre et qui corrige ou achève ce que nous leur avons laissé d'imparfait ou d'incomplet. Grande loi de justice solidaire qui, par un effet contraire au déterminisme de la «loi du progrès», unit la famille humaine dans une interdépendance séculaire soit de défaillance, soit d'élan et, finalement, de responsabilité. Le «déclin» du Moyen Age commence par un double crime, l'assassinat de la rue Barbette et la surprise du pont de Montereau ; et ces deux crimes sont les résultantes d'un délabrement moral remontant aux années antérieures. Un tel affaiblissement de la conscience collective venait, à mon avis, d'une sorte d'épicurisme en réaction contre la sévère exigence du haut Moyen Age, et cet affaiblissement s'était manifesté, littérairement et socialement, par le succès inouï du plus mal connu de tous les poèmes ennuyeux : le Roman de la Rose. Dans la période d'apogée, la religion de saint Bernard et de saint Louis, la chevalerie des chansons de geste, la politique de notre saint Roi, le rêve de l'amour courtois, l'élan risqué des dernières cathédrales, tout et tous avaient pris leur point de mire trop haut. On demandait un effort excessif aux puissances humaines. Les élites, entraînées par un retour prématuré vers les lettres antiques et, par les lettres, vers le paganisme, se détournaient des masses populaires et se perdaient dans l'erreur d'un Joachimisme abstrait et d'un

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 8 verbalisme sans merci. L'ambition de l'inaccessible découragea le monde ; dans l'impossibilité de suivre, il se laissa tomber du ciel sur la terre et s'enlisa dans la bourbe des joies terrestres. Ainsi ce siècle se précipita à la décadence et au déclin. Il sentait bien lui-même que le péché était à sa naissance : notre auteur le rappelle : «Le traité d'arras qui, en 1435, sembla apporter la paix entre la France et la Bourgogne, commence par l'amende expiatoire du meurtre de Montereau : une chapelle, des messes, une croix, un couvent, des pèlerinages ce n'est qu'une partie des amendes qui furent imposées aux Armagnacs pour le repos de l'âme de leurs victimes». Quant au duc d'orléans, n'était-il pas assez vengé par le triomphe du roi de Bourges et la défaite, déclarée par le traité lui-même, de la maison de Bourgogne. Ainsi né, le siècle s'était projeté dans cette joie de vivre que notre propre siècle 'a connue ; mais, gardant toujours aux lèvres l'arrière-goût du péché et de la mort, il oscille entre la liesse et la mélancolie. On danse et on pleure ; danse macabre au cliquetis du squelette ; «odeur mêlée du sang et des roses». Ecoutons Chastellain, dont la voix s'élève parmi les orgies du Vœu du Faisan : «Moi, douloureux homme, né en éclipse de ténèbres et en espesses bruynes de lamentations.» Et Eustache Deschamps : Temps de doleur et de temptacion, Aages de plour, d'envie et de tourment, Temps de langour et de damnacion, ( ) Aages menteur plein d'orgueil et d'envie, Aages en tristour qui abrège la vie. Prenez-y garde: le «flamboyant» des cathédrales est aussi un «larmoyant». Car cet âge, -qui honore d'un ordre de chevalerie la toison fauve de la dame d'or, - a le don des larmes. Un ambassadeur du Roi de France pleure en adressant sa harangue à Philippe le Bon ; à la réception du Dauphin, à l'entrevue du roi de France et d'angleterre, tous les spectateurs fondent en larmes. Jusqu'à Louis XI, - ce renard aux amulettes, - qui est tout en pleurs à son entrée à Arras. Ainsi, la figure de l'époque se dessine. Grimace dans le rire ; désespérance dans la joie. Lassitude. «Déclin». Je voudrais essayer d'indiquer, en deux mots, comment cela finit ; ou plutôt comment cela évolua, - car rien ne finit, - ce siècle tragique, ce siècle des grandes vertus et des grands vices, des grands courages et des grandes paniques, des grands élans et des grands désordres, des grands rêves et des grandes désespérances, - ce siècle de la Guerre de Cent ans qui suscita Jeanne d'arc! Les deux causes du mal, l'idéalisme désorbité et le matérialisme empoisonné se rétractèrent, en quelque sorte, selon leur propre principe, et se modérant, se réglant, se réadaptant aux lois de la sagesse et du bon sens, en revinrent à une activité plus humaine,

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 9 mieux réglée, plus harmonieuse. Le résultat de cette mise au point instinctive s'exprime en deux mots : la Réforme et la Renaissance. Réforme. Il n'y a pas seulement la Réforme protestante; il y a aussi la réforme catholique accomplie par l'église d'elle-même et sur elle-même. Par l'une et par l'autre de ces deux corrections, les croyances et les mœurs furent redressées et une première guérison s'esquissa. Non pas que l'humanité ait retrouvé jamais l'équilibre normal et uni des grands siècles religieux : la robe sans couture était déchirée. Ni Luther, ni Calvin, pas plus que le cardinal de Lorraine et les conseillers de la saint Barthélémy ne sont des apaisés : mais ils nous conduiront, tout de même, à Henri IV. La Renaissance, d'autre part, fut un retour réfléchi et pondéré à l'antique culture classique, une élévation vers les hautes sources méditerranéennes. Ni Rabelais, ni Ronsard ne sont des modérés, certes : leurs muses sont des cavales