LE PRISONNIER DE GEORGES DE LA TOUR : OU LE DEVOIR DU POETE POUR RENE CHAR



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Transcription:

LE PRISONNIER DE GEORGES DE LA TOUR : OU LE DEVOIR DU POETE POUR RENE CHAR René Char, on le sait, vivait dans l entourage des peintres, de ses contemporains d abord, mais aussi de Poussin, Courbet ou Georges de La Tour. En dehors des affinités personnelles ou des questions de goût, qu est-ce qui le liait tant à ces peintres, lui qui va jusqu à les appeler ses «alliés substantiels»? Il en est un en effet qui semble trouver des résonances profondes dans son œuvre : il s agit de de La Tour et tout particulièrement, de son tableau dit du Prisonnier, renommé récemment Job raillé par sa femme. René Char a découvert ce tableau, dont il dit lui-même qu il lui est très cher1), lors de l exposition de l Orangerie à Paris, en 1934. Quelques années plus tard, en 1940, alors qu il est chef de l armée secrète, il épinglera une petite reproduction en couleur du Prisonnier dans son poste de commandement à Céreste2). À la fin de la guerre, revenant aux Busclats, la maison familiale de l Isle-Sur-Sorgue, il aura soin de raccrocher au mur de son cabinet de travail sa chère reproduction du Prisonnier3). Dans son recueil Seuls Demeurent (1938-1944), il se montre reconnaissant au peintre d avoir combattu en lui l idée d une «condition humaine incohérente»4 et d avoir soutenu son action contre un monde devenu fou. Dans le recueil suivant, Feuillets d Hypnos, il voit en de La Tour celui qui «maîtrisa les ténèbres hitlériennes» et ceci par «un dialogue

2 d êtres humains» (F.M., p.218), et décrit avec précision le dit tableau. Jusqu à la fin René Char se dit redevable de ce Prisonnier, y faisant explicitement allusion dans son poème «Justesse de Georges de La Tour»5 (1966), ainsi que dans La nuit talismanique qui brillait dans son cercle (1978). Le poète s en explique un peu dans un entretien avec Raymond Jean, en 1968 : «Georges de La Tour, confie-t-il, est souvent mon intercesseur auprès du mystère poétique épars sous les hautes herbes humaines»6). On peut d ores et déjà supposer que sa peinture a réellement soutenu René Char dans son travail de poète et qu elle l a rapproché du mystère. D autre part, il fait toujours appel quand il évoque de La Tour aux notions d impératif ou de secours, pour louer aussitôt sa justesse de vue. Or les poèmes ou pièces de René Char reviennent aussi constamment à la notion de devoir ou de condition à remplir. Ce n est pas tant un impératif moral ou social qu une exigence intérieure que le poète s impose à lui-même; exigence due à «un humanisme conscient de ses devoirs» (F.M., p.173), dit-il, ou encore imposée «par quelque chose ou quelqu un à sauver»7). Lui-même ne peut se libérer de ce devoir qu il ressent comme une «contrainte absurde» (T., p.1028), car surgie inexplicablement de sa conscience. Qu y-a-t-il donc à sauver, qui s impose avec tant de force, et dont le peintre serait l intercesseur dans son tableau du Prisonnier? Car le résistant que fut René Char, après avoir combattu contre «les ténèbres Hitlériennes», conservera la même ardeur pour lutter contre toutes les formes de totalitarisme, de mensonge, ou d entreprise de destruction de l homme et de la nature. On ne s étonnera donc pas de le voir associer le tableau du Tricheur de de La Tour à une requête contre la présence d armes nucléaires sur le plateau d Albion. Il y voit la même lutte contre le Mal. En effet, si ses poèmes semblent constater, impuissants, l évidence de ce Mal, dans le même temps ils rétablissent l existence de son contraire, qui n est jamais le Bien, pour René Char, mais une vie pleine de promesses. Tel est le paradoxe d une poésie qu il dit «née de l angoisse de la rétention et d un appel d un devenir» (F.M., p.247). Cette rétention, il l a connue par sa vie de résistant clandestin, caché dans une maison du petit village de Céreste, inconnu aussi aux yeux de ses compagnons qui ignoraient sa tâche de poète. Et cependant, c est en sa qualité de poète qu il tient à se

