Convergence et congruence, faut-il conserver deux concepts distincts?



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De la convergence à la congruence : La mise en scène de la société civile dans la recherche d innovations utiles Par Jean-Philippe MOUSNIER Sociologue, expert en intelligence économique jpm@jpmousnier.eu Convergence et congruence, faut-il conserver deux concepts distincts? La convergence de certaines technologies les unes vers les autres ne fait plus débat aujourd hui. C est la continuation directe des tendances amorcées par chacune d entre elles de plus en plus prévisibles prévisibles ou probables. Le croisement d Internet et de chaque autre technologie industrielle ou filière scientifique est engagé et les produits inondent le marché depuis plusieurs années : l imprimante 3D, le smartphone, l internet des objets, la Kinect ou la Wii sphère! La définition de la convergence technologique est définie d une façon un peu trop figée mais qui fait référence depuis le rapport Nordmann. L expression technologies convergentes désigne la rencontre d innovations 1 dans les domaines de la microélectronique, de la bioinformatique, des nanotechnologies et des sciences cognitives. La technologie s avance aux frontières de la connaissance scientifique, sous la pression de puissants intérêts commerciaux ou politiques, parfois spéculatifs. Face aux défis que posent ces progrès de la recherche et de l innovation, il est évident qu une attention majeure doit être portée aux questions d éthique et d acceptabilité sociale dès la conception même des programmes de recherche, en amont des applications technologiques. Il s agit d une tâche essentielle pour construire une approche démocratique de la politique de la science et de la technologie. Quatre familles de technologies sous-tendent la convergence : les nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l information et de la communication, les sciences cognitives. L abréviation NBIC 2 (nano, bio, info, cognitive) est souvent utilisée pour caractériser cette convergence Technologies convergentes pour la société de la connaissance. Le rapport Nordmann 3 propose une vision des technologies convergentes et de leurs impacts sur la société, qui repose sur quatre piliers: 1 CNRS, Enjeux éthiques des nanosciences et nanotechnologies, Comité d éthique du CNRS, Paris, 12/10/2006. Groupe européen d éthique des sciences et des nouvelles technologies, Rapport d activités 2000-2005, Commission européenne, Luxembourg, 2005. 2 FICHE TECHNIQUE : LA CONVERGENCE NANO BIO INFO COGNITIVE (NBIC) Les nanotechnologies permettent de manipuler la matière et de construire de nouvelles structures à l échelle du millionième de millimètre (nanomètre), c est-à-dire la taille de quelques atomes ou molécules. Elles ouvrent la voie non seulement à la fabrication de matériaux nouveaux, mais aussi à des applications biologiques, médicales et pharmaceutiques, notamment à travers des implants artificiels dans le corps humain.

1. Développer une vision à long terme et une stratégie pour introduire la convergence technologique dans les programmes de recherche thématiques sur les nanosciences, les sciences du vivant, les TIC, les neurosciences et les sciences humaines et sociales, notamment en créant des réseaux d excellence européens. 2. Formuler de nouveaux agendas de recherche, qui favorisent les approches interdisciplinaires, notamment l interaction entre les sciences de la matière, les sciences du vivant et les sciences humaines. 3. Développer une structure d encadrement de la recherche sur les technologies convergentes : normalisation technique, cadre juridique, code de bonne conduite, observatoire social chargé d une évaluation sociétale continue des projets et des réalisations. 4. Mettre en place un modèle de gouvernance des technologies convergentes, qui repose sur des processus de décision transparents; une implication des comités nationaux et européens d éthique des sciences et des technologies; un système adéquat de propriété intellectuelle; des débats publics nationaux favorisant l expression des points de vue et intérêts en présence. Les travaux du Groupe européen d éthique des sciences et des technologies (GEE) vont dans le même sens. Ils soulignent la nécessité d examiner systématiquement les opportunités et les risques de technologies qui s aventurent à la fois aux frontières de la connaissance et aux frontières de l éthique, notamment lorsqu il s agit d artefacts destinés à modifier, programmer ou contrôler des comportements humains. Dès que l on parle de capacités augmentées et que cet accroissement de nos possibilités sensorielles ou cognitives (ou même sociales) devient irréversible, elle pose des questions de limite évidentes. Quelques observateurs avertis attirent l attention des comités éthiques : n attendez pas que ces technologies soient là, ce sera trop tard, agissez en amont pour décider des technologies qu il faut développer ou non. L exemple de la médecine régénératrice montre bien cette ambiguïté dans laquelle nous nous trouvons et l urgence d un débat éthique élargi ; s il s agit de réparer un accident de la vie et de «réparer» une personne atteinte d un handicap, d une amputation ou d une maladie chronique, l unanimité se fait sur des critères scientifiques : traçabilité, preuve de l intérêt thérapeutique, Les biotechnologies visent à une connaissance détaillée du fonctionnement des gènes et des cellules vivantes, ainsi que des processus qui peuvent conduire à des maladies ou des pathologies. Alliées à l informatique, elles conduisent à une modélisation de ces processus biologiques. Alliées aux nanotechnologies et à la microélectronique, elles peuvent mener à des applications de diagnostic au niveau cellulaire, à des capteurs électroniques à l échelle moléculaire, à des systèmes de dosage de molécules pharmaceutiques intégrés dans des organes et commandés à distance. Les technologies de l information et de la communication (TIC) permettent d organiser la communication entre des micropuces ou nanopuces, c est-à-dire des processeurs miniaturisés à l échelle micrométrique ou nanométrique, et des systèmes informatiques situés dans leur environnement. Elles évoluent vers un internet des objets communicants. Quant à l intelligence artificielle, elle se situe aux confins de l informatique et des sciences cognitives. Les sciences cognitives visent à une modélisation des processus de perception, de diagnostic et d interaction; elles s adressent aussi aux interfaces entre les êtres humains et les artefacts technologiques. Elles s articulent aux neurosciences et à d autres disciplines des sciences humaines, comme les théories du comportement, la sémiotique, les théories de la représentation et de la communication. Alliées aux TIC et aux nanotechnologies, elles s orientent vers la conception de systèmes sensorimoteurs ou cognitifs qui intègrent les interactions d éléments humains et non humains. 3 Nordmann A. (éd.), Technologies convergentes façonner l avenir des sociétés européennes, Rapport du groupe d experts de haut niveau, Commission européenne, EUR21357-FR, 2005.

