Brève autopsie du «happy slapping», Christian Papilloud, Université de Lüneburg, (papilloud@uni-lueneburg.de)



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Transcription:

Brève autopsie du «happy slapping», Christian Papilloud, Université de Lüneburg, (papilloud@uni-lueneburg.de) L expression «happy slapping» renvoie aux sémantiques de la photographie, de la sociabilité et de la cruauté adolescente : «Il semble que ce soit une variation sur happy snapping, qui référait au début du vingtième siècle au fait de prendre des photos et de conclure des rendez-vous. Happy slapping évoque également l adjectif slaphappy, définit par le dictionnaire Chambers comme l expression d une joie insolente ou impertinente. Généralement, un happy slap suppose une attaque contre un étranger par un groupe d adolescents. L incident est filmé avec un téléphone équipé d une caméra par un des happy slappers. Ensuite, la vidéo est mise en circulation et peut être regardée. Il semble que le phénomène soit apparu à Londres à l automne 2004» (Chambers Wordwatch, 2005) 1. I Le «happy slapping» souvent qualifié de phénomène typique de la «yob» culture, touche spécialement l Angleterre 2. Le terme anglo-australien «yob» signifie «voyou», voire «hooligan», qualifiant le goût prononcé des «slappers» pour la provocation sans nuance. Des séries télévisées ont souvent été pointées du doigt, ayant soit-disant favorisé ce phénomène qui consiste à développer des comportements absurdes et à s infliger à soi ou à autrui des châtiments corporels (p.ex. Jackass ou Dirty Sanchez diffusés sur une chaîne de télévision musicale). En pratique, le «happy slapping» va parfois plus loin. Certaines attaques dépassent la mise en scène de la violence, l exercice ludique de la brutalité ou le voie de fait : «des jeunes ont même violé une fillette de onze ans lors d une attaque happy slapping filmée au téléphone portable» (Anonyme, 18.06.2005) 3. Plus récemment, le «happy slapping» se décline en «happy burning»: «Quatre personnes de 17 à 18 ans sont soupçonnées d avoir mis le feu à une voiture au milieu du mois de juin et d avoir ensuite pris des photos avec leur téléphone portable» (Anonyme, 24.06.2005) 4. Dans un entretien pour la Süddeutsche Zeitung, Graham Barnfield nuance le nombre de cas de «happy slapping» : «Il n y a pas d analyse quantitative sur le sujet. Sur Internet on voit toujours circuler les mêmes 30 spots, dont la moitié sont quelque peu arrangés. Je ne veux naturellement pas minimiser le phénomène, mais je veux prévenir toute hystérie» (SZ, 28.06.2005). Toutefois, insiste Barnfield, il faut se montrer attentif à la signification, assez étrange, de cette pratique. Elle consiste en une atteinte corporelle dont l objectif est non seulement de vulnérabiliser la personne, mais encore la rencontre, la situation de face-à-face, la relation interpersonnelle : «Il n y a tout simplement plus de respect de ce que l on a en face de soi, plus d empathie, plus de solidarité» (idem). D une part, le «happy slapping» intègre les éléments de la situation du face-à-face (la rencontre avec autrui, les routines liées aux communications avec lui, etc.) sur le mode de l extraordinaire, de l éphémère et du fragmentaire du destructible. Cette pratique n est pas forcément préméditée (comme c est le cas de la violence urbaine habituelle, p.ex. lorsqu il y a confrontation de bandes, gangs ou milices, ou encore lorsqu il s agit de s acquérir un territoire réel ou symbolique, et plus simplement de voler un