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Transcription:

Thomas Stearns Eliot, La terre vaine (1922 Traduit par Pierre Leyris) I. L enterrement des morts Avril est le plus cruel des mois, il engendre Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle Souvenance et désir, il réveille Par ses pluies de printemps les racines inertes. L hiver nous tint au chaud, de sa neige oublieuse Couvrant la terre, entretenant De tubercules secs une petite vie. L été nous surprit, porté par l averse Sur le Starnbergsee ; nous fîmes halte sous les portiques Et poussâmes, l éclaircie venue, dans le Hofgarten, Et puis nous prîmes un café, et nous causâmes. Bin gar keine Russin, stamm aus Litauen, echt deutsch 1. Et lorsque nous étions enfants, en visite chez l archiduc Mon cousin, il m emmena sur son traîneau Et je pris peur. Marie, dit-il, Marie, cramponne-toi. Et nous voilà partis! Dans les montagnes, c est là qu on se sent libre. Je lis, presque toute la nuit, et l hiver je gagne le sud. Quelles racines s agrippent, quelles branches croissent Parmi ces rocailleux débris? O fils de l homme, Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant Qu un amas d images brisées sur lesquelles frappe le soleil : L arbre mort n offre aucun abri, la sauterelle aucun répit, La roche sèche aucun bruit d eau. Point d ombre Si ce n est là, dessous ce rocher rouge (Viens t abriter à l ombre de ce rocher rouge) Et je te montrerai quelque chose qui n est Ni ton ombre au matin marchant derrière toi, Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ; Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière. Frisch weht der Wind Der Heimat zu Mein Irisch Kind, Wo weilest du? 2 «Juste une année depuis tes premières hyacinthes ; «On m avait surnommée la fille aux hyacinthes.» -Pourtant le soir que nous rentrâmes si tard au Jardin des Hyacinthes, Toi les bras pleins et les cheveux mouillés, je ne pouvais Rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n étais Ni mort ni vif, et je ne savais rien, Je regardais au cœur de la lumière, du silence. 1 Suis pas une russe, j viens de Lituanie, vraiment allemande 2 Le vent frais va/ vers la patrie/ mon enfant irlandais/ où demeures-tu? 1

Oed und leer das Meer 3. Madame Sosostris, fameuse pythonisse, Avait un mauvais rhume, encore qu on la tienne Pour la femme la plus experte de l Europe Avec un méchant jeu de cartes. Voici, dit-elle, Votre carte, le marin Phénicien noyé : (These are pearls that were his eyes 4. Regarde!) Voici Belladonna, la Dame des Récifs, La dame des passes critiques. Voici l homme au triple bâton, voici la Roue, Voici le marchand à un œil, et cette carte Vide, c est quelque chose qu il porte sur le dos Mais qu il m est interdit de voir. Je ne trouve pas Le Pendu. Gardez-vous de la mort par noyade. Je vois comme des foules, et qui tournent en rond. Merci. Quand vous verrez la chère Miss Equitone, Dites-lui de ma part Que je lui porterai l horoscope moi-même : Il faut être si prudent par le temps qui court. Cité fantôme Sous le fauve brouillard d une aurore hivernale : La foule s écoulait sur le Pont de Londres : tant de gens Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens? Des soupirs s exhalaient, espacés et rapides, Et chacun fixait son regard devant ses pas. S écoulait, dis-je, à contre-pente, et dévalait King William Street, Vers où Sainte-Marie Woolnoth comptait les heures Avec un son éteint au coup final de neuf. Là j aperçus quelqu un et le hélai : «Stetson! «Toi qui fus avec moi dans la flotte à Mylae! «Ce cadavre que tu plantas l année dernière dans ton jardin, «A-t-il déjà levé? Va-t-il fleurir cette année? «Ou si la gelée blanche a dérangé sa couche? «Oh keep the Dog far hence, that s friend to men, «Or with his nails he ll dig it up again! «Hypocrite lecteur!... mon semblable!... mon frère!...» 3 Ennuyeux et vide, la mer 4 Ce sont des perles qui ont été ses yeux 2