3 mêler au combat. Quel allié a-t-il alors trouvé en Georges de La Tour, qui lui permette de découvrir dans sa responsabilité de résistant, son devoir de poète? En comparant les conditions objectives de sa rétention avec la description qu il donne du Prisonnier, nous comprendrons mieux comment le poète, et non pas le résistant, s est reconnu dans ce prisonnier. Alors apparaîtra le sens de son combat et nous saisirons mieux quelles sont ces «preuves» 8) trouvées dans le tableau du Prisonnier, qui lui imposèrent pour toujours le devoir de se battre. Enfin, nous pourrons nous demander ce qu il y avait, pour ce soldat-poète, finalement de plus impérieux à défendre en l homme que la liberté. SA CONDITION DE PRISONNIER Avant de décrire le tableau du Prisonnier, le poète prend bien soin d indiquer les circonstances particulières dans lesquelles ce tableau s inscrit : La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de la Tour que j ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps réfléchir son sens dans notre condition.(...). Depuis deux ans pas un réfractaire qui n ait passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. Cette précision sur l emplacement du tableau souligne d emblée le lien avec sa situation de résistant qu il qualifie ici de «réfractaire». La reproduction du Prisonnier est au cœur même des combats, dans le poste de commandement du Capitaine Alexandre, pseudonyme de résistant du poète, où se donnent et se prennent les missions militaires. Il représente l horizon fermé de ceux qui se cachent dans la clandestinité du Maquis, murés dans leur repaire. D autre part, le poète identifie le tableau à son désir de nuit. Car l occupation Nazie, tout autant que la collaboration de l état français, est le signe pour lui que «le soleil (après être entré) dans le signe de ses ennemis»9), et devenu «lumière pourissante» (N., p.467). Il opte donc pour l obscurité de l action

4 secrète et la nuit de l exil loin du cercle des poètes. En choisissant le maquis, le poète sait qu il se condamne doublement au mutisme, en soldat d une armée secrète et en poète aussi. Car, dans une époque où la parole est capturée par la propagande au profit du mensonge ou de crimes, le poète n a plus qu à s effacer. Cette époque rendrait indécente sa parole. Il sait qu il ne peut plus parler, que «sa langue est tranchée» (F.M., fr. 57, p.189). Il entre alors résolument dans le chaos de l action, et note sur son carnet de combat : Tout ce qui a le visage de la colère et n élève pas la voix (F.M., fr. 92, p.197). Il s en tient à la fureur des armes et se voit contraint d admettre, expérience capitale pour un ancien surréaliste, que la poésie «n est pas partout souveraine» (F.M., fr. 132, p. 207). Dans le même temps, il prend conscience que malgré ce désastre extérieur, il porte en lui des capacités d écriture qui semblent presser ses mains de se remettre à l ouvrage : «Que voient les emmurés? L oubli? leurs mains?»10), s interroge-t-il douloureusement. Ailleurs il reprendra l image du mur, pour dire la même aridité : Les Ténèbres du Verbe m engourdissent et m immunisent. Je ne participe pas à l agonie féerique. D une sobriété de pierre, je demeure la mère de lointains berceaux (F.M., fr. 95, p.198). L expérience de l emprisonnement se fait toute intérieure. C est en lui-même que le poète est muré. Devenu insensible sous l avalanche du mal, non seulement il ne peut plus écrire, mais encore il n a même plus la force de rêver ni de se souvenir. «Pas un souvenir» n arrive à le faire même «frissonner». Dans un poème de 1956 consacré au supplice de Jeanne d Arc, il saisit par expérience les maux dont souffre «l âme mise au cachot puis au supplice» (R.B.S., p.666). Comme Jeanne il souffre de sa solitude. Dans ses rapports avec les autres combattants, il a conscient en effet de vivre «(son) mystère» au milieu d eux (N., p.429). Il laisse alors échapper cette interrogation angoissée :

5 Comment m entendez-vous? Je parle de si loin... (F.M., fr. 88, p.197). Mais dans le même temps où il est tenté de s enfermer dans sa singularité de poète, le combat le rend solidaire de ces hommes. Il parle au nom des réfractaires, à la lueur de leur condition commune. Il se dit reconnaissant d avoir pu combattre auprès de ces «braconniers de Provence» (F.M., fr. 79, p.194) à la loyauté indéfectible. Mais comment la parole poétique peut-elle établir le dialogue? Peu à peu, ce métier aussi imprévu montre le poète aux prises avec sa propre parole poétique. De l action il ne tire que du remords, celui de devoir «fixer le destin» d autrui (F.M., fr. 150, p.211), d être demeuré misérable à combattre «contre les chiens de l enfer» (R.B.S., p. 633). Il hésite à qualifier ses actes de justes et en vient à espérer «une balle perdue» pour éloigner un mouchard (F.M., fr. 215, p.226). Même engagé, il reste incertain sur le sens de son combat. Dans sa pièce «Le Soleil des eaux» de 1947, il met dans la bouche du sage Auguste sa propre interrogation : «le feu! Le juste ou le terrible» (T., p.1042). Lui-même n est pas fixé. Il ne regarde pas sans responsabilité ses contemporains s enfoncer dans la spirale du mal 11), et se sent personnellement coupable des rafles d israélites : Je veux n oublier jamais que l on m a contraint à devenir pour combien de temps? un monstre de justice et d intolérance (...) Les rafles d Israélites, les séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices hitlériennes sur les villages ahuris, me soulèvent de terre, plaquent sur les gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge (R.B.S., «Billets à Francis Curel, 1943, p.633). C est un être intimement brisé qui fait face à l évidence blessante du triomphe nazi. Après avoir répliqué aux coups, il est tenté maintenant de céder à la «léthargie» (F.M., p. 146) du sommeil, sous cette «canicule des preuves» (F.M., p.144). D autant plus qu il pressent que cette vie humiliée par la barbarie, ce bien ou cette beauté bafoués, (les deux mots sont synonymes pour René Char), le sont pour les siècles à-venir. Il a