lâchées. Mais quels hommes, si on les compare aux Jean de Meung, aux Guillaume de Lorris, aux rhétoriqueurs! Et puis, ils nous conduisent à Montaigne et à Racine. Contemplons donc cette image de l'âge de déclin qui succéda à l'âge de l'épopée chevaleresque, dans le livre de M. J. Huizinga, puisque l'histoire s'anime dans ce livre pour faire vivre, devant nous, une société si complexe où périssent et naissent tant de grandes choses, et recevons de ce livre tant de leçons fortifiantes! Il nous apprend que, dans les temps des grands troubles et au fort des grands désordres, il ne faut pas désespérer de la nature humaine. Son ressort, pour n'être pas mécanique et automatique, n'en est que plus admirable. Il faut la suivre, la régler, la soutenir, ne pas s'abandonner absolument à elle ; mais, tout compte fait, elle mérite confiance. Pour que les peuples soient dignes de la liberté il suffit qu'ils sachent la supporter, il suffit qu'ils sachent supporter des règles : règles acceptées par une volonté saine. L'Etat c'est l'ordre ; la loi c'est la mesure ; le salut c'est le travail. Au cours de la crise exposée dans ce livre, en 1412, un moine augustin proposa, en ces termes, la réforme du siècle : «Que toute personne se consacre à un métier ou au labour sous peine d'être chassée du pays.» Cet Augustin allait un peu fort. Cependant, au même moment, Jeanne d'arc, fille du peuple, prenait pour devise : «Vive labeur!» Gabriel Hanotaux de l'académie française.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 10 Chapitre premier L âpre saveur de la vie Retour à la table des matières Q uand le monde était de cinq siècles plus jeune qu'aujourd'hui, les événements de la vie se détachaient avec des contours plus marqués. De l'adversité au bonheur, la distance semblait plus grande ; toute expérience avait encore ce degré d'immédiat et d'absolu qu'ont le plaisir et la peine dans l'esprit d'un enfant. Chaque acte, chaque événement était entouré de formes fixes et expressives, élevé à la dignité d'un rituel. Les choses capitales, naissance, mariage et mort, se trouvaient plongées, par le sacrement, dans le rayonnement du divin mystère ; les événements de moindre importance, eux aussi, voyage, tâche ou visite, étaient accompagnés d'un millier de bénédictions, de cérémonies et de formules. Contre l'adversité et l'indigence, il était moins d'adoucissement qu'aujourd'hui ; elles étaient plus redoutables et plus cruelles. La maladie et la santé présentaient un plus grand contraste ; le froid et les ténèbres de l'hiver étaient des maux plus âprement sentis. On jouissait plus avidement de la richesse et des honneurs, car ceux-ci contrastaient plus encore que de nos jours avec la misère environnante. Un tabard fourré, un feu clair, vin et joyeux propos, un bon lit ces choses offraient encore cette plénitude de bonheur dont la description a survécu si longtemps dans les romans anglais. Et toutes les choses de la vie jouissaient d'une publicité, ou pénible ou orgueilleuse. Les lépreux faisaient sonner leurs crécelles et marchaient en processions, les mendiants geignaient dans les églises où ils étalaient leurs difformités. Chaque état, chaque ordre, chaque profession était

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 11 reconnaissable à l'habit. Les grands seigneurs ne voyageaient qu'avec un brillant étalage d'armes et de livrées qui commandait le respect ou excitait l'envie. Exécutions judiciaires, ventes, noces et enterrements, tout s'annonçait clairement par des cortèges, des cris, des lamentations et de la musique. L'amoureux portait les couleurs de sa dame ; les compagnons, l'emblème de leur confrérie ; les partis, les insignes et le blason de leur seigneur. Entre la ville et la campagne, même contraste bien marqué. La ville médiévale ne se perdait pas en sordides banlieues ; enfermée dans ses murs, elle s'élevait, compacte, hérissée d'innombrables tours. Les maisons de pierre des nobles et des marchands étaient hautes et menaçantes, mais c'étaient les églises qui dominaient la ville de leurs masses altières. L'opposition entre la lumière et les ténèbres, entre le silence et le bruit était aussi plus grande qu'aujourd'hui. La ville moderne ne connaît plus guère l'ombre et le silence absolus, l'effet d'une lumière ou d'un cri isolé et distant. Les formes symboliques et les contrastes perpétuels avec lesquels toute chose se présentait à l'esprit donnaient à la vie quotidienne une émotivité qui se manifestait par ces alternatives de désespoir ou de joie délirante, de cruauté ou de profonde tendresse, entre lesquelles oscillait la vie au moyen-âge. Il était un son qui dominait tous les bruits de la vie active et enveloppait toute chose d'ordre et de sérénité : le son des cloches. Celles-ci étaient les bons esprits qui, de leurs voix connues, annonçaient la joie, le deuil, le calme ou le danger. On les appelait par leurs noms ; la grosse Jacqueline, la cloche Roland ; on connaissait la signification de leurs diverses sonneries. Et bien que celles-ci fussent continuelles, elles conservaient tout leur effet sur les esprits. Pendant le fameux duel judiciaire entre deux bourgeois de Valenciennes, en 1455, duel qui tint en haleine toute la ville et la cour de Bourgogne, la grosse cloche sonna sans arrêt, «laquelle fait hideux à oyr», dit Chastellain 1. «Sonner l'effroy», «faire l'effroy», cela signifiait sonner le tocsin 2. Le tocsin de Notre Dame d'anvers, de 1316, porte encore son nom Orida, c'est-à-dire horrible. Qu'on se représente l'espèce de griserie causée par les cloches de toutes les églises et de tous les couvents de Paris, lorsqu'elles tintaient du matin au soir, et même toute la nuit, pour annoncer qu'un pape était élu qui mettrait fin au schisme, ou qu'une paix était conclue entre Bourguignons et Armagnacs 3. Les processions aussi doivent avoir eu une profonde et émouvante influence. 