acceptabilité du patient, quel que soit le moyen, la transmutation technologique (les boyaux de porc transplantés puis les «bionano tissus» par exemple, produits par une imprimante 3Dbio!!). Mais dès qu il s agit d utiliser ces mêmes inventions pour améliorer la résistance de la personne à des accidents à venir, à des risques potentiels, dès qu il s agit de créer un homme augmenté de ces capacités accrues, il y a débat éthique et non plus seulement scientifique. Le retard pris par la mise en débat des technologies convergentes amène à réfléchir autrement sur les technologies congruentes. La convergence me semble plus relever aujourd hui de la stratégie que de la prospective, du moins au niveau industriel, même s il y a encore de nombreuses surprises à découvrir. Par contre la notion de congruence est peut être beaucoup plus intéressante par les pistes qu elle ouvre : à un endroit donné, pour des raisons données mais non complètement prévisibles, des technologies différentes, parallèles qui n avaient aucune raison de se croiser, vont trouver une synergie et vont enclencher un processus mutualisé de création de valeur partagée, d innovation de rupture, ou d utilité sociale La congruence étend notre champ de veille et de vigilance des rencontres prévisibles jusqu aux rencontres improbables! Les deux ne s excluent pas mais au contraire se complètent : l une est l éclaireur de l autre, la sentinelle avancée, le déclencheur d alertes. Si l on veut imaginer les lieux de rencontres improbables un peu plus éloignés, c est en regardant par exemple les interactions possibles de la bionique, de la reconnaissance faciale et la médecine régénératrice que l on frémit un peu. Le pire peut côtoyer le meilleur, et comme il n y a pas d instances de contrôle et de régulation hors sur les questions d éthique et de génétique humaine (et encore), nous disposerons de peu d alertes pour réagir à temps. On voit que la congruence n est pas seulement un ensemble de lieux d innovations potentielles de plus, mais radicalement une autre façon de penser la veille et l anticipation. C est à la prospective ce que la créativité est au management : une vision globale des «origines». Les 12 technologies clés à l horizon 2025 Plusieurs instituts ou organismes d études reconnus cherchent à identifier les tendances des technologies innovantes pouvant modifier l économie mondiale; 6, 8, 12 ou 24 domaines sont retenus par les uns ou les autres, mais nous pouvons prendre comme base le rapport annuel du Mc Kinsey Global Institute 4 pour mieux mesurer cette importance d une vision élargie de la convergence technologique, mais aussi ses limites : 1. Internet mobile 2. Automatisation des métiers du savoir 3. Internet des objets 4. Cloud computing 5. Robotique de pointe 6. Véhicules autonomes ou semi autonomes 7. Stockage d énergie 8. Génie génétique de nouvelle génération 9. Impression en 3D 10. Matériaux avancés 11. Hydrocarbures non conventionnels 12. Energies renouvelables Cette liste est la plus complète, mais on voit bien qu elle ne prend pas en compte les interactions entre ces tendances purement technologiques et la société civile qui doit les utiliser, les accepter, les acheter au 4

propre comme au figuré! Tout se passe comme si la transposition de l innovation technologique était évidente et seulement liée à l excellence technologique des choix et développements effectués! C est ici que l extension de la convergence vers la congruence prend tout son sens et apporte une vision plus globale, plus stratégique, plus réaliste de ce qui peut se passer ou non, à l arrivée de chacune de ces technologies. Oui ou non prévoie-t-on un débat public sur ces technologies, non en tant que savoir ou connaissances pures, mais en tant qu agent de modification des comportements collectifs individuels (enseignement, culture, mobilité) ou collectifs (travail, emploi, consommation, modes de paiement, ). Et comment instruit-on ce débat, dans quel lieu, sur quelles bases, avec quelles informations? Les 7 axes de recherche du Concours Mondial d Innovation La commission innovation 2030 présidée par Anne Lauverjon a sélectionné les 7 secteurs de croissance de l économie nationale qui servent de cadre au lancement du premier Concours Mondial d Innovation ; la superposition de ces 7 domaines et des tendances technologiques pointées par les études publiées est parfaite. Stockage d énergie Recyclage des matières Valorisation des richesses marines Chimie du végétal, protéines végétales Médecine individualisée Silver Economie Big Data Mais, conscient de cette nécessité d une acceptabilité sociale des innovations technologiques, ce rapport insiste à plusieurs reprises sur l importance d une vision congruente de ces technologies, non seulement leur interaction entre elles, mais aussi leur impact sur une utilité sociale redécouverte. L exemple des textiles intelligents Un champ mal balisé est celui des nouveaux matériaux qui peuvent modifier complètement les possibilités technologiques du matériau de base pour y intégrer des interactions avec leur environnement immédiat. L utilisation de tissus équipés de capteurs, puis devenus capteurs eux-mêmes révolutionne les pratiques médicales, et ouvre des possibilités de suivi post opératoires inconnues jusqu alors. Dopée par les besoins de la guerre du futur, cette