6 saisi en effet que l homme est entré dans un engrenage. Ionesco dans son opéra sur Maximilien Kolbe a dénoncé le même cycle infernal du mal, puisque les prisonniers du bunker de la faim deviennent à leur tour les bourreaux de leurs geôliers, dans une danse infernale. René Char explique que cette tendance à écraser son prochain, si elle ne s incarne plus dans un totalitarisme politique, est cependant enfouie dans l inconscient des hommes. Un mouvement a été donné. Désormais, «on vivra en improvisant à ras de son prochain» (R.B.S., p.743). Le poète prédit en la dénonçant cette sorte d indifférence et d intolérance à l égard de l autre. La terre est devenue irrémédiablement invivable; elle n est plus qu un «cri immense dans la gorge de l infini écartelé» (R.B.S., p.633) qui retentit jusqu au fin fond du cosmos. Désormais, incapable de tout mouvement, il se tiendra «assis devant l âtre de la bestialité» 12), comme le Prisonnier recroquevillé de La Tour. A ses pieds, l écuelle vide et ébréchée signifiera son absolue aridité intérieure. «L écuelle est une ruine». Seul reste au prisonnier son dénuement. Dans la silhouette du Prisonnier, à demi-nu, décharné, le dos voûté, la poitrine creuse, le poète reconnaît sa propre «maigreur d ortie sèche». Mais, se faisant, il se rapproche du souffle, lui dont l existence désormais ne pèse pas plus que l herbe sèche. Comme alors il ressemble à Job! Et c est là paradoxalement sa seule ressource : S il te faut repartir, prends appui contre une maison sèche. (...) Ses propres fruits le désaltéreront 13). C est en lui même, dans cette aridité intérieure, au delà de son habileté de poète ou de sa belle carrure de chef de combat, qu il trouvera les ressources lui permettant de franchir les impasses de l action ou du rêve. Le vrai bien, la légitimité de son combat semblent être ailleurs. Le poète aspire ainsi moins à la liberté, qu à la «transhumance du Verbe» 14). Comme le berger au moment des grosses chaleurs souhaite conduire ses troupeaux vers les hauts plateaux, le poète, fuyant l asphyxie de l idéologie nazie, cherche à élever son Verbe poétique, auquel il met une majuscule, aux parages du mystère.

7 SECOURS APPORTÉ PAR UNE TERRESTRE SILHOUETTE D ANGE René Char saisit qu à se battre avec l adversaire, il y a tout perdu. Il considère peu à peu sa vulnérabilité comme une chance de l emporter sur son ennemi triomphant; car sa pauvreté est la seule réalité qu il ne partage pas avec lui. De même sa foi en la beauté. Poète, il comprend qu il doit lutter avec les ressources de sa condition. Son devoir est de renouer avec la beauté dans un monde ravagé, d affirmer par sa poésie que les sources d émerveillement n ont pas sombré définitivement : Notre rôle à nous est d influer afin que le fil de fraîcheur et de fertilité ne soit pas détournée de sa terre vers les abîmes définitifs (R.B.S., p.638). Pour cela, il doit admettre que son inspiration lui est donnée gratuitement comme la pluie et donc qu elle dépasse toutes contingences. Il lui faut croire à l alternance de la lumière et des ténèbres, au même titre qu à l alternance de la pluie et de la sécheresse. Son devoir devient de se tenir disponible : Ce n est pas un assaut que nous soutenons, c est bien davantage : une patience imagination en armes nous introduit à cet état de refus incroyable. Pour la préservation d une disponibilité (R.B.S., p.743). Sa force sera désormais dans cette patience; il aura la ténacité de la nature qui finit par s infiltrer dans le mur : J ai, captif, épousé le ralenti du lierre à l assaut de la pierre de l éternité (F.M., p. 137). Son travail sera de creuser le moindre filet d eau reçu, de persévérer face au silence du Verbe, de s établir dans la durée. Ainsi en est-il de la peinture du Prisonnier,