Commentaire composé de T.S Eliot, «L enterrement des morts» dans La Terre Vaine (1922) T.S Eliot est un poète d origine américaine né en 1888 naturalisé anglais en 1927. Ayant obtenu une bourse d études pour le Royaume-Uni juste avant la guerre et en tant que citoyen américain, il ne participe pas à la Première Guerre Mondiale. La réception de son recueil The Wasteland (La Terre Vaine) dans l entre-deux-guerres y a vu un travail sur le traumatisme humain et culturel au lendemain du conflit, lecture dont Eliot s est toujours distanciée, mais l œuvre n appartenant jamais pleinement aux desseins de son auteur, cette compréhension a pour nous une certaine valeur. Etudiant puis professeur dans les prestigieuses universités d Albion, l œuvre d Eliot est imprégnée de lectures et d érudition. Son désir de devenir anglais et de tourner le dos aux Etats- Unis jugés matérialistes, bruts et philistins traduit un besoin d identification à la culture du «vieux continent» européen dont ils se sent spirituellement proche et dont il veut épouser aussi bien la richesse que la tragédie. Durant l Entre-deux-guerres, l Europe se perçoit, comme avant le conflit, comme souffrant d une décadence que rien ne parviendrait à enrayer (cf. le succès auprès des intellectuels d Oswald Spengler, Le Déclin de l Occident, publié entre 1918 et 1922), déchéance que les destructions matérielles, physiques et psychiques de la guerre semblent valider. Vieux continent malade donc qui entre dans une nouvelle ère de plus en plus «américanisée» (cf. la diffusion de la culture populaire, du jazz, du divertissement), que l esprit conservateur qu est Eliot rejette encore davantage. Sans en dire plus sur les rapports Europe/Etats-Unis dont les liens se resserrent pour d évidentes raisons historique, l opposition qui se joue entre ces deux Occidents est celle d un vieux continent sur le déclin mais riche de culture (mais paradoxalement déclinant à cause du poids de sa propre culture, qui l empêche de produire naturellement du nouveau) et d un nouveau monde plein d énergie, jouisseur et d inventivité, mais irrémédiablement perdu à cause de son capitalisme et puritanisme idiots. Avec «L enterrement des morts», premier poème du cycle La Terre Vaine, recueil dédié à Ezra Pound, poète avant-gardiste lui aussi américain mais désireux de devenir européen, Eliot a su toucher à son corps défendant et mettre en forme un état d esprit qui plane sur l Europe. Poème indéniablement moderne voire moderniste (car Modernism traduit en anglais la «modernité» française et baudelairienne, mais renvoie à des questions esthétiques plus formalistes, cf. Woolf, Joyce etc.), composé de quatre strophes en vers blancs (poésie anglaise fonctionne par qualité et non par quantité, alternance de courtes/longues ; le vers blanc existe depuis longtemps en anglais, déjà chez Shakespare, ce n est donc pas du tout une innovation) il déroute par ses ruptures thématiques, son mélange des langues et par son hermétisme global. L érudition et l hermétisme de 3

cette œuvre ont été d ailleurs si vivement ressentis (ce qui n a pas empêché son succès) qu Eliot y a ajouté des notes explicatives de bibliographie, procédé savant et universitaire nouveau pour la poésie et assez étonnant pour l esprit français, attaché à une idée de «pureté» et de «spontanéité» dans la poésie. Cette épaisseur du texte, témoigne d une volonté de créer un monument poétique moderniste, érigeant à la fois une synthèse choisie d une culture et d un art du passé et un surgissement informe voire informée des temps nouveaux. Traversé de part en part de références littéraires et culturelles ainsi que de voix discordantes, je proposerai, au lieu du monument, et seulement en guise de modèle de compréhension, la métaphore topique du texte comme tissu pour interroger ce texte. D où ma problématique : tisser? Quelle «vie nouvelle» (réf à Dante, Vita nuova) ce chant poétique des morts tente-t-il de I Vers une poésie de l hétéroclite II A la recherche du passé et du présent : entre érudition et vanité III Fonder une mythologie moderne sur une terre gaste I Vers une poésie l hétéroclite (ou du composite) Ce poème est sous le signe du contraste, du heurt. 