recherche sur des capacités augmentées incorporées aux matériaux de la vie quotidienne en est à ses débuts dans les usages civils. Mais son impact totalement sous-estimé aujourd hui viendra de l appropriation de ces «merveilles» technologiques par les métiers et professions pouvant imaginer de nouveaux usages ou pratiques : du commandant de bord au pompier, en passant par tous les métiers à forte contrainte, où de tels dispositifs non invasifs vont permettre de suivre, non par l environnement immédiat de l activité, mais la réaction du corps et du niveau de vigilance de l opérateur humain face à cet environnement. Il est visible que c est l interaction de ces matériaux intelligents avec des usages à inventer qui va prendre le plus d importance dans leur diffusion. Avec la bio chimie c est certainement le secteur dont on peut attendre le plus d innovations d usage dans les années à venir. L exemple de la cabine d essayage numérique avec l avatar du client qui choisit et «enfile» tout le stock du magasin, avec des textiles intelligents qui s adaptent immédiatement au besoin de l usager préfigure une révolution dans le monde déjà bien ouvert de la confection, de la couture et de la mode. L interaction «matière-objet-personne» est le levier d industries naissantes qui vont du béton autoroutier à l intégration végétale urbaine.

La mise à jour de soi Une des préoccupations immédiates de cette évolution en marche est la capacité de l individu (non augmenté) à suivre les connaissances et les savoirs qui peuvent l aider à comprendre et interagir avec chaque innovation. La mise à jour de ses connaissances n est plus seulement factuelle mais profondément comportementale. La sociologue Divina Frau-Meig, spécialiste sur l impact de l usage des nouvelles technologies sur les modifications de comportement individuels et collectifs en cours 5 définit les étapes de cette mise à jour de soi : «Le savoir-devenir n est pas que de type prédictif ou projectif, il se sculpte et se modifie tout au long de la vie. Il se caractérise par des activités finalisées et des compétences et habiletés d un ordre socio-cognitif complexe : la mise à jour de soi, la réorientation des choix tout au long de la vie, la modélisation ludique et l engagement citoyen. Il vise à inscrire l apprenant dans le contexte actuel de construction du développement humain, appuyé sur les TIC et les cultures de l information, dans un contexte de «développement numérique durable», localisé et situé. La mise à jour de soi (self actualization) Le besoin d actualisation constante se définit comme le désir de l accomplissement personnel qui fournit l énergie pour l engagement continu dans des besoins de second ordre (le respect de soi, l esthétique de vie) au-delà des besoins de premier ordre (la survie, la sécurité), selon la hiérarchie des besoins d Abraham Maslow, revisitée par Amartya Sen. Il se manifeste par le rafraîchissement des pages et onglets, la mise à jour des profils, l attention à la e-réputation, l enrichissement des productions en ligne, etc. L utilisation de telles affordances médiatiques affecte positivement le développement de l identité et son maintien dans le temps» Cette importance accordée à notre capacité de suivre et de contrôler les innovations touche bien notre identité profonde et pas seulement notre connaissance, d apprendre à apprendre. L attention est plus souvent attirée sur le risque du «transhumain» et moins sur la difficulté de «la mise à jour de soi». Des boites vides sans usage Mais ce qui frappe tout observateur averti, en dehors des applications professionnelles qui s imposent pratiquement immédiatement dès leur émergence, c est l absence d usage réel dans la vie quotidienne. Beaucoup de ces technologies innovantes se présentent comme des boites vides en quête d utilité réelle. Ce qui va faire innovation et attirer des investissements et des industriels est l appropriation d une invention technologique par un segment de marché professionnel. La réalité virtuelle en soi reste un outil magique mais dénué d impact économique au-delà du jeu et de l image (ce qui est déjà un marché entier à part entière), mais si le monde du recrutement imagine des cabines de tests de candidats en immersion pour mieux provoquer, simuler et interpréter des compétences et comportements «en action» au moyen de serious games, on assiste bien à la fois au développement d une nouvelle offre industrielle de produits (cabines) et de services (sélection), mais aussi à une modification radicale des pratiques de tout un métier. La vision congruente des technologies émergentes recherche les croisements, les interactions, les détournements entre ces différentes innovations potentielles et les secteurs d activité (mode, santé, consommation, tourisme) pouvant les transposer dans des pratiques émergentes créant un véritable marché. Mais ce marché passe par l acceptation sociale de l avantage technologique, d où l importance 5