8 dont il a le sentiment qu «avec le temps», elle éclaire son étrange condition de poète. Il accepte alors de n être pas toujours inspiré; il se dit homme «des berges», ne pouvant l être toujours «de torrent» (F.M., fr. 174, p.217). Comme le Prisonnier, il «écoute». Il se tient aux écoutes d une présence qui peut parler à tout moment. Attentif, il ne redoute plus le silence; car il appelle par son attention la venue de cette réalité. Le poète concentre ainsi ses facultés sur une situation présente. Il avoue être redevenu «journalier» (R.B.S., p.638). Cette «foi vaillante» en l inspiration poétique va plus loin encore, elle ne croit plus qu à cette réalité qui advient. La foi indéfectible du poète pour les richesses du cœur de l homme exige la certitude «du bien supposé et du mal dépassé» (R.B.S., p.638). Elle ne considère que le prodige qu est la vie humaine. A défaut d espérance religieuse, le poète propose l idéal du Prisonnier à ses camarades de combat. Et quand la distance entre cet idéal et la violence des assauts du mal s accroît, même si son cœur se serre, le poète préfère la veille, au sommeil. C est pourquoi, le poète précise que cette reproduction du Prisonnier «serre le cœur mais combien désaltère». Mais quelle est cette réalité qui en l homme permet de croire au prodige? Pour défendre son idéal, René Char a jeté un pont entre l expérience de sa vulnérabilité et celle du pouvoir poétique. Il croit en l homme parce qu il sait ses ressources immenses, et que lui-même se sent constamment visité par un génie poétique. René Char désigne en effet l inspiration poétique sous la forme d un ange. Mais il tient à préciser que cet ange n a rien de céleste, ni de sacré : L intelligence avec l ange, notre primordial souci. (Ange, ce qui, à l intérieur de l homme, tient à l écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s évalue pas. (...) Ange : la bougie qui se penche au nord du cœur (F.M., fr. 16, p.179). Constatons d abord que l ange est distinct de l intelligence et du cœur. Il désigne quelque chose des profondeurs de l homme, qui n est pas l âme, au sens religieux, non plus. C est un mode de connaissance qui échappe au contrôle de la raison;

9 et en ce sens, il s énonce dans un murmure qui avoisine le silence. Cette connaissance se contente d indiquer une orientation, comme l aiguille d une boussole. Comment ne pas penser ici à cette capacité d intuition, dont on dit qu elle est spécifiquement féminine? Pour René Char, en effet, la poésie naît de la réflexion et surtout de l intuition : A l expiration de la réflexion on se heurte à l intuition (...). Comme on abandonne volontiers la première pour suivre la seconde! 15) Or, l ange de René Char est féminin. Cette femme lui est toute intérieure et toute accordée. Elle ressemble à la Solange du Soleil des eaux avec laquelle Francis sent une affinité si forte qu elle semble naturelle : C est extraordinaire comme ça me paraît normal et bien accordé, toi et toute cette violence qu il me faut montrer! Pourtant, plus tu es invisible aux autres, mieux tu es vue de moi (S., p.1028). Avec la Madeleine, le poète fera la même expérience de similitude : Nous marchons dans une intelligence d ombres parfaite (R.B.S., p.665). Elle est donc l expression d un mode de connaissance qui lui est très personnel. Elle est la part la plus intuitive de son imagination; il l appelle Ève car elle désigne le souffle poétique qui lui est le plus intime, chair issu de sa chair, «Eve» dont la vie «avait l exacte dimension du cœur (sa) nuit» (fr. 143, p.210). Elle lui appartient mais ne se confond pas avec lui. Ces deux êtres forment un couple indispensable à l écriture poétique : A l amant il emprunte le vide, à la bien aimée, la lumière (F.M., p.166). Le poète trouve sa voix dans ce double mouvement de don et d accueil. Qu il l identifie comme «l expression de son génie» ou le fruit de son «appauvrissement» (F.M., fr. XL, p.165), cette connaissance tient à la fois de sa pauvre expérience terrestre et de l oracle. Dans la compagne du Prisonnier, Char reconnaît cette «terrestre

10 silhouette d ange rouge» qui «explique». C est elle qui lui révèle la poésie. Aussi tientelle cette bougie qui «se penche» vers le cœur, sa silhouette décrivant ainsi une arabesque au-dessus du Prisonnier. Sa présence est envahissante. Son élégance, le raffinement de son vêtement, les hauts plis de sa robe rouge, contrastent avec la nudité du Prisonnier. Elle apparaît monumentale, grandiose16). Le poète a conscience d être captivé par cette femme à la robe rouge, comme lorsqu enfant, il était fasciné par l atelier du forgeron, dont «l espace ardent le tenait entièrement captif» (F.M., p.143). Cette «mystérieuse dispensatrice» de poésie, comme une reine, l assujettit. Dans son poème «La Passante de sceaux», René Char ne se lasse pas de s émerveiller de la noblesse de chaque trait de son visage: sa bouche est «souveraine», son front, «dominant», son cou, une «seigneurie» (P., p.384). Et il désigne toujours à l aide de majuscules celle qu il nomme «Beauté», «Sœur immédiate» ou «Passante». Elle est toujours représentée, en effet, sous les traits d une jeune fille, dont l apparition est brève. Ainsi, la compagne du Prisonnier dont le caractère inattendu de la visite est souligné par l adverbe «soudain», mis en tête de phrase. La révélation en poésie 17) ne brille que l espace d un instant : XX siècle : l homme fut au plus bas. Les femmes s éclairaient et se déplaçaient vite, sur un surplomb où seuls nos yeux avaient accès (P., p.381) Pour René Char la poésie est liée à une expérience proche de l extase mystique 18). Elle s impose à lui comme un bref éclat de lumière dans la nuit, capable de maîtriser les ténèbres du remords, en lui, et du mal, au-dehors. Car, si René Char ignore l euphorie de l extase, il en reconnaît cependant la force impérative. La lumière qu apporte la femme est perçue par l homme comme «un édit lumineux» (R.B.S., p.744). La lumière signale toujours cet instant de grâce. Et plus précisément, il s agit toujours d une lumière ardente, produite par une flamme, qui peut être une torche, un brasier, des cendres qui rougeoient, ou la clarté d une bougie. Flamme vive qui peut aussi revêtir la forme d un coup de foudre. Car, la connaissance chez René Char n est

