Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy

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Transcription:

Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy

DES MÊMES AUTEURS ANDRÉ GLUCKSMANN Le Discours de la guerre, Éditions de l'heine, 1967, repris en coll. «10/18», 1974. Grasset, 1979. Stratégie de la révolution en France, Christian Bourgeois, 1968. La Cuisinière et le Mangeur d'hommes, Essai sur l'état, le marxisme, les camps de concentration, Seuil, coll. «Combat», 1975. Les Maîtres penseurs, Grasset, 1977 Cynisme et Passion, Grasset, 1981. La Force du vertige, Grasset, 1985. Silence, on tue, avec Thierry Wolton, Grasset, 1986. Descartes, c'est la France, Flammarion, 1987. Quelques mots sur la parole : Slovo o slovu, de Vâclav Havel (trad. du tchèque par Barbara Faure), Sortir du communisme, c 'est entrer dans l'histoire, d'andré Glucksmann, Éditions de l'aube, coll. «Regards croisés» (éd. bilingue), 1989. Le XI e Commandement, Flammarion, 1991. La Fêlure du monde : éthique et sida, Flammarion, 1994. De Gaulle, où es-tu?, Lattès, 1995. Le Bien et le Mal. Lettres immorales d'allemagne et de France, Robert Laffont, 1997. La Troisième Mort de Dieu, Nil Éditions, 1999. Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002. Ouest contre Ouest, Pion, 2003. Le Discours de la haine, Pion, 2004. Une rage d'enfant, Pion, 2006. RAPHAËL GLUCKSMANN Tuez-les tous! Rwanda, histoire d'un génocide «sans importance», documentaire coécrit et coréalisé avec David Hazan et Pierre Mezerette, production : Dum Dum films-la classe américaine, l re diffusion FR3 2004, DVD. Orange 2004, au cœur de la révolution européenne, documentaire coécrit et coréalisé avec David Hazan, production : Dum Dum films-la classe américaine, l re diffusion FR5 2005.

André Glucksmann Raphaël Glucksmann Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy DENOËL

Éditions Denoël, 2008

À nos princesses du Caucase

Sommaire Acte I : Cold Case, par André et Raphaël Glucksmann 13 Acte II : Retour sur un oubli de 68, par Raphaël Glucksmann 43 Acte III : Révolutions et contre-révolutions philosophiques, par André Glucksmann 81 Acte IV : Éloge de la subversion permanente, par Raphaël Glucksmann 191

Mode d'emploi Ce livre naît le 29 avril 2007, au Palais omnisports de Bercy. Lors du dernier meeting électoral de Nicolas Sarkozy, un spectre surgit d'un passé que l'on pensait enfoui, à la manière des crimes oubliés de la série Cold Case : quarante ans après, l'affaire 68 est rouverte avec fracas et s'impose comme l'ultime clivage des présidentielles. La France et le monde ont pourtant bien changé depuis les fameux «événements de Mai» : le gaullisme et le communisme ne dominent plus les pensées et la scène politique, le mur de Berlin et les tours jumelles de Manhattan sont tombés, la guerre froide est finie, les guerres chaudes du postcommunisme ont pris la relève, un terrorisme nihiliste menace tous azimuts, le sida frappe la planète, l'europe démocratique s'est en partie réunifiée, deux génocides sont venus alourdir au Cambodge et au Rwanda les comptes d'une incorrigible humanité, l'euro a remplacé le franc, la gauche a pris le pouvoir puis l'a perdu, les anciens révolutionnaires se sont assagis, l'ivg, la pilule abortive et le PACS sont des acquis désormais consensuels... Le XX e siècle est mort, un nouveau millénaire commence. Quelle est l'actualité de 68 en 2007? Dans la seconde de ses Considérations intempestives, Nietzsche oppose à «l'histoire d'antiquaires» des archivistes, inutiles collectionneurs de poussières, et à «l'histoire monumentale» des bâtisseurs de palais, adorateurs stériles de tombeaux pompeusement vides, une «histoire