bien), ni réactive (p.ex. face à une menace). L acte est furtif. Il est exercé au hasard de l envie du «slapper» et des gens qu il croise. Il est peu élaboré techniquement (même si cette forme de violence peut supposer une sorte d esthétique). Aussi, le «happy slapping» se distingue des formes plus ritualisées de violence, qui supposent une pratique plus ou moins routinisée dont les phases et la planification sont assez strictement codées 5. D autre part, le «happy slapping» recourt à une socialité disponible par le biais d une technologie digitale de communication, 1 La remarque de Soanes permet de mieux comprendre la signification culturelle de «happy» dans l expression «happy slapping» pour les Anglais lorsqu elle dit: «Avant le début de cette année, quiconque en Grande-Bretagne ayant entendu l expression happy slapper pouvait s attendre à rencontre une belle et insolente femme à la réputation sulfureuse» (Soanes, 18.05.2005). Le contraire du «happy slapping» serait, nous dit-on encore, le «happy clappy» (Anonyme, 16.05.2005), un terme signifiant à peu près «Félicitations!» ou «Bien joué!», exprimant l enthousiasme, et qui est utilisé dans les gangs de voleurs de rues pour qualifier leur état d esprit fait de défiance et de fierté. 2 Pourquoi l Angleterre? Selon Barnfield, il s agirait d une réaction directe des jeunes à l Anti-Social Behaviour Order édicté en novembre 2002 et chargé de sanctionner les comportements anti-sociaux, en particulier ceux des jeunes gens (cf. SZ, 28.06.2005). Pour mémoire, rappelons que le Anti-Social Behaviour Order a un antécédent, le Crime and Desorder Act de 1998, et qu il a débouché sur l Anti-Social Behaviour Act de 2003, récemment réaménagé fin octobre 2004 par le gouvernement anglais. On peut trouver des réactions directes de la défiance exprimée par certains «slappers» à l encontre de membres du gouvernement anglais ayant participé ou soutenu l adoption de ces actes, notamment lorsqu ils ont failli être victimes de «happy slapping» (p.ex.: Anonyme, dès le 12.05.2005). 3 L exemple est célèbre, on le retrouve d ailleurs sur d autres sites Internet, comme ici <http://derstandard.at/?url=/?id=2083503> (en date du 27.06.2005). On trouve d autres faits divers de ce type, comme le cas de la jeune Becky Smith, 16 ans, temporairement paralysée après avoir été attaquée par une autre jeune fille du même âge près de chez elle (cf. Anonyme, 20.05.2005). 4 Notons qu il s agit ici d un des rares cas de «happy slapping» en dehors d Angleterre et de la région londonienne, puisqu il s est produit en Suisse, dans le canton de Soleure. Des phénomènes similaires se sont également produits à Bâle, selon le site Internet neuch.ch (cf. Anonyme, 16.06.2005) et l article du 17.06.2005 du Journal l Alsace (cf. Anonyme, 17.06.2005), qui traduit «happy slapping» par «joyeuse dérouillée». Il semble également, mais les sources journalistiques ne sont pas unanimes sur ce point, que le «happy slapping» apparaisse progressivement aux Etats-Unis. 5 Un indicateur négatif de l originalité du «happy slapping» comme pratique sociale de la violence vient de la difficulté qu ont certains «slappers» à le légitimer autrement qu en le rapprochent des formes habituelles de violence. Le «happy slapping» est légitime s il est pratiqué entre initiés, où il répond de la routine groupale, des habitudes collectives. Exercé au hasard, il perd cette légitimité (p.ex. la discussion à ce propos sur <http://www.letssingit.com/?/topic-118887-1.html>; dès le 22.05.2005).