de bien englober aussi bien les interactions scientifiques que les interactions sociétales. L exemple est l automobile et son évolution dans les dix dernières années ; la technologie a été rejointe par le design. Nul doute que dans les années à venir ce sont les nanobiotechnologies qui dessineront le prototype de la voiture de demain, smart, bio, économique, allégée et belle! Le monde de l expérience virtuelle, par exemple dans les catalogues de vente par correspondance, est une autre piste réussie d acceptabilité sociale. Simplement, ce sont les utilités réelles de ces innovations technologiques qui feront leur développement industriel ou pas. Le monde du maintien à domicile est un test national : tant que les personnes âgées en risque de perte d autonomie n auront pas compris et accepté, désiré et demandé les outils de la télésurveillance, elles ne l achèteront pas et les entreprises végéteront! Des objets de transition Casque, montres, lunettes, bracelets, les objets connectés sont la grande invention de ce début de siècle : smartwatch, smartglass, smartband, tout comme les casques de la réalité virtuelle : relier autrement l homme à son environnement, injecter de l information voire de l intelligence dans les facultés humaines limitées, diminuées dans le cas du handicap. Si l on voit tout de suite l extraordinaire usage qui peut en être fait dans des situations professionnelles : le chirurgien «augmenté» n a plus à tourner la tête pour regarder un écran pendant son opération et peut superposer en continu et en temps réel son geste à la réception d informations pouvant orienter son intervention et la sécuriser ; de même le pilote de voiture de course, d avion ou le militaire au combat peuvent bénéficier d informations majeures totalement inaccessibles sans cet appareillage et dont ils ne peuvent déjà plus se passer. Les robots de service, la réalité augmentée d abord, la réalité virtuelle ensuite, et maintenant les drones adaptés deviennent des prothèses sensorielles et cognitives rapidement indispensables pour tous ceux qui les ont expérimentés. Mais ces prothèses extérieures ne sont qu une étape intermédiaire qui sera rapidement dépassée ; ces «objets» ne demandent qu à s intégrer au corps lui-même. De même les écrans sont appelés à disparaitre, à s intégrer aux murs de nos maisons, aux vitres de nos voitures, aux gestes et clignements de paupière. Le corps-peau devient écran tactile et révolutionne tous les systèmes en cours de développement de télécommande centralisée ou de commande à distance. L accélération de la banalisation des technologies innovantes conduit à une accélération de la mise sur le marché de ces technologies de substitution dans des vagues de rupture de plus en plus courtes, 10 ans en 2000, 3 ans maintenant, 1 an demain d où la difficulté de décision des choix d investissements industriels sur les technologies «gagnantes» à 3 ou 5 ans, et l urgence d anticiper ces choix technologiques. Mais cette déferlante provoque déjà, fort heureusement, inquiétudes et réserves : que cachent ces lunettes connectées, qu emportent-elles vraiment avec elles, en elles, avec ou sans l assentiment de celui qui les portent. Sans trop tomber dans le mythe du complot, l insertion de capteurs sensoriels, de caméras ou d émetteurs bioniques semble banalisable à quelques mois! des cinémas américains commencent à demander de retirer ces «équipements ovni» avant chaque projection, en même temps que d éteindre les téléphones portables! Joël de Rosnay décrit parfaitement cet état de transition entre deux cultures du moi-peau : «Cette coévolution de l'humain et de l'écosystème numérique produit des femmes et des hommes "augmentés". Ils portent et utilisent en permanence des outils qui leur permettent de se démultiplier dans l'espace et le temps. Des outils "mettables" fixés dans les vêtements ou directement intégrés au corps, bien différents des encombrants téléphones mobiles, ordinateurs portables et autres "objets nomades" d'il y a trente ans. Aujourd'hui, nous commandons smartphones et tablettes "au doigt et à l'œil", au sens propre comme au figuré : il suffit d'effleurer une surface tactile pour déclencher une action. Plus étonnant : notre corps lui-même devient outil, surface tactile. Finis les boutons, joysticks ou souris, voici les interfaces gestuelles, virtuelles, cérébrales, ergonomiques. Par exemple, grâce à des tatouages électroniques

équipés de puces flexibles et collés sur la peau, il devient possible de recevoir 23 informations corporelles ou organiques et de les renvoyer vers l'ordinateur du médecin, le laboratoire de suivi ou le service d urgence selon leur interprétation en temps réel!!.» 6 Les 5 grandes interactions privilégiées par cet observateur reconnu des mutations en cours sont au cœur du débat. Il dépasse le simple inventaire des technologies innovantes pour s interroger sur leur interaction sociétale, sur leur capacité à préfigurer et à influer sur l émergence d un nouveau modèle de société : «A horizon 2040 : à quoi ressemblera cet écosystème numérique? On peut déjà décrire cinq fusions fondamentales. Une fusion de l'espace et du temps d'internet. Sa dimension "spatiale" (toile, page, lien, adresse, site) va évoluer vers une troisième dimension engendrant un flux ininterrompu mêlant passé, présent et futur. Une fusion du numérique et de l'énergétique, avec la création du smart grids (ou réseaux intelligents) et le développement d'enernet : un Internet de l'énergie en peer to peer. Une fusion du numérique et du matériel, avec la réalité augmentée et le développement rapide de l'industrie 2.0 à partir d'imprimantes 3D, (qui ouvrira le champ à des innovations de