1 Œuvres de Georges Chastellain, éd. Kervyn de Lettenhove, 8 vol., Bruxelles, 1863-1866, III, p. 44. 2 Chastellain, II, p. 267 ; Mémoires d'olivier de la Marche, éd.. Beaune et d'arbaumont (Soc. de l'hist. de France), 1883-88, 4 vol., II, p. 248. On connaît l'étymologie du mot effroi : exfredus, littéralement, la cessation de la paix, puis le signal de cet état, puis la frayeur. 3 Journal d'un bourgeois de Paris, éd. A. Tuetey (Publ. de la Soc. de l'histoire de Paris, Doc. no 3), 1881, p. 5, 56.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 12 Pendant les jours de troubles, et ceux-ci étaient nombreux, elles se déroulaient chaque jour, des semaines durant. Quand la funeste querelle entre les maisons d'orléans et de Bourgogne eut dégénéré en guerre civile, et que le roi Charles VI, en 1412, eut pris l'oriflamme contre les Armagnacs, on ordonna à Paris, dès que le roi se trouva en territoire ennemi, des processions quotidiennes. Elles durèrent de fin mai à juillet, et ce furent chaque jour de nouveaux groupes, de nouveaux ordres, de nouvelles corporations, chaque jour par d'autres chemins et avec d'autres reliques, «les plus piteuses processions qui oncques eussent été veues de aage de homme». Tous allaient nu-pieds, tous étaient à jeun, tant les seigneurs du Parlement que les pauvres bourgeois ; ceux qui le pouvaient portaient une chandelle ou une torche, et beaucoup d'enfants se joignaient à eux. Des villages environnants, venaient les pauvres, nupieds. On accompagnait la procession ou on la regardait «en grant pleur, en grans larmes, en grant dévotion.» Et presque chaque jour, il plut à verse 4. Il y avait aussi les «joyeuses entrées» des princes, arrangées avec toutes les ressources possibles de l'art et du luxe. Et, enfin, en une suite ininterrompue, les exécutions judiciaires. La cruelle exaltation et le grossier attendrissement causés par la vue de l'échafaud formaient des éléments importants dans la vie spirituelle du peuple. C'était un spectacle moralisé. Pour les crimes horribles, la justice inventait d'horribles punitions. A Bruxelles, un jeune incendiaire et meurtrier est attaché par une chaîne qui tourne autour d'un pivot, au milieu d'un cercle de fagots enflammés. Il se donne en exemple au peuple en des discours émouvants «et tellement fit attendrir les cœurs que tout le monde fondoit en larmes de compassion». «Et fut sa fin recommandée la plus belle que l'on avait oncques vue 5». Messire Mansart du Bois, Armagnac, décapité à Paris en 1411 pendant la terreur bourguignonne, non seulement donne l'absolution au bourreau qui, selon la coutume, la lui demande, mais encore implore celui-ci de l'embrasser. «Foison de peuple y avait, qui quasi tous ploraient à chaudes larmes 6.» Si les victimes étaient de grands seigneurs, comme c'était souvent le cas, le peuple avait la double satisfaction de voir justice sévèrement faite, et de considérer l'inconstance de la fortune exemplifiée d'une manière plus frappante encore que dans les danses macabres. Les magistrats prenaient soin que rien ne manquât au spectacle : c'est avec les insignes de leur grandeur que les seigneurs étaient conduits au supplice. Jean de Montaigu, grand maître de l'hôtel du roi, victime de la haine de Jean sans Peur, va à l'échafaud, assis très haut sur une charrette et précédé de deux clairons ; il porte son costume d'apparat, chaperon, houppelande, des bas mi-partie rouges et blancs, aux pieds, ses éperons d'or. C'est pourvu de ces mêmes éperons d'or que le cadavre décapité est suspendu au gibet. 4 Journal d'un bourgeois, p. 20-24. Cf. Journal de Jean de Roye, dite Chronique scandaleuse, éd. B. de Mandrot (Soc. de l'hist. de France), 1894-96, 2 vol., I, p. 330. 5 Chastellain, III, p. 461, cf. V, p. 403. 6 Jean Juvénal des Ursins, 1412, éd. Michaud et Poujoulat, Nouvelle collection des mémoires, II, p. 474.