1) L opposition poétique/prosaïque en question La modernité aussi bien que le modernism forcent à repenser la limite entre ce qui est traditionnellement associé au poétique et au prosaïque. Parmi d autres exemples, on peut étudier la première strophe, s ouvrant sur une réflexion sur le temps des saisons, topique de la poésie, rompue par l évocation d une promenade («Starnbergsee», dans la région de Munich, où Louis de Bavière II a construit ses châteaux, et où il s est noyé par ailleurs, emblème d un Romantisme architectural achevé) et d une conversation que nous ne parvenons pas à comprendre, non seulement parce qu elle est en allemand, mais aussi parce que son contexte est passé sous silence. Ensuite ils font du traîneau, activité a priori prosaïque. Traduit littéralement, cet énoncé oral («j viens» / «stamm») ne fait que redoubler l étrangeté : quelles sont les origines complexes de cette femme, qui n est pas Russe, mais Allemande de Lituanie? L identité des êtres du vieux continent, allant jusqu à l Ouest russe, est flottante, complexe et insaisissable. 4

2) Mélange des langues et des cultures Polyglotte et pratiquant des langues anciennes telles le sanscrit (La Terre Vaine se clôt sur «Shantih shantih shantih» signifiant «Paix»), ce texte est tissé de langues et de références culturelles multiples qu Eliot se garde d expliciter. Il faut donc interroger l effet visé. Ce mélange voulu des langues (Anglais, français, allemand) traduit une volonté de dresser un monument européen, de parvenir à une sorte de poésie européenne. Ce faisant, elle cherche à produire aussi un futur lecteur ou esprit européen pour qui ce mélange ne pose plus problème. Les références culturelles redoublent celles des langues susnommés, mais sont plus nombreux encore : cf. les mentions de l Irlande, à la «fameuse pythonisse», référence à la Pythie/Sibylle de Cumes, mentionné d ailleurs dans l exergue en grec et latin du recueil), au «Pont de Londres» etc. 3) La mort dans la vie Cet aspect hétéroclite propre à la poésie moderniste se complète d une méditation sur la présence de la mort dans la vie, pensée plus traditionnelle dans la poésie (cf. Baroque, Romantisme ), à laquelle ce poème rend hommage, mais qui prend une résonance particulière au lendemain de la Première Guerre Mondiale, qui, n en déplaise à Eliot, se trouve bel et bien dans l arrière-plan de ce texte : cf. «Ce cadavre que tu plantes l année dernière» v.72. Les références à la mort sont nombreuses : «Le Pendu» dans le tarot de «Madame Sosostris», «le Phénicien Noyé», et le vers en enjambement : «je n étais/ Ni mort ni vif». Sentiment d être mort-vivant, époque hantée par des spectres que sont les vivants : «La foule s écoulait sur le Pont de Londres» ; inversion des éléments ; si le pont permet aux vivants de marcher au-dessus des eaux, la foule, la masse des temps modernes traverse le pont comme si elle était elle-même liquide, transparente, potentiellement vide (cf. recueil suivant de Eliot : The Hollow Men, Les Hommes creux). En somme, «L enterrement des morts», ceux de la 1GM, ceux qui sont déjà morts dans leur vie, n est guère achevé, le poème tente de le réaliser : rendre possible le deuil et redonner vie au monde et à l esprit, pour couper les «tubercules secs d une petite vie». II A la recherche du passé et du présent : entre érudition et vanité 1) Le poids du passé Ce poème oscille entre la composition d une vanité (cf. les tubercules, «la terre morte», «Cité fantôme») et d une somme érudite du Vieux Continent. Le poids du passé est présent à presque chaque ligne ; plutôt que de rompre avec le passé, comme le souhaite la modernité, il s agit de partir de la culture passé, et de l assumer dans le corps du texte, quitte à le rendre inintelligible, 5

à suggérer le poids que représente une telle entreprise «patrimoniale». Ainsi, dans la seconde strophe, les références aux christianisme : «fils de l homme», à la contrée désertique de l Ancien Testament («l arbre mort», «la sauterelle», «la roche sèche»), le vers «Oed und leer das Meer/ Ennuyeux und leer das Meer», tiré du Tristan médiéval en moyen allemand (D ailleurs, le mot Waste en anglais, traduit imparfaitement par «vain», est d origine germanique : wuost a donné «Waste» en anglais et «Gaste» en ancien français (mot sur lequel nous reviendrons ; [w] > [g]) et devient «Oed» en moyen allemand puis allemand moderne. Oed ou Öde signifie à la fois le vide, le désert, l ennui, le vaste Bref, ce texte tisse des références d un bout à l autre : les premiers vers sont repris des Contes de Canterbury de Chaucer et les derniers vers sont évidemment de Baudelaire. La foule dont «les soupirs s exhalaient, espacés et rapides/ Et chacun fixait son regard devant ses pas», est une traduction de deux vers de L Enfer de Dante. Transposé en milieu urbain, Londres devient un lieu infernal moderne (cf. Shelley Peter Bell the third: «Hell is a city much like London/ A populous and a smoky city; / There are all sorts of people undone, /And there is little or no fun done; Small justice shown, and still less pity.), mais peut encore s interpréter et être perçu à la lumière de Dante. 