produits et de services, à une plus grande agilité dans les processus de production et à de nouvelles coopérations). Une fusion du numérique et du biologique avec la e-santé (la santé 2.0) : possibilité de partager en temps réel un tableau de bord santé avec son médecin et qui va radicalement modifier la stratégie de l'industrie pharmaceutique grâce à une "prévention quantifiable". Enfin, une fusion du corps lui même avec la totalité de l'écosystème numérique : après la "réalité augmentée" et "l'environnement cliquable", le Symbionet (ou Web 5.0) représente la prochaine étape de l'évolution d'internet avec des interfaces directes entre cerveau et ordinateurs, transformant les humains en "neurones" d'un macro-organisme planétaire. Incontestablement, ces évolutions vont bouleverser les relations politiques, économiques, industrielles, culturelles ou éducationnelles dans le monde. On observe déjà de telles transformations avec, par exemple, l'apparition de groupes citoyens qui tentent de mettre en œuvre une nouvelle forme de démocratie participative à partir du numérique. Ils sont en train de transformer la société pyramidale rigide en une société plus fluide, au pouvoir transversal mieux partagé» 7 D autres chercheurs vont plus loin «Le cyberespace n est plus. Il est l espace. L outerweb c est le web «retourné comme un gant», c est l autre côté du miroir-écran : les contenus qui font corps avec le monde, que nous portons «sur», «dans» notre corps. L infranet c est celui des objets connectés, extérieurs à nous-mêmes ou arborés comme autant de nouveaux oripeaux. Dans l outerweb et dans l infranet, l essentiel des interactions s effectue en-deçà de notre seuil de perception, «à l insu de notre plein gré». Les algorithmes en pilotage automatique. L internet de l hypertexte s était construit sur de l écrit réagissant au clic d une souris. Un texte et son périphérique. L outerweb et l infranet se bâtissent dès aujourd hui sur des gestuelles mobiles adaptées aux terminaux les supportant désormais (tablettes) et correspondant au taux d équipement du prochain milliard d internautes connectés (mobiles), ainsi que sur des interfaces vocales qui verront la disparition complète des claviers et peut-être même de l écrit, des objets connectés rendus autonomes par la volumétrie des données que nous acceptons de leur confier, des 6 7

interfaces «à même la peau» qui nous permettent de le faire à un coût cognitif nul. L ensemble représentant pour l historien des techniques du siècle prochain un passage certainement comparable à celui du volumen au codex, de la lecture à voix haute à la lecture silencieuse. Mais dont nul ne peut dire si nous en tirerons autant de bénéfices.» 8 Un pas de plus vers l invention d un nouveau modèle de société Jeremy Riflin dont le dernier livre «the Zero Marginal Cost 9» vient de sortir aux Etats Unis, nous aide à franchir le pas, et n hésite pas à croiser internet des objets, intelligence artificielle, robotique, cloud avec l économie sociale et solidaire, les logiciels libres, micro crédit, crowdfunding, MOOC pour anticiper non une révolution technologique, mais bien une révolution sociétale : l émergence d un nouveau modèle de société, de mode de vie, de mode de production, de mode d échange et de partage. L énergie est un excellent indicateur de cette mutation technologico-sociale : dans dix ans plus de la moitié de l énergie sera propre et renouvelable parce que produite par des millions de producteurs individuels locaux à la fois consommateurs et producteurs, revendant aux réseaux leur surplus de production. L accès à l éducation du futur est un autre modèle de cette mutation engagée : les Mooc mettent en ligne des savoirs réservés jusqu à maintenant à des élites ou des circuits apprenants privilégiés. Mais les Mooc de demain ne se contenteront pas de mettre en ligne des cours préparés, ils construiront des savoirs collaboratifs où des citoyens de toute la planète contribueront à la constitution de «briques» permettant de comprendre et de maitriser les innovations immédiates. Clairement les travaux de plusieurs groupes dont celui de Jeremy Riflin renversent l interaction science et société, pour privilégier non plus l impact de la technologie sur la société, mais la possibilité pour la société civile d orienter les choix de la science vers des réponses à des besoins identifiés. L enjeu est considérable, et le financement de la recherche à long terme la principale arme. En France, autour de Joel de Rosnay, Jacques Attali ou Michel Serres, cette émergence d un modèle de société «augmentée» est de mieux en mieux formalisée : «En quelques années, les MHBG 10 (Les mutants hybrides bionumériques géolocalisés) sont passés de la société de l'information à la société de la recommandation. Ils sont en train d'inventer de nouveaux modèles comme l'économie collaborative. Où le "co" en français ("crowd" en anglais) prend le pas sur l'action isolée pour créer une co-économie (covoiturage, colocation, coéducation, coproduction, crowdsourcing, crowdfinancing...). De nouveaux réseaux en temps réel, audelà des réseaux sociaux, de Facebook, Tweeter ou des SMS, dont on peut déjà évaluer certains impacts, économiques ou commerciaux. C'est l'ère de "économie positive ". L'ensemble de cet écosystème numérique, ainsi que le life streaming, ont fait muter le portable de jadis en l'intégrable d'aujourd'hui. Alors que le téléphone portable nous isolait et nous transformait en "autistes numériques" (Jacques Attali), l'intégrable favorise la symbiose avec les autres et notre environnement.» 11 8 Olivier Ertzscheid enseignant-chercheur en Sciences de l information et de la communication à l IUT de La Roche-sur-Yon tient le blog Affordance.info et vient de publier Qu est-ce que l identité numérique? Enjeux, outils, méthodologies chez Open Edition Press. 9 The zero marginal cost, jeremy Rifkin, Palgrave Macmillan, 2014 traduction française attendue en mai aux éditions Les liens qui libèrent, 10 Les mutants hybrides bionumériques géolocalisésde Joel de Rosnay 11