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 13 Victime de la vengeance. des Armagnacs en 1416, le riche chanoine Nicolas d'orgemont, revêtu d'un chaperon et d'un grand manteau violet, traverse Paris sur une charrette à ordures, pour assister à la décollation de deux compagnons ; plus tard, il est lui-même condamné à la prison perpétuelle, «au pain de doleur et à eaue d'angoisse». La tête de maître Oudart de Bussy, de l'homme qui avait refusé une place au Parlement, est, par ordre spécial de Louis XI, exhumée, et exposée sur le marché de Hesdin, couverte du chaperon fourré, «selon la mode des conseillers de Parlement». En dessous, un petit poème explicatif. Le roi lui-même écrit à ce sujet de féroces plaisanteries 7. Plus rares que les processions et les exécutions judiciaires les sermons des prédicateurs itinérants venaient parfois secouer le peuple de leur éloquence. Nous qui lisons les journaux, nous pouvons à peine nous imaginer l'énorme impression causée par la parole sur des esprits insatiables et ignorants. Le prêcheur populaire, frère Richard, qui assistera Jeanne d'arc comme confesseur, prêcha à Paris, en 1429, pendant dix jours consécutifs. Il commençait le matin à cinq heures, et terminait entre dix et onze heures, prêchant surtout dans le cimetière des Innocents, sur les murs duquel était peinte la célèbre danse macabre, et le dos tourné au charnier où les crânes étaient entassés à découvert. A la fin du dixième jour, lorsqu'il annonça que ce jour serait le dernier, qu'il n'avait pas licence de prêcher davantage, «les gens grans et petiz plouroient si piteusement et si fondement, comme s'ils veissent porter en terre leurs meilleurs amis, et lui aussi». Pensant qu'il prêcherait le dimanche suivant à Saint-Denis, une troupe de six mille personnes, dit le bourgeois de Paris, sortit de la ville le samedi soir afin de se procurer une bonne place, et passa la nuit dehors 8. On interdit à Paris la prédication du Franciscain Antoine Fradin, à cause de ses invectives contre le mauvais gouvernement. Mais ces invectives le rendaient cher aux petites gens. Ils le gardèrent jour et nuit dans le couvent des Cordeliers ; les femmes montaient la garde avec leurs munitions de cendre et de pierres. On se rit de la proclamation qui interdit cette garde : le roi n'en sait rien. Quand, enfin, Fradin, banni, dut quitter la ville, le peuple lui fit escorte, «criant et soupirant moulé fort son département 9». Quand le fameux dominicain Vincent Ferrier 10 arrive pour prêcher, le peuple, les magistrats, le clergé, les évêques et les prélats eux-mêmes quittent la ville et se portent à sa rencontre en chantant des louanges. Il voyage, suivi d'une foule d'adeptes, qui, chaque soir après le coucher du soleil, font le tour de la ville en procession, chantant et se flagellant. Dans chaque ville, de nouvelles troupes se forment. Ferries confie à des 7 Journal d'un bourgeois, p. 670 ; Jean Molinet, Chronique, éd. Buchon. Coll. de chron. nat., 1827-28, 5 vol., II, p. 23 ; Lettres de Louis XI, éd. Vaesen, Charavay, de Mandrot (Soc. de l'hist. de France), 1883-1909, 11 vol., 20 avr. 1477, VI, p. 158 ; Chronique scandaleuse, II, p. 47, id. Interpolations, II, p. 364. 8 Journal d'un bourgeois, p. 234-7. 9 Chron. scand., II, p. 70-72. 10 M. Gorge, Saint Vincent Ferrier, Paris, 1924, p. 175.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 14 personnes irréprochables le soin d'héberger et de nourrir ces multitudes. Nombre de prêtres de tout ordre voyagent avec lui pour l'aider à entendre les confessions et à célébrer la messe. Quelques notaires aussi l'accompagnent, qui prendront acte des réconciliations causées par le saint prédicateur. Le magistrat de la ville espagnole d'orihuela déclare dans une lettre adressée à l'évêque de Murcie que, dans sa ville, Ferrier a réalisé la réconciliation de 123 différends, dont 67 pour cause de meurtre. Quand Vincent Ferrier prêchait, une barrière de bois le protégeait, lui et sa suite, contre la pression de la foule qui voulait lui baiser les mains ou les vêtements. Il était rare qu'il n'émût pas ses auditeurs jusqu'aux larmes ; et parlait-il du jugement dernier, des peines de l'enfer ou des souffrances du Christ, il éclatait en sanglots avec son auditoire, et devait attendre, pour reprendre la parole, que les pleurs fussent calmés. Des malfaiteurs se jetaient à terre devant la foule et, tout en larmes, confessaient leurs péchés 11. En 1465, pendant la prédication du carême par Olivier Maillart à Orléans, tant de personnes grimpèrent sur les toits des maisons, que le couvreur présenta, pour les réparations, une note de 64 jours de travail 12. Et ne pensons pas que la description des exploits de Vincent Ferrier soit due à la pieuse exagération de son biographe : le sec et sombre Monstrelet raconte presque de la même façon l'influence exercée dans le nord de la France et en Flandres, en 1328, par la prédication d'un certain frère Thomas, imposteur qui se faisait passer pour carmélite, et fut ensuite démasqué. Les magistrats se portaient à sa rencontre, tandis que des nobles tenaient les rênes de sa mule ; et beaucoup de personnes, notamment des seigneurs que Monstrelet nomme, quittèrent leurs foyers pour le suivre partout. De notables bourgeois ornaient la chaire érigée pour lui avec les plus précieuses tapisseries qu'ils pouvaient se procurer. C'était surtout en s'élevant contre le luxe et la vanité, que les prédicateurs populaires captivaient leurs auditeurs. Le peuple, dit Monstrelet, était particulièrement reconnaissant et dévoué à Thomas parce qu'il couvrait de blâme noblesse et clergé. S'il se trouvait dans son auditoire de nobles dames coiffées du hennin, il excitait contre elles les jeunes garçons (avec promesse d'indulgences, assure Monstrelet), au cri de «Au hennin, au hennin!» si bien que les femmes n'osaient plus porter cette coiffure et sortaient encapuchonnées comme des béguines. «Mais à l'exemple du lymeçon, dit le bon chroniqueur, lequel quand on passe près de luy retrait ses cornes par dedens et quand il ne ot plus rien les reboute dehors, ainsy firent ycelles, car en assez brief terme après que ledit prescheur se fust départy du pays, elles mesmes recommencèrent comme devant et oublièrent sa doctrine, et reprinrent petit à petit leur vieil estat, tel ou plus grant qu'elles avoient accoustumé de porter 13». 