également qualifiée par certains de «technologie du contact interpersonnel» (cf. Spitzberg, Hooker, 2002: 72): le téléphone portable 6. «Slappers» et «non-slappers» profitent de cette socialité digitale, qui permet de ressourcer des pratiques sociales d initiés ou de s attirer les quidams qui s étonnent, s émeuvent ou s amusent de ce genre de phénomène. Le recours à l Internet comme dépositaire des expressions diverses de cette socialité de fait, pourvoyant les images et les vidéos que les «slappers» ont stockées dans leur téléphone portable, repose le problème de l idée même d une frontière entre les pratiques sociales violentes et non-violentes, le caractère légitime/non-légitime, amusant/non-amusant, etc. de ces pratiques. Le «happy slapping» est-il un acte criminel ou une simple provocation d adolescents? II Il est difficile de répondre à cette question. En effet, le «happy slapping» n a plus grand chose à voir avec un acte de contestation implicite ou explicite. Il ne s agit pas non plus d une espèce de dénonciation du pouvoir de surveillance (légalement institué ou non) des comportements des jeunes. Dans son article du 20 mai 2005, Chris Johnston notait d ailleurs : «Certaines écoles ont désormais interdit les téléphones avec appareils de photos dans l optique de stopper le phénomène, et d autres écoles ont identifié et suspendu les protagonistes de ce genre d acte. Une telle action est pourtant incapable de pouvoir faire infléchir la courbe de popularité du phénomène, si l on tient compte que la plupart de ces attaques se produisent dans des lieux publics» (Johnston, 20.05.2005). Sur un mode analogue, le Chicago Tribune insiste sur l impuissance du contrôle parental des jeunes «slappers», un thème largement repris par les forums de discussion anti-slapping (CT, 19.06.2005). Les autorités judiciaires anglaises reconnaissent également qu il est très difficile de surveiller et d agir contre les «slappers». Les actions se déroulent rapidement et il n est pas illégal de distribuer les films de «happy slapping» sur Internet. Enfin, il est bien difficile de trouver dans le «happy slapping» une revendication du besoin d intégration sociale par symbolisation négative, c est-à-dire par destruction/désintégration des hérauts de l intégration ou des personnes qui en portent les signes. Le «happy slapping» n a même pas les attributs traditionnels de la petite délinquance, bien qu il puisse en imiter les formes 7. L important est qu il soit aussi choquant que distrayant 8, sans mener pour autant au vol, au viol, ou au meurtre. Il semble également difficile de voir dans le «happy slapping» une forme de harcèlement (harassment) ou un exemple de tyrannie quotidienne (bullying), comme cela est parfois suggéré 9. L effet de la technologie médialique sur la violence urbaine crée d ailleurs un déplacement de l interrogation sur ce genre de pratique. Il est aussi difficile de la définir que d intervenir directement sur elle. Il faut alors procéder indirectement, en empêchant qu elle soit donnée en spectacle. III Pour enrayer le «happy slapping», il faut, nous disent les directives des associations contre la tyrannie quotidienne (cf. <http://www.antibullying.net/>), supprimer l usage des téléphones portables aux moins de 18 ans. Cette proposition se heurte pourtant à de nombreuses difficultés. Il est presque inimaginable qu on puisse empêcher aux jeunes l accès à la téléphonie portable. Il y a plusieurs raisons à cela. La première tombe sous le sens: empêcher l accès à une technologie de communication comme le téléphone portable serait inévitablement pris pour une atteinte à la liberté de s exprimer 10, surtout lorsque l on sait que presque tous les jeunes, dès 11-13 ans, possèdent un téléphone portable 11. De plus, et c est un des effets pervers du «happy slapping», les parents acceptent assez bien que leurs enfants possèdent un téléphone portable. Ils voient dans cette technologie un garant de sécurité. Elle permet aux parents et à leurs enfants de pouvoir se contacter en temps voulu en cas de problème. Elle donne également à chacun la possibilité de mieux contrôler son quotidien, comme p.ex. de mieux coordonner vie individuelle et vie familiale. Enfin, le même téléphone portable utilisé pour pratiquer le «happy slapping» peut également prévenir un danger ou sauver des vies, comme par exemple celles des victimes de «happy slapping». Cet arbitrage complexe entre liberté, sécurité et contrôle visant à enrayer le phénomène du «happy slapping» connaît un nouveau prolongement. Pour contrôler la pratique du «happy slapping», il s agirait de 6 Comme Pavlik le rappelle, les premiers téléphones portables apparaissent aux Etats-Unis dès 1996 (Pavlik, 1996: 24). 7 Dans un registre analogue, certains «slappers» dérivent vers l imitation du suicide, par exemple en se faisant filmer en train de se jeter par une fenêtre du deuxième étage d un immeuble (cf. Anonyme, 27.05.2005). 8 Sur l ensemble de ces points qui permettent de distinguer le «happy slapping» des formes habituelles de criminalité, cf. l article de Akwagyiram (Akwagyiram, 12.05.2005). Pour un exemple de «happy slapping» comme forme de criminalité traditionnelle (ici, le racket), voire l article publié par Agenda Inc. (cf. Agenda Inc., 05.05.2005). 9 Le lien suivant donne un exemple de ce genre de rapprochement <http://www.sternfannetwork.com/forum/showthread/t-58669.html>. 10 L histoire récente du téléphone portable est liée à la liberté d expression, voire à la revendication politique. L usage de ces téléphones dans certains pays où la liberté d expression est limitée le montre bien, comme nous le dit Kirshenblatt-Gimblett : «Lorsque l armée coupe les lignes téléphoniques en Thaïlande, les gens répondent en utilisant leur téléphone cellulaire» (Kirshenblatt-Gimblett, 1996: 27). 11 Le dictionnaire Chambers avance le chiffre de 92% des jeunes britanniques entre 11 et 16 ans (cf. Chambers Wordwatch, 2005). On est loin du constat en demi-teinte de Pavlik, qui regrettait, il y a une dizaine d années environ, que les téléphones cellulaires pouvant envoyer des petits films vidéo n intéressaient pas le public des consommateurs (cf. Pavlik, 1996: 121).