Plusieurs travaux récents identifient les technologies ou domaines qui vont de croiser, se rencontrer, se fertiliser dans les années à venir, ou qui ont commencé à le faire On peut dessiner trois périmètres de la congruence : La congruence intratechnologies Un exemple spectaculaire est la rencontre entre les technologies aéronautique ou spatiales et la médecine exploratoire où l on ne compte plus le nombre de dispositifs médicaux ou chirurgicaux qui sont directement dérivés d applications destinées à la recherche spatiale. Mais un autre moins bien perçu aujourd hui est l utilisation croisée de capteurs et de nouveaux matériaux, alliant les potentialités de l un et la résolution de contraintes de l autre, en médecine (suivi post opératoire ou cameras capsule), en architecture (habitat semi passif, verres intelligents) ou dans l automobile urbaine sans chauffeur. Si le croisement technologique robotique bionique est probable (et pratiquement en cours dans plusieurs recherches), celui avec la domotique par exemple est totalement ignoré. Les leaders de ce marché, souvent Français, investissent des dizaines de millions d euros dans des nouveaux dispositifs de télécommandes interopérables capables de connecter tout un domicile sur les technologies fil-air actuelles, alors que les équipes de recherche les plus en pointe sauront mettre sur le marché dans les 5 ans à venir des dispositifs dématérialisés (dont certains existent déjà pour certains types de Handicap comme le battement de paupière, la mnémonique ou l interférence cognitive) qui rendront obsolètes les efforts des industriels. Mais comme ces pistes de recherche travaillent dans un autre domaine, le lien, la rencontre, la synergie entre eux ne se fait pas naturellement même au niveau de la veille (et en réalité il y a un univers entier de solutions innovantes à développer, comme par exemple l intégration de capteurs passifs ou de chemins lumineux dans le mobilier même, ou l anesthésie par hypnose à distance). La congruence technologies et sociétés Mais la seconde piste est encore plus importante, c est d anticiper les interactions, les croisements mais aussi les chocs entre les innovations proposées par certaines technologies de rupture et leur acceptabilité sociale. Les robots compagnons en sont un parfait exemple, leur rejet compulsif et «syndical» retardera leur développement sur des visées uniquement industrielles, et nécessitera dix ans de plus pour en dégager des applications utiles et acceptés par les professionnels de terrain et les «end users» finaux. Prenons l exemple tant cité de l internet des objets et de cette extraordinaire prouesse technologique d interconnecté des objets entre eux en leur permettant d inter-réagir à leur environnement. Mais cette intelligence de la machine ne produit pas naturellement de l utilité, bien au contraire. Le bracelet connecté qui indique les temps d exposition au soleil et envoie sur le smartphone le degré de protection qu il faudra mettre sur la fesse gauche dans 7minutes 30, ou la machine à laver qui envoie en continue sur le même smartphone des informations sur le programme en cours sont d un usage très limité, sauf si l on veut faire de sa machine à laver un téléviseur HomeNews!!! mais en même temps que ces premières applications «passionnées et passionnelles» nous font sourire, elles ouvrent la voie à la réflexion sur de réels usages répondant à des besoins ou attentes socialement acceptables et utiles. Si la Google Glass inquiète de par ce qu elle permet de faire «secrètement» avec ou sans le contrôle de l utilisateur, les lentilles connectées analysant en permanence et en temps réel le taux de sucre du diabétique peuvent être un avantage thérapeutique autorisant de nouvelles formes de médication et de prévention des risques d accident graves. Il faut que le citoyen, l usager et le consommateur reprennent le pas sur l inventeur, le chercheur, l ingénieur pour orienter ces technologies vers des applications utiles qui seront alors achetées par des millions d usagers mais pour que l usager-consommateur-citoyen puisse orienter les innovations technologiques vers leur utilité sociale, encore faut-il qu ils s informent, comprennent, anticipent ici encore l enjeu est un extraordinaire travail d éducation populaire, de vulgarisation