critique», tribunal iconoclaste où l'oubli, implacable inquisiteur du temps présent, juge, trie, pense, condamne ou rédime un passé disloqué. Nous ne voulons sauver des griffes du terrible procureur ni la langue morte des groupies de la révolution ni la chronique d'une prise du palais d'hiver qui n'eut, heureusement, jamais lieu. Nous n'entendons pas davantage contribuer au mythe élevé par ces fétichistes au poil gris qui se prosternent devant le symbole ossifié de leur jeunesse défraîchie comme Félicité devant son perroquet moisi dans Un cœur simple de Flaubert. Partant de cette exigence de rupture que fut selon nous l'élection de 2007, nous interrogeons ce qui fait toujours sens dans cette autre rupture, Mai 68. Nous parlons résolument depuis le présent, pour lui. Quelle part de 68 frémit, agit, vit encore en 2008?

ACTE I Cold Case par André et Raphaël Glucksmann

DIALOGUE R.G. : Au commencement était le verbe, un verbe violent, polémique. Le 29 avril 2007, nous sommes à Bercy lorsque Nicolas Sarkozy exhorte ses troupes à «liquider l'héritage de Mai 68». J'ai dix ans de moins que l'événement dont il parle et son emportement me laisse pantois. Pourquoi s'attaquer à 68 quand on brigue la présidence pour 2007-2012? N'y a-tilpas des problèmes plus brûlants à traiter, des clivages plus actuels à assumer, des erreurs plus récentes à dénoncer? La «rupture» que nous soutenons, celle qui nous a conduits là, au milieu d'un peuple de droite que nous ne connaissons ni l'un ni l'autre, c 'est la rupture avec trente années de chômage, de blocages et de discriminations, d'impuissance politique et d'apathie sociale, de diplomatie immorale et de cynisme inefficace, de «Françafrique» et d'antiaméricanisme, a priori pas la rupture avec 68. Je suis donc gêné. Pour toi surtout. Tu participes, après tant de refus, à ton premier meeting électoral et tu dois entendre «ton» candidat s'acharner sur ce Mai que je t'ai toujours entendu défendre. A ma grande surprise, je te retrouve le sourire aux lèvres. Pourquoi? A.G. : J'ai franchement rigolé. Rends-toi compte, quarante ans après les faits, «mon» candidat se prend pour la belle Lili Rush, l'héroïne de la série américaine Cold Case, s'empare d'un dossier jauni par les ans, scrute les empreintes, dénonce le coupable et réanime une controverse moribonde.

On traduit cold case par «affaire classée». Affaire gelée plutôt, qui rebondit fortuitement dans l'actualité. Les enquêteurs reconstituent en flash-back la scène du crime, convoquent les survivants et ressuscitent morts, témoins, victimes d'un forfait non élucidé. La blonde détective fouille de misérables boîtes de carton beige. Sous la lumière cruelle des néons, elle épluche des tonnes d'archives reléguées dans les sous-sols crasseux d'une antenne du FBI. Une trace d'adn, un cheveu, une goutte de sang séché, une écaille de peau suffisent. Sous le scalpel des légistes, au microscope, les experts font parler charognes et squelettes : le coupable est démasqué. Apparemment, notre Lily Rush nationale a du pain sur la planche : crise de l'école, triomphe du cynisme et du relativisme, règne de la paresse, apologie de la délinquance, tous les péchés de l'actualité relèveraient de l'affaire 68. Crois-tu qu'en 1968 nous nous souciions de 1928, d'aristide Briand ou de Raymond Poincaré? En écoutant Nicolas Sarkozy s'enflammer à Bercy, je me dis que j'ai dû participer dans ma relative jeunesse à une chose diablement intéressante pour qu'il la remémore avec tant de fougue. Les «événements de Mai», ainsi les nomme-t-on faute de mieux, ont vaincu le temps, ils vivent. Ce retour impromptu dément en tout cas l'opinion des contempteurs du «mouvement», qui, tel Raymond Aron, le tinrent pour un simple psychodrame, une poussée d'acné juvénile, «une révolution introuvable» ou, selon Georges Marchais, un complot de cancres. Promettre, à la veille d'un scrutin décisif, «à cet instant si grave, si solennel, si unique dans une vie d'homme», de «tourner la page de Mai 68», serait accorder une importance démesurée à un simple monôme étudiant. Force est de constater que le manège tourne toujours. Parmi les VIP, dans la forêt des étendards tricolores et des «Sarko-président!», ma chère et tendre à mes côtés,