11 pas intellectuelle, mais connaissance amoureuse. Aussi, l éclair est perçu comme un «baiser de feu», à cet instant de la rencontre. Cependant à l éclat de lumière, au feu, succède une expérience de fraîcheur. «Le Verbe désaltère» le prisonnier. La femme sollicitée par la sécheresse de l homme lui apporte ce que ce dernier lui mendie : l eau de la révélation poétique. René Char ne manque pas d images pour indiquer cette résurgence de l eau. Tantôt c est une humide «fougère dans le mur», tantôt une «cascade apparue», ou l annonce d une averse imminente. Quand la compagne du prisonnier «explique», le poète voit les mots tomber du ciel. René Char est du pays des Sorgues. Or les sorgues, en Provence désignent ces rivières souterraines qui par endroits resurgissent de façon inattendue, comme à Fontaine de Vaucluse. Aussi le poète associe tout naturellement ce bref éclair de lumière et cette résurgence soudaine de l eau. Cette alliance des contraires que sont l eau et la flamme est un des traits de sa poésie. La poésie se recueille comme une «goutte de clarté» (R.B.S., p.759), une «sueur dorée» qui tombe des étoiles (N., p.437), une «mousse ardente» (P., p.409) ou une «clarté qui pleure» (N., p.436). Dans le poème sur le Prisonnier, le poète voit briller «les minutes de suif de la clarté»; l élément liquide qu est ce suif, graisse animale dont on se servait comme combustible pour les bougies, s allie à la clarté de la flamme. Pour René Char l art renvoie à la fois à l image de la braise et du filet d eau. Car seule la poésie a le pouvoir de s infiltrer entre les pierres de la muraille et a le don d illuminer tout le cachot. La lumière signale l instant de la révélation tandis que l eau rend compte du bienfait accordé au poète. La braise est pour son regard, l eau, pour sa fatigue et sa soif. Cette révélation dont le poète semble expérimenter d abord la fascination aveuglante, se fait ensuite plus bienveillante. Tels sont les deux services reçus de la femme : J aime, je capture et je rends à quelqu un. Je suis dard et j abreuve de lumière le prisonnier de la fleur. Tels sont mes contradictions, mes services 19). Parfois l expérience poétique associe non plus l eau et la lumière, mais la terre et la lumière. Dans un beau poème «Dansons aux Baronnies», du nom du petit village

12 de Haute-Provence de Buis-les-Baronnies, le poète se souvient de cette jeune inspiratrice à la robe d olivier, dont les feuilles aux reflets argentés brillent encore sur la colline : En robe d olivier / L Amoureuse / avait dit : / Croyez à ma très enfantine fidélité / Et depuis, / une vallée ouverte / une côte qui brille / un sentier d alliance / ont envahi la ville / où la libre douleur est sous le vif de l eau (N., p.429). La terre elle-même porte les traces de son passage lumineux. De la terre monte aussi des feux, allumés sans doute par la femme, puisqu ils apparaissent au poète comme des «bouffées de paroles lumineuses» qui s adressent à lui (R.B.S., p.643). Cet instant de grâce poétique illumine un espace matériel tout en révélant un monde autre, libéré de la faute originelle, et par conséquent, de la lutte des créatures entre elles. L image féminine et masculine réussissent à s atteindre. C est la fin de la concupiscence et la naissance du désir poétique. Le poète désire en effet accorder les contraires et proposer un monde apaisé. Il emploie des adverbes tels que «également», «indistinctement», «indifféremment» ou des périphrases indéfinies comme «ce qui vient au monde», «ce qui t accueille». Il ne délimite pas la vision et travaille à maintenir la fragile harmonie qu elle lui offre. Le poète ressent alors une joie d être au monde comme Solange, dans «Le Soleil des eaux» : C était beau comme tout. Les champs étaient pleins de paysans, d oiseaux et de fleurs ensemble. Ceux qui travaillaient ne gênaient pas les autres, qui étaient simplement heureux d être au monde (S., p.978). La poésie seule apporte cette joie d un équilibre entre les quatre éléments et d une concorde en soi, entre ses doutes et la confiance en l homme. Cette paix élève l homme au-dessus des ruptures, des déceptions, de la souffrance présentes. Le poète croit de nouveau à la cohérence de la condition humaine. Tel est le mérite de Georges de La Tour.

