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DU DROIT FONDAMENTAL DE SE MARIER Par Roland de Bodt Chercheur et écrivain S il est une liberté fondamentale reconnue et proclamée qui soit régulièrement mise en question par les États de l Union européenne, c est bien celle du mariage. Plus que tout autre, cette liberté et les droits qui la concrétisent sont au cœur d un projet de société qui entend rompre avec les canons de la Bible et séparer, en cette matière dorénavant civile, les prérogatives des Églises et des États. Pour comprendre les débats contemporains, il conviendrait peut-être de retracer l histoire culturelle du droit au mariage, dans les territoires de l Union, au cours des dernières décennies. 1. La Déclaration universelle des droits de l homme adoptée par l Assemblée générale des Nations unies, le 10 décembre 1948, a fait le choix d une formulation explicite et ouverte de cette liberté et de ce droit au mariage, à l article 16 : «À partir de l âge nubile, l homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité et la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. Le mariage ne peut-être conclu qu avec le libre et plein consentement des futurs époux. La famille est l élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l État.» 2. Même si le statut de la Déclaration universelle est seulement celui d une proclamation des libertés essentielles et des droits fondamentaux de la personne humaine ; même si cette déclaration n est, par conséquent, pas «contraignante» au sens du droit positif, de la constitution ou de la loi pour les États qui adhèrent à ses principes ; il reste qu en adoptant cette déclaration les États membres s engagent «à assurer le respect universel et effectif des droits de l homme et des libertés fondamentales» et reconnaissent qu une «conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement» (Préambule de la Déclaration universelle). 1

Ainsi, si la Déclaration n est pas contraignante en droit positif, elle en constitue l horizon 1 et elle offre à tout être humain des moyens, déjà assez élaborés, pour évaluer comment les États, parties prenantes de la Déclaration, assument leur engagement en matière de libertés et de droits fondamentaux. 1948, la révolution des droits de l homme 3. Aujourd hui encore, en 2013, et quotidiennement dans les plus multiples circonstances de la vie publique, on manque à mesurer l exceptionnelle ampleur de la «révolution humaniste» mise en œuvre par la Déclaration universelle des droits de l Homme. Comme nous allons pouvoir le constater à l occasion de cette exploration dans le droit fondamental du mariage, la portée révolutionnaire de la Déclaration est encore loin d avoir produit ses effets culturels dans les imaginaires des populations européennes et de leurs représentants. 4. Les conditions explicites du droit fondamental au mariage, telles qu elles ont été retenues et énumérées par les rédacteurs de la Déclaration universelle, sont au nombre de trois ; elles bouleversent radicalement l éthique du mariage, cultivée par les religions, et instituent un ordre civil du mariage, radicalement moderne : a) une condition d accès par l âge : pour se marier, les époux doivent avoir atteint préalablement un certain âge (qui peut être variable selon les États) et qui est ici dénommé : «l âge nubile» ; dans son principe la Déclaration universelle laisse toute latitude, à chaque État, de fixer cet âge légal d accès au droit au mariage ; b) une condition de validité du contrat qui est conclu entre les époux : le mariage ne peut être conclu sans le libre et plein consentement des futurs époux ; cette formulation traduit le transfert de pouvoirs d un ordre culturel ancien où l initiative et les pouvoirs de conclure le mariage résidaient entre les mains des parents avec ou sans le consentement des époux vers un ordre culturel nouveau où l initiative et les pouvoirs de conclure le mariage sont remis entre les mains des époux, eux-mêmes ; c) une condition de validité dans l exercice du droit : le mariage est valide si les époux disposent effectivement c est-à-dire de manière démontrable et vérifiable de droits égaux tant au regard du mariage que durant le mariage et lors de sa dissolution ; Comme on le constate, la Déclaration universelle ne fixe aucune condition au mariage qui soit liée au sexe ou au genre des époux. 1 J emprunte l expression à Robert Badinter. 2