11 Vita auct. Petro Ranzano O. P. (1455), Acta sanctorum Avril, t. I, p. 494 ss. 12 J. Soyer, Notes pour servir à l'histoire littéraire. Du succès de la prédication de frère Olivier Maillart à Orléans en 1485, Bulletin de la société archéologique et historique de l'orléanais, t. XVIII, 1919, mentionné dans la Revue historique, t. CXXXI, p. 351. 13 Enguerrand de Monstrelet, Chroniques, éd. Douât d'arq (Soc. de l'hist. de France), i857.62, 6 vol., IV, p. 302-306.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 15 Frère Richard, Frère Thomas : tous deux allumèrent le bûcher des choses de luxe, comme le fit Savonarole à Florence soixante ans plus tard, infligeant à l'art une perte irréparable. A Paris et en Artois, en 1426 et en 1429, hommes et femmes, de plein gré, apportèrent au bûcher cartes, trictracs, dés, coiffures et ornements. Ces holocaustes, dans la France et l'italie du XVe siècle, étaient les cérémonies qui consacraient la renonciation à la vanité et au plaisir ; c'était la concrétisation d'une émotion profonde en un acte public et solennel, d'accord en cela avec l'esprit du temps et sa tendance à créer, pour chaque chose, un rituel. Il faut se rappeler cette réceptivité, cette facilité d'émotions, cette propension aux larmes, ces retours spirituels, si l'on veut concevoir l'âpreté de goût, la violence de couleur qu'avait la vie en ce temps-là. Un deuil public présentait alors les apparences d'une calamité. Aux funérailles de Charles VII, le peuple ressent une violente émotion à voir le cortège ; tous les dignitaires de la cour, «vestus de dueil angoisseux, lesquelz il faisait moult piteux veoir et de la grant tristesse et courroux qu'on leur veoit porter pour la mort de leurdit maistre, furent grant pleurs et lamentations faictes parmy toute ladicte ville». Six pages du roi montaient des chevaux caparaçonnés de velours noirs. «Et Dieu scet le doloreux et piteux dueil qu'ils faisoient pour leur dit maistre!» L'un de ces pages n'avait, de chagrin, ni bu ni mangé de quatre jours, racontait le peuple attendri 14. Et ce ne sont pas seulement les émotions d'un grand deuil, les violentes prédications, les mystères de la foi qui font couler les pleurs. Les solennités de caractère mondain arrachent des torrents de larmes. Un ambassadeur du roi de France fond en larmes à diverses reprises en adressant sa harangue à Philippe le Bon. Au départ du jeune Jean de Coïmbre de la cour de Bourgogne, à la réception du Dauphin, à l'entrevue des rois d'angleterre et de France, à Ardres, tous les spectateurs fondent en larmes. On vit Louis XI pleurer à son entrée à Arras ; Chastellain le décrit plusieurs fois sanglotant pendant le séjour qu'il fit, encore dauphin, à la cour de Bourgogne 15. Naturellement, il y a quelque exagération dans ces descriptions. Jean Germain raconte qu'au congrès de la paix tenu à Arras en 1435, l'assistance, en entendant les discours des ambassadeurs, fut émue au point de se jeter à terre avec des soupirs, des sanglots et des gémissements 16. Sans doute, il n'en fut pas ainsi ; mais l'évêque de Châlons pensait qu'il en devait être ainsi : l'exagération nous révèle le fond de vérité. Comme pour les sentimentalistes du XVIIIe siècle, les larmes étaient belles et édifiantes. Un exemple, pris dans un autre domaine, montrera la différence d'irritabilité qui 14 Chron. scand., I, p. 22, 1461 ; Jean Chartier, Hist. de Charles VII, éd. D. Godefroy, 1661, p. 320. 15 Chastellain. III, pp. 36, 98, 124, 125, 210, 238, 239, 247, 474 ; Jacques du Clercq, Mémoires (1448-1467), éd. de Reiffenberg, Bruxelles, 1823, 4 vol., IV, p. 40, II, p. 280, 355, III, p. 100. Juvénal des Ursins, pp. 405, 407, 420 ; Molinet, III, o. 36, 314. 16 Jean Germain, Liber de virtutibus Philippi ducis Burgundiae, éd. Kervyn de Lettenhove, Chron. rel. à l'hist. de la Belg. sous la dom. des ducs de Bourg. (Coll. des chron. belge), 1876, II, p. 50.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 16 distingue le XVe siècle de notre époque. Nous pouvons à peine nous imaginer un jeu plus tranquille que celui des échecs. Cependant, La Marche dit qu'il arrivait souvent que des contestations s'élevassent autour de l'échiquier, «et le plus saige y pert patience 17». Les querelles de princes à propos d'échecs étaient aussi courantes au XVe siècle que dans les Chansons de geste. Il y avait, dans la vie quotidienne, une capacité illimitée le passion et de fantaisie. L'historien du moyen-âge qui, vu le manque de véracité des chroniques, puise le plus possible aux sources officielles, risque de temps à autre de commettre une faute grave. Les documents ne nous montrent guère la différence de couleur qui distingue cette époque de la nôtre. Ils nous font perdre de vue le violent pathos de la vie médiévale. De toutes les passions qui l'ont animée, ils