13 NAISSANCE DE L INESPÉRÉ En cet instant, le poète parvient à s élever hors des limites du fini, des contingences de l existence. Dans son poème sur le Prisonnier, il note que la clarté «élargit et dilue les traits de l homme». L état extatique a fait du prisonnier momentanément un être presque impersonnel. Il croit sentir son corps s agrandir démesurément, son âme se dilater : Son corps lui semble «plus immense que la terre» (F.M., fr. 236, p.232) tant il reçoit de la femme des «promesses de félicité innombrables». Son sentiment d enfermement intérieur s évanouit tandis qu il perd de vue sa condition matérielle de reclus. L espace devenu plus léger, au contact de l être aimé, lui semble beaucoup plus grand. Le temps s est arrêté, suspendu par l alliance des contraires, tel l absurde et l amour ressentis conjointement en cet instant. Dans cette stabilité fragile de l amour, les minutes s écoulent lentement. Le poète célèbre, avec la présence de la femme aimée, cette «sublime lenteur», «monte de l amour» (N., p.468). Le cœur s est évanoui. Il n est plus lié ni par l espace ni par le temps. Il est tout à cette présence de l aimée. L amour cependant ignore la cristallisation. Alors que le temps réel et calculable est suspendu, le poème, lui, croît dans cet instant qui s éternise. Pour rendre compte de cet accroissement, René Char utilise souvent l image du creusement : Beauté, je me porte à ta rencontre dans la solitude du froid. Ta lampe est rose, le vent brille. Le seuil du soir se creuse (F.M., fr.7, p.136). Le poète choisit des verbes pronominaux ou des constructions sans complément : les oiseaux «chassent» (F.M., p.136), la femme «explique» et le prisonnier «écoute». Les poèmes se déroulent dans un présent apaisé, parce que figé. Ils ressemblent alors aux tableaux de de La Tour, proches de la technique d arrêt sur image, au cinéma : le prisonnier est comme pétrifié dans son geste de supplication désespérée, les mains jointes, la bouche ouverte, le visage levé vers cette femme monumentale; le bras levé de la femme vient de se figer à son tour. Le geste est énigmatique. Cette main

14 ainsi suspendue interroge. Le geste y trouve une noblesse, la scène, une simplicité qui avoisine le mystère. Le poète y retrouve l idéal qu il s était fixé dans l avant-propos de Seuls demeurent de 1938 : «agrandir le sang des gestes» (F.M., p.129). Il élève son action de combattant à une lutte contre les limites de l existence. René Char affirme ici par l extase poétique sa capacité à tout dépasser. L écriture poétique est un acte de dépassement qui rend sensible l infini et exige que «toute la place (soit) pour la beauté» (F.M., fr.237, p.232). L extase poétique refait le monde plus beau et donne au poète une sensation d absolu, d une soudaine explosion de beauté. C est pourquoi les poèmes de René Char recourent si souvent à l adjectif ou à l adverbe «tout». Ainsi la compagne du prisonnier illumine «tout le cachot». Le poète croit voir dans sa voix «toute la vertu du ciel d août» (F.M., fr.230, p.231). Nous comprenons alors pourquoi la poésie est porteuse d espérance : Puisqu elle épouse «la plane simplicité du soleil» (F.M., p.233), elle se révèle capable de tout transfigurer. Déjà dans la pièce le Soleil des eaux, Auguste propose l image du soleil «qui prend tout», comme tactique pour combattre ses adversaires (S., p.1039). La lune aussi, quand elle est pleine, et le poète insiste «pleine de tous ses quartiers», annonce la vision poétique (F.M., fr.168, p.215). De même la compagne du prisonnier se présente avec une «robe gonflée», comme une femme enceinte. René Char associe donc à la forme ronde, une idée de maturation, de naissance imminente. Face à la femme aux formes arrondies, il s émerveille : «tu as la densité de la rose qui se fera» (N., p.459)! Même les premiers instants de cette grâce poétique sont gages d avenir : l éclair «s arrondit en fleur» (N., p.446), les sources sont «grossies» (R.B.S., p.444). Quelle plénitude annoncent-elles? Le poète nous en donne aussitôt la clef : «Le Verbe de la femme donne naissance à l inespéré». L ange vient ainsi «gonfler la soif» (N., p.457) du prisonnier, pour qu il puisse s emplir largement de sa parole. Encouragé par cette densité entrevue ce dernier sent déjà que l accès au Verbe est «descellé». Il lui semble être parvenu devant «la porte de toutes les allégresses» (N., p.458).