Pleinement, le droit fondamental de se marier concrétise l exercice d une liberté fondamentale au niveau des deux conjoints ; cette formulation prévoit explicitement l entière liberté de choix du conjoint, et, par voix de conséquence, la liberté dans le choix du sexe ou du genre du conjoint. 5. Il faut ici encore rappeler le sens de l article 29 de la Déclaration universelle qui prévoit textuellement que «l individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible.» Cette formulation me paraît de nature à affiner notre mesure de l étendue de la liberté dont dispose chaque être humain, ayant atteint l âge nubile, pour se choisir un conjoint qui réponde réciproquement à ses aspirations et à ses attentes, c'est-à-dire du sexe et du genre qui lui conviennent. 6. Le même article prévoit que «dans l exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n est soumis qu aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.» Ce qui, de mon point de vue, signifie au moins que : si un État voulait limiter le droit au mariage à la seule configuration des couples de sexes opposés, il devrait alors prendre une loi en vue d interdire le mariage des couples de même sexe et non comme on y assiste aujourd hui prendre une loi pour autoriser le mariage des couples de même sexe, parce qu il préjugerait et ce préjugé traduit une soumission culturelle perdurante de la pensée du droit civil aux dogmes de la religion du Livre qu il s agit là d un régime dérogatoire au droit fondamental du mariage. 7. Dans le même esprit civil, il ne nous appartient pas d interpréter la référence aux «justes exigences de la morale», qui apparaît à l article 29, comme visant exclusivement celles qui émanent des seules croyances religieuses. Il nous appartient de défendre que l article 29 est tout entier tendu d une morale laïque, c est-à-dire une morale civile qui autorise précisément chacune et chacun à vivre selon ses convictions ; fussent-elles minoritaires. Dans cet article, il ne me paraît pas envisageable que les «exigences de la morale» d une partie de la population soient opposables à la reconnaissance et au respect des 3

droits et libertés d une autre partie de la population, fut-elle minoritaire ; tout au contraire! En effet, une telle morale civile ne pourrait être soumise aux seuls préceptes moraux des religions du Livre sans porter gravement atteinte aux principes de la laïcité qui fondent les libertés de pensée, de conscience, de religion et de conviction, reconnues à l article 18 de la même déclaration. 1950, une restauration de la culture religieuse 8. Dès l adoption de cet article, les Églises interprètent le texte de manière restrictive : comme si un homme ne pouvait se marier qu avec une femme et une femme qu avec un homme ; comme si, par essence, le mariage ne concernait nécessairement que des époux de sexe, de genre, différent. Étonnamment, cette lecture est généralement acceptée. Il est donc probable qu un grand nombre de juristes et de diplomates qui participèrent, à cette époque, tant à la rédaction qu à l adoption de la Déclaration universelle, partageait cette culture du mariage «naturellement» conçu «entre sexes opposés» ; alors que comme nous l avons vu rien, dans la formulation retenue par la Déclaration universelle, ne laissait préjuger que cette liberté et ce droit soient strictement limités à ce seul cas de figure. Décidément, les figures archétypales de la culture du mariage dessinées aux premiers livres du «Livre» (La Bible) 2 sont encore largement opérantes, dans les imaginaires européens. 9. Du point de vue des religions du Livre 3, la formulation du droit au mariage telle qu elle a été adoptée par la Déclaration universelle constitue, à plus d un titre, une révolution inconciliable au dogme et à la révélation : a) dorénavant, au niveau du droit fondamental des personnes, le droit au mariage relève de la liberté des époux et non plus de l accommodement des parents la question de «l âge nubile» est ici une pierre essentielle dans la protection de cette liberté pour tenter d éviter les «mariages forcés» ; b) dorénavant, la femme (considérée ici comme être humain distinct de l homme, c'est-à-dire comme sujet de droit et non plus 2 Notamment les «dix commandements» et de nombreux autres préceptes de morale religieuse ou autres principes de droit religieux qui jalonnent les cinq premiers livres de la Bible et réglementent le mariage ainsi que le statut des époux. 3 Les religions juive, chrétienne et musulmane. 4

seulement en tant qu épouse-objet du contrat de mariage) dispose de droits égaux à l homme au regard du mariage c'est-à-dire qu elle peut, au même titre que l homme, prendre l initiative des démarches tant en vue de la conclusion que pour la vie quotidienne ou pour la dissolution du mariage ; c) le droit de dissoudre le mariage plus communément appelé «le droit au divorce» est universellement reconnu et proclamé par la Déclaration universelle, alors que le divorce n est toujours pas reconnu et accepté par certaines Églises, par certains courants religieux voire même par la loi fondamentale de certains États européens (Irlande? Pologne? Etc.) Par ces quelques remarques, les lecteurs mesurent probablement un peu mieux la révolution culturelle considérable que la formulation de la Déclaration universelle initie, depuis 1948. Comme nous allons le voir, cette révolution du regard et cette libération des relations entre époux suscitent, depuis plus de soixante ans, une véritable politique culturelle de restauration de la primauté de la culture morale religieuse dans l interprétation des droits fondamentaux, notamment à travers les multiples arcanes de l Union européenne. Mons (Belgique) Le 14 février 2013 Fin de la première partie. PAC Analyse 2013/01 5