développer des technologies visant à bloquer à distance une partie des fonctions d un téléphone portable (typiquement la caméra, équipant presque tous les téléphones contemporains) dans certains lieux donnés (p.ex. à l école), voire à certains moments privilégiés 12. Autrement dit, il ne s agit pas prioritairement de supprimer l usage du téléphone portable. Il faut intervenir de manière sélective pour contrôler l accès à l espace de socialité digitale où s échangent et se visionnent les courts-métrages des «slappers». IV La dimension «trans» de cette socialité (transition, transmission, transaction, transcription, transformation, etc.) se développe aux croisements des réseaux de la communication technologique. Il est le seul lieu où le divertissement transperce la violence, où le «slapping» devient «happy». L idée et la pratique de la violence qu elle dénote trouvant ici des contenus et des formes aux nouveaux effets de séduction. Cette nouveauté de la violence urbaine paraît être à la fois technologique et sociale, donnée dans: a) le téléphone portable, dit également mobile, cellulaire ou encore satellite, équipé d une caméra et susceptible de ménager des accès à un espace de socialité impersonnelle par le biais d une connexion à Internet ou à un autre réseau de communication (p.ex. un réseau intranet, un forum de discussion, etc.); b) cette socialité impersonnelle, cette «contactualité perpétuelle» (cf. Katz, Aakhus, 2002) entretenue par des machines et des media, une socialité qui n est explicitement désirée par personne mais potentiellement désirable par tous, constamment présente aux croisements des communications digitales, qui se reconnaît à sa dimension «trans», où les messages et les événements les plus divers se rencontrent, se pénètrent, mutent, s annihilent ou s évitent. Le téléphone portable donne de nombreux exemples, souvent négatifs, de la contactualité perpétuelle que pourvoit la socialité impersonnelle entretenue par les nouvelles technologies de communication. Ainsi, nombre d usagers de la téléphonie mobile n hésitent pas à éteindre leur téléphone ou à dévier les appels éventuels. Il s agit d éviter de devenir sujet de la contrainte réciprocitaire découlant de la contactualité perpétuelle dont le désir stimule en revanche chez les «slappers» l exercice de la violence-happening du «happy slapping». Néanmoins, il est très difficile de faire un relevé empirique même général de cette «nouveauté», de ces nouvelles pratiques que la technologie du téléphone mobile alliée à la socialité impersonnelle évoque à l exemple du «happy slapping». V Bien loin du contexte des études sur la violence urbaine, Caporael et Xie ont mené une enquête comparative sur l usage du téléphone mobile en Chine et aux Etats-Unis. Ils partent du principe que la téléphonie mobile et les assistants personnels digitaux (abrégés PDA pour Personal Digital Assistant) qui cumulent souvent les fonctions de base de la téléphonie et de l ordinateur, révolutionnent une idée reçue, à savoir: nos relations et nos communications s inscrivent dans un cadre spatio-temporel bien défini. Aujourd hui, nous disent les auteurs, ces technologies thématisent leur propre espace et leur propre temporalité. Elles sont donc susceptibles de déboucher sur des relations et des communications qui échappent aux catégories que nous utilisons habituellement, en particulier en sociologie et en psychologie sociale, pour penser ces phénomènes de relation et de communication. «Le téléphone mobile et le PDA ne sont pas seulement des machines devenues ce que nous sommes. Ce sont des machines à qui nous avons demandé de devenir ce que nous sommes» (Caporael, Xie, 2003: 219) 13. Est-ce bien le cas? Pour le savoir, les auteurs formulent deux hypothèses (sur les quatre initiales de leur enquête) pour interroger la manière dont les gens redéfinissent leurs espaces d activité et leur temps d occupation à travers l usage de leur téléphone portable et du PDA. Dans les deux cas, il s agit de savoir comment ceci influe sur leurs relations interpersonnelles. L enquête des auteurs indique qu il ne semble pas y avoir