15 Cependant les sources grossies ne donnent jamais lieu à des inondations chez René Char. L explication de la femme ne ressemble en rien à un flot de paroles. Les mots révélés sont «essentiels». Bien sûr le poète peut de nouveau écrire, mais alors seulement en quelques mots. L ange donne bien naissance à la poésie, mais celle-ci s appelle «la Minutieuse» (P., p.354), car elle préfère à la familiarité qui s épanche, des formules laconiques, pesées au mots près. L écriture de René Char est en effet formée de phrases plutôt brèves, entrecoupées de silence. Avant de disparaître, l inspiratrice met «un doigt devant (sa) bouche, pour couper court à l effusion» (N., p.436). Le poète refuse de se laisser prendre par la facilité ou le lyrisme amoureux. Il conserve les paroles révélées pour une patrie intérieure, qu il nomme la conscience. Pour René Char, la vérité est personnelle. Or, le XX siècle ayant proclamé la mort de Dieu, qui garantira cette vérité? La vérité exige désormais de celui qui parle, une «minutie d application» (F.M., fr.123, p.204). En outre, la confidence est difficile quand elle touche à la vérité. Le poète se découvre tellement dans les mots écrits,.qu il veut en garder le secret. C est pourquoi il présentera l ange comme «la parole du plus haut silence». Dans le tableau du Prisonnier, l homme et la femme se font face dans un duel presque silencieux. L échange verbal disparaît derrière le duel des regards. L œil droit de la femme scrute l œil gauche effaré du Prisonnier. Les deux yeux noirs et ronds, sur la même diagonale, ont tout magnétisé. La scène est violente, mais d une violence contenue. «Les personnages ont les yeux secs, ils se dominent» 20). René Char expérimente la même violence muette, à l instant de la poésie : C est l heure «des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s affronter» (F.M., p.258). Les mots essentiels que délivre l ange sont de «sèches paroles», que le poète trouve «pénétrantes comme le trident de la nuit dans l iris du regard» 21). Il est saisi par ce qu ont d énigmatiques ces paroles, ainsi que par la part d obscurité qu il porte en lui, et qu elles reflètent. Après l éblouissement poétique, l échange accentue la nuit au-dedans du poète. La scène nocturne du Prisonnier reflète bien l atmosphère dans laquelle écrit René Char. La Tour est, en cela, son ascendant. Malraux disait, en effet, qu aucun peintre comme lui, «ne

16 suggère ce vaste et mystérieux silence»; il est «le seul interprète de la part sereine des ténèbres» 22). Le poète revendique aussi cette sérénité comme un des pouvoirs que lui confère la poésie. L écriture poétique lui permet de maîtriser l angoisse. Il salue ainsi, dans le personnage de Claire, le geste bienfaisant de l eau qui, en l effleurant, «chasse (ses) fantômes» (R.B.S., p.654). Les mots de l Ange «portent (ainsi) immédiatement secours». La nuit que creuse les mots, «mieux que n importe quelle aurore», redonne le goût de vivre, car elle reconduit le mystère de l homme : La grâce d aller chaque fois plus avant, plus nu en nommant le même objet de demi-jour qui amplement nous figure, c est à la lettre reprendre vie 23). La venue de l ange rappelle à l homme sa profondeur et sa capacité de transfigurer le monde. Vivre devient alors pour René Char conquérir ces «pouvoirs extraordinaires» dont tout homme se sent «profusément traversé» (F.M., fr.xxii, p.160). Car la vraie vie n apparaît qu en poésie, dans l éclair de la révélation et l obscure connaissance qui l accompagne. * René Char admirait que les figures chrétiennes des tableaux de Georges de la Tour soient restées humaines et contemporaines de leur auteur. La simplicité et le dépouillement du décor portent ainsi la signification sacrée de la scène à hauteur humaine ou plutôt à une profondeur intérieure. Le poète veut, de même, prendre corps avec la réalité historique présente ou avec la matière, mais alors pour l élever à une dimension tout autre : il travaille à rétablir, par le prodige qu est la poésie, la densité et l harmonie de notre être-au-monde. L avenir de la poésie, comprend-il à la lueur du Prisonnier, est dans la maîtrise des forces antinomiques. Son devoir est de réconcilier l homme avec le monde, l homme avec lui-même, les éléments naturels entre eux, la parole avec le silence. Le couple pathétique que forment le prisonnier au corps décharné et sa compagne si imposante rappelle au poète le mystère de l alternance. Il avance entre