je me prends à rêver. Dire que j'ai croisé Mai 68 par amour, pour elle... Par amour, pas pour la révolution? La lutte finale? Je pensais avoir donné, adolescent. Comme en témoignait mon honorable exclusion des rangs communistes en 1956 - pour avoir vomi les chars russes à Budapest - par le déjà très calamiteux Roger Garaudy. Mai 68. Depuis quelques jours, les étudiants jouent aux gendarmes et aux voleurs dans les rues de Paris, je les regarde s'ébrouer de loin. Voilà quelques années, j'ai quitté leur cour de récréation. Mon premier livre, Le Discours de la guerre 1, vient de sortir. C'est un mélange de philosophie, de stratégie militaire, de dissuasion nucléaire et de théorie des jeux. Clausewitz contre Hegel. Les mathématiciens du CNRS et les généraux de l'école de guerre apprécient. Je m'engueule, courtoisement, avec Aron sur les prouesses de son ami MacNamara au Vietnam. Je bois des coups avec Barthes et Lacan m'adoube. Althusser, le pape du marxisme, m'offre d'expliquer «mon» Hegel à son séminaire. Une brillante carrière universitaire s'annonce, j'ai les cheveux ni trop longs ni trop courts, je m'habille chez Lassance, le jour des soldes, et la révolution m'ennuie. Mais rien n'est jamais acquis et le coup de foudre ne se décrète pas. Imagine : une fille aux yeux jaunes se rêve en Louise Brooks révoltée, mais m'apparaît plutôt décollée d'une toile de Gustave Moreau. Une Salomé en Levis et tee-shirt me tire par la main. Elle dit : «Tu viens ou pas?», insiste : «Si c'est non, c'est fini.» Je la suis. Paris est en ébullition. Je rencontre l'étonnement, l'«admiration», passion philosophique par excellence l.l'herne 1967.

selon Descartes. Elle a raison, c'est émouvant une capitale insurgée, une ville qui s'éclabousse de paroles et refait le monde au coin de la rue. Tu nages en pleine littérature. Tu rencontres des filles assoiffées d'égalité, lumineuses de liberté, et des gars brillants, drôles, fils de famille ou gamins des quartiers. Des usines ouvrent leurs portes, des ouvrières racontent leur quotidien et jurent que «jamais plus» elles ne supporteront la chaîne, les cadences, la fatigue, l'ennui, la crasse, la main au cul, les petits chefs, les grands, les machos, le métro, boulot, dodo. En Mai 68, Paris est un poème. En 2007, surfer sur les neiges d'antan est un plaisir. En écoutant Sarkozy à Bercy, tu ne te demandes donc pas ce que tu viens faire dans cette galère? Tu ne te dis pas que ce camp, la droite, n 'estpas le tien, que trop d'affrontements passés, trop de combats à venir vous séparent? Non, pas une seconde. Pensant comme Stendhal qu'il faut être «athée» en politique, je décide en fonction de situations données et d'options proposées. La foi, la tradition, la famille, l'héritage, je m'en méfie comme de la peste et je me fiche de la notion de «camps». Depuis des décennies, rétif quant à la manipulation des foules inhérente aux meetings, je me fixe comme règle de ne participer qu'aux rassemblements qui concernent des sujets précis : dissidence soviétique, boat people, Afghanistan, Bosnie, Algérie, Darfour, Tchétchénie... Le cours du monde n'est pas un long fleuve tranquille, je n'ai pas chômé. Par contre je n'ai trempé dans aucune campagne électorale, exception faite, et encore très vaguement, pour Dany Cohn-Bendit aux européennes de 1999. C'est mon ami. Je n'adhère pas au comité de soutien de Nicolas Sarkozy, je ne sais d'ailleurs pas s'il existe.