ne mentionnent que l'avidité et la violence. Qui ne s'est étonné de la fréquence avec laquelle avidité, querelles, vengeances se répètent dans les sources officielles? Mais une fois mis en rapport avec la passion générale qui animait toute la vie, ces traits nous deviennent compréhensibles et acceptables. Et c'est pourquoi les chroniqueurs, quelque superficiels ou peu rigoureux soient-ils concernant les faits, demeurent pourtant indispensables à qui veut bien connaître le XVe siècle. La vie avait encore, sous bien des rapports, la couleur d'un conte de fée. Les chroniqueurs de la cour, gens notables et érudits, qui voyaient leurs princes de très près, ne peuvent toutefois les décrire que d'une manière archaïque et hiératique. Dans ces conditions, que devait être, pour l'imagination naïve du peuple, l'éclat magique de la royauté! Voici, tiré des chroniques de Chastellain, un exemple de cette conception. Le jeune Charles le Téméraire, à cette époque encore comte de Charolais, arrivé de L'Écluse à Gorkum, apprend que son père lui retire pension et bénéfices. Il fait comparaître toute sa suite, voire les marmitons, et leur fait part de ses malheurs en une allocution émouvante dans laquelle il exprime son respect pour le duc mal informé, son souci du bien-être des siens, et son amour pour toute sa suite. Que ceux qui ont les moyens de vivre, restent près de lui et attendent un changement du sort ; quant aux pauvres, ils ont permission de se retirer et, dès qu'ils apprendront que la fortune du prince est rétablie, qu'ils reviennent. «Vous vous retrouverez en vos lieux sans que jamais je y boute nule autres, et me serez les bienvenus et les bien recueillis ; et desserviray (récompenserai) la patience que vous aurez portée en mon nom»... «Lors oyt l'on voix lever et larmes espandre et clameur ruer par commun accord : Nous tous, nous tous, monseigneur, vivrons avecques vous et mourrons». Profondément ému, Charles accepte leur hommage «Or vivez doncques et souffrez et moy je souffreray pour vous, premier que vous ayez faute n. Alors les nobles s'avancent et lui offrent ce qu'ils possèdent, «disant l'un: j'ay mille, l'autre, dix mille, l'autre : j'ay cecy, j'ay cela pour mettre pour vous et pour attendre tout vostre advenir n. Et tout alla son train ordinaire, et il n'y eut pas une poule de moins à la cuisine 18. 17 La Marche, I, p. 61. 18 Chastellain, IV, p. 333 ss.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 17 L'arrangement de ce tableau est naturellement de Chastellain et nous ne savons pas en quelle mesure ce récit est conforme à la réalité. Mais ce qui importe pour nous, c'est que ce chroniqueur voit son prince sous les formes simplistes de la ballade populaire. Pour lui, toute l'affaire est dominée par les sentiments primitifs de fidélité réciproque. Bien qu'en réalité le mécanisme du gouvernement eût assumé déjà des formes compliquées, l'imagination populaire se le représente en quelques figures fixes et simples. Les idées politiques courantes sont celles de la ballade et du roman de chevalerie. On divise, pour ainsi dire, les rois en un certain nombre de types, chacun de ceux-ci répondant plus ou moins à un motif littéraire : le prince noble et juste, le prince mal conseillé, le prince vengeur de l'honneur de sa race, le prince malheureux soutenu par la fidélité des siens. Les bourgeois du moyen-âge, lourdement imposés, et n'exerçant aucun contrôle sur l'emploi de l'argent, vivent dans la crainte perpétuelle de voir leurs deniers dissipés ou employés à autre chose qu'au bien-être du pays. Cette méfiance prend une forme naïve : le roi est entouré de conseillers avides et rusés ; ou bien le luxe de la cour royale est la cause des maux qu'endure le pays. Ainsi, pour le peuple, les questions politiques se réduisent à des aventures. Philippe le Bon comprenait quelle langue il fallait parler au peuple. Pendant les fêtes qu'ils donna à La Haye en 1456, voulant montrer aux Hollandais et aux Frisons qu'il avait l'argent suffisant pour conquérir l'évêché d'utrecht, il fit exposer une vaisselle précieuse de la valeur de mille marks d'argent. De plus, il fit venir de Lille deux caisses contenant deux cent mille lions d'or; et le peuple fut invité à venir regarder et soupeser 19. La démonstration de la solvabilité de l'etat prenait ainsi la forme d'un amusement forain. La vie du prince renfermait alors un élément fantastique qui fait penser à celle du khalife des Mille et une Nuits. Parfois, au milieu des entreprises politiques les plus froidement calculées, le prince agissait avec une téméraire impétuosité et mettait sa vie et son œuvre en danger afin de satisfaire un caprice personnel. Edouard III expose sa vie, celle du Prince de Galles et les affaires de l'état afin de capturer une flotte de marchands espagnols, et de se venger de quelque piraterie 20. Philippe le Bon a conçu le dessein de marier un de ses archers à la fille d'un riche brasseur de Lille. Le père ne consent pas, en appelle au Parlement de Paris ; alors le duc, enflammé de rage, laisse soudain les affaires importantes qui le retenaient en Hollande, et entreprend le dangereux voyage en mer de Rotterdam à L'Écluse afin d'exécuter son capricieux projet 21. Et cela pendant la semaine sainte! Une autre fois, fou de colère à propos d'une querelle avec son fils, il s'enfuit seul de Bruxelles et erre toute la nuit dans les bois. C'est au chevalier Philippe Pot qu'incombe la tâche ardue de le pacifier. L'habile courtisan trouve cette phrase heureuse : «Bonjour, Monseigneur, bonjour, qu'est cecy? Faites-vous du roy Artus maintenant ou de messire Lancelot? 