de changements significatifs impliqués par l usage du téléphone portable ou du PDA dans les relations interpersonnels que chinois et américains privilégient (idem: 226). Finalement, c est surtout l usage du téléphone portable chez les mères de famille qui semble influer sur les rapports interpersonnels. En s équipant d un mobile, la maman devient, selon l expression de Rakow et Navarro, une mère activable à distance (remote mothering; cf. Rakow, Navarro, 1993: 144-157). En un sens, nous disent les auteurs, elle y trouve son compte, puisque le téléphone portable lui permet 12 Aux Etats-Unis, ce sont ce que l on appelle des «cellulars blockers», littéralement une technologie permettant de bloquer les téléphones cellulaires (cf. sur cette technologie, <http://www.ananova.com/news/story/sm_1434268.html?menu>, publié en 2005). Ces «blockers» font également partie de la stratégie globale prônée par le gouvernement britannique pour lutter contre le «happy slapping» (cf. Anonyme, 19.06.2005). 13 Les auteurs reprennent ici l expression bien connue de James E. Katz qu il utilise dans son livre du même titre, Machines that become us (2003). Dans le contexte de leur enquête, les auteurs indiquent que cette expression réfère à la façon dont nous déléguons de plus en plus de tâches d organisation et de mémorisation à des machines ou des media qui nous rappellent en temps utile ce que nous ne devons pas oublier de faire. Les auteurs donnent un exemple extrême de ce phénomène en mentionnant les propos d une mère de famille qui leur parle de l utilisation de son assistant personnel pour se souvenir qu elle doit développer des relations romantiques: «Oui, c est vrai. Des relations romantiques. Comme si je pouvais me souvenir à quoi elles ressemblaient. Je sais bien que cela semble un peu étrange et un peu impersonnel d avoir quelque chose comme ça dont son système A Faire, mais j en ai besoin car je n ai pas une bonne mémoire et je ne veux pas manquer les choses importantes» (Caporael, Xie, 2003: 227).

de pouvoir coordonner la vie familiale et tend ainsi à adoucir les rapports entre les membres de la famille 14. Mais en un autre sens, le recours à la socialité impersonnelle permise par le téléphone portable donne un tour plus fonctionnel à l exercice des rapports sociaux quotidiens tout en contribuant à en redéfinir la pratique, c est-à-dire non seulement leurs frontières spatio-temporelles, mais également et peut-être surtout leur caractère de socialité, leur particularité, leurs signes distinctifs, etc. VI Le téléphone, ce «raccourci linguistique pour un ensemble d institutions, de technologies, de gens, de pratiques liés entre eux de manière adéquate et peut-être nécessairement oubliés lorsque nous passons un coup de fil» (Sterne, 2003: 182), pose dès son implantation à la fin du XIX siècle le problème auquel les nouvelles technologies de communication nous rendent attentifs aujourd hui, à savoir: la disparition des critères habituels de la distinction sociale et la reconfiguration complète du lien social: «Un problème des plus préoccupants fut celui de savoir comment défendre les distances sociales habituelles renforcées et maintenues par le face-à-face et que le téléphone et le télégraphe menaçaient de faire disparaître. Dit de manière un peu abrupte, les nouveaux media donnaient la possibilité aux mauvaises personnes de devenir familières» (Marvin, 1988: 88) 15. Un des grands soucis des autorités américaines de l époque et des premières compagnies de téléphone était de réglementer l usage de la parole lorsque l on téléphone de sorte à ce que les codes socio-langagiers utilisés au quotidien pour se parler ne se perdent pas (idem: 89). Ceci était d ailleurs d autant plus le cas que l arrivée du téléphone dans les foyers donnait à la femme une nouvelle importance au sein de la famille comme interlocutrice privilégiée des communications téléphoniques, à qui il s agissait de s adresser correctement (idem) 16. Voilà pourquoi certaines compagnies de téléphone, nous dit Marvin, «imposent des règles contre le langage impropre ou vulgaire dans les communications téléphoniques