scientifique en temps réel ; peut-être est-ce aussi un des rôles des Living Lab que de rapprocher les communautés et les aider à mieux communiquer entre elles. Tracer les tendances sociétales émergentes au même niveau de respectabilité que les tendances technologiques devient incontournable pour assurer un développement harmonieux et innovant d une science intelligente à l écoute de la société civile qui la porte (et la finance). Nul doute que toutes les tendances issues de la responsabilité sociétale, des économies d énergies non renouvelables, de lutte contre le gaspillage, la pollution ou l emballage, modifient les paramètres de recherche des solutions de demain. Mais il faut oser aller plus loin et amener les chercheurs sur les frontières de la smart économie, mauve, verte ou slow, sur le soft technologie power, sur les réseaux d économie sociale et solidaire. La structuration du marché de demain (et déjà aujourd hui on en voit les prémices dans la mode, l alimentation ou le covoiturage) sera à la congruence de ces différents courants. Chaque filière n a pas les moyens ni la légitimité pour mettre en place un dispositif de veille 360, un méta observatoire peut être une idée à partager. Une autre zone «explosive» de congruence est le Big data, non pas seulement dans l accès à des sources de données impensables il y a seulement 3 ans, mais dans la révolution éthique complète, la banalisation d un viol organisé, conscient et irréversible de la vie privée, du droit de la personne, de la propriété intellectuelle. L affaire SNOWDEN a dévoilé un point de non-retour de la technologie de l information invasive mondiale, de la captation bien sûr mais aussi de la revente de toutes les données personnelles, intimes, religieuses, sexuelles, commerciales, pulsionnelles de chacun sur terre ; mais ce n est pas pire que la captation de nos regards, de nos intentions, de nos émotions par tous les systèmes espions collés dans les écrans, les affiches, les codes barre! Ce n est pas pire que la généralisation des cookies visibles maintenant dans la totalité des applications internet qui mémorise vos intentions, vos gestes dans un contexte précis pour modifier la présentation de tout ce que vous allez consulter après, faussant de façon radicale votre droit d accès à des informations neutres et objectives permettant votre décision éclairée. Plus rien ne peut interdire aujourd hui et encore moins demain la banalisation de ces technologies intelligentes immersives dans les foyers, les espaces publics, les réseaux de commercialisation ; et je n ose imaginer leur utilisation dans les domaines culturels ou politiques! Ce sera la troisième révolution de l homme interconnecté, mais c est aussi ce qui rendra possible la génération de robots humanoïdes interconnectés de plus en plus interchangeables ce qui a changé sans que personne, ni l industriel ni le citoyen, ni même l élu ne le décide clairement, c est le renoncement à la protection de la vie privée, à la confidentialité des données personnelles, intimes, sexuelles, médicales, politiques, ethniques, religieuses. Cette «captation» permanente de nos «comportements de consommation» par les Big Data cache en réalité une mise en ligne de notre histoire personnelle la plus intime. La banque n accordera plus de prêt qu à des clients répondant à des critères «invisibles» de moralité, d hygiène de vie et de fonctionnement mental recueillis par les usages d internet entrés dans le Big Data! les ingénieurs et els industriels font encore semblant de respecter la loi même s ils savent qu elle n est plus contrôlable aujourd hui, mais très rapidement de nouvelles générations de programmes «débridés» travailleront au grand jour sur ces données «interdites» pour proposer de nouvelles méthodes de marketing, de communication, de sélection, de rémunération surveiller un Big Brother est encore possible, mais il est radicalement impossible de surveiller et de contrôler des millions de «micro big brothers» agissant à travers le monde entier ou sur un territoire donné! l homme devient public et perméable au monde. La congruence des méthodologies d innovation Mais une autre ligne forte d une approche de la prospective par la congruence est non pas en termes de contenus mais en termes de méthode de recherche. Intégrer la co-conception (utilisateurs finaux, chercheurs et industriels-designers) tout au long des cycles de conception, de test et de développement est un minimum. Intégrer ce même processus de co-conception tout au long d un processus d écoconception élargie qui aille de la veille grise sur les marchés concurrents émergents, au recyclage du

produit en fin de vie (à l exemple de la D3E) définirait une sorte nouvelle de démarches d éco-coconception porteuse de notre potentiel d exploration des congruences technologiques et sociétales. Cela veut dire généraliser de nouvelles méthodes d open-innovation, de nouveaux lieux de confrontations science et société comme les Living Labs, de nouveaux savoirs centrés non sur les sources de connaissances traditionnelles actuelles, mais sur les passerelles, les migrations, les emprunts de ces savoirs les uns aux autres. Mais cela veut dire aussi affecter autrement les budgets de recherche, les critères de reconnaissance des publications des laboratoires où la vulgarisation grand public aurait autant d importance que la publication dans les revues des sociétés savantes ; l enjeu est de faire passer le savoir de 100 savants à 100 millions de citoyens! Que ceux qui voient dans cette proposition une utopie humaniste, d abord oui, et fier de la porter (sic!), mais