22». 19 Chastellain, III, p. 92. 20 Jean Froissart, Chroniques, éd. S. Luce et G. Raynaud (Soc. de l'hist. de France), 1869-99, 11 vol. (pas plus loin que 1385), IV, pp. 89-93. 21 Chastellain, III, p. 85 ss. 22 Id., III, p. 279.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 18 Quand les médecins lui prescrivent de se raser la tête, le duc Philippe décrète que tous les nobles feront de même, et charge Pierre de Hagenbach de tondre les récalcitrants 23. Le jeune roi de France Charles VI, déguisé et monté avec un ami sur un même cheval, regarde l'entrée de sa fiancée Isabeau de Bavière et, dans la foule, est roué de coups par les gardiens de la paix 24. Un poète du XVe siècle critique le fait que les princes élèvent au rang de ministre et de conseiller leur bouffon ou leur musicien, comme ce fut le cas pour Coquinet le fou de Bourgogne 25. Le gouvernement n'est pas encore enfermé dans les limites de la bureaucratie et du protocole ; à tout moment, le prince peut se soustraire à ces deux influences et chercher ailleurs ses directives. Ainsi, les princes du XVe siècle demandent souvent conseil, dans les affaires de l'état, à d'ascétiques visionnaires ou à des prédicateurs exaltés. Denis le Chartreux, Vincent Ferrier parurent comme conseillers politiques ; l'orageux orateur Olivier Maillard fut mêlé aux secrètes entreprises des cours princières 26. Une sorte de tension religieuse régnait dans la haute politique. Vers la fin du XIVe siècle et le commencement du XVe, le théâtre politique des royaumes d'europe était si rempli de conflits violents et tragiques, que le peuple ne pouvait s'empêcher de considérer la royauté comme une succession d'événements sanguinaires ou romanesques. Pendant le mois de septembre 1399, le parlement anglais se réunit à Westminster pour apprendre que le roi Richard II vaincu et fait prisonnier par son neveu de Lancastre, a renoncé à la couronne ; en ce même mois, à Mayence, les électeurs sont réunis pour déposer leur roi, Wenceslas de Luxembourg, aussi irrésolu, aussi capricieux, aussi incapable de régner que son beau-frère d'angleterre, mais à la destinée moins tragique. Wenceslas, en effet, demeura de longues années encore roi de Bohême ; quant à Richard, après son abdication, il fut tué secrètement dans sa prison, et ce meurtre rappelle celui de son arrière-grand-père, soixante-dix ans auparavant. La couronne n'était-elle pas, à cette époque, lourde de dangers? Sur le trône de France, règne un dément, Charles VI ; bientôt le pays entier sera déchiré par la guerre civile. En 1407, la rivalité des maisons d'orléans et de Bourgogne 23 La Marche, II, p. 421. 24 Juvénal des Ursins, p. 379. 25 Martin le Franc, Le Champion des dames ; voir A. Doutrepont, La littérature française à la cour des Ducs de Bourgogne (Bibl. du XVe siècle, t. VIII), Paris, Champion, 1909, p. 304. 26 AA SS avr., t. I, p. 496 ; A. Renaudet, Préréforme et humanisme à Paris, 1494-1517, Paris, Champion, 1916, p. 163.

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 19 devient une hostilité publique : Louis d'orléans, frère du roi, tombe sous les coups de meurtriers loués par son cousin, Jean sans Peur. Douze ans plus tard, la vengeance : en 1419, Jean sans Peur, dans une entrevue solennelle sur le pont de Montereau, est tué traîtreusement. Ces deux assassinats, avec leur suite de vengeances et de combats, ont donné à l'histoire de France, pendant tout un siècle, les sombres couleurs de la haine. Car l'esprit populaire ne perçoit les malheurs de la France qu'à la lumière de ce grand et dramatique motif ; il ne conçoit, aux événements historiques, d'autres causes que des rivalités et des passions personnelles. A ces maux s'ajoutait le péril turc, toujours grandissant. Quelques années auparavant, en 1396, les Turcs avaient anéanti à Nicopolis la magnifique chevalerie française, témérairement lancée par Jean de Bourgogne, alors comte de Nevers. Enfin, la chrétienté était déchirée par le grand schisme, qui durait depuis un quart de siècle : deux papes soutenus chacun passionnément par une partie des pays d'occident. Et bientôt, quand le Concile de Pise, en 1409, aura avorté dans son effort pour rétablir l'unité de l'église, trois personnes se disputeront la papauté. «Le Pape de la Lune», ainsi appelaiton couramment en France l'aragonais obstiné, Pierre de Luna, qui se maintenait à Avignon sous le nom de Benoit XIII. Quels songes ce nom de Pape de la Lune n'a-t-il pas dû évoquer chez le peuple ignorant? Dans les cours princières erraient maints rois détrônés, la plupart maigres de ressources et gros de projets, revêtus de l'éclat de ce merveilleux Orient d'où ils venaient : Arménie, Chypre, bientôt Constantinople ; et chacun d'eux semblait un personnage de la représentation familière de la roue de Fortune d'où sont précipités les rois avec leurs couronnes et