en enlevant les instruments des abonnés qui ne respectent pas cette règle de bienséance sociale. Lorsque un abonné poursuit une compagnie [de l Ohio; CP] devant la justice, le juge déclare à l issue du procès: Le téléphone pénètre de multiples cercles familiaux... Toutes les communications doivent se produire en langage châtié. De plus, dans la plupart des cas, les opérateurs de l échange sont des femmes raffinées, et au-delà, tout opérateur doit être protégé contre l insulte» (idem). De son côté, la femme y trouvait une indépendance jalousée des hommes, qui n hésitent pas à dire qu une femme passant trop de temps au téléphone souffre «de bêtise électrique» (electrical ineptitude; idem: 24). Comme dans le cas du «happy slapping», il s agissait de supprimer le téléphone aux femmes jugées trop bavardes ou trop savantes, et aux contrevenants à cet ensemble de règles exportées de la situation du face-à-face vers la situation de la communication téléphonique. Dans les deux cas, on ne craint pas un réel trouble de l ordre public sous prétexte de la menace directe exercée par la prolifération des discussions relâchées ou des actes de provocation juvénile. Il s agit plutôt de réinscrire ces phénomènes dans le cadre de frontières sociales connues, reposant sur des principes de classification et de classement également connus et pratiqués dans les autres domaines de la vie quotidienne. Il s agit de maintenir l ordre habituel des choses. C est pourquoi la provocation véritable du «happy slapping» est peut-être d abord d ordre socio-cognitive avant même d être politique: ce phénomène nous met brutalement face à certains principes fondamentaux à la base de l ordre social de demain qui heurtent nos certitudes à propos des garants de l ordre légitime d aujourd hui, et qui nous met face au fait de ne pas comprendre les nouvelles formes de la sociabilité en formation. Il laisse présager que la socialité impersonnelle, au premier plan dans l usage des technologies digitales de communication, renvoie à une manière fondamentalement différente d ordonner le monde quotidien, c est-à-dire de développer des pratiques et de les intégrer au sein d un style de vie. Références Caporael, L.R., Xie, B., 2003, «Breaking Time and Place: Mobile Technologies and Reconstituted Identities», James E. Katz (ed.), Machines that become us. The Social Context of Personal Communication Technology, New Brunswick, London: Transaction Publishers, 219-232. Fischer, C., 1994, America Calling: A Social History of the Telephone to 1940, Berkeley: University of California Press. Katz, J.E., Aakhus, M., 2002, Perpetual Contact: Mobile Communication, Private Talk, Public Performance, Cambridge: Cambridge University Press. Katz, J.E. (ed.), 2003, Machines that become us. The Social Context of Personal Communication Technology, New Brunswick, London: Transaction Publishers. Krishenblatt-Gimblett, B., 1996, «The Electronic Vernacular», George E. Marcus (ed), Connected. Engagements with Media, Chicago and London, The University of Chicago Press: 21-66. 14 Ceci ne veut pas dire que les femmes sont plus intéressées que les hommes à cette forme de communication mobile, ce serait même le contraire précise Katz (cf. Katz, 2003: 20), qui y voit l oeuvre d un déterminant social du genre, l homme s intéressant plus à la technologie que la femme. 15 Notons que l étude empirique de Webster et Trevino sur le choix du media de communication selon la distance qui sépare les personnes en communication indique très clairement que le téléphone est un des rares media auquel on recourt indépendamment de la distance géographique et sociale qui peut exister entre les personnes en communication (cf. Webster, Trevino, 1995: 1564). 16 Les études de Fischer ont depuis insisté sur la permanence de ce phénomène jusqu à aujourd hui, où c est la femme qui s occupe du travail de répondre aux appels téléphoniques et de distribuer les communications téléphoniques dans la famille ou l entreprise (cf. Fischer, 1994). Sur ce point, cf. également le travail de Rakow (Rakow, 1992).

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