Version pré-print pour citer cet article : «Les droits de celui qui décide de se défendre seul et le principe d égalité» (Cons. Const. 23 nov. 2012), Rev. Pén. Dr. Pén. 2012, p. 917, Les droits de celui qui décide de se défendre seul et le principe d égalité : la concurrence des hautes juridictions dans la protection des droits procéduraux Etienne Vergès, Professeur à l Université de Grenoble, membre de l Institut universitaire de France CC, Décision n 2012-284 QPC du 23 novembre 2012 Egalité des armes et droits de se défendre seul, deux principes influents. L article 6 de la Conv. EDH contient deux principes de procédure qui ont exercé une influence importante sur l évolution de la procédure pénale en France depuis les années 1990 : l égalité des armes et le droit pour l accusé se défendre lui-même ou d avoir l assistance d un défenseur de son choix. Le premier de ces principes ne constituait pas une révolution copernicienne dans la procédure pénale française, qui connaissait déjà le principe constitutionnel d égalité devant la loi et son corollaire, l égalité devant la justice. Toutefois, l égalité des armes a joué un rôle subversif dans les mains de la Cour de cassation. Dès 1997, la juridiction judiciaire utilisait ce principe européen pour censurer l'article 546 du Code de procédure pénale qui octroyait au Procureur général un accès exorbitant à la voie de l appel contraventionnel 1. Le principe européen marquait ainsi son empreinte sur la procédure française et l égalité des armes fut introduite dans le Code de procédure pénale par la loi du 15 juin 2000 sous la forme de l équilibre des droits des parties. Le second principe, relatif au droit de se défendre seul ou avec l assistance d un avocat ne constituait pas, non plus, une innovation majeure en droit interne. Par exemple, l article 116 al. 4 qui réglemente l interrogatoire de première comparution - prévoit que le juge d'instruction avise la personne de son droit de choisir un avocat ou de demander qu'il lui en soit désigné un d'office. Le droit de choisir un avocat implique également celui de ne pas choisir d avocat. De même, cette option est expressément prévue en matière correctionnelle. Ainsi, l article 417 dispose que «le prévenu qui comparaît a la faculté de se faire assister par un défenseur». A l inverse, la liberté de se défendre seul subit des exceptions, qui sont envisagées dans certains textes spéciaux. Ainsi, l article 317 CPP relatif à la Cour d assises précise qu «à l'audience, la présence d'un défenseur auprès de l'accusé est obligatoire». Ce sont précisément ces dérogations qui posent des difficultés au regard du principe européen visé à l article 6 3 C). Le droit de se défendre seul ou d avoir l assistance d un défenseur est prévu de façon générale par la Conv. EDH et la question se pose de 1 Cass. crim. 6 mai 1997 JCP G 1998, II, 1056
savoir dans quelle mesure le droit français peut-il déroger à ce principe. Cette question a donné lieu à deux grandes décisions rendues par la Cour EDH. La combinaison des principes dans la jurisprudence européenne. Dans un premier temps, l arrêt Foucher c. France 2, du 18 mars 1997, concernait l accès au dossier d un prévenu devant le tribunal de police qui avait choisi de se défendre seul. A l époque des faits, en France, seul l avocat du prévenu avait accès au dossier avant l audience de jugement 3. La Cour EDH affirma que cette restriction constituait une violation des articles 6 1 et 6 3 de la Convention. La juridiction européenne combinait ainsi le principe de l égalité des armes (6 1) et le droit de se défendre seul (6 3) pour accorder l accès au dossier au prévenu non assisté d un avocat. Dans un second temps, la Cour EDH fut saisie par une partie civile qui revendiquait le droit d accès au dossier de l instruction alors qu elle se défendait seule. Dans l arrêt Menet c. France, du 14 juin 2005 4, la Cour européenne jugea que l impossibilité pour la partie civile d accéder au dossier de l instruction ne constituait pas une violation de la Convention. En effet, la partie civile n est pas protégée par l article 6 3, qui est réservé à l «accusé». Par ailleurs, la Cour a jugé que «si le principe de l égalité des armes, au sens d un juste équilibre entre les parties, vaut en principe aussi bien au civil qu au pénal, les droits de l accusé et ceux de la partie civile peuvent être différenciés» ( 47). Les droits de la partie civile peuvent ainsi être moindres que ceux de la personne poursuivie. La Cour a estimé que cette restriction était justifiée par la nécessité de préserver le caractère secret de l instruction. La partie qui se défend seule n est pas tenue par le secret de l instruction. Lui donner un accès au dossier