2) Une R(r)enaissance impossible? Cette valorisation d une culture classique et moderne suggère l espoir d une renaissance, sinon d une Renaissance du type XIV-XVIe siècles par laquelle on retrouverait un art de lire et de vivre. Or, ni l une ni l autre ne semblent, à ce stade du recueil, capables de prendre place. C est ce que la première phrase de la strophe 1 évoque : Avril, le Printemps, est un mois «cruel» car il arrête l hiver confortable, et réveille la nostalgie, «Souvenance et désir», émotions puissantes qui arrachent à soi, à la mort et aux «racines inertes». Ce Printemps plein de sève, «il engendre» «il mêle», «il réveille» (accentuation par le contre-rejet) tant de vie profondément enfouie, mais in fine, on ne parvient pas à saisir ce qui est réveillé, «ne connaissant/ Qu un amas d images brisées sur lesquelles frappe le soleil», et «point d ombre» (encore en contre-rejet), même pas l ombre d une Idée platonicienne pour nous tromper. On ne peut s «abriter [qu ]a l ombre de ce rocher rouge», s enfoncer dans la matière minérale, impénétrable. Malgré le printemps donc, nature et culture semblent stériles. D ailleurs, la première strophe prometteuse s achève sur une régularité qui n amène pas de renouveau : «Je lis, presque toute la nuit, et l hiver je gagne le sud». Les heures de lectures dérobées à la nuit, sources de l intertextualité qui habite ce poème, ne parviennent pas à rencontrer la renaissance du printemps. Cf. fin du poème aussi : «Ce cadavre que tu plantas At-il déjà levé? Va-t-il fleurir cette année? / Ou si la gelée blanche a dérangé sa couche?» Les fleurs («les lilas»), emblèmes de la poésie et de la vie poétique, se nourrissent de mort et leur croissance est incertaine. Le processus du deuil n est guère achevé car il n a pas encore érigé de monument ou 6

de fleur du souvenir ; l hiver («gelée blanche» traduit simplement «frost» en anglais) rend cette mort stérile, sans parler du chien, «that s friend to men» (ou «ami de l homme», ou la philanthropie canine), qui risque de déterrer cette semence. 3) Erudition et négation du savoir Il s agit ainsi d une part d enterrer les morts, mais aussi d inscrire un passé proche et lointain dans le terreau ou la «terre vaine» du poème, susceptible de recouvrir les millions de morts de la catastrophe de la guerre, afin qu une sève renaissante redonne sens à cet anéantissement. Le poète mélange les éléments les plus divers (fleurs, terre, matières organiques, morts, littératures, paroles, spectres) dans l espoir d une restitution du sens, d une luxuriance vitale. Cette opération requiert de l érudition, et le poète serait celui capable de la canaliser vers une fécondité. Mais compte tenu du prosaïsme auquel le poète accorde droit de cité, l érudition (connotée souvent comme stérile) certes nécessaire n est pas suffisante pour que le mélange ultime s épanouisse. Un doute s insinue : et si tout ce mélange, si tout ce savoir, si toutes les paroles vives des hommes étaient vains? Les nombreuses négations dans les trois premières strophes corroborent cette hypothèse («ni ton ombre», «je ne pouvais/ rien dire», «je n étais/ ni mort ni vif, et je ne savais rien»). Une tentation de l irrationnel se profile donc, réalisée dans la consultation de la pythonisse qui occupe la troisième strophe. «Femme la plus experte de l Europe/ Avec un méchant jeu de cartes». Figure de la voyante, de l oracle, capable de révéler un savoir occulte, elle perd de sa solennité avec son «mauvais rhume». Figure «de l Europe», son jeu de cartes «méchant» peut être aussi lue comme la carte de l Europe redessiné à la suite du