interrogeons-nous sur la différences des enjeux et des formulations d objectifs des programmes de recherche européens comme H2020 ou AAL ou ICT-PSP avec les appels à projets nationaux de l ANR ou du Concours Mondial d Innovations (CMI)! Il y a20 ans d écart entre les deux finalités En conclusion Une approche outillée de la congruence incite à rechercher les tendances technologiques que ni se parlent pas, mais aussi à s interroger sur les zones à venir de choc, d affrontement entre ces technologies et les montées en force des sociétés civiles, des autres formes de démocratie sociale et politique qui émergent dans d autres lieux, dans d autres temps, et qu il faudra bien apprendre à lire et à anticiper. Ce n est pas sûr que la révolution arabe ait surpris tout le monde, mais ce qui a surpris, c est la capacité de juxtaposition à un moment donné de courants d opinions différents, voire contraires qui se sont fusionnés. C est un nouveau modèle qui oblige à élargir le «périscope» d une prospective trop spécialisée et trop ciblée. Ce serait une faute grave de restreindre notre champ de veille aux seules tendances prévisibles, dans un univers en pleine mutation sociale et sociétale. Quelques grands groupes industriels cherchent déjà à croiser à 10 ans les solutions probables de leur R&D avec les risques de «collisions» improbables des tendances extrêmes du développement durable (en particulier la responsabilité sociale et environnementale de leur entreprise face aux solutions recherchées) ou des évolutions des exigences de la société civile (droit de l information, droit de la consommation, renversement de l obligation de la preuve, anticipation des risques ). Et la conséquence est considérable : changement de composants, changement de motorisation, choix de technologies douces, soft, mauves, apprenantes. Tout le vocable actuel de «smart» en est directement à la fois issu et porteur. Il y a un lien direct entre la prospective, la veille (qui doit de plus en plus croiser sur la même plateforme la veille scientifique, la veille sociétale et la veille stratégique) et la mise en débat des congruences émergentes pour guider et orienter les travaux des chercheurs et des ingénieurs sur les besoins et les attentes de la société civile. Comment faire pour qu une approche de ce type se généralise dans la société? La congruence est à la fois une technique et une culture. La technique renvoie à l intelligence économique et sa capacité à savoir rechercher, regarder et prédire ce qui peut modifier fortement les règles du jeu économiques ou scientifiques d un territoire, d un marché ou d une filière, la présence soit des menaces, soit des opportunités pour les acteurs de ce marché. La culture est celle de l anticipation et de la vigilance. Il faut revenir, me semble-t-il, à la définition même d intelligence, d intel-ligere (relier les sources de savoir et de connaissance entre elles) et

apprendre à mieux différencier la cartographie des rencontres improbables, et le contenu même de chacune de ces sources de savoirs et de connaissances connectables. Le savoir de la congruence est l imagination de ces cartographies des lieux ou vont se croiser dans 5 et 10 ans des univers totalement déconnectés aujourd hui ; son mode d action est de savoir les imaginer, les formaliser, les évaluer, les projeter dans des usages utiles et favoriser les possibilités de rencontre. Pour généraliser une approche de ce type, il ne s agit surtout pas ce créer quelque chose de plus ; il y a déjà de trop nombreux acteurs «incertains». Il ne manque pas grand-chose, et cela tournerait autour de trois axes : Relier les observatoires et sources de veille stratégique, scientifique et sociétale existant en séparant trois niveaux de vigilance : France, Europe, Monde. Anticiper les «risques» de collision! Simuler toutes les retombées sur les différentes technologies de ces espaces de collision en mobilisant les communautés scientifiques et industrielles et aider au recentrage des scénarii de recherche des laboratoires associés Mettre en débat avec la société civile, les espaces d innovations potentielles dégagées par ces collisions simulées le plus tôt possible pour les discuter et dégager des «opportunités de marché» porteuses d innovations technologiques socialement utiles et attendues, des nouvelles pistes «science, technologie et société». Un observatoire des congruences permettrait de relier et de faire communiquer des observatoires scientifiques, technologiques et sociétaux qui ne se parlent pas ; il n y a qu en initiant ce travail de meta-modèle cartographique des lieux de veille «ouverts et connectés» qu on amorcerait une réflexion nationale. Croiser les regards devient non pas un luxe ou une bizarrerie, mais le fondement même de redéfinition du bon périmètre de l objet prospectif. Un lieu de savoir, de confrontation, de partage C est à mon sens la condition d une réussite industrielle des entreprises françaises et francophones, une chance de prendre une avance technologique importante de par cette compréhension fine d un mode de veille encore peu répandu capable d orienter différemment les choix d investissement ou de technologie d avenir, un véritable avantage concurrentiel «conceptuel et sociétal», à ne pas laisser passer. Il n est pas trop tard, mobilisons nous Jp MOUSNIER 13/02/2014