durant cette phase de la procédure présente donc un risque de divulgation des pièces. Ces deux décisions de la Cour EDH ont tracé une ligne de conduite que les juridictions internes s efforcent de suivre comme le montre l évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La mise en œuvre des principes dans la décision commentée. Dans la décision du 23 novembre 2012, le Conseil constitutionnel était confronté à une question technique à propos de la décision du juge d instruction ordonnant une expertise. L article 161-1 CPP prévoit qu une copie de cette décision soit adressée au procureur de la République et aux avocats des parties. Ces derniers peuvent alors demander au juge de modifier ou de compléter les questions posées à l expert ou encore d y adjoindre un autre expert. La requérante considérait que cette disposition portait atteinte aux droits de la défense, au principe du contradictoire ainsi qu au principe d égalité des citoyens devant la loi. Le Conseil constitutionnel fait droit à cette argumentation en combinant le principe d égalité avec le contradictoire et les droits de la défense. 2 CEDH, Foucher c. France, 18 mars 1997, JCP 1998, I, 107, n 30, obs. F. Sudre. 3 La situation a changé depuis. Cf. Cass. crim. 12 juin 1996, bull, n 248 4 CEDH, Menet c. France, 14 juin 2005, Requête n o 39553/02, cf. sur l analyse comparée des deux décisions, E. Vergès, «La communication du dossier de l instruction à la partie civile qui se défend seule» (CEDH, 14 juin 2005, Menet c/ France), Revue pénitentiaire et de droit pénal, 2005-4, p. 969
Dans un considérant de principe (cons. 3), il affirme de façon classique que «le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s appliquent», mais «à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées». Notamment, les justiciables doivent bénéficier de garanties égales s agissant du principe du contradictoire et du respect des droits de la défense. Le Conseil contrôle le respect de ces principes dans la procédure d expertise. Il constate que la décision d ordonner l expertise n est pas adressée aux parties qui se défendent seules. Ces dernières sont ainsi privées du droit de modifier ou compléter les questions posées à l expert, ou d adjoindre un autre expert (cons. 4). Le Conseil s interroge ensuite sur la finalité de cette restriction. Il considère qu elle ne trouve pas de justification dans la protection du respect de la vie privée, la sauvegarde de l ordre public ou l objectif de recherche des auteurs d infraction 5. Cette analyse met en exergue la conciliation que le Conseil opère entre les principes contradictoires 6. Il admet ainsi, dans le sillage de la jurisprudence européenne 7, qu un traitement distinct des parties puisse trouver sa justification dans la protection du secret de l instruction. Le Conseil - répondant aux arguments du gouvernement considère ensuite que la restriction imposée aux parties qui se défendent seules n est pas compensée par la possibilité reconnue aux parties de demander un complément ou une contre-expertise. Enfin, il conclut que «le respect des principes du contradictoire et des droits de la défense impose que la copie de la décision ordonnant l expertise soit portée à la connaissance de toutes les parties». Ce raisonnement conduit le Conseil à déclarer que les mots «avocats des» au premier alinéa de l article 161-1 CPP sont contraires à la Constitution. Cette déclaration d inconstitutionnalité prend effet immédiatement à compter de la publication de la décision (23 novembre 2012) mais ne possède pas d effet rétroactif (cons. 5). Une décision qui s intègre dans un courant jurisprudentiel dynamique. La décision reprend dans ses grands traits une jurisprudence amorcée par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 9 septembre 2011 8, le Conseil était saisi d une QPC relative à l article 175 CPP, qui aménage le règlement de la procédure à l issue de l instruction. L article 175 prévoyait que la copie des réquisitions du procureur de la république devait être envoyée aux avocats des parties. En s appuyant sur plusieurs principes (droit de se défendre seul, contradictoire et droits de la défense), le Conseil a considéré que l article 175 réservait aux seuls avocats assistant les parties le droit de recevoir une copie des réquisitions. Il a déclaré que cette restriction était contraire à la Constitution. Désormais, les réquisitions doivent être communiquées «aux parties». 5 Ces objectifs sont protégés par le secret de l instruction. 6 Sur cette conciliation, cf. G. Drago, «La conciliation entre principes constitutionnels», D. 1991, chr., p. 266 7 CEDH, Menet c. France, précit. not. 50-51. 8 Cons. Const., décision n 2011-160 QPC, 9 septembre 2011.