conflit. Ces cartes de Tarot, inutile de les interpréter selon les règles du Tarot (On peut le faire), les règles de la langue et de la poésie suffisent. Elles donnent à voir des figures dont le sens est sidérant, mystifiant, et renvoient au destin («voici la Roue») et à la mort («le Phénicien noyé», «le Pendu»). L irrationnel, plutôt que de résoudre l angoisse de la stérilité, n ouvre que d autres portes mystiques, frustrantes et mortifères : «Il faut être si prudent par les temps qui courent». III Fonder une mythologie moderne sur une terre gaste Terre vaine > terre gaste du roman médiéval, signifie au sens littéral une terre dévastée, stérile, ruinée, mais au sens métaphorique, elle désigne (déjà au Moyen Age) un espace aride sur lequel la pensée, les coutumes, la signification en somme, n ont aucune prise. On pense évidemment aux désastres humains, géologiques etc. de la Grande Guerre, mais l on peut aussi (plus en accord avec Eliot) la comprendre comme une crise personnelle et collective, une extension du désert (Symbole 7

du nihilisme chez Nietzsche, cf. Zarathoustra : «le désert croît») sur lequel le poète tente de fonder une mythologie moderne, redonnant un sens exigeant à cet office. 1) Des versets en phase avec le rythme de la modernité Ces strophes sans rime mais suivant un rythme particulier, heurté, rappellent par leur solennité et leur hermétisme les versets bibliques. Cette désignation paraît appropriée pour caractériser la forme de ce poème, car les versets autorisent une relative liberté formelle par rapport au vers traditionnel. La structure du verset n obéit moins à une logique musicale et encore moins harmonique, qu au déploiement d un sens «suprême», d une phrase dont le retentissement donne à sentir la présence du sacré. Le verset se construit autour d une unité de sens, d une ouverture et d une fermeture. Compte tenu de cela, on constate que chaque strophe (à l exception de la troisième) contient deux versets, deux unités de sens : Strophe 1 : Saisons/ Starnbergsee Strophe 2 : Minéraux / Hyacinthes Strophe 4 : Londres / Paroles Le verset donne lieu à une prosodie incantatoire, aspirant, montant vers une performativité. Or, ici, le rythme du poème est tout à fait singulier et incite à une réévaluation de la notion de rythme que je n ai pas l occasion de développer ici. Je vous invite cependant à écouter Eliot lisant lui-même ses poèmes : https://www.youtube.com/watch?v=cqvhmez2ply Ce verset, mêlant prosaïsme et poésie, épouse le rythme désordonné de la modernité, et permet des accentuations étonnantes, comme les nombreux contre-rejets que nous avons pu relever, ainsi que la répétition de syntagmes identiques («Hyacinthes», «tant de gens tant de gens»). Bref, malgré la stérilité, un nouveau rythme, un nouveau souffle prend forme sur les ruines de l occident, souffle poétique qui privilégie la coupe brusque et les retissages subtils, plutôt que la mélodie ou l harmonie classiques (bien que paradoxalement T.S. Eliot soit, au fond, un «classiciste». Paradoxe relevé par Compagnon, les «Modernes» sont souvent des Antimodernes). 2) Une voix souterraine ou transcendante? Le rôle du poète est dès lors remotivé. Dans l imaginaire d Eliot, être poète, c est un sacerdoce, il joue moins un rôle qu il n accomplit un office. En l occurrence, le poète se construit un ethos de passeur et de prêtre qui officie à «l enterrement des morts». En tant que passeur, il rassemble et transmet une culture du passé (à l image des moines copistes, dévoués à la lecture : «je lis, presque toute la nuit»), et en tant que prêtre, il cherche à trouver les formules les plus justes 8