leurs sceptres. Ce n'est pas à cette lignée qu'appartenait René d'anjou, bien qu'il fût, lui aussi, un roi sans couronne. Il était mieux loti, dans ses riches possessions d'anjou et de Provence. Et toutefois, il personnifiait, lui aussi, l'inconstance de la Fortune, ce prince de la maison de France, qui avait raté les plus grandes chances, avait aspiré aux trônes de Hongrie, de Sicile et de Jérusalem, et n'avait trouvé que défaites, longs emprisonnements et fuites périlleuses. Le roi-poète sans trône se distrayait, par la pastorale et la miniature, des cruautés de sa destinée. Il avait vu mourir presque tous ses enfants, et la seule fille qui lui fût restée eut un sort plus sombre encore que le sien. Passionnée, pleine d'esprit et d'ambition, Marguerite d'anjou avait, à l'âge de seize ans, épousé un simple d'esprit, Henri VI, roi d'angleterre. La cour était un enfer d'inimitié. Nulle part plus qu'en Angleterre n'étaient liés à la politique, la méfiance à l'égard de la famille royale, les plaintes contre les puissants serviteurs de la couronne, les meurtres secrets ou publics accomplis soit par mesure de sécurité, soit par cabale. Marguerite avait déjà vécu de nombreuses années dans ce milieu de persécutions et d'angoisse, lorsque la querelle entre York et Lancastre, maison de son époux, devint une sanglante guerre civile. Alors Marguerite perdit trône et possessions. Les alternatives de la guerre des Deux- Roses lui avaient fait connaître de terribles dangers et la plus amère détresse. Réfugiée à la cour de Bourgogne, elle fit de vive voix à Chastellain, chroniqueur de la cour, le récit émouvant de ses aventures : comment elle avait dû s'en remettre avec son jeune fils, à la merci d'un brigand ; comment, pour donner son offrande à la messe, elle avait demandé

Johan Huizinga, Le Déclin du Moyen-Âge 20 un denier à un archer écossais «qui demy à dur et à regret luy tira un gros d'écosse de sa bourse et le luy presta». Le brave historiographe, ému de tant d'infortunes, lui dédia, en guise de consolations, le Temple de Boccace 27, «aucun petit traité de fortune, prenant pied sur son inconstance et déceveuse nature». Selon les recettes du temps, il pensait ne pouvoir mieux consoler l'infortunée fille de roi qu'en faisant défiler devant elle une sombre galerie de malheurs princiers. Mais ils ignoraient, lui et elle, que le pire était encore à venir : les Lancastre battus définitivement à Tewskesbury, en 1471, son fils unique tombé dans le combat ou bien tué plus tard, son mari secrètement assassiné, ellemême emprisonnée pendant cinq ans dans la Tour de Londres pour être enfin vendue par Edouard IV à Louis XI, à qui, en retour de sa libération, elle dut laisser l'héritage paternel. Si les enfants des rois avaient de tels destins, est-il étonnant de voir les bourgeois de Paris ajouter foi aux récits de royaumes perdus et de bannissements par lesquels des vagabonds cherchaient à exciter l'intérêt et la compassion? En 1427, une troupe de tziganes apparut à Paris, qui se faisaient passer pour des pénitents, «ung duc et ung conte et dix hommes tous à cheval». Ils venaient d'egypte, le pape leur avait ordonné, en châtiment de leur dissidence, d'errer pendant sept ans sans coucher dans un lit. D'abord au nombre de douze cents, ils avaient perdu en chemin leur roi, leur reine, et plusieurs des leurs. Comme unique consolation, le pape avait enjoint que tout évêque et tout abbé leur donnât dix livres tournois. Les Parisiens venaient en foule voir ces étrangers, se faisaient lire dans la main par les femmes, expertes à leur soutirer leur argent, «par art magicque ou autrement 28». Une atmosphère d'aventure et de passion entourait la vie des princes, et ce n'était pas là seulement une création de l'imagination populaire. Nous ne pouvons guère nous faire une idée de l'extravagance et de l'émotivité médiévales. Si l'on ne se base que sur les documents officiels, quelque dignes de foi qu'ils puissent être, on se fait du bas moyenâge une représentation à laquelle manque un élément important la violente passion qui anime et les princes et le peuple. Sans doute, un élément passionnel règne aujourd'hui encore dans la politique ; mais il est tenu en respect par le mécanisme compliqué de la vie sociale. Au moyen-âge, au contraire, il pénétrait librement la politique et parfois renversait les plans les plus utiles et les plus rationnels. Cette émotivité s'alliait-elle, comme chez les princes, au sentiment de la puissance, elle agissait alors avec une double violence. C'est ce qu'exprime Chastellain : il n'est pas étonnant, dit-il, que les princes vivent l'un avec l'autre dans un esprit d'inimitié, «puisque les princes sont hommes, et leurs affaires sont haulx et agus, et leurs natures sont subgettes à passions maintes comme à haine et envie, et sont leurs coeurs vray habitacle d'icelles à cause de leur gloire à régner 29». N'est-ce pas là à peu près ce que Burckhardt a appelé «das Pathos der Herrschaft»? 27 Chastellain, IV, p. 300 ss., VII, p. 75 ; cf. Thomas Basin, De rebus gestis Caroli VII et Lud. XI historiarum libri XII, éd. Quicherat (soc. de l'hist. de France), 1855-59, 4 vol., I, p. 158. 28 Journal d'un bourgeois, p. 219. 29 Chastellain, III, p. 30.