17 sécheresse et illumination. Le poème se conquiert dans un éclair mais ensuite mûrit dans la nuit de la conscience. Aussi, privilégie-t-il la connaissance intuitive en poésie. C est cette vérité personnelle et secrète qu il faut défendre avant tout. Il se sent le devoir de sauver la parole contre tout totalitarisme idéologique, toute culture de masse. La résistance à la peur et au mal s accomplit dans une foi renouvelée en son propre verbe poétique. Il le situe à cette profondeur cachée qu atteint seulement une connaissance amoureuse. La parole sera du côté de la vie et la confidence. René Char exige en effet que la parole accroisse la joie d être au monde, en faisant goûter à l homme une plénitude, comparable à celle dont comble l amour. En outre, elle devra préparer des hommes d action. c est-à-dire ceux qui auront la liberté de dire la vérité avec précaution, tout en prenant le risque de l absolu. La justesse de la parole nécéssite autant un travail minutieux qu une largeur de vue. Pour cela une condition s impose : le poète doit entrer «dans le cercle de la bougie» que tient l inspiratrice. Il s oblige ainsi à une constante disponibilité, ouvert à tous les possibles. Ensuite, il doit conserver à ses poèmes cette clarté énigmatique de l intuition. Face à la scène muette du Prisonnier, René Char comprend que le silence est «l étui de la vérité» 24) Il rétablira un «dialogue d êtres humains» en risquant le silence et en s ouvrant à son propre mystère. Et ceci grâce à la femme «aux offrandes opaques» (S.M., p.837). Celle dont, comme le prisonnier, il croit recevoir la visite. Geneviève FONDVILLE Chargée de cours titulaire à l'université Sophia

1 René Char confie à Jean Pénard: «j ai revu Le Prisonnier, dont vous savez à quel point il m est cher. Sa restauration est effarante.», in Rencontres avec René Char, Corti, 1991, p. 117. 2 «Je l ai vu écrire des passages à la hâte, sous une petite reproduction du Prisonnier de Georges de La Tour», témoigne Georges-Louis Roux, L Herne 1971, in Œuvres Complètes, Collection La Pléiade, Gallimard, 1983, p. 1129. Toute référence dans le texte qui ne donne que les pages citées renvoie à l'édition de La Pléiade mentionnée cidessus. Le sigle "fr" signifie "fragment" et se trouve suivi de son numéro dans l'oeuvre. On ne donnera dans le texte que les initiales des recueils qui auront déjà été mentionnés. 3 Rapporté par A. Ravaute, L Herne, n 15, sur René Char, mars 1971, p. 211. 4 Fureur et Mystère, «Seuls demeurent», fr. IX, p. 157. (F.M.) 5 Le Nu perdu, p. 455. (N) 6 Entretien de René Char avec R. Jean, Le Monde, 11 novembre 1968, p. 1257. 7 Trois coups sous les arbres, «Le soleil des eaux», 1946, p. 1041. (S.) 8 F.M, fr. 178, p. 218. Désormais toute citation sans références renverra à ce poème central, sur le Prisonnier. 9 La parole en archipel, «Transir», p. 353. (P) 10 Recherche de la base et du sommet, p. 753. (R.B.S.) 11 «Je ne fais pas un procès facile à mon époque. Je ne la regarde pas sans responsabilité ni remords s enfoncer dans son destin qui n est pas précisément celui de la générosité...», déclare le poète au public, p. 1063. 12 Aromates Chasseurs, p. 519. (A) 13 Contre une maison sèche, p. 479. 14 «L homme fuit l asphyxie. L homme dont l appétit hors de l imagination se calfeutre sans finir de s approvisionner (...) L homme qui s épointe dans la prémonition, qui déboise son silence intérieur. Aux uns la prison et la mort. Aux autres la transhumance du Verbe. Déborder l économie de la création, agrandir le sang des gestes, devoir de toute lumière» (F.M., «Argument», 1938, p. 129 ) 15 Le Marteau sans maître, «Moulin Premier», fr. IX, p. 64. 16 «Celle-ci jaillit de l obscurité, immense étincelle de rouge et de feu. Décrivant une arabesque, cette épouse inquiétante, statufiée dans son ample vêtement aux plis en tuyaux d orgue, ploie les épaules, courbe sa tête prise dans un turban écru enroulé avec recherche. La femme de Job est dure et captatrice...», A. Lacau Saint Guily, La Tour, une lumière dans la nuit, Mame, 1992, p. 110. 17 René Char le confirme à Jean Pénard : «Certes, dans les moments de grâce, la lumière est reconnaissante et vient toute seule dire merci. C est cela, l inspiration», op.cit., p. 78. 18 Nous nous référons ici au très beau chapitre «la nuit et l extase» de Paul Veyne, René Char en ses poèmes, p. 223 et suivantes, Gallimard 1970. 19 Les Matinaux., p., 322.(M.) 20 A. Lacau Saint Guily, op., cit., p. 110. 21 Chants de la Balandrane, 1975-1977, p. 532. 22 Malraux, cité par François-Marie Mourad, in «la poétique de René Char», L école des lettres II, n 2, 1991-1992, p. 9. 23 Fenêtres dormantes et porte sur le toit, 1973-1979, p. 581. 24 Sous ma casquette amarante, 1980, p. 831. (S.M.) 18