pour sanctifier cet enterrement, tout en multipliant des images de vanité (La terre vaine, le désert). La strophe 2, avec le vocatif «O fils de l homme», appuie cette proposition d un ethos sacré ou qui cherche à se construire une parole sacrée. D ailleurs, l espace désertique évoqué dans la même strophe rappelle fortement l Ancien Testament, l histoire des Patriarches comme Abraham ou la traversée du désert de Moise. «Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière», image de la vanité, du désert, de la terre gaste avec laquelle la parole du poète exhorte le lecteur à prendre conscience de son angoisse et de sa vanité. En tant que prêtre donc, le poète cherche à accomplir l enterrement. Cependant, cet ethos sacré s élabore dans une hésitation entre le souterrain et le transcendant : d où vient cette voix? De l au-delà ou de l en-deçà? On a affaire à une énonciation impersonnelle, qui englobe une temporalité vaste, et peut-être que waste rappelle l adjectif vaste aussi. Sur la terre gaste qui s est étendu par le monde, des voix mystérieuses parlent au lecteur, et dont le poète se fait le passeur. La voix du poète semble, somme toute, venue d ailleurs, comme lorsqu il hèle «quelqu un» qui «s écoulait, dis-je, à contre-pente, dévalait King William Street», fantôme interpellé au nom d un combat commun «dans la flotte à Mylae». Mylae renvoie à une victoire navale des Romains sur les Carthaginois au IIe siècle avant J.-C. La modernité, le présent sont hantés par un passé et la répétition de celui-ci. Voix en somme impersonnelle, aux origines multiples, elle est à la fois surplombante et, partant, transcendante (càd qui excède l expérience : «je regardais au cœur de la lumière, du silence»), mais aussi souterraine, émanant des morts «noyés» au fond des mers depuis des millénaires, et cherchant à bien enterrer les morts récents. 3) Les fleurs de la mort : une morale du vivre en terre gaste Malgré la négation récurrente (cf. II.3) et le déploiement poétique d une terre gaste sur laquelle aucune signification stable ne semble avoir prise, Eliot vise la remise à jour d une mythologie immémoriale (au sens d une exhumation) et d une mise au jour d une mythologie moderne, toutes deux capables de faire ressentir une morale du vivre en terre gaste. Comment vivre dans les ruines, dans les enfers modernes, sans être un fantôme du monde industriel et capitaliste? «Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens?». Une conversion étrange se réalise dans ce poème : par l omniprésence des morts, de la mort et de la négation, le poète semble remplir la «vie» qui veut renaître au printemps de son contraire. Ce faisant, paradoxalement, un vitalisme émerge en filigrane du poème. La strophe 3 répète en fin de vers à trois reprises «hyacinthe». Le souvenir des fleurs prend forme de vers en vers : tout d abord comme souvenir intime («tes premières hyacinthes»), ensuite comme incarnation («la fille aux hyacinthes») et enfin comme lieu et comme mythe («Jardin des Hyacinthes»). Le mythe de Hyacinthe est celui d un jeune homme 9

(kourôs, comme Oreste) aimé des dieux, beau, sportif, il lance habilement le disque, mais dans un accident de cette activité (le disque lui revient en boomerang), il meurt et son sang forme les hyacinthes. De ce mythe antique, un mélange immémorial se fait entre le sang, la mort, la vie et la beauté, d où l idée de «fleurs des morts». Enfin, la référence finale à Baudelaire redouble le motif fondateur des fleurs, en reprenant les derniers vers du poème «Au lecteur» ; il y a là la volonté de poursuivre le projet de Baudelaire, redressant les torts de l humanité («hypocrite lecteur!») et la possibilité d une fraternité («mon frère»). Le mythe antique et Baudelaire sont ici deux figures tutélaires inscrits dans le tissu ou le monument de ce texte, désireux de refonder une mythologie qui donne sens à la vie moderne, et qui est in fine un appel à la liberté, car, si «Avril est le plus cruel des mois», mois qui accueille souvent Pâques, soit la mort et la résurrection du Christ, le Printemps, la «cruauté» suggère peut rappeler celle d Artaud pour qui l acte de liberté est paradoxalement un acte de «cruauté». Conclusion En somme, Eliot sécrète une poésie qui recueille la culture passée, et, en soulignant la négativité qui traverse le monde, parvient paradoxalement à instituer une vitalité à venir, une vita nuova, qui apporte la paix, non seulement aux peuples, mais aux hommes dans leur singularité, puisque la Terre Vaine s achève sur une voix étrangère, immémoriale, répétant «shantih shantih shantih» soit «paix paix paix», mantra dont la poésie fait résonner la beauté et l apaisement spirituel retrouvé. Voir aussi : Pierre Vinclair, Terre inculte. Penser dans l illisible The Waste Land, Paris, Hermann, 2018. 10