Cette décision est en tout point identique à celle commentée. Elle combine les principes liés à la défense et ceux liés à l égalité des parties. Ce faisant, elle assure un meilleur équilibre des droits des parties que la jurisprudence de la Cour EDH. Un équilibre des droits mieux protégé par le Conseil constitutionnel que par la Cour européenne des droits de l homme. Dans l arrêt Menet c. France, du14 juin 2005 9, la Cour EDH assurait une protection de la partie civile moindre que celle de la personne poursuivie. Elle refusait d étendre le droit de se défendre seul à la partie civile et estimait que «les droits de l accusé et ceux de la partie civile peuvent être différenciés». A ce titre le Conseil constitutionnel est plus respectueux de l égalité procédurale des parties, comme le montre sa jurisprudence récente. Dans une décision QPC du 23 juillet 2010 10 le Conseil a déclaré que l article 575 CPP qui limitait le droit pour une partie civile de se pourvoir en cassation contre les arrêts de la chambre de l instruction était contraire à la Constitution. Dans cette décision, le Conseil admet la possibilité d un traitement différencié des justiciables dans un procès, mais sous condition de ne pas porter atteinte aux droits de la défense. Pour le juge constitutionnel, ces droits de la défense impliquent «l existence d une procédure juste et équitable garantissant l équilibre des droits des parties». Cette formule est empruntée à l article préliminaire du Code de procédure pénale. Tout son intérêt réside dans le fait que l équilibre des droits des parties est hissé au rang de norme à valeur constitutionnelle 11. L équilibre des droits des parties n est qu une version francisée de l égalité des armes européenne. Mais le Conseil constitutionnel va plus loin que la Cour EDH, puisqu il adopte une conception stricte de l équilibre entre les droits des parties. Cette conception est encore présente dans une décision du 1 er avril 2011 12. Cette fois, le Conseil aligne les droits de la personne poursuivie sur ceux de la partie civile. La QPC présentée devant lui était relative à l article 618-1CPP. Cette disposition réservait à la seule partie civile la possibilité d'obtenir, devant la Cour de cassation, le remboursement des frais exposés à l'occasion d'un pourvoi. Le Conseil a estimé que cet article portait «atteinte à l'équilibre entre les parties au procès pénal dans l'accès de la voie du recours en cassation» et l a déclaré contraire à la Constitution. Pour éviter qu un droit soit simplement retiré à la partie civile, il a reporté l abrogation de l article 618-1 au 1 er janvier 2012. Pour rétablir l équilibre entre les parties, la loi n 2011-1862 du 13 décembre 2011 a modifié la rédaction de l article 618-1 et a accordé à la personne poursuivie les mêmes droits que ceux de la partie civile. Enfin, dans une décision du 13 juillet 2011 13, le Conseil a adopté une attitude plus nuancée, mais qui reste très protectrice des droits de la défense. La question portait sur 9 Précit. 10 Cons. Const., décision n 2010-15/23 QPC, 23 juillet 2010. 11 Comme un composante des droits de la défense. 12 Cons. const., décision n 2011-112 QPC, 1 er avr. 2011, Droit pénal n 5, Mai 2011, comm. 71. 13 Cons. Const. 13 juill. 2011, 2011-153 QPC