Fin janvier 2007, entre Ségo et Sarko, le résultat restait imprévisible, mais je rejetais une France figée en muséehôpital, livrée aux infections nosocomiales : égoïsmes, discriminations, fureurs, dépressions. Je publiai dans Le Monde un article intitulé : «Je choisis Nicolas Sarkozy». J'y exposais un souhait précis : un ticket «Sarkozy- Kouchner», lequel me valut les sourires apitoyés des experts - «incorrigible naïf», «doux rêveur». Je te passe les «lignes jaunes» et «rouges» que j'ai franchies, les branches que j'ai sciées, «traître» n'étant qu'un doux vocable parmi les noms d'oiseau dont je me retrouvai affublé. L'article paru, je laissai chacun juge, je déclinai télés et radios et refusai de jouer les people à Marseille ou les supporters à la Mutualité. Fin avril, la campagne est à un tournant. L'élection menace de virer au référendum, la gauche insinuant qu'un bulletin «Royal» équivaut à un «Non». On appelle à barrer la route, coûte que coûte, au «dangereux» candidat, vilipendé «autoritaire», «raciste», voir «fascisant». L'ambiance est à l'hystérie. L'atmosphère à la bêtise. Le hasard d'une rencontre me décide à m'engager plus avant. Paris, 3 heures de l'après-midi, le métro est quasiment vide. En face de moi, une jeune femme a pris place avec un bébé magnifique calé dans sa poussette. L'enfant me sourit, je lui réponds. Nous voilà embarqués dans de longues palabres muettes. Quelques stations plus tard, la dame se lève, le bambin agite sa main, «au revoir!». C'est alors qu'un homme d'âge moyen s'approche, l'air affable et bien mis : «C'est vous Glucksmann? - Oui. - Je vous observe depuis un bon moment, poursuit-il sans agressivité, comment pouvez-vous sourire à un enfant et voter Sarkozy?» Aux abords des écoles, les panneaux officiels affichent le candidat de droite affublé des moustaches et de la mèche du Fùhrer. «Sarko-facho», «Sarko-Hitler», «Sarko- Mussolini», les tags sur les murs fleurent bon la conne-

rie. «Sarko métèque» exhale un parfum plus noir. Comble du comble, le hold-up électoral est organisé par certains de mes amis, sous la houlette d'un pernicieux «TSS», «Tout Sauf Sarkozy», que je traduis par «Tout sauf la rupture». Je me rends donc à Bercy pour objecter à l'arnaque, espérant par mon humble présence quelque peu «dédiaboliser» un candidat qui n'est satanique que dans le catéchisme d'une gauche sans idées. Je soutiens le tombeur de Le Pen, celui qui a rendu hommage à la France plurielle, aux étrangers, républicains espagnols, Juifs, Arméniens, qui se battirent pour que vive la France. Je viens dire qu'il est le candidat de l'ouverture contre les discriminations sociales et racistes, de l'ouverture du marché du travail contre le chômage, de l'ouverture de la diplomatie aux droits de l'homme contre la realpolitik. Je soutiens le candidat qui dénonce le calvaire des infirmières bulgares, d'ingrid Betancourt, du Darfour et de la Tchétchénie, le candidat qui fit le voyage de Kiev au lendemain de la Révolution orange, l'ami de la Géorgie des roses et l'ennemi déclaré des réseaux françafricains qui portent une responsabilité dans le dernier génocide du xx e siècle, au Rwanda. Je me souviens avoir construit ma courte allocution sur le mot : «ouverture». Mes amis me le reprochèrent, prétextant que plus sectaire que Sarkozy, tu meurs. La nomination immédiate de Kouchner, puis celle de Fadela Amara, Hirsch, Jouyet ou Besson au gouvernement les laissèrent pantois. Je viens aussi partager son diagnostic : il est temps de rompre avec trente années (et non pas cinq comme dit la gauche) de renoncement à la politique et aux valeurs universelles de la France. Ironie du sort? C'est debout devant Dominique de Villepin, incarnation de cette posture cynique, que je prononce mon petit discours. C'est au tour de Sarkozy. Et il s'en donne à cœur joie. Lui qui, tout juste collégien, n'a rien connu du bonheur