le traitement différencié des parties s agissant de l appel contre les ordonnances du juge d instruction et du JLD. Selon les articles 185 et 186 CPP, le ministère public dispose d un droit de recours général, la partie civile dispose d un droit d appel contre les décisions qui lui font grief 14 et le mis en examen ne peut faire appel que des ordonnances figurant sur une liste limitative. Selon le Conseil, cette différence de traitement n est pas, en soi, contraire à la Constitution. Il affirme ainsi que «la personne mise en examen n'est pas dans une situation identique à celle de la partie civile ou à celle du ministère public». Mais il ajoute que «les différences de traitement ( ) ne sauraient, en elles-mêmes, méconnaître l'équilibre des droits des parties dans la procédure». Il conclut sa décision par une réserve d interprétation ouvrant de façon générale «le droit de la personne mise en examen de former appel d'une ordonnance du juge d'instruction ou du juge des libertés et de la détention faisant grief à ses droits». Ainsi, sans modifier la rédaction de l article 186, le Conseil constitutionnel aligne la situation du mis en examen sur celle de la partie civile. Ce faisant, il assure un strict respect des droits de la défense et de l équilibre des droits des parties. Cette attitude est plus égalitariste que celle adoptée par la Cour EDH. Elle peut laisser penser qu une uniformisation générale des droits des parties devrait être opérée dans le Code de procédure pénale et qu elle devrait concerner également les parties non assistées d un avocat. La portée de la décision sur les dispositions du Code de procédure pénale qui porte atteinte à l égalité des parties. Comme l ont souligné certains auteurs 15, cette position égalitariste du Conseil constitutionnel semble menacer certaines dispositions discriminatoires toujours présentes dans le Code de procédure pénale. Pourtant, le commentaire de la décision QPC du 23 novembre 2012 sur le site du Conseil constitutionnel laisse à penser que ces traitements différenciés pourraient échapper à la censure. En effet, dans cette décision, le Conseil met en avant des objectifs susceptibles de justifier une rupture d égalité entre les parties. Cette justification se trouve dans le secret de l instruction, qui concourt à «la protection du respect de la vie privée, la sauvegarde de l ordre public ou l objectif de recherche des auteurs d infraction». En plaçant le secret de l instruction au cœur de son raisonnement, le Conseil suit, une nouvelle fois, la voie tracée par la Cour EDH. En effet, dans l arrêt Menet c. France, du 14 juin 2005 16, la Cour européenne avait expressément prévu que la nécessité de préserver le caractère secret de l instruction pouvait justifier une ingérence dans le droit au procès équitable. En droit français, le caractère secret de l instruction permet notamment de réserver aux avocats l accès au dossier 17. On peut supposer que cette restriction échappera à la censure du Conseil 14 Ordonnances de non-informer, de non-lieu et des ordonnances faisant grief à ses intérêts civils. 15 B. de Lamy, : «Les fonctions du principe d égalité : lutte contre les discriminations et améliorations de la qualité de la législation pénale», Rev. Sc. Crim. 2012, p. 233. 16 Précit. 17 Article 114 CPP.
constitutionnel et de la Cour EDH, précisément car elle poursuit un objectif reconnu comme légitime par ces deux juridictions. En définitive, la décision QPC du 23 novembre 2012 est riche en enseignements. D abord, elle met en avant la combinaison du droit de se défendre seul et le principe d égalité 18, pour accorder des droits nouveaux aux parties civiles non assistées d un avocat. Ensuite, elle montre que la concurrence entre les hautes juridictions pour la protection des droits fondamentaux produit des résultats inattendus. Le Conseil constitutionnel, souvent en retrait par rapport à la Cour EDH, adopte ici une attitude très protectrice. Il établit une égalité quasi-parfaite entre la personne poursuivie et la partie civile. Enfin, le juge constitutionnel pose des limites à la protection des droits des parties qui choisissent de se défendre seules : l équilibre des droits des parties ne saurait mettre en péril le secret de l instruction. 18 Qui englobe ici égalité des armes au sens européen et équilibre des droits des parties au sens du CPP.